Jean-Pierre Reynaud : De Chateaubriand à Hugo — et retour
Communication au Groupe Hugo du 15 mai 2004
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NDLR Cette contribution répond à la communication de Bernard Degout "Du Génie du christianisme à la Préface de Cromwell" du 3 avril 2004
Rien de plus utile assurément que la critique pour faire avancer un débat: mais en loccurrence je crois que les reproches que madresse, gentiment, Bernard Degout à propos du rapport de Hugo à Chateaubriand, sont mal fondés, et je crains que cette intervention ne soit pas de nature à éclairer la question. Une mise au point me semble nécessaire, que je ferai aussi courte que possible.
Qui, dans « la critique hugolienne », a jamais soutenu que la référence à Chateaubriand dans la Préface de Cromwell « ne relève pas dun mouvement profond du texte et de la pensée » ? Personne à ma connaissance et cest bien heureux, car le contraire est vrai, et dune évidence éclatante. Chateaubriand reste pour Hugo en 1827 le contemporain capital : point dancrage et point de départ pour sa pensée, origine de tout, non reniable, inoubliable. Mais justement point de départ ; et point de départ, en effet, dun « mouvement », dun progrès dialectique de la pensée qui sappuie sur son origine pour bondir plus loin. Inoubliable mais non point indépassable. Chateaubriand est bien au cur de la Préface et les références au Génie ne sont assurément pas le fait dune prudence hypocrite. Mais il est au cur dun irrésistible élan vers la nouveauté qui le réaffirme et le dépasse du même mouvement. Cela me semble tout simple.
« Et dès lors pourquoi se voiler la face à lidée dun possible « malentendu » plus ou moins conscient et volontaire ? « Mésinterpréter » lautre, se « mécomprendre » soi-même nest pas forcément lapanage des demeurés et des débiles mentaux. Croire que le malentendu est seul dans lordre, « en ce monde où nul nest jamais reconnu » (Camus), peut sembler le fait dun pessimisme excessif. Mais sans doute tout accord proclamé ne peut-il lêtre quau prix dune certaine quantité de restriction mentale ? En tout cas, et en lespèce, on devrait bien admettre ceci : le propre dun génie créateur est de sinventer un univers nouveau, une originalité, donc de se différencier de sa source. Au moment même où Hugo affiche sa fidélité à Chateaubriand il le dépasse et le trahit par une fatalité du génie (« Qui te rend si hardi ?...- Jai grandi ») Lhommage rendu au grand initiateur est donc en même temps sincère et insincère (est-ce si étonnant ? le cur a de ces replis ) : Hugo sait tout ce quil lui doit, et à quoi il entend rester fidèle, et il sait aussi, ou il sent obscurément, que déjà il est bien loin de lui. Et pour être tout à fait clair et précis, le malentendu dont jai parlé, et que je maintiens, consiste ici à croire ou à faire semblant de croire, et en tout cas à laisser croire au lecteur, quil y a accord sur lensemble, alors quil y a accord partiel sur un point capital (lorigine chrétienne de la modernité) mais désaccord flagrant sur un autre point qui nest pas moins essentiel (le beau idéal et le grotesque).
Dautre part, penser quon peut se « mécomprendre » soi-même, est-ce vraiment un paradoxe intenable ? Cest au contraire une idée fort banale, un lieu commun de la critique : luvre en sait plus long que lauteur, l « esthétique insciente » va plus loin que les déclarations programmatiques, préfaces, manifestes etc. Cette pensée très en faveur aujourdhui se trouve déjà chez Hugo (QVE, Le livre épique) :
Qui sait si le génie, effrayant souverain
A lintuition totale de lui-même ?
(Version burlesque chez les Savantes de Molière :
Mais quand vous avez fait ce charmant quoi quon die
Avez-vous bien senti toute son énergie ?
Avez-vous cru vousmême y mettre tant desprit ? etc.)
Quy a-t-il donc dextraordinaire et de choquant à soupçonner que Hugo a pu être déconcerté par la rapidité fulgurante de sa propre évolution intérieure (quon mette côte à côte les préfaces successives des Odes, la polémique avec Hoffmann ), par laudace de sa propre pensée, et quil na pas osé tout de suite la penser jusquau bout ? Certes, en 1827 il a acquis assez dautorité publique pour parler en son nom et na nul besoin du « paratonnerre » Chateaubriand. Mais qui dit quintérieurement il néprouvait pas le manque dune autorité rassurante, dun garant, dun auctor, dun Père ? Peut-être refusait-il de voir à quel éloignement déjà il se trouvait de ses sources et cherchait-il obscurément à se raccrocher à ses racines ? De tels conflits le déchireront plus tard, en dautres domaines (« Réponse à un acte daccusation », « Je vous baise, ô pieds froids de ma mère endormie », etc.)
« De là « léquivoque sans innocence » dont jai parlé et que je maintiens aussi. Disons plus simplement, et mieux : une équivoque consciente et délibérée. Partagé entre la fidélité aux origines et lappel du large, conscient dune filiation essentielle, mais aussi dun éloignement inévitable, il redit sa fidélité indéfectible jusque dans le reniement. Cela a peu à voir, je crois, avec le manège grossier dun escroc qui voudrait faire passer une marchandise frelatée sous un pavillon honorable, avec ce que Bernard Degout appelle « lentretien madré dune équivoque » !
Et il faut tenir compte encore du caractère composite et fluctuant du texte de 1827. Sil est vrai que lesthétique de Chateaubriand nest pas aussi rigide que pourrait le laisser croire une première lecture du Génie, que dire alors de notre Préface ? Elle est tout le contraire dun bloc monolithique. Dautres ont souligné mieux que moi ce caractère de fiévreuse improvisation qui roule des inspirations de sources diverses sans trop se soucier des contradictions (Anne Ubersfeld : « de là cette apparente incohérence et ces incertitudes » ; Claude Duchet : « paralogismes qui masquent leffritement de lidéologie antérieure incertitude de la perspective ») La Préface nest pas un cours desthétique mais leffervescence dune pensée en mouvement et qui ne sarrêtera plus. « Telles sont les idées actuelles de lauteur », écrit-il en conclusion, soulignant lui-même la plasticité constante dune doctrine qui vient de connaître les « révélations de lexécution ».Rien détonnant dans ces conditions sil y a place pour lambiguïté dans le rapport aux origines.
Ambiguïté qui ne finira jamais : lhommage à Chateaubriand , ce nest pas assez de dire, comme le fait Bernard Degout, quil nest pas né avec la Préface et à son usage : il faut ajouter quil lui survit, et même après les grandes métamorphoses de lexil. Quon se souvienne de la volée de bois vert assénée, au temps de William Shakespeare, à « un certain Beyle dit Stendhal » pour avoir osé rire du grand secret de mélancolie et de la cime indéterminée des forêts, pour avoir osé se gausser dAtala, et montré ainsi quil nentendait rien à lart moderne ! Mais, tout à linverse, les témoignages dirritation et déloignement abondent. Pour abréger, ce simple propos rapporté par le Journal dAdèle : « Une fausse religion sest fait jour sous lEmpire. Chateaubriand a été le grand poète de cette religion de boudoir. » Il faut sy faire: Hugo nest pas si simple quon croit.
Mais alors qui, dans « la critique hugolienne », ira dire que Chateaubriand fait « une irruption brutale » sous la plume de Hugo en 1827 pour disparaître aussitôt ? Il y faudrait une ignorance plus crasse que nature ! Je ne sais trop quel est ce « geste queffectue ou que tente Hugo sur Chateaubriand » mais nul hugolien ne soutiendra jamais quil sagissait dexhiber « un lapin sortant dun chapeau » pour lescamoter à linstant même. A Dieu ne plaise que nous commettions jamais une aussi choquante incongruité! Ce coup du lapin sera épargné au vicomte. Celui de Sartre suffit. De telles caricatures me forcent à redresser certaines inexactitudes et je regrette davoir à me citer, mais comment faire autrement ? Je nai jamais dit, ni laissé entendre, que la fureur sacrée qui se déverse sur Hugo en 1836 dans lEssai sur la Littérature anglaise était une « réponse faite neuf ans plus tard par un Chateaubriand froissé par la Préface », ni qu « en 1827 Hugo sen était pris au Génie du Christianisme.» Jai dit tout le contraire et quiconque voudrait se donner la peine de se reporter aux pages VII et VIII du volume Critique de « Bouquins » sen convaincrait immédiatement. Pour être « froissé » dailleurs, il aurait fallu lire la Préface: Chateaubriand la-t-il jamais fait ? On peut en douter : à lautomne de 1827 il avait bien dautres affaires que le factum dun disciple un peu encombrant, bien dautres villèles à fouetter ; les élections prochaines, la perspective dun retour rapide au pouvoir laccaparaient. Mais 1830 la renvoyé à ses études et lannée suivante léclat de Notre-Dame, auréolant cette cathédrale gothique quil se flattait précisément davoir rouverte, ne pouvait pas ne pas le frapper. Cest donc bien à propos du roman et contre le roman quil se déchaîne.
De toute façon, ces critiques, un peu vétilleuses, ne peuvent masquer une évidence centrale, qui crève les yeux, et qui importe seule : cest que même si, en effet, Hugo ne sest pas attaqué au Génie du Christianisme dans la Préface, même sil y a redit sa dette envers Chateaubriand la rupture sy trouvait fatalement inscrite. Cest tout ce que javais voulu dire et certes je ne men dédis pas.
La vraie question pourtant est encore ailleurs. Cest celle que pose Guy Rosa dans lébauche de discussion: où est lorigine de la modernité selon la Préface ? Dans la naissance du christianisme ou dans la Révolution ? Lidée de Rosa qui « samuse », lui aussi, à lire en filigrane du passage célèbre sur la chute de lEmpire romain, une image de notre révolution est séduisante, trop peut-être pour quon se laisse convaincre tout à fait. Dès 1824, il est vrai, (Préface des Odes), Hugo avait admis que la littérature nouvelle était le « résultat » de la Révolution ; mais il refusait quelle en fût « lexpression ». Si sa pensée allait plus loin en 1827, qui lempêchait de le dire clairement ? Mieux vaut sans doute respecter sa réticence. Je ne crois pas quil ait jamais renié lidée mère du Génie, même quand il dira, plus tard, que le romantisme est la littérature de la Révolution. Peut-être faut-il voir ici les choses simplement. Sans doute y a-t-il à ses yeux deux sortes de romantismes : un romantisme diffus, issu du christianisme, répandu à travers lEurope gothique, et que, pendant trois siècles, brimera à contre sens un néo-classicisme officiel (cest de ce romantisme-là quil parle en 1827). Et le romantisme proprement dit, le nôtre, particulier dabord à la France, fils de notre Révolution, forme virulente du romantisme chrétien, démon progressiste et conquérant, révolutionnaire à son tour Resterait à savoir si Chateaubriand aurait accepté cette idée neuve. Je laisse à plus savants le soin den débattre, mais je sais bien du moins que lesthétique du Génie du Christianisme ne fut pas son dernier mot. Et je dirai à ce sujet, pour finir, quune question que pose Degout me semble passionnante et digne dêtre creusée : y eut-il jamais une influence de Hugo sur Chateaubriand ? Je ne connais pas les études quil cite, mais il est en effet difficile de ne pas évoquer le génie grotesque devant certains passages des Mémoires. Je pense aux portraits de Marat et de Fouché (I, 9, 3), terribles et bouffons tout ensemble, et qui semblent sortis de la Préface (« A la mort et allons dîner »). Avec quelque chose peut-être de plus effrayant, et de véritablement infernal, comme le songe dune nuit de Sabbat : «Fouché, accouru de Juilly et de Nantes, étudiait le désastre sous ces docteurs : dans le cercle des bêtes féroces attentives au bas de la chaire, il avait lair dune hyène habillée. Il haleinait les futures effluves du sang Quand Marat était descendu de sa planche, ce Triboulet populaire devenait le jouet de ses maîtres : ils lui donnaient des nasardes, lui marchaient sur les pieds Marat, comme le Péché de Milton, fut violé par la Mort » On peut penser que Hugo natteindra à ce génie dinvention verbale et de fantastique vision que bien après Cromwell, dans le grandissement de lexil. Mais on peut aussi se demander si les grimaces de Notre-Dame, dénoncées avec tant de virulence, nont pas montré ici la voie à Chateaubriand. A vrai dire ce passage est daté, dans le texte, de 1822. Mais na-t-il pas été réécrit lors des grandes révisions de 1831-1833 ? La question pourrait être résolue par les spécialistes de Chateaubriand ; et elle intéresserait au plus haut point les hugoliens. Si ces tableaux sont postérieurs à 1827, on pourra creuser lhypothèse paradoxale dune influence du grotesque selon Hugo. Sinon, il faudra penser que le beau moderne naissait irrésistiblement de lhistoire, et que le génie de Chateaubriand était capable à lui seul et un peu contre lui-même, den capter les sources.