Yvette Parent : Robert Desnos admirateur de Hugo
Communication au Groupe Hugo du 11
décembre 2004
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Le but de cette communication nest pas de réduire luvre de Desnos à un démarcage plus ou moins appuyé de Hugo et du romantisme en laissant dans lombre loriginalité créatrice du poète. Il ma semblé intéressant, en revanche, de montrer cette influence qui le protège souvent tel une espèce de garde-fou, à la fois de la désespérance et du formalisme. Desnos depuis lenfance a dialogué avec les auteurs quil lisait et relisait, et même si la communication avec eux est sans retour, linterrogation reste pertinente pour une énième lecture de Hugo lui-même.
Chronologie dune filiation.
A la question dAragon « Avez-vous lu Victor Hugo ? » Robert Desnos, plus que tout autre, aurait pu répondre par laffirmative. Pourtant, les premières uvres évoquent dautres noms. Les poèmes de Prospectus en 1919 reflètent très nettement linfluence dApollinaire sur la versification et limaginaire du poète. Cest lui que cite Desnos, avec Rimbaud dont il se réclame dans Pénalités de lenfer ou Nouvelles Hébrides, longue appropriation surréaliste dUne saison en enfer, écrite en 1922. A ma connaissance, cest là quil fait allusion pour la première fois à Victor Hugo avec la liberté insolente qui caractérise luvre et le mouvement auquel elle appartient:
Mais déjà le Panthéon souvrait devant nous. Des ministres en vestons blancs de barman débitaient des membres de grands hommes. La tête de Hoche fut adjugée 3 francs 50. Des Anglaises acquirent les viscères de Victor Hugo à bas prix et le sexe de Sadi Carnot fut lobjet denchères inouïes entre des invertis multicolores et M. Nobel. (uvres, p.76)
On notera par ailleurs labsence de Hugo dans « Le cimetière de la Sémillante » qui clôt ce texte, et dont Desnos fait le plan: Gérard de Nerval, Isidore Ducasse, Arthur Rimbaud, Eugène Sue, Baudelaire, Apollinaire, etc. sont au centre dans la fosse commune; autour deux, les principaux surréalistes dont Desnos, et des personnages réels ou fictionnels, dont Robespierre et Dieu. De Victor Hugo, point. Mais la tombe de Dieu est juste au-dessus de celle de Robespierre dont Robert Desnos se réclamait tant (dabord pour lhomophonie avec ses deux prénoms : Robert et Pierre), et lon peut construire une extrapolation à partir du silence de Desnos : Dieu auquel il ne croit pas cacherait-il Hugo ? Notre hypothèse repose sur la confrontation de deux extraits ; lun concerne un quatrain de ces mêmes Nouvelles Hébrides :
Frileuse la sonnette assouplit les muscles
Victor le fox-trott et le petit vieillard à piston
Dieu garde la fumée du vierge araucaria
Les langues des locomotives au bout de tes tétons. (p.67, uvres)
lautre se situe dans Le Génie sans miroir, écrit en 1924, où après avoir salué dans les Romantiques des frères en démence, il poursuit :
Nous invoquons le nom de Dieu avec autant de facilité que celui dun concierge. Il en est temps encore. Dieu est à la porte avec ses clefs de nuage, derrière sa loge monte lescalier inconnu. Les sceptiques ne pénètrent pas même dans le couloir. Ils tirent la sonnette et font des blagues au chat. Nous sommes encore devant cet écriteau : « Parlez à Dieu », les pieds enracinés, nous semble-t-il. ( ) Resterons-nous dans le couloir ?
Hommes de foi, je vous en conjure, en avant ! notre cur ne bat plus à lunisson des peuplades qui nous entourent, les splendeurs modernes, nous les connaissons jusquà en vomir ; il se fait tard, les rues sont peuplées de gendarmes et de sergents de ville, nous navons pas sonné en vain, le concierge Dieu a ouvert la porte. Montons chez nous ! (p.228, uvres.)
Le premier hommage explicite rendu à Hugo est en date de 1925, dans la Réponse à une enquête sur Les Lettres, la pensée moderne et le cinéma » :
Je ne crois pas à linfluence dune forme dexpression sur une autre : de la peinture sur lécriture, de la sculpture ou larchitecture sur la musique, etc.
Il y a simplement aptitude à la fois pour lune et lautre forme, prédominance dun sens.
Gautier nest pas un poète pictural mais visuel.
Hugo est le poète des cinq sens.
Bach nest pas un musicien architectural, mais musicien et architecte, etc.
Les sens sont le carrefour des modes dexpression. Si linfluence de lun deux prédomine sur lun de ces modes qui ne lui correspond pas directement , il ne sensuit pas que le mode dexpression a une influence quelconque. (Les Rayons et les Ombres: Cinéma, Gallimard, 1992)
Mais cest en 1926, dans Confession dun enfant du siècle que la filiation est clairement affirmée. Elle a alors de quoi nous surprendre par le caractère intime de la relation :
Je jouais seul. Mes six ans vivaient en rêve. Limagination nourrie de catastrophes maritimes, je naviguais sur de beaux navires vers des pays ravissants. Les lames du parquet imitaient à sy méprendre les vagues tumultueuses et je transformais à mon gré la commode en continent et les chaises en îles désertes. Traversées hasardeuses ! Tantôt le Vengeur senfonçait sous mes pieds, tantôt la Méduse coulait à fond dans une mer de chêne encaustiquée. Je nageais alors à force de bras vers la plage du tapis. Cest ainsi que jéprouvai un jour la première émotion sensuelle. Je lidentifiai instinctivement aux affres de la mort, et dès lors, à chaque voyage , je convins de mourir noyé dans un océan vague où le souvenir des vers dOceano nox :
O combien de marins ! combien de capitaines !
Qui sont partis joyeux vers des rives lointaines,
lus par hasard dans un livre dérobé, se mêlaient à lépuisante volupté .
Hugo domina mon enfance. De même que je nai jamais pu faire lamour sans reconstituer les drames innocents de ma jeunesse, je nai pu éprouver démotion poétique dune autre qualité que celle que jéprouvai à la lecture de La Légende des Siècles et des Misérables.
Je vécus ainsi de six à neuf ans. (p. 299, uvres)
Ce texte est fondamental, car comme létudie très bien Valérie Hugotte dans sa communication (« Comme dans une image enfantine », dans Desnos Pour lAn 2000) (1). les archétypes de sa poétique se situent dans la toute petite enfance : « tout dans son uvre surréaliste témoigne de la persistance des premières images , dit-elle, et ces premières images dont lui-même reconnaissait limportance, sont dabord provoquées par la lecture ( il dit aussi que Gustave Aimard lui donna sa « première image de la femme » (uvres, p.300).
Dans un article écrit dans Le Soir du 5 février 1927, où il a donné pour titre à sa critique cinématographique Les Rayons et les Ombres, il revient sur ce sujet à propos des sources de sa poétique :
Il est un signe sous lequel naissent les générations : lamour, la liberté, la vie, la poésie lui sont soumis et laction même de toute une époque. Les uns naquirent sous les cocardes de 89, aux clameurs de 93, dans les rancoeurs de Thermidor, de Brumaire ou de Décembre, dans lenthousiasme de 48. Nous sommes nés sous le signe de lExposition universelle, la Tour Eiffel dominait Paris depuis onze ans, ouvrant lère de ce quon appelait une renaissance et qui nétait quune tentative étrangement spirituelle et la condamnation du triomphe de la matière sur lesprit. ( ) Nous venions de naître. Nous apprîmes à lire dans Les Misérables et dans Le Juif errant. Un impatient désir damour,de révolte et de sublime nous tourmentait. Nous nétions pas vicieux ; nous étions précoces. (p.410 uvres)
Il nest pas sans intérêt que la filiation se fasse au nom de lamour, de la révolte et du sublime à laube de ce 20ème siècle où, nous dit Desnos : « lEurope navait plus que quatorze ans pour forger ses armes » (ibidem)
Il se trouve à la bibliothèque Jacques Doucet un livre de prix ayant appartenu au petit Robert, décerné par la caisse des écoles du IVe arrondissement, intitulé : Victor Hugo, uvres choisies illustrées. Certes, ce nest pas le « livre dérobé » source avec Oceano Nox de son premier émoi sexuel, mais il témoigne que la lecture de luvre de Hugo par le poète ne se limitait pas à La Légende des siècles et aux Misérables.
Limportance des Misérables est pourtant considérable. Dabord parce que le quartier Saint Merry est son quartier quil évoquera à plusieurs reprise dans son oeuvre :
Quand japprenais à lire dans Les Misérables, cest le quartier lui-même que je déchiffrais et je cherchais encore aux murs des rues du Cloître-Saint-Merry et des Juges-Consuls, les traces de la fameuse émeute. ( p.456, uvres) .
Il reviendra sur linfluence des Misérables, en 1943, dans ses Notes sur le roman où il revendique le droit du romancier à être poète :
Au surplus, quel romancier nappartient pas à plusieurs genres à la fois ? autant jeter sa plume aux orties Le morceau de bravoure : les chapitres des égouts, de largot, du couvent Picpus dans Les Misérables, autant de poèmes intercalés. (p.1150, Oeuvres)
Ces Notes dont ce passage est extrait, sont contemporaines du Vin est tiré, roman sur la drogue, cette « misère » du 20ème siècle, dont Desnos connaissait les effets à travers la femme quil aimait, la chanteuse Yvonne George. Il se trouve dans cette uvre un inspecteur Estival, compréhensif et désabusé, à linverse de Javert, qui arrête en douceur le héros coupable et provoque pourtant son suicide lors de sa garde à vue. Nous retrouverons dans dautres uvres de Desnos ces subversions diégétiques.
1940 marque un tournant dans lhommage rendu à Hugo. Robert Desnos a toujours été ancré politiquement à gauche . A linverse dautres surréalistes, il a refusé de sengager politiquement en adhérant au Parti communiste, mais il a fait partie de lAssociation des Ecrivains Révolutionnaires, travaillé pour le Front Populaire, et écrit No Passaran pour dénoncer lassassinat de Garcia Lorca. Son grand homme reste pourtant Robespierre, ce que dailleurs Breton lui reproche, et lhomme quil revendique contre lesprit de défaite en 1940, cest Victor Hugo.
Cest dabord un article dans Aujourdhui du 30 septembre 1940, intitulé : Aujourdhui vous conseille de lire aujourdhui / Quelques vers de Victor Hugo :
Par delà les récitations scolaires et le choix, toujours le même, de poèmes usés par tant de lèvres enfantines, la plus grande partie de luvre de Hugo reste fraîche et féconde. Si vous aimez ces instants où lhomme de génie samuse vous trouverez dans «Toute la lyre», une série de poèmes gaillards, humoristiques et parfois même un peu fous, tandis que La Légende des siècles reste le grand livre des méditations élémentaires et de lespoir. Au passage, tel vers vous arrêtera, suspendra votre lecture et provoquera dexaltantes rêveries.
Vous naurez pas besoin den lire beaucoup. Le cru Hugo est un vin haut en degré qui se boit à pleines gorgées mais dont on népuise pas si vite la bouteille. Pour ma part si jen ai le temps, je relirai quelques passages de « Zim-Zizimi », dans «La Légende des siècles» ou, dans « Toute la lyre », « ce que Gemma pense dEmma » , ce petit poème si moderne, si mode et que termine un vers si plein de résonances. ( cité par Fabien Musitelli dans Cahier Robert Desnos, Sept, p.29-30)
Et le 24 novembre 1940, dans un article consacré à Lautréamont dans le même journal il réitère: « Chaque fois que la tempête sélèvera et menacera le lyrisme français, il faudra revenir à Lautréamont comme à Hugo » ( ibidem )
Enfin, en 1943, dans LHonneur des Poètes, paru clandestinement aux Editions de Minuit, il publie Le legs sous le pseudonyme de Lucien Gallois :
Et voici, Père Hugo, ton nom sur les murailles !
Tu peux te retourner au fond du Panthéon
Pour savoir qui a fait cela. Qui la fait ? On !
On cest Hitler, on cest Goebbels... Cest la racaille,
Un Laval, un Pétain, un Bonnard, un Brinon,
Ceux qui savent trahir et ceux qui font ripaille,
Ceux qui sont destinés aux justes représailles
Et cela ne fait pas un grand nombre de noms.
Ces gens de peu desprit et de faible culture
Ont besoin dalibis dans leur sale aventure.
Ils ont dit: « Le bonhomme est mort. Il est dompté. »
Oui, le bonhomme est mort. Mais par devant notaire
Il a bien précisé quel legs il voulait faire :
Le notaire a nom: France et le legs: Liberté.
Entre temps, Desnos avait rejoint le réseau « Agir » en 1942. Le 22 février 44, il était arrêté à son domicile parisien, conduit rue des Saussaies, puis à Fresnes, puis à Compiègne, puis à Auschwitz, puis à Buchenwald. Le 4 juin 1945, il mourait du typhus à Terezin quelques jours après la libération du camp. Lhéritier avait bien honoré le legs .
Lhéritage multiple.
Je nentrerai pas dans le détail dune correspondance thématique entre Desnos et Hugo parce que les phénomènes décho sont à la fois trop nombreux et pris dans un corpus commun qui intéresse toute la poésie, du romantisme à Apollinaire. Il sen trouve de multiples signes mais les classer, à moins dune étude longue et prudente, serait agir de manière aventureuse et simplificatrice.
Sur le plan idéologique, en revanche, la continuité est plus facile à repérer. Desnos hérite de Hugo avec beaucoup denfants de sa génération les valeurs universelles de la Révolution française que la république inculquait dailleurs par le biais de lécole primaire. Il terminait ainsi en 1919 un poème « A Eugène et Lucienne de Kermadec » :
Sur mon tombeau un phonographe
récitera cette épitaphe
LIBERTE EGALITE FRATERNITE ( p.20, uvres)
mais il hérite aussi du pacifisme qui nétait plus celui de la république avant 14, et il faudra loccupation allemande et le triomphe du nazisme pour quil y renonce dans un très beau poème: « Ce cur qui haïssait la guerre » ( p.1246, uvres). Cest au nom de la liberté quil explique son changement :
Mais un seul mot : Liberté a suffi à réveiller les vieilles colères (idem)
Comme Hugo, il est hanté par la peine de mort et la guillotine dont lévocation revient comme un leitmotiv dans toute son uvre . Dans Trois Livres de Prophéties en 1925, on trouve ainsi ce distique :
Il y a en permanence derrière moi la silhouette de la guillotine
et un drapeau séditieux. (p.275, uvres)
Une attitude anticléricale forte relie aussi Desnos et Hugo. Il sen explique, notamment en 1944, dans son Journal :
Cet anticléricalisme qui doit sexercer contre tous, curés, pasteurs, rabbins ou marabouts ou brahmanes, et même contre les sorciers nègres Ne pas être lanticlérical dune seule religion. ( p.1262, uvres) .
Parallèlement, il fait revendiquer « le sens de linfini » par ce double de lui-même quest la voix qui commente les images délirantes de Deuil pour Deuil :
Je ne crois pas en Dieu, mais jai le sens de linfini. Nul na lesprit plus religieux que moi. Je me heurte sans cesse aux questions insolubles. Les questions que je veux bien admettre sont toutes insolubles. Les autres ne sauraient être posées que par des êtres sans imagination et ne peuvent mintéresser. ( p.195, 0euvres )
Tous ses amis et lui-même témoignent quil répète fréquemment la phrase de Robespierre : « Celui qui ne croit pas à limmortalité de lâme se rend justice »
Mais cet infini est lié pour lui à lérotique (il dit lérotique comme on dit la poétique) :
Aussi bien, quel homme préoccupé de linfini dans le temps et lespace na pas construit cette érotique dans le secret de son âme; quel homme soucieux de poésie, inquiet des mystères contingents ou éloignés, naime pas à se retirer dans cette retraite spirituelle ou lamour est à la fois pur et licencieux dans labsolu ? ( phrase manuscrite au bas dun dessin de Max Morise, dans De lérotisme, 1923, citée par Marie Claire Dumas, dans Desnos/uvres, p.181)
Il reprend cette idée en 1944, dans Le Bain avec Andromède :
Tout est nuit, tout est seul, mais quimporte
Si lon eut un instant sous le soleil dété
Lillusion de lamour et de la plénitude.
Viens donc, nuit incomprise et trompeuse et dis nous
Que les baisers fiévreux, que les creuses études
Sont plus sages ici que dites à genoux (p.1195, uvres)
Comme chez Hugo, linfini relève dune connaissance sensorielle et intuitive, Dieu en moins.
Limportance et la complexité de lhéritage vient aussi du fait que Desnos partage avec les autres surréalistes la relation avec le romantisme. Tout le surréalisme a eu pour le romantisme une admiration particulière. Nous savons que les surréalistes avaient salué dans les romantiques des aînés en révolte, Breton disait : « révolution ». Dans son étude sur « La Poésie contemporaine », Gaétan Picon écrit :
On voit ainsi tout ce qui sépare le surréalisme de tentatives comme celles dEliot ou de Claudel. On voit aussi ce qui le sépare des directions les plus récentes de la poésie. Le surréalisme a porté à ses dernières conséquences lambition qui fut commune au romantisme, à Mallarmé, à Rimbaud : faire de la poésie une voie irrégulière de la connaissance métaphysique et de léthique, un moyen de changer la vie ( ) Il apparaît ainsi comme lhéritier et le liquidateur dune littérature que Jacques Rivière a pu définir en disant quelle fut, depuis le romantisme, une tentative sur labsolu une vaste incantation vers le miracle. ( dans Histoire de la de littérature contemporaine)
On pourrait citer beaucoup dautres témoignages- et des coups de chapeau rendus parfois ironiquement quand il sagit de Breton. ( « Hugo est surréaliste quand il nest pas bête ») Je garderai celui de Léon Paul Fargue à propos du même:
Hugo cest le tableau électrique de la poésie moderne avec toutes ses manettes ( ) Victor Hugo est à lorigine dune grande partie de la littérature contemporaine. Cest lui qui avait les clefs. Lauteur du Satyre a comme autorisé le Parnasse, le symbolisme, la poésie industrielle, la publicité, la Tour Eiffel, Dada, le Surréalisme et les dérivés dApollinaire. Il a créé des routes.( ) Il a tracé des sentiers dans la nuit » (cité par Fabien Musitelli dans Cahier Robert Desnos Sept, p.10, Editions Des Cendres).
Quant à Desnos, il rend hommage aux Romantiques dans Le Génie sans miroir, en 1924 :
Les romantiques avaient essayé de réagir contre cet envahissement des incompréhensifs et des incrédules. Lépithète de fou se trouva naturellement sous la langue de leurs contemporains pour les qualifier. Delacroix, Edgar Poe, Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud et les peintres déjà nommés néchappèrent point à cette classification. Désormais, la folie et la foi sont devenues synonymes et tous ceux qui, de leurs mains religieuses, défrichent des contrées limpides et ténébreuses ont été confondus dans la catégorie des déments. (p.227, uvres).
Et en 1942, dans Les Chroniques des temps présents :
Hugo le grand, Gérard le perspicace et le téméraire, et dautres, avaient proposé des routes nouvelles, des voyages chanceux, des nouveaux périls intellectuels. ( cité par Fabien Musitelli dans Cahier Robert Desnos Sept).
Il emprunte dailleurs à Hugo le système des « mages » - qui renvoie au poème du même nom dans Les Contemplations - en faisant constamment référence aux auteurs dont il tient le fil conducteur. Ses « mages » à lui sont avant tout des poètes mais ils sont embarqués dans la même aventure que ceux cités par Hugo : poser comme il le dit les « questions insolubles ».
Oui grâce à ces penseurs à ces sages,
A ces fous qui disent : je vois !
Les ténèbres sont des visages,
Le silence semplit de voix ! ( Les Contemplations, p. 475, Presses Pocket)
Est-ce à ces vers du poème de Hugo que pense Desnos quand il se rend à la Sorbonne pour consulter les archives de la parole pour entendre la voix de Hugo entre autres. Le récit quil en fait porte témoignage de la verve du journaliste quil est, en même temps :
Je nai aucune religion pour les morts. Je nai jamais compris, je lavoue, pourquoi certains se découvrent au passage des corbillards et, si jaime les cimetières, cest parce que ce sont de calmes parcs, où la marmaille ne joue pas, où ne viennent pas les cancaneuses des squares.
Ce nest donc pas un sentiment de piété funèbre qui me fait regretter que certaines voix soient à jamais éteintes : Hugo, Nerval, Baudelaire, Sade, Marat, Lautréamont, Bataille, Rimbaud, Madame Dorval. Je sais bien quil existe à la Sorbonne des archives de la parole. Mais ayant été les visiter jy fus accueilli par un vieillard souriant et têtu qui, alors que je lui demandais de me faire entendre les voix dApollinaire et de René Ghil, minfligea trois chansons spécialement choisies parmi les âneries des années de guerre : Flotte, petit drapeau, Choisis Lison et Le Rêve passe : chantées, pour comble de malheur, par un zouave qui navait certainement pas la main de la sur de quelquun dans sa culotte, mais possédait par contre un joli bâton de maréchal dans le gosier.
Jignore donc encore les trésors cachés des archives de la Parole qui ont le grand tort, dailleurs, de nêtre pas éditées. Et pourtant, ce nest pas en empilant des disques les uns sur les autres ou en mettant dans le commerce les discours odieux de Monsieur Poincaré ou les révoltantes stupidités guerrières de Déroulède que lon nous fera regretter les voix de jadis. Une maison dédition devrait donner le bon exemple en éditant des voix contemporaines. Je sais bien que les « mas-tu vu ? » dont notre société est encombrée deviendront aussitôt les « mas-tu entendu ? » et quil se trouvera beaucoup de déchets dans une telle collection. Mais quimporte sil est parmi tant de paroles indignes une voix, une seule, qui vaille de nous être conservée.
Et que lon comprenne bien encore quil ne sagit pas de léguer quelque chose à la postérité. ( ) Non, cest pour maintenant quil serait bon, quil serait réconfortant dentendre ces voix admirables, ces voix qui peuvent être révélatrices et émouvantes comme les regards et les mains.
Notre siècle parle beaucoup et il est enroué,et il bafouille. (article paru dans Le soir, le 14 mai 1928, cité dans , Les Voix Intérieures, Les Editions du Petit Véhicule)
La Préface de Cromwell.
Il (le grotesque) sinfiltre partout, car de même que les plus vulgaires ont mainte fois leur accès de sublime, les plus élevés paient fréquemment leur tribut au trivial et au ridicule . Aussi, souvent insaisissable, souvent imperceptible, est-il toujours présent sur la scène , même quand il se tait, même quand il se cache. (Préface de Cromwell, p.18, « uvres complètes/ Critique » Robert Laffont)
La grande portée de cette déclaration de guerre de 1827 vient davoir réuni le grotesque et le sublime de façon scandaleuse dans une même démarche créatrice. Desnos à la suite de lillustre modèle, mélange les deux registres avec jubilation et grande liberté. Cest vrai tout au long de luvre, des poèmes surréalistes aux poèmes daprès 40. Témoin cet Art Poétique dont je citerai quelques extraits :
Par le travers de la gueule
Ramassée dans la boue et la gadoue
Crachée, vomie, rejetée-
Je suis le vers témoin du souffle de mon maître-
Déchet, rebut, ordures
Comme le diamant, la flamme et le bleu du ciel
Je suis pour le vent le grand vent et la mer
Je suis le vers témoin du souffle de mon maître
Ça craque ça pète ça chante ça ronfle
Grand vent tempête cur du monde
Il ny a plus de sale temps
Enfin le voilà qui sort de sa bauge
Lécorché sanglant qui chante avec sa gorge à vif
Pas dongles au bout de ses doigts
Orphée quon lappelle
Baiseur à froid confident des Sibylles
Bacchus châtré délirant et clairvoyant (p.1241, uvres)
Cela peut tourner à la parodie du modèle dramatique dans La Ménagerie de Tristan, quil compose pour les enfants de Lise et Paul Deharme, en 1932, avec le poème de : « Léléphant qui na quune patte » déplorant son destin lorsquil sadresse à Ponce Pilate, tel Hernani à Doña Sol :
Léléphant qui na quune patte
A dit à Ponce Pilate
Vous êtes bien heureux davoir deux mains
Ça doit vous consoler dêtre Consul romain
Tandis que moi sans canne et sans jambe en bois
Je suis comme un héron et jamais je ne cours et jamais je ne bois
Et je ne parle pas des soins quil me faut prendre
Pour monter lescalier qui conduit à ma chambre.
Jaimerais tant laver mes mains avec un savon rose
Avec du Palmolive avec du Cadum
Car il faut être propre et ne puis me laver
Et jai lair ridicule debout sur le pavé.
Je nai pour consoler cette tristesse affreuse
Que ma trompe pareille aux tuyaux dincendie
Et si je mets le pied dans le plat
Il y reste et lon peut le manger à la sauce poulette
Plaignez, Ponce Pilate, plaignez cette misère
Il ny en a pas de plus grande sur terre
Vous êtes bien heureux de laver vos deux mains
Ça doit vous consoler dêtre Consul romain . (p.723, uvres.)
Cette fatalité dramatique nest pas seulement parodiée à lusage de lenfance mais elle concerne aussi le monde adulte tant, pour Desnos, la frontière entre les deux univers est peu marquée. Lalternance entre le grotesque et le sublime qui relève chez Hugo de niveaux de vocabulaire séparés (donc adultes) est transférée chez Desnos dans un registre enfantin, voire régressif.
Le Satyre.
En constatant ce quil considère comme limpuissance épique de son époque, Desnos démarque le poème de Hugo en 1942. Au départ, le satyre de Desnos rêve de redevenir lêtre de communion avec la nature sensuelle quil a été jadis et qui le rendait frère du satyre de La Légende des Siècles :
Javais dans la bouche le suc des fleurs et des herbes et la sève des arbres
et le sable des plages et même la terre mouillée des marais,
Une délicieuse amertume à laquelle le vent ajoutait la sienne emplissait
ma bouche
Mon corps était couvert de pollen.
Je sentais le pré, la rivière, et les forêts à fougères et à champignons.
Je marchais dans la terre
Jusquaux genoux, jusquau sexe, jusquau nombril
Jusquà la bouche et aux yeux . (p.965-66, uvres)
mais à linverse de celui-ci, il se retrouve le satyre ignoble des villes, incapable déchapper à la misère sexuelle qui lentoure :
Ainsi parle le satyre.
Déjà ses bretelles pendent ignoblement
Ainsi parle le satyre. Est-ce bien lui-même, ou se confond-il parmi la multitude de
personnages qui lenvironnent ?
Mais dabord son décor :
Le mur lyrique aux inscriptions amoureuses,
Le mur contre lequel il colle au crépuscule comme une affiche son
ombre,
Le mur suintant durines de chien et dhomme, (p.966, uvres)
à la fin pourtant :
Le satyre rêve et se roule dans le fumier doré de son imagination »
et :
Puéril comme le jeu de billes,
Puéril comme lunivers secret de tout homme,
Puéril comme la guerre,
Et sanglant et cruel comme la guerre,
Et boueux et honteux comme lunivers secret de tout homme
Et absurde et logique comme le jeu de billes
Cest le satyre qui sapproche dans lombre
Et violente superpose et foule
Ses rêves tumultueux. (p.968 , uvres)
Il reste au satyre de Desnos, incapable de l ascension cosmique donnée à Pan par la force tellurique qui le projette vers les étoiles, limagination phantasmatique comme valeur ultime et dérisoire.
« Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe !
A lexception dexpériences effectuées sur le langage dans LAumonyme et Langage cuit en 1923, la syntaxe de Desnos est impeccable. Quand il en transgresse allègrement les règles, cest quil utilise parodiquement un sociolecte populaire fondé sur lellipse - souvent dans la phrase négative - comme dans les chansons quil écrit pour des artistes de music-hall. Ainsi pour Margot Lion qui lui demande « La souris du gigot » dont voici les premiers vers :
Elle, elle était blanchisseuse à Bellville
Et lui boucher en haut dMenilmontant
Y a pas d sots métiers pour les imbéciles
Comm disait Deibler en s lavant les dents ( p. 74 Les Voix intérieures)
ou quil imite avec humour les anaphores de la syntaxe enfantine dans le très joli petit poème quil dédie à Youki ( Youki 1930 Poésie, p.659, uvres) :
Pas vu ça
Pas vu la comète,
Pas vu la belle étoile
Pas vu tout ça
Pas vu la mer en flacon
Pas vu la mer à lenvers
Pas vu tant que ça
Mais vu deux beaux yeux
Vu une belle bouche éclatante
Vu bien mieux que ça.
En revanche, là où Hugo se déclarait révolutionnaire en matière lexicale dans sa Réponse A Un Acte DAccusation, Desnos, lui, est totalement libertaire.
Il lest dabord parce que la libération des mots est incluse dans lécriture automatique même sil prend assez vite ses distances avec elle comme dans le poème « Loasis » de LAumonyme, où il montre avec humour la querelle entre « les pensées arborescentes » et « les mots arborescents ». Néanmoins il se réserve le droit demployer tout le vocabulaire, sans limites et sans interdits et il pratique abondamment les calembours, lécriture phonétique, l homonymie cocasse, lholorime, le mélange de lécriture musicale et des vers, et même l idiolecte dans « Demi rêve » (p.660, uvres) . En 1930 notamment, alors quil est en train de rompre avec Breton, il reprend à nouveau dans Corps et biens, les textes de lAumonyme et de Langage Cuit.
En deuxième lieu, Desnos tout au long de son uvre, et parce que toute censure lui était insupportable, a utilisé les mots crus et grossiers du langage populaire dits improprement dargot mais que tout le monde comprenait et utilisait y compris le public cultivé. Cest là que se ressent le plus le fossé rhétorique qui sépare Desnos de Hugo.
Enfin, au contraire de Hugo qui lemploie de manière diégétique et en focalisation interne ou comme objet détude, Desnos, admirateur de largot dans les Misérables et des ballades de Villon en jargon, utilise largot comme langage poétique codé dans deux de ses uvres écrites en 1944 , « Calixto » et surtout « A La Caille », où il sen sert pour injurier Pétain et Laval. Il lenvisage à cette date comme la langue d « une poésie populaire et secrète ( ) forme populaire et spontanée de lhermétisme. » (Notes Calixto, p.1229-30, uvres) . Dans ces poèmes qui sont parus sous un nom demprunt dans la revue Message, il sagit bien dargot pour lequel la traduction est nécessaire et qui lui sert darme langagière contre Vichy, son conformisme et son indignité.
Lart du peuple et la chanson.
Celui qui écrit ces lignes a été longtemps rôdeur de barrières à Paris et cest pour lui une source de souvenirs profonds.
Ainsi sexprime Hugo dans les Misérables (III, I, 5) dans le fameux chapitre sur le gamin de Paris. Hugo agit dabord en observateur du peuple, et Desnos partage avec lui cette passion de la rue, de son peuple et de la culture populaire. Plus éclectique que Hugo, il promeut à la dignité de lart les formes les plus variées de cette culture: ainsi du tatouage dont il fait léloge dans un article de Vu du 3 février 1932, de la carte postale et de la célébration des événements qui peuvent toucher le peuple. Dans le récit du voyage en Bourgogne quil a fait avec les Foujita en 1930, il déplore la disparition des « Vélasquez » et des « Breughel » de la carte postale, et des journaux à lusage du peuple :
La carte postale de fantaisie connut ses Vélasquez et ses Breughel. Concurremment, les suppléments du Petit Journal et Petit Parisien exprimaient chaque semaine, en étroite collaboration avec le public, les réactions de celui-ci devant les événements en sacrifiant toujours le faux sensationnel à lauthentique fait humain : catastrophes de chemin de fer, enfants séquestrés, obsèques de Victor Hugo, émeutes à Saint Pétersbourg, arrivée du village nain à Luna-Park. Ces deux publications étaient modernes au sens exact du mot. Seul, le Petit Journal continue avec plus ou moins de bonheur dans cette voie où il lui est difficile de concurrencer les parfaites publications photographiques actuelles. Mais ces dernières sont-elles bien une manifestation populaire ? (p.626, uvres)
On notera au passage que Hugo est devenu partie intégrante de lart populaire à loccasion de ses obsèques. Cette mise en abîme du poète aimé du peuple dans lart du peuple sexplique par lintérêt que Desnos, comme Hugo dailleurs, porte à l imaginaire collectif. Il ne faudrait pas en conclure abusivement que son éclectisme de critique littéraire et musical, faisant lapologie de la littérature et de la chanson populaire, lui fait abandonner comme écrivain et comme poète lhéritage individualiste du romantisme. Sa poétique est certes mimétique mais elle est surtout expressive, comme en témoigne lusage quil fait du personnage fictionnel de Fantômas quil prend au roman dit populaire et dont il fait le personnage parodique de la Complainte de Fantômas. Exactement comme Hugo prenait, dans un mouvement inverse, à Jean-François Chaponnière son « Cest la faute de Voltaire Cest la faute de Rousseau » pour en faire le refrain « populaire » de Gavroche dans Les Misérables.
Lart populaire par excellence reste pour Desnos la chanson. Chanson folklorique, ce qui le rapproche de Nodier et de Nerval, chanson populaire contemporaine dont il fait la critique et la promotion dans une série darticles intitulés : Les Voix Intérieures, parus dans Le Soir de mai à novembre 1928, entre autres. Dans toutes ces critiques de disques qui brillent par leur éclectisme et leur intelligence, il insiste sur la nécessité de relier les disques de folklore anciens aux airs populaires équivalents de son époque :
Et, dâge en âge, des premiers airs de jadis aux chansons de Dranem, tendrement, ironiquement, cest ce grand appel qui résonne vers lamour et la liberté. ( Les Voix intérieures p.157)
De la chanson au poème.
Eustache Deschamps, dès le 14ème siècle, faisait la différence entre la musique, la poésie et le poème chanté :
Nous avons deux musiques dont lune est artificielle et lautre naturelle.
Lartificielle est celle dont dessus est fait mention ( ce que nous appelons la musique habituellement) ; et est appelé artificielle de son art , car par ses six notes, qui sont appelées us, ré, mi, fa, sol, la, lon peut apprendre à chanter, mettre daccord, chanter en octave, en quinte, tierce, ( )
Lautre musique est appelée naturelle pour ce quelle ne peut être apprise à nul, si son propre courage naturellement ne sy applique , et est une musique de bouche en proférant paroles métrifiées , aucune fois en lais, autrefois en ballades, autrefois en rondeaux simples et doubles, et en chansons balladées ( )
Les chansons naturelles sont délectables et embellies par la mélodie et les parties de dessus, parties de soprano et parties de haute-contre du chant de la musique artificielle. Et néanmoins est chacune de ces deux plaisante à ouïr par soi. (LArt de Ditier)
Cette « musique de bouche » en « paroles métrifiées », Hugo la revendique aussi comme entièrement autonome. Il le dit assez brutalement dans un fragment non daté :
Rien ne magace comme lacharnement à mettre de beaux vers en musique. Parce que les musiciens ont un art inachevé, ils ont la rage de vouloir achever la poésie, qui est un art complet. (p.443 de "Portefeuille", Tome XV-XVI/2 de lédition Massin)
Et pourtant, Arnaud Laster en témoigne dans la partie "Musique" de La gloire de Victor Hugo (1985), celui-ci fut sollicité toute sa vie par des musiciens qui mettaient après coup ses poèmes en musique. Mais il fut librettiste une seule fois pour Louise Bertin dans la Esméralda. Quant aux chansons de son uvre dramatique, il en laisse la musique à linitiative de la mise en scène parce que lessentiel est ailleurs. Annie Ubersfeld a magistralement démontré le fonctionnement scénique de la Chanson de Gubetta dans Lucrèce Borgia (2) et de celle des fous dans Cromwell, et combien leur impact repose prioritairement sur le texte.
A linverse, Desnos a été parolier et dépendant de toutes les musiques de son époque. Deux éléments ont influencé son attitude, son voyage à Cuba en 1928, qui lui fait découvrir les rythmes sud américains et sa relation sentimentale avec Yvonne George, chanteuse réaliste, de 1924 à 1930. Il travaille avec des musiciens dont certains sappellent Darius Milhaud, Kurt Weill, Arthur Honegger mais écrit aussi des chansons avec Mireille , Paul Arma ou Cliquet Pleyel. Ce respect de la musique et même des interprètes se fait forcément au détriment du texte, quil encourage lui-même à changer ou à adapter. Les chansons de circonstance écrites par Desnos à partir de 1930 ne sont pas des uvres toujours convaincantes car elles témoignent dune poétique pragmatique, lauteur renonçant sciemment à ses privilèges - le grotesque excepté quand il sagit de chansons comiques.
Mais il appelle aussi: « chanson » les poèmes de certains recueils, ou emploie dans dautres des procédés caractéristiques qui en font effectivement des chansons dont la mélodique est indépendante de lart musical.
Cest donc sur ce terrain que lon peut faire un parallèle entre Hugo et Desnos.
Le poème appelé: « chanson ».
Dans lhistoire littéraire, la chanson apparaît dès le 11ème siècle comme texte destiné à être accompagné de musique ; il sagit alors dune littérature orale. A partir du 16ème siècle grâce à la diffusion du livre par limprimerie, les textes poétiques sont édités et lus éventuellement sans musique. Cest le cas pour Marot et Ronsard quand ils titrent ainsi leurs poèmes. Inversement, des poèmes sans titre sont accompagnés de leur partition ( par exemple « Mignonne, allons voir si la rose »). La disjonction est donc faite entre paroles et musique.
Loriginalité du 19ème siècle est davoir réhabilité la chanson folklorique et la chanson populaire au point den influencer le texte littéraire pur. Nous savons le rôle que joue la chanson en argot dans Le Dernier Jour DUn Condamné en matière de structure narrative.
En poésie, saffirment alors deux influences: la première plus ou moins savante, maintient la vocation du poème/chanson à être porteur dun lyrisme autonome, personnel et amoureux, fondé sur leuphonie et le rythme, comme cétait le cas pour Marot et Ronsard et comme ce le sera pour Musset et Verlaine. La seconde, sous-tendue par la chanson populaire, en introduit dans le poème/chanson les registres épique et dramatique, éventuellement parodiés, et le rythme : cest luvre de Hugo . Au vu de la présence de modèles identiques - répétitifs, strophiques et métriques - dans certains poèmes de Desnos, il est intéressant détudier chez lui cette forme de retour à la poésie traditionnelle.
Corpus dun genre.
Si lon se fonde sur leur titre ou leur en-tête, et en exceptant Les Chansons des Rues Et Des Bois, on compte un peu plus de quarante chansons dans les divers recueils poétiques de Hugo dont une trentaine dans Toute La Lyre (3). Il sen trouve beaucoup moins chez Desnos, mais il faut prendre en compte des poèmes non titrés « chanson » ou des passages isolés de textes plus vastes, qui sont en réalité des chansons. On les identifie à un changement de rythme et de mètres- au passage aux vers courts- et à un changement de registre. Ainsi dans le poème titré « Siramour » en date davril 1931 apparaissent au milieu de vers libres, huit strophes isométriques de quatre hexamètres, avec réitération de rimes et de vers selon la méthode du virelai ou chant balladé que pratique Desnos de préférence à la disposition couplet et refrain. Sy entremêlent les thèmes de la sirène et du voyage maritime et la symbolique amoureuse du jardin et de la fleur quon y cueille, chère aux chansons damour du folklore; en voici le début :
Jadis une sirène
A Lisbonne vivait
Semez, semez la graine
Aux jardins que javais .
Que Lisbonne est jolie.
La fumée des vapeurs
Sous la brise mollie
Prend des formes de fleurs.
Nous irons à Lisbonne
Ame lourde et cur gai,
Vous que nul ne pardonne,
Lionne rousse aux aguets.
Semez, semez la graine,
Je connais la chanson
Que chante la sirène
Au pied de la maison.
Nous irons à Lisbonne
Ame lourde et cur gai
Cueillir la belladone
Aux jardins que javais. (p.889-890, uvres.)
A quoi sajoutent des poèmes titrés complaintes - « Complainte du pirate », « Complainte de Fantômas » où Desnos parodie la forme populaire de la fin du 19ème siècle, et dans Etat de veille une série de poèmes dont le titre commençant par : « Couplets de » est la synecdoque du mot « chanson ».
Ce sur quoi se rejoignent Hugo et Desnos dans ce type de poésie au-delà même de la forme, cest le recours à des registres semblables qui sont souvent ceux de la parodie de la chanson populaire sentimentale et/ou aventureuse. Un des exemples parmi bien dautres est la chanson de marin. Dans Hacquoil (Toute La Lyre, VII,23,XVIII) Hugo commence par ces vers :
Lamour f- le camp comme un b-
Filant dix nuds dans un bon lougre
En pleine mer.
La beauté passe, sarabande
Comme passe la contrebande
A Saint-Omer.
A quoi fait écho un poème du même registre dans De silex et de feu (p. 176, Corps et Biens , Gallimard) où douze quatrains dhexasyllabes disent, de même, la désinvolture amoureuse. En voici deux pour lexemple:
De Marenne à Cancale
Vogue un fameux lapin
Un fier luron sans gale
Qui saoula les marins
Où donc est ma négresse
Dit le premier marin
On fit avec sa graisse
Quatre grands cierges fins »
Mais cest aussi grâce à la conjonction de ces registres avec des modèles poétiques que je vais tenter le rapprochement entre les deux poètes.
Le modèle répétitif.
Sa structure de base est la rime et cest ce que rappelle Maurice Grammont dans son traité de versification. Comme nous lavons vu, cest ce sur quoi se fonde le virelai, poème à forme fixe du 15ème siècle qui dans chacune de ses strophe fait revenir deux rimes dont lune est dominante. A la réitération des rimes sajoute celle des vers : certains de la première strophe « revirent », cest à dire reviennent, dans les strophes qui suivent. Doù le nom de « virelai » qui produit des adaptations diverses car cest une forme souple.
Elle est utilisée par Hugo dans les chansons de Toute La Lyre, en particulier dans « La chanson du spectre » et Desnos la reprend souvent dans les recueils de Youki 1930 Poésie, Les Nuits blanches, Bagatelles, Etat de veille et Sens. Les reprises peuvent être partielles comme le fait Hugo dans La chanson du spectre: « Je suis la vierge », « Je suis la fille » « Je suis lamante » , « Je suis la mère », « Je suis la folle », « Je suis la morte, dit-elle » , scandant de manière théâtrale les étapes tragiques, en loccurrence, de lamour. De même dans le Chant des cent mille, Desnos fait-il revenir les mots et les vers dans un violent discours aux destinataires multiples:
Au temps des Tournesols
Au temps des Rosalies
Pierre Jacques et Paul
ont bu jusquà la lie
chante le rossignol
Le rossignol est imbécile
De chanter à perdre lhaleine
après une viennent cent mille
sur la grandroute de la plaine
Mais à la cent mille et unième
se terminera le cortège
Le vin est bu mais je vous aime
il est trop tard voici la neige
au revoir cent mille et unième
Tu fus semblable à la première
Et lon sait bien que ce quon sème
Fera le pain pour ceux derrière
Pour ceux derrière qui sen viennent
Les cent mille au nom de vengeance
chacun son jour chacun la sienne
Et sur qui venger vos souffrances
au temps des Tournesols
au temps des Rosalies
Meure le rossignol
Et meurent de folie
Pierre Jacques et Paul
Il reviendra dautres cent mille
Jouant encore à pile ou face
Dites leur face et tombe pile
Et reprenez votre besace
Et reprenez votre chemise
Et reprenez votre folie
Fermez la porte des églises
Et pourtant elle était jolie
Jolie et folle et désirable
Mais de ses lèvres sans sourire
ne tombaient que mots raisonnables
comme des sous en tirelire
Trop riche enfant de solitude
Endormez-vous loin de vos songes
Cur sec cur mort sans inquiétude
votre sagesse était mensonge
Pierre Jacques et Paul
ont bu jusquà la lie
Le vin dur à plein bol
au temps des Rosalies
au temps des Tournesols. » ( p.87 à 89, Destinée arbitraire)
Contrairement à ce dernier exemple, le refrain structuré de manière autonome est rare chez Desnos, alors que Hugo lemploie davantage. Mais cest en se fondant sur sa présence quon peut identifier comme une marche populaire parodiée la première moitié du poème « Baignade » dans Les Sans Cou, en 1934, dont le distique répété est :
Nous irons pisser dans les trèfles
Et cracher dans les sainfoins.
Le modèle strophique.
Jacques Seebacher, dans l «Introduction » quil a faite aux Chansons des rues et des bois (4), a mis en lumière limportance de : « la rencontre de la stance et de la chanson » dans cette oeuvre. Le quatrain est en effet le modèle strophique que Hugo utilise pour tous les poèmes du recueil en variant les mètres, de lhexasyllabe à loctosyllabe. On pourrait dire alors que la strophe à vers courts fait la chanson. Cette forme est aussi chère à Desnos - il lallonge ou labrège selon la nature de son lyrisme en tercet ou en quintil - et on la retrouve en abondance tout au long de son parcours poétique. Il serait trop long de l étudier de manière exhaustive, mais je voudrais signaler une uvre écrite en 1943 : Le Bain avec Andromède. Il y utilise des quatrains dalexandrins et des octains d octosyllabes, ces derniers pouvant sentendre comme des quatrains sans césure. On y trouve un souffle épique comparable à celui de Hugo dans « Le Cheval » Il sagit dans le poème de Desnos de la rencontre dAndromède avec le monstre qui doit la dévorer. Il livre Andromède au monstre, comme Hugo mettait Pégase au vert, avec cette différence que Andromède, à laquelle sidentifie le poète, risque son âme et sa vie, même si la fin du poème marque son ascension et la fuite du monstre. Voici un exemple de cette strophe de huit vers :
Car tout est nôtre désormais
Je suis ton monstre et ta réplique,
Je suis la porte du palais,
Je suis limage symétrique
Qui surgit lorsque tu parais,
Je suis ta rivale lubrique
Et mon désir se faisait fuite
Pour sentir ton souffle à ma suite. (« Andromède en proie au monstre » p. 1189, Oeuvres)
On retrouve cette forme strophique dans plusieurs recueils de cette époque.
Le modèle métrique.
Pendant la période où Desnos a accompagné le surréalisme, son originalité était de lire à haute voix des alexandrins, ce dont témoigne Man Ray en 1928 lors de la lecture du scénario de LEtoile De Mer :
Devenu très loquace à la fin du repas, il récita des vers de Victor Hugo et dautres auteurs que les surréalistes ne portaient pas dans leur cur. ( Man Ray, Autoportrait, Actes Sud)
Ce goût de Desnos pour la versification traditionnelle lui est reproché aussi par Aragon qui, dans son article sur Corps Et Biens en 1930 dans « Le Surréalisme Au Service De La Révolution », parle de «vieille niaiserie poétique ». Et pourtant Desnos a toujours mené de pair la métrique traditionnelle et le vers libre, prétextant avec une assez grande mauvaise foi, dailleurs, comme dans la « Prière dinsérer de Corps Et Biens », que lalexandrin faisait partie de la liberté du vers . Pourtant sa propre liberté prend parfois des allures de censure, comme sil se refusait à aller jusquau bout de la rigueur poétique et du plaisir quon en tire, au nom de ce quil appelle lui-même dans Les espaces du sommeil en 1926 : « une rhétorique facile » qui prend sa source au plus intime de sa poétique. Un des exemples fréquents de ces ruptures voulues est le passage au vers libre et au rythme prosaïque à la suite dun groupe de vers réguliers. Pourtant, 1930 représente bien un tournant à partir duquel les mètres de six, sept, huit et douze syllabes vont être de plus en plus présents dans ses poèmes. Le rôle des rythmes chantants a été de lentraîner encore davantage dans cette voie.
Conclusion.
En rendant hommage à Hugo, Aragon considérait que le grand poète quil était, saluait le grand écrivain quétait Hugo dans une perspective de reconnaissance sociale. Desnos navait pas cette ambition. Il dit lui-même dans son journal en 1944 avec lextrême humilité qui le caractérise :
Ce que jécris ici nintéressera sans doute dans lavenir que quelques curieux espacés au long des années. Tous les vingt-cinq ou trente ans, on exhumera dans des publications confidentielles mon nom et quelques extraits, toujours les mêmes. Les poèmes pour enfants auront survécu un peu plus longtemps que le reste. Jappartiendrai au chapitre de la curiosité limitée. Mais cela durera beaucoup plus longtemps que beaucoup de paperasses contemporaines. (p.1265, uvres).
Sa relation avec Hugo est beaucoup plus profonde et secrète que celle de lauteur de La Rime En 1940. Dans une perspective psychanalytique, on pourrait la qualifier de filiale avec tout ce que ce mot recouvre de non-dit et dambiguïté. La force tellurique de Hugo dans son uvre se transforme chez Desnos en absolu érotique. Mais en même temps quil revendique cet absolu, il en aperçoit les limites. Si le « père » a pu porter à bout de bras son époque, celle de Desnos ne lincite ni à lépique, ni au lyrisme sur le plan événementiel. La Première Guerre Mondiale a certainement marqué, pour beaucoup de jeunes gens de sa génération, la mort des utopies du siècle précédent. Même 1936 ne lui suggère pas des accents inoubliables. Il faut son entrée dans la Résistance en 1942 pour quenfin il devienne sur le plan politique le concurrent sérieux de ce père inimitable enfin rendu inoffensif.
1) Colloque de Cerisy-La-Salle, Cahier de la NRF, Gallimard, éditeur.
2) Annie Ubersfeld, Paroles de Hugo, Messidor, Editions sociales, 1885.
3) « La Blanche Aminte », par son en-tête, est une chanson.
4) V. Hugo, Les Chansons des rues et des bois, Garnier Flammarion.