Annie Ubersfeld : Le Théâtre en liberté et le "réalisme naturaliste"

Communication au Groupe Hugo du 21 janvier 2006
Ce texte peut être téléchargé, dans la mise en page de son auteur, au format pdf.


Par un curieux changement, après Les Burgraves et l'inachèvement des Jumeaux, Hugo pour le théâtre se sépare de la perspective romantique et plus encore de ses méthodes dramaturgiques. Il inaugure une écriture autre, nouvelle, une écriture proprement "naturaliste". Pourquoi? Il est difficile d'en voir clairement les raisons. Hugo veut-il se montrer "moderne", au goût du jour, ou voit-il dans une écriture réaliste la possibilité de dire le peuple, comme il le fait en même temps dans Les Misérables? En tout cas la peinture du réel s'impose à Hugo, non seulement dans le domaine du roman, mais, ce qui est paradoxal, dans l'écriture du théâtre. S'appuie-t-il sur des modèles? Il est difficile d'en décider, d'autant qu'il est assez difficile de savoir ce qui pendant l'exil pouvait l'intéresser, ou simplement en avoir connaissance. En tout cas, il connaissait les dernières pièces d'Alexandre Dumas père dans lesquelles, au-delà du romantisme, se faisait entendre aussi le travail d'une peinture du "social", ainsi dans Richard Darlington.

 

Didascalies de l'espace

Ces "didascalies de l'espace" jouent un rôle-clef dans tous les textes du Théâtre en liberté. Ce qu'on voit d'une façon quelque peu plaisante dans le premier de tous ceux qu'on peut classer sous cette rubrique, La Forêt mouillée (1854), texte qui ouvre sur une longue didascalie descriptive de la forêt: "Une forêt après la pluie. Foule de plantes et de fleurs. Au premier plan...".

Une didascalie déjà redoublée par le discours des personnages selon une méthode qui sera celle de tous les textes: Dénarius dit:

 

                         ... Le ciel qu'un souffle essuie

A vidé dans les champs tout l'écrin de la pluie.

 

Suit une superbe description métaphorique. Après quoi, immédiatement, c'est le mouvement dramatique qui s'inscrit dans une grande didascalie:

 

Au signal donné par le moineau, un mouvement extraordinaire agite la forêt. Il semble que tout s'éveille et se mette à vivre. Les choses deviennent des êtres.

(Tous les textes cités proviennent de la belle édition du Théâtre en liberté par Arnaud Laster, "Folio classique".)

Un saut dans le temps (juin 1865) et Hugo écrit La Grand'mère, premier des textes qui formeront un ensemble et c'est qu'on peut parler de théâtre "naturaliste", à partir du moment où le travail des didascalies sera de définir et de décrire l'endroit où vivre, la "maison", "l'appartement", et à travers cette description, de rendre sensible l'existence de ceux qui occupent un espace ainsi défini? La didascalie s'ouvre sur l'évocation de la nature et du paysage, et par une astuce qui est très "théâtre", "l'intérieur", qui est l'élément proprement dramatique, est vu par la fenêtre, de la rue, et il a des caractéristiques à la fois sociales et psychologiques typiques du théâtre "réaliste":

 

Intérieur humble et propre. Rideaux blancs. Un oiseau dans une cage. Devant la maison un petit jardin, un banc d'herbe, une table avec tiroirs. Sur la table, quelques livres, une carafe pleine d'eau et un verre.

 

Pauvreté donc, mais soins délicats, avec le goût du beau et de la vie: un oiseau, le soin de la végétation, la lecture et l'absence de boisson forte, seule, l'eau. Et la grand'mère, furieuse du mariage dont elle voit le ménage, comment âprement :

 

C'est laid, ce bois (...).

Et pas même un sofa! Quelle chute! Un buffet!

Quatre chaises de paille! Oh! Comme c'est bien fait!

 

Le rapport se dessine clairement entre les didascalies de l'espace, ici du logis, et la fable avec ses perpsectives dramatiques.

C'est aussi dans ces perspectives qu'il faut voir les didascalies très précises de L'Intervention, qui racontent non seulement la perspective populaire, mais le travail avec ses outils : "Deux métiers, un métier à dentelle et un outillage d'évantailliste". Ici c'est l'annonce même de la fable et des rapports des deux "ouvriers" avec leurs clients. Et, d'une façon singulière, il y a toujours le commentaire des personnages.

L'exemple le plus étonnant de cette profusion de didascalies est sans doute Mille Francs de récompense, avec la signification différente pour chaque acte: au premier acte la profusion des détails signale un certain mode de vie, mais aussi une histoire personnelle. Un détail, non sans valeur: Hugo, en marge du manuscrit, dessine le décor et deux projets de plantation; c'est bien ainsi qu'il voit la scène concrète de son drame, quand il sera joué: un décor "naturaliste".

Les didascalies de l'acte II sont étranges: c'est un bord de Seine, avec une place et un café: là encore, ce qui est réclamé, c'est le travail du scénographe, un décor proche d'une image du réel. L'acte III s'ouvre sur une description de l'appartement du Baron de Puencarral, "riche et sévère", en opposition aussi bien avec la pauvreté du I, qu'avec l'ouverture quelque peu effrayante du II; quant au IV c'est, quasiment attendu, le lieu de la Justice, "le Palais de Justice".

On voit que pour un texte qu'il est difficile de ranger sous la rubrique "naturalisme", Mangeront-ils?, l'importance de l'espace est grande, dramatique, décisive, c'est la "forêt", piège et refuge. Là encore ce qui règle l'espace théâtral, inscrit dans le texte, c'est un concret qui a tâche d'être figuré.

 

L'espace dans le texte

D'autant que l'espace est perpétuellement évoqué dans le texte. Nous ne parlerons même pas de Mangeront-ils? où c'est la loi même du texte de jouer avec le sentiment de l'espace qu'ont les personnages, les uns parce qu'ils y sont condamnés, les autres, Aïrolo, et la Socrcière, parce que c'est leur espace vital. Même dans Mille Francs de récompense, les personnages commentent leur espace: "C'est que ce n'est plus chez moi ici" se plaint Cyprienne qui a dû donner sa chambre à son grand-père. Et bien entendu Glapieu le clochard en surnombre commente tout ce qu'il voit. Dans L'Intervention, la danseuse Euridyce s'écrie en entrant dans le pauvre logis des ouvriers: "Tiens! un nid. C'est charmant. Comme c'est pauvre! On doit être heureux ici." Et elle décrit : "des chaises de paille, une table en bois blanc, un lit en bois blanc? Comme ça sent bon le sapin!" Et le spectacle du lieu la renvoie à sa mémoire : "ça me rappelle mon autrefois ." Elle se livre à la méditation qui donne l'une des clefs de l'oeuvre: "Un miroir fêlé. C'est là le bonheur."

Dans Mille Francs de récompense, Puencarral médite sur son bureau et la place du coffre-fort: "Mettre des barreaux aux fenêtres, non. Je ne veux pas habiter une prison. D'ailleurs aucune grille de fer ne vaut un dogue. Un homme dogue, voilà ce qu'il me faudrait." Et cette remarque déclenche la suite du récit. Là encore c'est une des lois du théâtre "naturaliste" que ce rapport du récit avec un élément du concret visible.

 

De quelques particularités

Par rapport à une pièce naturaliste, le travail de Hugo a des traits qui en font une oeuvre à part : excepté l'exemple de la Sorcière, il n'y a pratiquement aucune didascalie concernant le costume, cet élément décisif du visuel naturaliste.

Ensuite le choix des objets n'est pas le choix habituel, une lettre ou un testament qui se trompe de destinataire. Il s'agitr d'objets imprévus, étranges, comme la plume-fétiche de Mangeront-ils? ou la robe de la petite fille morte dans L'Intervention.

De toute manière, le concret le plus frappant peut-être est celui des gestes : Marcinelle, vue épaules nues, "remet en hâte son paletot". Avec à chaque instant un noeud entre les significations sociales et psychiques : ainsi dans L'Intervention, tout le jeu du bouquet de fleurs. Le concret jusque dans la contradiction littéralement "grotesque": "Votre or sent bon". A signaler le rôle de l'argent, perpétuellement figuré par un objet : les pièces ou le lingot dans Mille Francs de récompense, les éventails à vendre, les dentelles à repriser dans L"Intervention.

C'est le tout, didascalies et dialogue qui dit le concret de la vie individuelle et sociale, le pain, seule nourriture dans L'Intervention, et dans la même pièce le jeu avec le costume et avec le "jeu" comme source d'argent; voir l'étonnante séquence des chevaux de course qui serait tenue pour grossière dans une pièce naturaliste.

Tout se passe comme s'il s'agissait d'un pièce quasi-naturaliste, où le concret a un double rôle à la fois ironique et politique; le concret est ici le présent d'une société que l'on doit montrer jusque dans le détail (les noms des chevaux qui vont ou non rapporter de l'argent, les cotations des actions en Bourse).

Avec la possibilité de montrer par la satire indirecte les conséquences sur les êtres humains dans leur concret aussi, dans leur vie, dans leurs rapports sociaux. Dans leurs sentiments, y compris l'amour et le mariage, non seulement dans L'Intervention ou Mille Francs de récompense, mais dans Mangeront-ils? avec l'extraordinaire métaphore à la fois concrète et sociale de la nourriture, du concret symbolique de la diète imposée par le pouvoir tyrannique, et de la barque, évasion dans l'utopie.

L'intérêt de ce travail du théâtre, quasi-naturaliste, c'est une lecture à la fois symbolique d'un état du monde par le visuel, les deux pouvant se conjoindre.