Bernard Le Drezen : Rhétorique et orateur(s) dans l'oeuvre de Hugo

Communication au Groupe Hugo du 3 avril 2004
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Le dernier tiers du XIXe siècle a été marqué par l’extinction de l’enseignement rhétorique en France, symbolisée par la suppression de la classe de rhétorique dans les années 1880. L’école de la IIIe République supprime presque entièrement le « discours » et promeut la dissertation, qui devient vite dans les écoles l’exercice roi. Parallèlement, le latin, qui était la langue première et comme une seconde langue maternelle, se trouve marginalisé, et même tenu en suspicion. La rhétorique, dès lors, est chose d’un autre temps. Or, par sa nature-même, elle est répétition, transmission d’un patrimoine millénaire ; l’habitude s’en est rapidement perdue, et ce d’autant plus que le goût en était singulièrement éteint depuis déjà quelques décennies. On ne peut que renvoyer à la trilogie autobiographique de Jules Vallès, où le narrateur n’a pas de railleries trop amères à l’égard de l’enseignement rhétorique, du latin et du grec, appris jusqu’à étouffement : c’est la célèbre dédicace du Bachelier : « à ceux qui nourris de grec et de latin sont morts de faim je dédie ce livre[1]. »

Ce monde, pour ainsi dire contemporain des Latins et des Grecs, que moque Jules Vallès[2] est encore pleinement celui de Victor Hugo. Il faut en prendre la mesure avant d’aborder l’œuvre oratoire de l’écrivain. Jusque dans les années 1860, la rhétorique et son enseignement bénéficient en France d’une perception globalement favorable ; elle est la base de l’enseignement[3]. Réduire les rapports du romantisme et du classicisme au mot d’ordre hugolien sans doute trop célèbre : « Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe » revient à fausser la perspective. On tombe alors dans cette illusion rétrospective de l’histoire littéraire qui adopte toujours le point de vue des vainqueurs. Trop longtemps on a négligé le poids, l’impact de la tradition classique – et donc de la rhétorique, centre du système éducatif de l’Ancien Régime – chez les romantiques, mais aussi la pérennité des conceptions classiques tout au long du XIXe siècle. Les romantiques, au nom d’une expression non pas libre mais libérée, ont proclamé la fin de la rhétorique, symbole et arme du classicisme. Celui-ci est entendu au sens « fossile » du terme, c’est-à-dire non plus en tant que pratique n’ayant en réalité rien de stérile et de stéréotypé, mais tel que l’a tardivement codifié Boileau, et tel que le pratiquent au XIXe siècle les pâles imitateurs des grands Classiques. Imitations qui sont les véritables cibles de Hugo dans la Préface de Cromwell et dans les poèmes théoriques et polémiques des Contemplations.

Hugo respecte les classiques. Seulement, pour lui, respecter ne signifie pas imiter : « Les anciens sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant », faisait déjà dire Molière à Angélique dans Le Malade imaginaire[4]. D’une part, donc, il n’y a pas discontinuité intégrale entre romantiques et classiques ; les romantiques n’ignorent rien de règles rhétoriques qu’ils n’oublient d’ailleurs pas autant qu’on pourrait le penser. D’autre part, les romantiques ne sont pas tout le XIXe siècle. Leur triomphe idéologique ne semble total qu’au regard de la postérité. Et, si l’on considère l’ensemble du siècle, le romantisme est un phénomène certes fort et porteur de renouveau dans les mœurs, dans les idées, dans la manière de sentir et d’écrire, mais très circonscrit dans le temps, et toujours concurrencé.

Il est souhaitable de savoir ce que Hugo, comme individu et comme orateur, connaissait exactement de la rhétorique. La lecture des textes, nombreux, qu’il consacre à la rhétorique, à l’éloquence, aux orateurs met au jour une complexité, sinon une ambiguïté, qu’il s’agit de comprendre. L’intérêt certain de Hugo pour la rhétorique comme science de la parole, et l’ambivalence de cet intérêt, révèlent une attitude elle aussi contrastée à l’égard de l’éloquence, ce qui est surprenant chez un homme considéré, au moins rétrospectivement, comme un des grands orateurs du XIXe siècle. Les idées ainsi mises en évidence conduisent à dessiner un portrait en creux de l’orateur hugolien, plus encore que de Hugo orateur.

 

I. Victor Hugo et la rhétorique classique : rejet ou assimilation ?

Il serait trop simple, sous prétexte que la rhétorique reste un fait massif dans l’enseignement du XIXe siècle, d’affirmer que Victor Hugo a reçu une bonne formation rhétorique ; et il serait faux de déduire de cet enseignement que Victor Hugo souscrit totalement à ses préceptes. Une telle allégation irait, au contraire, à l’exact opposé de ce qu’a écrit Hugo durant toute sa vie. Cependant, il est certain que le dogme classique est à la base de la réflexion hugolienne sur l’éloquence, fût-ce sur le mode du rejet. De là l’intérêt de mesurer ce que Hugo savait exactement en matière de rhétorique. Et, l’école étant le principal vecteur de la transmission de ce patrimoine, c’est par là qu’il faut commencer.

 

A. « Quelquefois l’homme qu’on est s’explique par l’enfant qu’on a été[5] »

Il n’est pas facile d’avoir une vue exacte de ce que Victor Hugo a appris de la rhétorique. Peu de recherches portent sur cet aspect particulier du contenu de l’enseignement reçu par Hugo. Le chanoine Venzac s’est intéressé aux premiers maîtres de Victor Hugo, en insistant plus sur ce qu’il y avait de remarquable chez ces maîtres que sur l’aspect purement scolaire[6]. Il est d’autant plus difficile d’avoir des certitudes que Hugo n’en parle pas explicitement, et que les années de jeunesse de Hugo correspondent à un moment de réorganisation du système scolaire après une profonde désorganisation.

La Révolution bouleverse en effet très largement le système scolaire hérité de l’Ancien Régime. Celui-ci avait lui-même vu évoluer, dans ses dernières années, la transmission de la technique rhétorique, en raison de l’expulsion des Jésuites, principaux agents dans ce domaine ; mais les Oratoriens étaient également importants, et on verra que deux des maîtres de Hugo étaient d’anciens Oratoriens, défroqués… Pendant la Révolution, la classe de rhétorique est bannie du système des écoles centrales. Entre 1792 et 1802, aucune consigne du pouvoir central n’exprime le besoin d’un enseignement rhétorique, entendu comme formation active à la parole publique. Ce qui s’explique par le fait que les révolutionnaires, et au premier chef les Idéologues, créateurs du système des écoles centrales, ne placent pas leur idéal dans l’Athènes de Périclès et Démosthène, mais dans la République de Platon et surtout dans la sobre Sparte. Vers 1802, année de naissance de Hugo, sous l’impulsion de Napoléon, la rhétorique fait retour. Sans entrer dans le détail, on peut proposer le schéma suivant pour l’enseignement rhétorique sur l’ensemble du XIXe siècle : « 1800-1820, montée d’une opinion favorable mal organisée ; 1820-1850/1860, concordance d’une opinion favorable et d’une institution ; 1860-1890, l’institution perdure alors que l’opinion se fait défavorable ; puis une réforme réajuste l’institution, laissant derrière elle une minorité[7]. »

Quoi qu’il en soit de la formation rhétorique de Hugo, il faut évidemment aller au-delà de l’image d’Épinal savamment et consciemment construite par Hugo lui-même tout au long de sa carrière : l’image du poète nativement poète, dont la vocation, en même temps que la voix et la vision, s’est formée au contact de la nature. Ce poète balbutiant, c’est celui de ces vers célèbres des Rayons et les Ombres :

 

« J’eus dans ma blonde enfance, hélas ! trop éphémère,

Trois maîtres : - un jardin, un vieux prêtre et ma mère[8]. – »

 

Le Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie d’Adèle Hugo est une source importante pour la connaissance des premières années de Hugo. Sur ce point, lui aussi est très discret. Le chapitre VII, consacré aux Feuillantines, raconte l’apprentissage de l’écriture sous l’autorité débonnaire du couple Larivière, qui tient école rue Saint-Jacques. « Ce Larivière, du reste, était un homme instruit et qui eût pu être mieux que maître d’école. Il sut très bien, quand il le fallut, enseigner aux deux frères[9] le latin et le grec[10]. » Vers 1809, Lahorie vient habiter aux Feuillantines. Celui-ci, est-il écrit, lit Tacite et Polybe[11]. « L’année suivante, quand on mit les enfants au latin, il fit expliquer Tacite à Victor, qui n’avait que huit ans[12]. »

Pendant le séjour en Espagne de la famille Hugo[13], Victor et Eugène sont enfermés au « collège des Nobles » à Madrid[14], expérience d’autant plus traumatisante qu’elle fait suite à une vie douce et insouciante, d’abord aux Feuillantines, puis durant les premières semaines de leur séjour madrilène. Le « collège des Nobles », ou la rigueur enfin apprise, et ce dès l’entrée où Victor est profondément marqué par ces « couloirs peints à la chaux et délabrés dont on ne voyait pas la fin », et par cette porte semblable à celle de l’Enfer de Dante où il est écrit « Seminario[15] ».

En effet, « le collège des Nobles était tenu par des moines[16] ». Quel est le contenu de l’enseignement ? Si l’on en croit le même texte, à peu près le même qu’en France : « Il y avait sur une table des livres latins, les mêmes que ceux des collèges français[17] » ; « on leur présenta l’Epitome[18], qu’il traduisirent couramment. On passa au De Viris ; ils n’eurent pas besoin de dictionnaire, non plus que pour Justin, ni pour Quinte-Curce[19]. » Malgré l’avance des enfants en latin, on les met dans la classe des petits, en raison de leur âge. Leur talent évident force pourtant les moines à les faire progresser à toute vitesse : « En une semaine, ils avaient sauté de la septième à la rhétorique[20]. » Dans la suite du texte, le Victor Hugo raconté est plus disert sur les querelles d’Eugène et Victor au collège que sur le contenu réel de l’enseignement ; ce qui est normal : ces petites anecdotes, très romanesques, censées être révélatrices du caractère des deux frères, et surtout de celui du héros de l’histoire, sont bien plus intéressantes. Sans doute aussi, à l’époque, le simple fait de parler de classe de « rhétorique », était-il suffisamment évocateur et permettait-il de suggérer que l’enseignement était le même qu’en France.

À leur retour en France, les enfants retrouvent, en même temps que les Feuillantines, le latin et le père Larivière. Avec, toutefois, une différence : « Il était difficile de remettre à l’école deux grands garçons qui sortaient de rhétorique. Ils n’allèrent donc plus chez M. Larivière ; ce fut M. Larivière qui vint chez eux. Mais leur maître principal fut le jardin, où leur mère les laissait étudier le premier de tous les livres, la nature[21]. » Comme toujours pour Hugo, la nature est un maître infiniment meilleur que les maîtres d’école ; c’est un des lieux communs hugoliens sur l’éducation. « Mme Hugo était pour l’éducation en liberté. On a déjà vu qu’en fait de culte elle n’avait pas voulu violenter l’âme de ses fils et leur faire faire leur religion ; elle ne gênait pas plus leur intelligence que leur conscience[22]. » Suit donc, pour les enfants, une période de liberté où ils lisent tout ce qui leur tombe sous la main. Quelques temps plus tard, c’est, pour Eugène et Victor, la pension Cordier, autre souvenir peu agréable. Une fois encore, le père, décidément figure de l’autorité et de la rigueur, est responsable de cette déchirure. Le général Hugo rêvait pour ses fils de l’École polytechnique ; il leur trouva donc une école préparatoire. M. Cordier, tout comme le père Larivière, est un ancien abbé « qui avait jeté la soutane aux orties » et qui était « passionné de Jean-Jacques Rousseau[23] ». Que font les enfants à la pension Cordier ? Des mathématiques, certes, puisque leur père veut qu’ils préparent le concours d’entrée à l’école polytechnique, mais aussi et surtout de la rhétorique, autrement dit vers latins, discours latins et français avec ce que cela suppose : amplifications, parallèles mythologiques, etc.

 

B. Tendre et profond amour du latin, haine vigoureuse de la rhétorique ?

Constante est chez Hugo la haine des professeurs de rhétorique ; on serait tenté de dire : des professeurs. En 1813, peu de temps après l’exécution de Lahorie et de ses complices (le 28 octobre), le Victor Hugo raconté écrit : « la liberté des deux frères courut un grave péril […] Un proviseur vint les demander pour son collège, et inquiéta l’âme de leur mère sur les conséquences de cette éducation lâchée hors de la discipline universitaire[24]. » Ce « principal d’un collège quelconque[25] » est en fait proviseur du Lycée Napoléon[26]. Le portrait de ce proviseur, croqué avec une méchanceté à la mesure du souvenir nauséabond qu’ont laissé à Hugo la plupart de ses professeurs, rappelle opportunément que le professeur, pour Hugo, c’est le pédant, « chauve et noir ».

Le discours de ce proviseur est très instructif ; il dessine les contours de cette prétendue éducation qui est un emprisonnement ; système honni par Hugo :

 

« - Que l’enfant n’était pas dirigé ; - que parfois

Il emportait son livre en rêvant dans les bois ;

Qu’il croissait au hasard dans cette solitude ;

Qu’on devait y songer ; que la sévère étude

Était fille de l’ombre et des cloîtres profonds ;

Qu’une lampe pendue à de sombres plafonds,

Qui de cent écoliers guide la plume agile

Éclairait mieux Horace et Catulle et Virgile,

Et versait à l’esprit des rayons bien meilleurs

Que le soleil qui joue à travers l’arbre en fleurs.

Et qu’enfin il fallait aux enfants, - loin des mères, -

Le joug, le dur travail et les larmes amères.

Là-dessus, le collège, aimable et triomphant,

Avec un doux sourire offrait au jeune enfant,

Ivre de liberté, d’air, de joie et de roses,

Ses bancs de chêne noirs, ses longs dortoirs moroses,

Ses salles qu’on verrouille et qu’à tous leurs piliers

Sculpte avec un vieux clou l’ennui des écoliers,

Ses magisters qui font, parmi les paperasses,

Manger l’heure du jeu par les pensums voraces,

Et sans eau, sans gazon, sans arbres, sans fruits mûrs

Sa grande cour pavée entre quatre grands murs[27]. »

 

En parfait contrepoint à cet univers mortifère, poussiéreux – carcéral, le poète donne alors le tableau magique d’un univers ouvert à l’esprit, traversé par l’Esprit et qui ouvre, à son tour, le cœur et l’âme à la compréhension du monde : « les bois et les champs, du sage seul compris / Font l’éducation de tous les grands esprits[28]. »

La prosopopée de la nature, véritable chant de la terre, est particulièrement édifiante :

 

« Laisse-nous cet enfant ! nous lui ferons un cœur

Qui comprendra la femme ; un esprit non moqueur,

Où naîtront aisément le songe et la chimère,

Qui prendra Dieu pour livre et les champs pour grammaire[29] »

 

Victor Hugo n’aime pas plus la grammaire que les professeurs. C’est du moins ce qu’il affirme : on sait au moins qu’il a gardé une grande tendresse pour le père Larivière, à qui il a dédié le poème intitulé Bonheur que procure l’étude. Une autre remarque s’impose également pour nuancer le tableau très noir que Hugo brosse du corps enseignant ; une remarque au sujet du latin. L’« enfant » de Vallès crève littéralement du latin qu’on lui inculque à longueur de journée ; on lui demande sans arrêt de se mettre à la place des Latins. Il répond :

 

« Je ne puis cependant pas me figurer que je suis un Latin.

Je ne puis pas.

Ce n’est pas dans les latrines de Vitellius que je vais quand je sors de la classe. Je n’ai pas été en Grèce non plus ! Ce ne sont pas les lauriers de Miltiade qui me gênent, c’est l’oignon qui me fait mal. Je me vante, dans mes narrations, de blessures que j’ai reçues par devant, adverso pectore ; j’en ai bien reçu quelques-unes par derrière [30]. »

 

Victor Hugo, lui, adore le latin, toujours associé dans son esprit aux années heureuses des Feuillantines. Plusieurs des pièces de la série des « bêtises qu’il faisait avant sa naissance » ont un sujet antique[31], et une pièce comme César passe le Rubicon est typiquement un développement que l’on donnait aux élèves. Le latin se retrouve partout dans l’œuvre de Hugo : titres de poèmes, titres de chapitres dans les romans, nombreux souvenirs latins dans le corps même des textes, et jusque dans la correspondance. Hugo est tout autant pétri de latin qu’il déteste la plupart de professeurs. Il a proclamé sa haine des professeurs de rhétorique englobés dans « l’essaim des pédagogues tristes[32] » qui accablent l’écolier des Contemplations. Le père Rapin, auteur de Réflexions sur l’usage de l’éloquence de ce temps (1672), est mis à l’index[33] ; les grammairiens font l’objet d’un dénigrement tout aussi systématique : c’est le cas de Restaut, Vaugelas, Bouhours, Batteux, Brossette, Dumarsais ou encore Beauzée[34], de même que Richelet, et bien entendu Boileau[35]. Hugo exprime également une certaine méfiance envers Quintilien, qu’il cite ironiquement :

 

Les vrais sages, ayant la raison pour lien,

Ont toujours consulté, sur l’art, Quintilien[36].

 

Pourquoi Hugo rejette-t-il l’une (la rhétorique) et aime-t-il autant l’autre (le latin), alors que les deux, à l’époque, vont largement de pair[37] ? C’est que le latin est avant tout pour Hugo la langue des poètes et des historiens[38]. Il est significatif que les auteurs latins évoqués par Hugo dans son parcours éducatif soient tous des poètes et des historiens. Poètes surtout : la langue latine, par sa condensation proprement poétique, est dotée d’un pouvoir de suggestion qui fascine Hugo. En revanche, la rhétorique est pour lui l’inverse absolu de la poésie : reproduction de règles fixées il y a des siècles, routine qui exclut le développement de l’esprit. Et pourtant, on trouve dans les Carnets, datant d’une période où Hugo a commencé une carrière d’orateur, ce paragraphe surprenant et qui permet de relativiser les anathèmes jetés plus tard contre la rhétorique et ceux qui l’enseignent :

 

« Les professeurs de rhétorique ne savent guère ce qu’ils font, mais tellement quellement ils finissent toujours par amener les idées dans les jeunes esprits. Ils ressemblent aux chevaux de puits qui ont les yeux bandés et qui tournent toujours dans le même cercle, mais qui font très bien monter l’eau[39]. » (1843-1847).

Les positions ne sont donc pas aussi tranchées qu’il y paraît.

 

C. Une connaissance fine des problématiques rhétoriques,  un intérêt constant pour l’art de la parole

La condamnation hugolienne de la rhétorique, en apparence sans appel, est à nuancer par le fait que Hugo parle souvent de la rhétorique et de l’éloquence, celle-ci pouvant être définie, selon des conceptions classiques, comme la mise en œuvre d’une science rhétorique. On peut certes opposer que les réfutations les plus fortes sont précisément celles qui s’appuient sur une bonne connaissance de l’adversaire. Cependant, pourquoi retrouve-t-on autant de rhétorique, d’analyses sur l’éloquence, mais aussi d’orateurs dans l’œuvre de Hugo, sinon parce que Hugo éprouve un intérêt profond et constant pour la rhétorique, en dépit de la condamnation première ?

La conscience rhétorique se marque d’abord chez lui par la mise en relief des figures de Cicéron et Démosthène. « Il y a deux sortes d’orateur, l’orateur philosophe et l’orateur tribun ; l’antiquité nous a laissé ces deux types ; Cicéron est l’un, Démosthènes [sic] est l’autre[40]. » En affirmant cela, Hugo n’est guère original : Cicéron et Démosthène sont depuis toujours les deux références majeures illustrant conjointement le talent oratoire et l’éthique citoyenne. Seule compte ici la mention de ces grands modèles.

L’héritage classique se traduit chez Hugo par des rappels parfois précis des concepts et des genres de la rhétorique. La construction d’Actes et Paroles I – Avant l’exil se fait selon les différents genres reconnus par la rhétorique : épidictique, délibératif et judiciaire. Les discours prononcés dans les différentes assemblées (Chambre des Pairs, Assemblée nationale constituante, Assemblée nationale législative), de même que les allocutions dans les réunions électorales, appartiennent au genre délibératif ; la plaidoirie « Pour Charles Hugo[41] » illustre le judiciaire ; l’épidictique est quant à lui très représenté, avec les discours académiques, les oraisons funèbres et les interventions faites au premier Congrès de la Paix tenu à Paris en 1849.

De nombreux indices d’une connaissance précise des notions rhétoriques se découvrent dans l’œuvre de Hugo. Mieux : il semble que l’orateur et la réflexion rhétorique apparaissent comme l’un des thèmes récurrents de l’œuvre hugolienne. Dans l’étude Sur Mirabeau, l’auteur insiste sur l’actio ; très tôt, il pense l’art oratoire comme un tout. L’attitude, l’aspect physique et la voix des orateurs participent de l’effet produit sur l’auditoire :

 

« Probitas, l’orateur doit être sans reproche, M. de Mirabeau est reprochable de toutes parts ; praestantia, l’orateur doit être beau, M. de Mirabeau est laid : vox amoena, l’orateur doit avoir un organe agréable, M. de Mirabeau a la voix dure, sèche, criarde, tonnant toujours et ne parlant jamais ; subrisius audientium, l’orateur doit être bien venu de son auditoire, M. de Mirabeau est haï de l’assemblée, etc. ; et une foule de gens, fort contents d’eux-mêmes, concluaient : M. de Mirabeau n’est pas orateur[42]»

 

Bien plus tard, dans le discours prononcé pour l’inauguration du tombeau de Ledru-Rollin, Hugo rappelle une fois encore cette « partie » fondamentale de la rhétorique : « Personne plus que Ledru-Rollin n’a eu les dons souverains de la parole. Il avait l’accent, le geste, la hauteur, la probité ferme et fière, l’impétuosité convaincue, l’affirmation tonnante et superbe[43]. » Dans ce passage, Hugo mêle des indications relevant de l’actio (accent, geste, hauteur) à des éléments constituant l’ethos textuel (c’est-à-dire construit par le discours) de l’orateur ; il montre en quoi la combinaison des deux joue dans le processus de persuasion.

Plus intéressant, figurent dans Les Contemplations plusieurs références précises aux termes techniques de l’ancienne rhétorique :

 

« Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe !

Et tout quatre-vingt-treize éclata. Sur leur axe

On vit trembler l’athos, l’ithos et le pathos[44]. »

 

Le pathos désigne au sens strict les passions que l’orateur est censé éveiller dans l’auditoire[45] ; l’ithos renvoie quant à lui aux « mœurs » ; l’athos, premier terme de la série, la complète sur le mode burlesque, signe du caractère badin de ce cours de rhétorique infligé au lecteur… L’athos, l’ithos et le pathos tremblant sur leur axe : éternelle horloge de bêtise convenant aux eunuques de la pensée.

Tout aussi légère est la description du « procureur du roi en cour d’église » plaidant la culpabilité d’Esmeralda dans Notre-Dame de Paris, qui tourne en dérision la plupart des traditions rhétoriques :

 

« Maître Charmolue exhiba un effrayant cahier, et se mit à lire avec force gestes et l’accentuation exagérée de la plaidoirie une oraison en latin où toutes les preuves du procès s’échafaudaient sur des périphrases cicéroniennes, flanquées de citations de Plaute, son comique favori. Nous regrettons de ne pouvoir offrir à nos lecteurs ce morceau remarquable. L’orateur le débitait avec une action merveilleuse. Il n’avait pas achevé l’exorde, que déjà la sueur lui sortait du front et les yeux de la tête. Tout à coup, au beau milieu d’une période, il s’interrompit, et son regard, d’ordinaire assez doux et même assez bête, devint foudroyant. – Messieurs, s’écria-t-il (cette fois en français, car ce n’était pas dans le cahier)[46] »

 

L’« action merveilleuse » est ramenée quelques lignes après à ce qu’elle est, c’est-à-dire une « pantomime pathétique ». Ce passage démontre une conscience précise et précoce – le roman précède de dix ans les premiers discours de Hugo – des moyens, de la terminologie technique, mais aussi des fins de la rhétorique. Tout y est brocardé, des gestes aux expressions corporelles en passant par les jeux de voix de l’orateur ; le terme de « preuve » est à entendre au sens rhétorique tout autant qu’au sens judiciaire, comme en témoigne l’usage du mot en mention quelques lignes plus loin : « Cet incident, cette dernière preuve, fit grand effet. » Les fonctions traditionnelles de la rhétorique, comme ne l’ignore pas Hugo, sont de persuader, d’émouvoir et de plaire. Ici, la persuasion s’obtient en grande partie grâce à l’émotion suscitée par l’incident rapporté. Dans l’un de ses discours académiques, Hugo mentionne explicitement, quoique de façon fugitive, ces fonctions de la rhétorique ; à propos de l’usage du sentiment dans une œuvre littéraire, Hugo dit : « Il plaît et il émeut[47]. »

Les romans de Hugo abondent en figures d’orateurs ; très souvent, les discours prononcés sont accompagnés de commentaires « méta-rhétoriques » par le narrateur, ou bien par les personnages eux-mêmes : « écoute ça, Gwynplaine, exorde insinuant[48] », lit-on dans L’Homme qui rit, dans la bouche d’Ursus. Ce commentaire « méta-rhétorique » adressé, par un redoublement de la fiction, à un personnage absent, est suivi d’une captatio très (ou trop) visible et de la constitution excessive et visiblement parodique de l’ethos de l’orateur Ursus, philosophe et misanthrope : « Citoyennes et citoyens, c’est moi qui suis l’ours. J’ôte ma tête pour vous parler. Je réclame humblement le silence[49]. »

Les références, nombreuses, aux grands modèles antiques, ne sont donc pas toujours – loin s’en faut – négatives ou ironiques. Cependant, un dialogue polémique s’engage avec une tradition rhétorique au demeurant bien maîtrisée ; de là un rapport complexe à la figure de l’orateur. On retrouve à travers l’œuvre romanesque et poétique une galerie d’orateurs ; certains sont admirés, d’autres détestés. Ce rapport complexe à la rhétorique comme science est sans doute la manifestation la plus visible d’une ambiguïté moins attendue de Hugo envers l’éloquence, autrement dit l’usage qui est fait de la parole publique.

 

II. Victor Hugo, pour et contre l’éloquence

A. Une méfiance précoce et continuée envers l’éloquence

Les Carnets, avant, pendant et après la période d’activité oratoire de Hugo, offrent de nombreuses phrases hostiles à l’éloquence et aux orateurs. Cela ne signifie pas, bien sûr, une opposition entière à l’art oratoire ou à la parole publique, mais cela signale pour le moins une réticence envers l’éloquence telle qu’elle se pratique, et peut-être même telle que Hugo l’a lui-même pratiquée. Réticence qu’il faut donc expliquer chez un auteur pour qui l’éloquence, conséquence de l’engagement politique, a occupé tant de temps et trouvé une place aussi importante dans son œuvre. Il faut, en particulier, confronter de telles réserves avec d’autres jugements en apparence opposés, tel celui-ci, placé en tête des Œuvres oratoires recueillies en 1853 :

 

« Le génie de Victor Hugo a un triple aspect, poésie, prose, parole ; grâce aux deux volumes que nous publions, l’œuvre de l’orateur s’ajoute à l’œuvre de l’écrivain et à l’œuvre du poète ; et les bibliothèques pourront désormais posséder Victor Hugo complet[50]. »

 

Ici, Victor Hugo[51] affirme l’unité profonde de son génie, la complémentarité fondamentale des différents aspects de son œuvre… L’œuvre oratoire doit ainsi être pleinement intégrée à l’œuvre hugolien. Originellement, pourtant, il y a chez Hugo l’impression très nette d’une infériorité de l’orateur sur l’auteur ; cette impression subsistera, quoi qu’il dise et écrive parfois. On trouve dans les textes, très tôt et avant la carrière oratoire, des jugements indiquant l’importance de sa réflexion sur l’art oratoire, c’est-à-dire sur la parole publique. Et ces jugements sont fréquemment négatifs, tel celui-ci, daté approximativement de l’année 1840 : « L’écrivain peut avoir du talent malgré le public ; l’orateur n’a du talent que du consentement de l’auditoire[52]. »

L’impression qui domine est celle d’une méfiance envers les orateurs, ce dont témoigne cette autre citation de la même période, tout à la fois plus violente et méprisante que la précédente :

 

« Tout penseur qui voudra devenir orateur, tout homme d’esprit et de cœur qui voudra se faire éloquent et être éloquent, remuer les masses, dominer les assemblées, agiter les empires avec sa parole, n’a qu’à passer de la région des idées dans le domaine des lieux communs[53]. »

 

Toujours dans les mêmes environs chronologiques, est formulée l’idée, accréditant l’infériorité de l’orateur sur le penseur, que l’orateur est tout entier tributaire des circonstances ; il est dans l’éphémère, né de l’éphémère et destiné à périr :

 

« L’orateur

« L’arbre et l’homme grandissent quand ils sont sur un bon terrain. Seulement il faut un siècle à un chêne ; une heure suffit à un homme [54]. »

 

Il s’agit là d’une manière de dire que l’orateur est le produit d’une certaine conjonction d’événements, d’une conjoncture historique. Il est dans l’ordre du superficiel et du stéréotype, c’est-à-dire, en termes rhétoriques, du lieu commun, par opposition au penseur, qui pour sa part domine l’histoire, pense le fait au lieu de le subir. De là, parfois, des jugements péremptoires du genre de celui-ci : « Plus je vis [vois] la politique, plus j’aimai [j’aime] la littérature[55]. » Hugo se méfie toujours de l’éloquence : tout en en constatant les pouvoirs, il dit sans cesse qu’il faudrait s’en passer – mieux : qu’un jour elle ne sera plus nécessaire. Car l’éloquence est le signe de la faiblesse de notre entendement. Quand les hommes seront sages, les joutes oratoires, signes d’une barbarie à peine dépassée, disparaîtront.

De telles idées permettent d’inscrire Hugo dans une longue lignée de penseurs et d’écrivains qui ont tenu l’éloquence en suspicion. Cette tradition commence au moins avec Platon. Là où Hugo est plus original, c’est lorsqu’il annonce, en même temps que la résorption progressive du conflit entre le droit et la loi, l’extinction de l’éloquence humaine, qui n’est, à l’en croire, rien d’autre que la manifestation de ce conflit. C’est bien cette idée, surprenante car différant fortement des arguments habituels des opposants à l’éloquence[56], d’une éloquence qui ne serait qu’un pis-aller, qu’une approximation de la vérité, et non en elle-même outil de vérité, qui ouvre Le Droit et la Loi, texte qui, dans l’esprit de Hugo, fait office de préface à l’ensemble d’Actes et Paroles :

 

« Toute l’éloquence humaine dans toutes les assemblées de tous les peuples et de tous les temps peut se résumer en ceci : la querelle du droit contre la loi.

Cette querelle, et c’est là tout le phénomène du progrès, tend de plus en plus à décroître. Le jour où elle cessera, la civilisation touchera à son apogée, la jonction sera faite entre ce qui doit être et ce qui est, la tribune politique se transformera en tribune scientifique ; fin des surprises, fin des calamités et des catastrophes ; on aura doublé le cap des tempêtes ; il n’y aura pour ainsi dire plus d’événements ; la société se développera majestueusement selon la nature ; la quantité d’éternité possible à la terre se mêlera aux faits humains et les apaisera. »

« Plus de disputes, plus de fictions, plus de parasitismes ; ce sera le règne paisible de l’incontestable ; on ne fera plus les lois, on les constatera ; les lois seront des axiomes ; on ne met pas aux voix deux et deux font quatre[57] ; le binôme de Newton ne dépend pas d’une majorité ; il y a une géométrie sociale ; on sera gouverné par l’évidence ; le code sera honnête, direct, clair ; ce n’est pas pour rien qu’on appelle la vertu la droiture[58]. »

 

Et un peu plus loin, dans le même paragraphe : « Grâce à l’instruction substituée à la guerre, le suffrage universel arrivera à ce degré de discernement qu’il saura choisir les esprits ; on aura pour parlement le concile permanent des intelligences ; l’Institut sera le sénat. La Convention, en créant l’Institut, avait la vision, confuse mais profonde, de l’avenir. »

Passage extrêmement frappant, et qui est bien plus qu’une esquisse d’utopie. Texte extrêmement proche d’ailleurs d’au moins deux autres : le discours d’Enjolras sur la barricade dans Les Misérables et la dernière conversation de Gauvain et Cimourdain dans Quatrevingt-Treize. Il s’agit de l’exact opposé de la démocratie parlementaire telle que l’a expérimentée la seconde République.

Ces réticences envers l’éloquence, qui est la voix de la politique, n’empêchent pas Hugo de parsemer ses carnets d’innombrables remarques « politiques ». Entendons par-là aussi bien des réflexions d’ordre général sur l’évolution de la civilisation que des opinions sur la société et la politique françaises, sur la politique étrangère. Quelques exemples, choisis volontairement dans la même période que les citations précédentes, qui avaient trait à l’éloquence et aux orateurs, suffisent à le montrer.

 

« Le parlement d’Angleterre opprime l’Irlande par une foule de bills injustes et vexatoires. L’Irlande répond par des insurrections nocturnes. Toutes les nuits, tantôt dans un comté, tantôt dans l’autre, cent, deux cents, trois cents paysans se lèvent ; battent le pays, armés et masqués, rançonnant les francs-tenanciers anglais, faisant rendre gorge aux propriétaires protestants. Triste et fatale lutte ! Le peuple irlandais dit dans son propre langage figuré et sombre : Ce que fait le législateur de midi sera défait par le législateur de minuit[59]. »

 

 Rappelons que le combat de l’Irlande, à l’époque de ces lignes, était incarné par un personnage qui a fasciné l’Europe : O’Connell, brillant orateur populaire qui fait d’ailleurs l’objet d’un portrait enthousiaste dans Le Livre des orateurs de Cormenin, publié dans les années 1830.

Autre exemple :

 

« Le génie qui délivre un peuple est aussi précieux aux yeux de Dieu que le génie qui gouverne un empire. La barque qui porte Guillaume Tell n’est pas moins sacrée pour la tempête que l’esquif qui porte César[60]. »

 

Attitude très contrastée de Hugo envers la chose et la parole publiques. Son intérêt pour eux, cependant, est très ancien, et ne se dément jamais. Hugo partage avec ses contemporains, les enfants nés avec le siècle, l’idée que tout est nécessairement politique, à commencer par la littérature. La première édition des Odes, datée de juin 1822, est d’ailleurs révélatrice de ce point de vue qui mêle étroitement dès l’origine littérature et politique :

 

« Il y a deux intentions dans la publication de ce livre, l’intention littéraire et l’intention politique ; mais, dans la pensée de l’auteur, la dernière est la conséquence de la première, car l’histoire des hommes ne présente de poésie que jugée du haut des idées monarchiques et des croyances religieuses [61]»

 

L’œuvre de Hugo est ainsi jalonnée de phrases-slogans qui affirment l’union indissoluble des choses politiques et des choses littéraires. Au total, les raisons de l’ambivalence de Hugo à l’égard de l’éloquence sont donc multiples. Certaines sont héritées d’une tradition hostile à l’éloquence[62] ; d’autres sont liées à une conscience très forte de la mission du poète-penseur, supérieure à celle que peut accomplir l’orateur, et même simplement l’homme politique. Mais plus encore que la réflexion, il est probable que c’est l’épreuve du réel qui détermine la méfiance de Hugo à l’endroit de l’éloquence. Autant que les prestiges de la parole, qui peuvent être tels qu’à certains moments, un Lamartine par exemple est capable de retourner complètement une assemblée, Hugo en a expérimenté les dangers ; bien souvent, ce sont les démagogues qui ont le mot de la fin.

 

B. Les prestiges de la parole à l’épreuve du réel

Cette distance à l’égard de l’éloquence que l’on voit Hugo adopter à l’entrée de son œuvre oratoire (préface d’Actes et paroles) a toujours existé ; elle a certainement été renforcée par l’épreuve du réel à l’Assemblée nationale. Avant d’avoir lui-même fait l’expérience de l’éloquence dans une assemblée démocratique, Hugo pouvait encore croire, fût-ce au prix d’un de ces « coups de force de l’espérance » dont parle Claude Millet, à la capacité de l’homme juste à se faire entendre. Hugo se rend compte qu’il ne suffit pas d’avoir raison pour bien parler et être applaudi. Pour être victorieux, il faut être éloquent, savoir jouer des passions. La séduction de la parole n’a rien à voir avec la splendeur du vrai, censée s’imposer d’elle-même. Dès lors, on est loin de l’idéal cicéronien de l’homme de bien parlant sagement et emportant la décision par sa parole – vir bonus dicendi peritus.

Nul doute que la seconde République reste pour Hugo un grand traumatisme ; il s’agit de l’échec de la démocratie parlementaire, à laquelle il n’avait certes pas cru pendant longtemps. La politique du grand parti de l’Ordre a beau esquisser, a contrario, ce que doit être la République, et constituer ainsi une authentique pédagogie républicaine[63], l’échec de la République n’en est pas moins patent. Quand on a une majorité aussi hostile contre soi, que le résultat des discussions, et surtout des votes, est toujours joué d’avance, que faire, sinon témoigner du vrai, pour l’avenir ? C’est un ethos que l’on trouve fréquemment dans les discours des républicains de 1849-1851. Ceux de Hugo participent eux aussi de plus en plus consciemment de cette pédagogie républicaine.

À l’échec de la République correspond l’échec oratoire personnel de Hugo. Il ne connaît jamais, contrairement à Montalembert ou Lamartine, ou même Ledru-Rollin, d’authentique succès de tribune[64]. De fait, pour un orateur aussi exposé à la haine que le devient Hugo, l’exercice de la tribune est tout sauf agréable. Il en a dit souvent la douleur ; l’épreuve est pénible. L’idée d’un Hugo montant à la tribune par vanité, pour satisfaire son orgueil, est donc à exclure, quoi qu’il éprouve peut-être du plaisir à écrire, des années après, avec un sens certain de l’euphémisme : « Être un contre tous, cela est quelquefois laborieux[65]. »

Autre grief né de la pratique de la tribune : la conscience d’une inadéquation entre l’intention et le résultat : « Avouons-le, c’est dans la parole qu’il y a du hasard[66]. » L’éloquence est approximation de la pensée, contrairement à l’écriture, et ce malgré ce qu’en dit Hugo dans le même texte : « les mots arrivent aisément, surtout à l’orateur qui est écrivain, qui a l’habitude de leur commander et d’être servi par eux, et qui, lorsqu’il les sonne, les fait venir[67]. » Il y a toujours une part irréductible de hasard dans l’éloquence : « la parole va et vient de la conviction fixe et sereine à la révolte plus ou moins mesurée contre l’incident inattendu ; de là des oscillations redoutables. On se laisse entraîner, ce qui est un danger, et emporter, ce qui est un tort. On fait des fautes de tribune. L’orateur qui se confesse ici n’y a point échappé[68]. » Le moyen d’éviter ces « fautes » est d’écrire d’un bout à l’autre ses discours, ce que Hugo trouve non seulement acceptable mais souhaitable[69]. Ce jugement très favorable à l’éloquence « littéraire » constitue en même temps un hommage au principe même de la rhétorique, celle-ci supposant en effet une intention, une organisation des moyens en fonction de la fin. Ce qui n’empêche pas Hugo de nier, contre toute vraisemblance, avoir lui-même écrit ses discours à l’avance.

Instrument imparfait, l’éloquence est pourtant nécessaire, en l’état actuel de la civilisation et jusqu’à ce que les savants remplacent les rhéteurs, l’Institut le Sénat... Il convient donc de l’utiliser comme instrument de civilisation, avec ses défauts, ses approximations. Malgré les insuffisances de la parole publique, il n’est pas possible que le vrai n’ait pas de défenseur ici et maintenant. De là la nécessité de parler. La raison ultime de l’acceptation par Hugo de l’éloquence est la conviction permanente que la parole, poétique ou éloquente, est toujours par nature politique.

 

C. La nature politique de la parole

Constamment Hugo formule ou illustre l’idée que toute parole proférée, par écrit ou à l’oral, possède une dimension politique. Parler et écrire sont de ce point de vue une seule et même chose. La parole est le lieu du politique, car le propre de la langue – outil de communication entre les hommes – est de créer du lien. Ce qui est une définition possible du politique. Ceci ne préjuge en rien du contenu de ce lien et des conceptions politiques qui le sous-tendent ; la république n’est pas le seul régime politique possible, ni même le seul régime légitime. La parole peut s’adresser au peuple selon des modalités qui ne sont pas démocratiques : un lien peut exister sans qu’il y ait échange. Cette relation dissymétrique est celle qui unit le génie, l’individu exceptionnel au peuple. Ce n’est que progressivement, et jamais totalement, que Hugo pensera une relation authentique entre le génie et le peuple dont il est la voix.

Historiquement, la parole publique, sa valorisation, et aussi son flétrissement[70] sont toujours liés à l’exercice de la liberté politique. Les modernes que nous sommes ont tendance à poser l’indivisibilité de la liberté : la liberté est totale ou elle n’est pas. En pratique, cependant, des limites peuvent exister, et la parole n’en demeure pas moins. Les restrictions de la presse ne sont pas le seul indice du degré de liberté politique d’un régime : sous la monarchie de Juillet, la tribune est libre malgré les lois sur la presse et l’usage régulier de la censure. Les comptes rendus des séances à la Chambre paraissent tous les jours, et ne sont pas censurés. La seconde République elle-même rétablit le cautionnement des journaux et multiplie les procès aux journalistes ; pour autant, la tribune est entièrement libre, à tel point qu’un socialiste comme Proudhon peut y faire l’exposé méthodique de son projet[71]. La première chose qui disparaît sous les régimes dictatoriaux, c’est la grande éloquence politique et surtout le compte rendu intégral des débats ; peut rester cette éloquence dégradée qu’est l’éloquence des académies et celle des corps législatifs.

C’est pour cela que parler n’est pas anodin : c’est faire acte de liberté. L’usage de la parole est dès le début conçu par Hugo comme étant lié à l’exercice et à la revendication de la liberté, comme étant de portée politique. Du reste, la pratique de la parole par Hugo démontre suffisamment que la prise de parole est toujours pour lui d’ordre politique. L’un des premiers discours politiques de Hugo est sa plaidoirie devant le tribunal de Commerce de Paris, le 19 décembre 1832, suite à l’interdiction du Roi s’amuse[72]. Discours qui possède déjà toutes les caractéristiques d’un acte politique, puisqu’il s’agit d’une parole d’opposition à un pouvoir qui ôte ce qu’il vient de donner et contrevient aux principes qui ont présidé à sa naissance ; de plus, le texte a été publié, ce qui est bien un moyen de l’inscrire dans l’« espace public » constitué, selon les analyses classiques d’Habermas, par l’ensemble des personnes privées faisant un usage critique de leur raison[73]. Sans compter qu’au XIXe siècle, l’éloquence du barreau est souvent la première marche de la tribune politique. Cela n’est pas encore vrai pour Hugo à cette date, quoique le discours soit indéniablement politique ; cela est vrai pour son défenseur, Odilon Barrot, figure de proue du parti du « mouvement » sous la monarchie de Juillet, futur chef du gouvernement de Louis-Napoléon Bonaparte.

Le premier discours politique reconnu comme tel par Hugo, le premier recueilli dans Actes et paroles, date de 1841. Le discours de réception à l’Académie française donne en son exorde un tableau grandiose de l’épopée napoléonienne. Hugo y évoque la Révolution, et les moyens d’en éviter de nouvelles, fait allusion au Traité de Vienne et à la question des frontières de la France, etc. Discours académique donc, certes, mais aussi, très manifestement, discours politique, comme l’indique suffisamment la fin du discours où le poète propose explicitement ses services au régime de Juillet, ce qui lui vaut de la part de Salvandy, directeur de l’Académie, la réponse suivante : « Napoléon, Sieyès, Malesherbes ne sont pas vos ancêtres, Monsieur. Vous en avez de non moins illustres : Jean-Baptiste Rousseau, Clément Marot, Pindare, le Psalmiste. Ici, nous ne connaissons pas de plus belle généalogie[74]. » Il faut d’ailleurs signaler que le discours académique, au XIXe siècle, est presque systématiquement un acte politique. La nomination d’un académicien peut l’être elle-même : qu’on songe à Chateaubriand. Napoléon ne s’est pas trompé sur ce que peut être l’éloquence académique à certaines époques en refusant que celui-ci prononce son discours de réception. De fait, dès les discours académiques de Hugo, on découvre un nombre important d’indications sur l’éloquence, sur la politique, sur les fonctions et les moyens de la parole publique. À partir de la Chambre des Pairs, la nature politique de la prise de parole devient beaucoup plus évidente[75].

La parole est donc toujours déjà politique, et Hugo la conçoit bien comme telle. Reste à définir ce que serait un bon usage de la parole publique – ce que serait un véritable orateur.

 

III. Vers l’orateur hugolien

A. Le « rhéteur aux lèvres flétries[76] »

Un concept peut très souvent s’élaborer par comparaison avec ce qui en constitue la négation. Ainsi, il est possible de cerner l’orateur hugolien par ce qui en constitue le contre-modèle. L’orateur, sous sa forme négative et détestée, est d’abord le rhéteur, au mieux ridicule comme dans l’exemple précédemment cité de Notre-Dame de Paris, au pire néfaste car dangereux pour la liberté : il s’agit du Montalembert des Châtiments, décrit comme le « louche rhéteur des vieux partis hurlants[77] ». Hugo suit l’usage habituel du terme, qui renvoie plutôt dans la tradition rhétorique au maître d’éloquence et à l’auteur de traités de rhétorique, par opposition à l’orateur qui est quant à lui un praticien de la parole. Conformément à l’usage courant et dépréciatif qui en est fait, le terme désigne toujours chez Hugo celui qui fait un mauvais usage de la parole ; celui qui feint l’emportement ou la passion ; celui qui se parjure. Ce rejet d’un modèle oratoire pervers va de pair avec le refus d’un art oratoire normatif qui stérilise l’émotion, dissimule la vérité.

Dans cette image très négative du rhéteur se lit un héritage culturel attaché à la perception de l’éloquence, ainsi analysé par Jean Starobinski : l’éloquence est « à la fois source et moyen d’un vaste pouvoir, fondatrice d’autorité, mais ayant elle-même besoin d’être fondée et confirmée par la valeur morale de celui qui l’exerce, sous peine de se dévaluer comme “spécieuse éloquence”, “déclamation de rhéteur”, “discours sophistique”[78]. » Hugo dénonce les sophistes qui font tout pour tromper leurs auditeurs. On lit par exemple dans L’Homme qui rit : « Les méchants malmènent la conscience avec autorité. Il y a une gymnastique du faux. Le sophiste est un faussaire, et dans l’occasion ce faussaire brutalise le bon sens. Une certaine logique très souple, très implacable et très agile est au service du mal et excelle à meurtrir la vérité dans les ténèbres. »

 

B. Mirabeau, orator et prophète romantique

Par opposition au rhéteur, l’orateur, dont le premier modèle est Mirabeau, pour Hugo comme pour beaucoup de ses contemporains qui redécouvrent la Révolution, après l’interdit idéologique et légal prononcé contre elle par la Restauration. La référence à l’orator antique est alors fréquemment convoquée. Les souvenirs de l’Antiquité, chez les révolutionnaires eux-mêmes, comblent l’hiatus historique entre Paris et Rome (ou Sparte) ; Paris, nouvelle Rome, est le phare des nations modernes. Artisan et artiste de la tribune, Mirabeau pétrit le verbe, modèle son auditoire. Il devient pour les romantiques le grand exemple moderne de l’éloquence politique :

 

« Il remuait l’assemblée comme de l’eau dans un vase […] il entrechoquait si puissamment dans sa main toutes les idées sonores du moment, […] il forgeait et amalgamait si habilement dans sa parole sa passion personnelle et la passion de tous[79] »

 

Mirabeau invente l’éloquence[80] comme on invente un trésor : en retrouvant la fonction civique traditionnelle de l’orator. À lire la description qu’en fait Hugo, Mirabeau est déjà un orateur romantique ; il parle bien parce qu’il connaît, parce qu’il a vécu la souffrance et l’exaspération dont il témoigne à la tribune. Il est passionné :

 

« Il était orateur parce qu’il avait souffert, parce qu’il avait failli, parce qu’il avait été, bien jeune encore et dans l’âge où s’épanouissent toutes les ouvertures du cœur, repoussé, moqué, humilié, méprisé, diffamé, chassé, spolié, interdit, exilé, emprisonné, condamné ; parce que, comme le peuple de 1789 dont il était le plus complet symbole, il avait été tenu en minorité et en tutelle beaucoup au-delà de l’âge de raison[81]. »

 

C’est déjà Gwynplaine à l’état d’ébauche. La prise de parole est motivée en grande partie par l’expérience personnelle ; ce faisant, l’orateur est un représentant du peuple. Cette idée, dont les conséquences sur la fonction de l’orateur sont tirées par Hugo lui-même à partir de la République, ouvre sur une théorie de la représentation qui ne prend toute sa dimension qu’avec la conversion démocratique de l’auteur. La glorification de l’éloquence révolutionnaire possède une autre signification politique : comme le souligne Jean Starobinski, « tout projet de parole forte recourt au mythe d’un passé où le langage possédait une puissance supérieure, qu’il s’agit désormais de reconquérir. […] Le modèle antérieur ne s’impose qu’en raison du déficit, du manque, de l’affaiblissement, interposés entre ce temps-là et le moment présent[82]. » D’un avis à peu près général, la monarchie de Juillet manifeste la faillite de la parole publique. Les discussions à la Chambre s’enlisent dans de médiocres finasseries et dans les questions matérielles, oubliant que la fonction principale de la politique est de produire du sens, de proposer à un peuple des valeurs communes et une grille d’interprétation du réel. Dans un tel contexte, la valorisation de la parole pleine et puissante des grands ancêtres révolutionnaires prend tout son sens. Hugo participe à l’entreprise de réhabilitation de la Révolution entreprise dans les années 1830.

 

C. De la tribune à la chaire : la prédication romantique

La dernière référence qui complète le spectre des modèles oratoires hugoliens est l’orateur sacré. « Le théâtre est une tribune, le théâtre est une chaire », affirme la préface de Lucrèce Borgia, réalisant la fusion capitale du double modèle de l’éloquence politique et religieuse dans le théâtre, qui est le mode d’expression privilégié de Hugo dans la décennie précédant son engagement politique. L’héritage de la grande éloquence française explique pour une part cette référence cardinale à la parole sacrée. Avant l’épisode révolutionnaire, et à l’exclusion des discours prononcés dans les parlements d’Ancien Régime, la chaire était le seul endroit où pouvait se développer une parole publique, parfois juge du pouvoir. L’éloquence politique, annihilée par l’absolutisme, laissait à la prédication une fonction politique qu’elle assumait dans la bouche des grands orateurs sacrés : Bossuet, Bourdaloue, qui sont encore loués pour cette raison par Cormenin dans son Livre des orateurs.

L’ambition du poète romantique d’être le pontife des temps nouveaux achève de motiver la référence à la prédication. Dans la tradition chrétienne inaugurée par saint Augustin, l’orator est celui qui prie avant de parler, celui qui s’ouvre à l’Esprit avant de prêcher. D’une façon similaire, Hugo écrit : « celui-là parle bien qui dépense la méditation d’un jour, d’une semaine, d’un mois, de toute sa vie parfois, en une parole d’une heure[83]. » Le sermonnaire est en parole antécédente, déléguée, car il est le vicaire du Christ. Dans l’idéal, l’orateur sacré doit s’effacer devant la parole qu’il porte. De même, le penseur révèle, amène à la conscience publique les vérités éternelles à qui il ne prête que sa voix ; « Moi, je ne suis rien, qu’une voix », dit Gwynplaine à la Chambre des Lords[84]. L’action de l’orateur sur les consciences est exprimée par Hugo dans des termes qui rappellent l’évangile et la fonction de vicaire de Dieu. Dans le chapitre de Napoléon-le-petit consacré au parlementarisme apparaît, à travers une métaphore, un souvenir précis de la parabole du semeur :

 

« Une fois monté sur cette tribune, l’homme qui y était n’était plus un homme ; c’était cet ouvrier mystérieux qu’on voit le soir, au crépuscule, marchant à grands pas dans les sillons et lançant dans l’espace, avec un geste d’empire, les germes, les semences, la moisson future, la richesse de l’été prochain, le pain, la vie[85]. »

 

Le penseur est le semeur. La scène décrite se passe le soir : c’est dans les ténèbres de l’ignorance que l’œuvre de lumière s’accomplit. Le récit insiste sur le geste du semeur, à rapprocher de l’actio à travers le « geste d’empire » décrit. Une ample gradation associe dans l’énumération finale le grain semé et le pain, symbole eucharistique ; elle part des « germes » et aboutit à la « vie ». Auparavant, Hugo avait implicitement comparé le sacerdoce politique à la prédication christique. Un commentaire ligne à ligne serait nécessaire pour montrer comment le discours politique se calque sur la démarche religieuse, et dans quelle mesure cette comparaison entre les deux types de discours n’est pas une simple figure de style, mais engage la structure même de la parole publique et ses enjeux :

 

Quiconque mettait les pieds sur ce sommet sentait distinctement les pulsations du grand cœur de l’humanité ; là, pourvu qu’il fût un homme de bonne volonté, son âme grandissait en lui et rayonnait au dehors ; quelque chose d’universel s’emparait de lui et emplissait son esprit comme le souffle emplit la voile ; tant qu’il était sur ces quatre planches, il était plus fort et meilleur ; il se sentait, dans cette minute sacrée, vivre de la vie collective des nations ; il lui venait des paroles bonnes pour tous les hommes ; il apercevait, au delà de l’assemblée groupée à ses pieds et souvent pleine de tumulte, le peuple attentif, sérieux, l’oreille tendue et le doigt sur la bouche, et, au delà du peuple, le genre humain pensif, assis en cercle et écoutant[86].

 

La tribune, ce « sommet », évoque, dès le premier segment de cette phrase ample et sinueuse, la position du Christ enseignant ses disciples sur la Montagne au début de l’évangile selon saint Matthieu[87]. Aussitôt après, un nouveau souvenir évangélique – les « hommes de bonne volonté » – sur lequel se greffe une métaphore lumineuse non développée : la lumière du Verbe qui dissout les ténèbres. L’expérience de la tribune est avant tout une expérience intérieure, un approfondissement se traduisant par un rayonnement extérieur. Dans la même phrase sont associés l’esprit et le souffle, spiritus : « quelque chose d’universel s’emparait de lui et emplissait son esprit comme le souffle emplit la voile ». L’orateur est en communication directe avec l’Esprit. La métaphore ébauchée de l’orateur-navire rappelle avec justesse que l’auditoire est une mer qui ballotte celui qui parle. L’orateur vit « de la vie collective des nations », ce qui rappelle les interventions de Hugo en faveur de la Pologne (Chambre des Pairs, 19 mars 1846) et de l’Italie (Assemblé législative, 19 octobre 1849), ainsi que l’élargissement de l’humanisme hugolien pendant l’exil ; l’honnête homme à la tribune prononce « des paroles bonnes pour tous les hommes », c’est-à-dire, au sens étymologique du terme, catholiques. Les auditeurs de ce nouveau discours évangélique sont rassemblés en cercle ; leur position rappelle celle des disciples écoutant le Christ. L’élargissement final de la vision, par cercles concentriques, montre l’itinéraire accompli par Hugo lui-même : de la France aux états-Unis d’Europe, puis au monde entier.

Cette vocation christique de l’orateur apparut à beaucoup d’hommes politiques « sérieux » comme une galéjade de poète. Pour expliquer sa conversion à l’idéal républicain, Victor Hugo allégua de plus le précédent du chemin de Damas. Simple métaphore ? Ce qui est sûr c’est que le fait religieux polarise la réflexion de Hugo, et que le début véritable de la carrière politique de Hugo, avec sa nomination à la pairie, coïncide avec un renouveau d’intérêt pour les « Choses de la Bible[88] », de même, bien sûr – mais ceci est sans doute aussi lié à cela – qu’avec la disparition de Léopoldine.


*

*      *

 

Victor Hugo, dans les rapports qu’il entretient avec l’héritage classique, dans ses idées sur l’éloquence, est profondément de son temps. C’est pourquoi les modèles contemporains de l’éloquence hugolienne, certainement aussi importants que les modèles théoriques, intellectuels. On n’insistera jamais assez sur le patronage de Lamartine et sur la figure tutélaire de Chateaubriand, grand écrivain, brillant orateur, sorte de Cassandre moderne dont le retrait de la vie parlementaire en 1830 avait fait forte impression : « Inutile Cassandre, j’ai fatigué le trône et la patrie de mes avertissements dédaignés[89] ». C’est peut-être à lui que Victor Hugo emprunte la posture de la voix juste et impuissante qui cherche à prévenir les catastrophes : « je le dis avec un frémissement d’angoisse, je le dis avec l’anxiété douloureuse du bon citoyen épouvanté des aventures où l’on précipite la patrie[90] ». Cette posture s’accentue à mesure que le 2 Décembre approche. Quant à Lamartine, les premières années de la vie publique de Hugo se situent à l’ombre de l’éclatante popularité de l’auteur des Méditations poétiques. L’aisance de l’orateur, la qualité de sa réflexion politique dans les années 1830 semblent avoir laissé une profonde marque sur la politique hugolienne. En témoignent les principes défendus par Hugo, qui ne sont jamais très éloignés de ceux de Lamartine. Citons, pêle-mêle, la liberté de la presse, l’abolition de la peine de mort, la séparation de l’église et de l’état ; Lamartine, tout comme Hugo, annonce la fin des anciennes hiérarchies sociales et le gouvernement par la raison[91].

La réflexion sur le modèle hugolien de l’orateur conduit bien sûr au bord de l’œuvre oratoire ; elle fournit des éléments d’appréciation plus juste de ce que Hugo savait et pensait de la rhétorique, de ce qu’il a voulu faire. Il était également nécessaire de souligner les grandes lignes de force de la pensée hugolienne sur l’éloquence. Pour l’essentiel, ses idées sont formées de bonne heure, elles sont pour une part héritées de la tradition, elles ne changent guères, et survivent même à sa conversion démocratique.

Pour autant, il est évident que toute grande éloquence n’est jamais l’application stricte de préceptes oratoires ; et le XIXe siècle, pour plongé qu’il fût encore dans l’ancien univers rhétorique, essaye de faire du nouveau. Cela dit, il n’existe pas de rupture totale avec la tradition. Cette tradition ne peut d’ailleurs tout bonnement pas être reniée, car elle est d’une rigueur indépassable. Elle propose des modèles qui ne sont pas par nature normatifs : elle explique simplement comment organiser, structurer un discours efficace. Elle expose des méthodes de présentation et d’enchaînement des arguments qui « marchent » : ce que l’on appelle les lieux communs. Enfin, de l’Antiquité le XIXe hérite quelques grandes figures tutélaires à l’autorité jamais mise en doute, telles Cicéron et Démosthène, qui reviennent très souvent sous la plume et dans la bouche de Hugo. On ne peut pas faire l’impasse sur les modèles oratoires du passé ; Hugo ne l’a jamais fait.


[1] Julles Vallès, Le Bachelier, Gallimard, coll. Folio, 1974, p. 21.

[2] Le journaliste fit ses classes dans les années 1840.

[3] Une fois pour toutes, le mot « rhétorique » est ici pris en son sens premier, qui est son sens propre : celui d’un savoir technique sur le discours, son organisation, ses moyens et ses fins, tel qu’il était encore enseigné au XIXe siècle. Entendue en ce sens, la « rhétorique » n’a que très accessoirement à voir avec ce que Genette a appelé « rhétorique restreinte », autrement dit l’étude des « figures », plus proche de la stylistique.

[4] Acte II, scène 11.

[5] Le Droit et la loi, dans Œuvres complètes, Robert Laffont, 1985, coll. Bouquins, t. Politique, p. 69. Sauf mention contraire, il s’agira de notre édition de référence pour les œuvres de Victor Hugo.

[6] Voir Géraud Venzac, Les Premiers maîtres de Victor Hugo, Bloud et Gay, 1955.

[7] Françoise Douay-Soublin, « La Rhétorique en France au XIXe siècle à travers ses pratiques et ses institutions : restauration, renaissance, remise en cause », dans Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450-1950, Fumaroli, Marc (dir.), PUF, 1999.

[8] « Ce qui se passait aux Feuillantines vers 1813 », Les Rayons et les Ombres, Poésie I, Bouquins, p. 970.

[9] Victor et Eugène.

[10] Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, t. 1, Œuvres complètes, édition « Ne varietur », Paris, Hetzel-Quantin, 1885, p. 43.

[11] Ibid., p. 49. C’est-à-dire des historiens, non des orateurs. Il n’est pas ici question de Cicéron ; il n’en sera jamais fait mention dans le Victor Hugo raconté.

[12] Ibid., id.

[13] Ibid., p. 141 sqq.

[14] Ils y entrent aux environs du mois de juin 1811 et en sortent au mois de mars 1812.

[15] Ibid., p. 142.

[16] Ibid., p. 143.

[17] Ibid., p. 146.

[18] Abrégé d’histoire antique.

[19] Ibid., id.

[20] Ibid., p. 148. On est alors en 1811, certainement à la fin de l’année : Hugo a donc 9 ans. Or, la rhétorique est la classe des « grands » (15-16 ans).

[21] Ibid., p. 160.

[22] Ibid., id.

[23] Ibid., p. 195.

[24] Ibid., p. 167.

[25] « Ce qui se passait aux Feuillantines vers 1813 », op. cit., p. 971.

[26] Actuellement Lycée Henri-IV.

[27] Ibid., p. 971-972.

[28] Ibid., p. 974.

[29] Ibid., id.

[30] Jules Vallès, L’Enfant, GF, p. 243.

[31] Voir Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, op. cit., p. 223 sqq.

[32] « Réponse à un acte d’accusation », Les Contemplations, Gallimard, coll. Poésie, 1973, p. 47.

[33] « Quelques mots à un autre », ibid., p. 79.

[34] « Réponse à un acte d’accusation », ibid., p. 47. Tous ces noms figurent dans le poème.

[35] Ces auteurs sont cités quelques pages plus loin : voir « Quelques mots à un autre », ibid., p. 79-80.

[36] Ibid., p. 80.

[37] On en veut pour preuve l’existence de manuels comme celui de La Rue, au XVIIe siècle, qui constituent des commentaires rhétoriques de textes poétiques comme l’Énéide de Virgile. Manuels un peu antérieurs à notre époque, mais qui sont soit réédités, soit copiés au XIXe siècle jusqu’à une date tardive.

[38] Poésie et histoire sont deux des pôles essentiels de la création hugolienne.

[39] « Tas de pierres (1843-1851) », Œuvres complètes, édition chronologique établie sous la direction de Jean Massin, Club français du Livre, 1972, t. VII, p. 690.

[40] « Inauguration du tombeau de Ledru-Rollin », Actes et Paroles IV, Bouquins, t. Politique, p. 981.

[41] Bouquins, t. Politique, p. 309-316.

[42] Sur Mirabeau, dans Littérature et philosophie mêlées, op. cit., p. 215.

[43] « Inauguration du tombeau de Ledru-Rollin », Actes et Paroles IV, op. cit., p. 981.

[44] « Réponse à un acte d’accusation », Les Contemplations, op. cit., p. 45.

[45] Par opposition à l’ethos, passions manifestées dans le discours par l’orateur.

[46] Notre-Dame de Paris, Bouquins, t. Roman I, p. 722.

[47] Massin, t. VII, p. 63.

[48] L’Homme qui rit, Roman III, Bouquins, p. 668.

[49] Ibid., id.

[50] Massin, t. VII, p. 56.

[51] Car cette « Note de l’éditeur » est de sa main.

[52] Choses vues. Le Temps présent, jusqu’en 1844, dans, t. Histoire, Bouquins p. 802.

[53] Ibid., id.

[54] Ibid., id.

[55] Ibid., p. 804.

[56] Qu’il s’agisse de ceux qui critiquent le caractère amoral de la rhétorique (art de persuader le vrai et le faux) ou des adversaires du parlementarisme, qui critiquent les « bavardages » des députés.

[57] On pense ici à la phrase de Cimourdain dans Quatrevingt-Treize  : « La République c’est deux et deux font quatre » (Quatrevingt-Treize, édition de Bernard Leuilliot, Le Livre de Poche, 2002, p. 505).

[58] Le Droit et la loi, tome Politique, p. 65.

[59] Ibid., p. 803.

[60] Ibid., id.

[61] Poésie, t. I, Bouquins, p. 54.

[62] Art de « persuader qui tu voudras », selon la formule célèbre du Gorgias de Platon.

[63] L’idée a été développée par Guy Rosa : « toute l’année 1849 déploie une éblouissante pédagogie républicaine a contrario, une rigoureuse démonstration de la république par l’absurde. » (Guy Rosa, « Hugo en 1848 : de quel côté de la barricade ? », 48-14. Le revue du Musée d’Orsay, printemps 1999, p. 69).

[64] Tout dépend bien sûr de ce que l’on entend par succès : le fait de s’attirer la haine de l’immense majorité de l’Assemblée et de faire chuter le cours de la Bourse à chacun de ses discours (à partir de 1850) est une certaine forme de reconnaissance…

[65] Le Droit et la loi, op. cit., p. 79.

[66] Ibid., p. 80.

[67] Ibid., p. 81.

[68] Ibid., id.

[69] à l’inverse de la plupart de ses contemporains, qui se plaignent de la longueur interminable des discours préparés, et de l’ennui qu’ils suscitent.

[70] Les deux allant nécessairement de pair.

[71] Séance de l’Assemblée nationale constituante du 31 juillet 1848, c’est-à-dire après les journées de Juin, qui avaient pourtant entraîné une vigilance policière accrue et une crispation du régime désormais dirigé par le général Cavaignac (état de siège, contrôle renforcé des journaux, interdiction de nombreux clubs).

[72] Bouquins, Théâtre, t. II, p. 829-836 pour la préface et p. 839-845 pour le discours.

[73] Voir Jürgen Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, 1978.

[74] Massin, t. VI, p. 163.

[75] Cf. la « Note de l’éditeur » (en fait, et comme d’habitude, écrite par Hugo) qui précise, dans Actes et paroles I – Avant l’exil (Bouquins, p. 123), en tête du premier discours prononcé par Hugo à la Chambre des Pairs : « Ce discours, le premier discours politique qu’ait prononcé Victor Hugo, fut très-froidement accueilli. »

[76] « Fonction du Poète », poème liminaire des Rayons et les Ombres, Bouquins, t. Poésie I, p. 924.

[77] Châtiments, Flammarion, coll. GF, 1998, p. 214.

[78] JeanStarobinski, « La Chaire, la tribune, le barreau », dans Les Lieux de mémoire II : La Nation, vol. 3, sous la direction de Pierre Nora, Gallimard, coll. Bibliothèque illustrée des histoires, 1986, p. 426.

[79] Sur Mirabeau, t. Critique, Bouquins, p. 216.

[80] L’importance de Mirabeau est réaffirmée près de vingt ans plus tard dans Napoléon-le-petit : « Ce n’était qu’un tréteau, ce fut un trépied, ce fut un autel » (Napoléon-le-petit, Bouquins, t. Histoire, p. 85).

[81] Sur Mirabeau, op. cit., p. 215.

[82] JeanStarobinski, art. cit., p. 430.

[83] Le Droit et la loi, op. cit., p. 81.

[84] L’Homme qui rit, op. cit., p. 739.

[85] Napoléon-le-petit, V, 6, Bouquins, t. Histoire, p. 92.

[86] Ibid., id.

[87] Matt., 5-7. Pour le texte biblique, nous renvoyons à la Bible dite de Port-Royal (reprise dans la collection Bouquins), que Hugo connaissait et dont il possédait un exemplaire.

[88] Voir dans Massin, t. VII, p. 397-432, la présentation de MM. Journet et Robert et les textes de Hugo.

[89] François-René deChateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t. II, Gallimard, coll. Quarto, p. 2317.

[90] « Le suffrage universel », Actes et Paroles I, Massin, t. VII, p. 283.

[91] Voir par exemple Sur la politique rationnelle, brochure politique publiée par Lamartine en 1831.