Bernard Le Drezen : Rhétorique et orateur(s) dans l'oeuvre de Hugo
Communication au Groupe Hugo du 3 avril 2004
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Le dernier tiers du XIXe siècle a été marqué par lextinction de lenseignement rhétorique en France, symbolisée par la suppression de la classe de rhétorique dans les années 1880. Lécole de la IIIe République supprime presque entièrement le « discours » et promeut la dissertation, qui devient vite dans les écoles lexercice roi. Parallèlement, le latin, qui était la langue première et comme une seconde langue maternelle, se trouve marginalisé, et même tenu en suspicion. La rhétorique, dès lors, est chose dun autre temps. Or, par sa nature-même, elle est répétition, transmission dun patrimoine millénaire ; lhabitude sen est rapidement perdue, et ce dautant plus que le goût en était singulièrement éteint depuis déjà quelques décennies. On ne peut que renvoyer à la trilogie autobiographique de Jules Vallès, où le narrateur na pas de railleries trop amères à légard de lenseignement rhétorique, du latin et du grec, appris jusquà étouffement : cest la célèbre dédicace du Bachelier : « à ceux qui nourris de grec et de latin sont morts de faim je dédie ce livre[1]. »
Ce monde, pour ainsi dire contemporain des Latins et des Grecs, que moque Jules Vallès[2] est encore pleinement celui de Victor Hugo. Il faut en prendre la mesure avant daborder luvre oratoire de lécrivain. Jusque dans les années 1860, la rhétorique et son enseignement bénéficient en France dune perception globalement favorable ; elle est la base de lenseignement[3]. Réduire les rapports du romantisme et du classicisme au mot dordre hugolien sans doute trop célèbre : « Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe » revient à fausser la perspective. On tombe alors dans cette illusion rétrospective de lhistoire littéraire qui adopte toujours le point de vue des vainqueurs. Trop longtemps on a négligé le poids, limpact de la tradition classique et donc de la rhétorique, centre du système éducatif de lAncien Régime chez les romantiques, mais aussi la pérennité des conceptions classiques tout au long du XIXe siècle. Les romantiques, au nom dune expression non pas libre mais libérée, ont proclamé la fin de la rhétorique, symbole et arme du classicisme. Celui-ci est entendu au sens « fossile » du terme, cest-à-dire non plus en tant que pratique nayant en réalité rien de stérile et de stéréotypé, mais tel que la tardivement codifié Boileau, et tel que le pratiquent au XIXe siècle les pâles imitateurs des grands Classiques. Imitations qui sont les véritables cibles de Hugo dans la Préface de Cromwell et dans les poèmes théoriques et polémiques des Contemplations.
Hugo respecte les classiques. Seulement, pour lui, respecter ne signifie pas imiter : « Les anciens sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant », faisait déjà dire Molière à Angélique dans Le Malade imaginaire[4]. Dune part, donc, il ny a pas discontinuité intégrale entre romantiques et classiques ; les romantiques nignorent rien de règles rhétoriques quils noublient dailleurs pas autant quon pourrait le penser. Dautre part, les romantiques ne sont pas tout le XIXe siècle. Leur triomphe idéologique ne semble total quau regard de la postérité. Et, si lon considère lensemble du siècle, le romantisme est un phénomène certes fort et porteur de renouveau dans les murs, dans les idées, dans la manière de sentir et décrire, mais très circonscrit dans le temps, et toujours concurrencé.
Il est souhaitable de savoir ce que Hugo, comme individu et comme orateur, connaissait exactement de la rhétorique. La lecture des textes, nombreux, quil consacre à la rhétorique, à léloquence, aux orateurs met au jour une complexité, sinon une ambiguïté, quil sagit de comprendre. Lintérêt certain de Hugo pour la rhétorique comme science de la parole, et lambivalence de cet intérêt, révèlent une attitude elle aussi contrastée à légard de léloquence, ce qui est surprenant chez un homme considéré, au moins rétrospectivement, comme un des grands orateurs du XIXe siècle. Les idées ainsi mises en évidence conduisent à dessiner un portrait en creux de lorateur hugolien, plus encore que de Hugo orateur.
I. Victor Hugo et la rhétorique classique : rejet ou assimilation ?
Il serait trop simple, sous prétexte que la rhétorique reste un fait massif dans lenseignement du XIXe siècle, daffirmer que Victor Hugo a reçu une bonne formation rhétorique ; et il serait faux de déduire de cet enseignement que Victor Hugo souscrit totalement à ses préceptes. Une telle allégation irait, au contraire, à lexact opposé de ce qua écrit Hugo durant toute sa vie. Cependant, il est certain que le dogme classique est à la base de la réflexion hugolienne sur léloquence, fût-ce sur le mode du rejet. De là lintérêt de mesurer ce que Hugo savait exactement en matière de rhétorique. Et, lécole étant le principal vecteur de la transmission de ce patrimoine, cest par là quil faut commencer.
A. « Quelquefois lhomme quon est sexplique par lenfant quon a été[5] »
Il nest pas facile davoir une vue exacte de ce que Victor Hugo a appris de la rhétorique. Peu de recherches portent sur cet aspect particulier du contenu de lenseignement reçu par Hugo. Le chanoine Venzac sest intéressé aux premiers maîtres de Victor Hugo, en insistant plus sur ce quil y avait de remarquable chez ces maîtres que sur laspect purement scolaire[6]. Il est dautant plus difficile davoir des certitudes que Hugo nen parle pas explicitement, et que les années de jeunesse de Hugo correspondent à un moment de réorganisation du système scolaire après une profonde désorganisation.
La Révolution bouleverse en effet très largement le système scolaire hérité de lAncien Régime. Celui-ci avait lui-même vu évoluer, dans ses dernières années, la transmission de la technique rhétorique, en raison de lexpulsion des Jésuites, principaux agents dans ce domaine ; mais les Oratoriens étaient également importants, et on verra que deux des maîtres de Hugo étaient danciens Oratoriens, défroqués Pendant la Révolution, la classe de rhétorique est bannie du système des écoles centrales. Entre 1792 et 1802, aucune consigne du pouvoir central nexprime le besoin dun enseignement rhétorique, entendu comme formation active à la parole publique. Ce qui sexplique par le fait que les révolutionnaires, et au premier chef les Idéologues, créateurs du système des écoles centrales, ne placent pas leur idéal dans lAthènes de Périclès et Démosthène, mais dans la République de Platon et surtout dans la sobre Sparte. Vers 1802, année de naissance de Hugo, sous limpulsion de Napoléon, la rhétorique fait retour. Sans entrer dans le détail, on peut proposer le schéma suivant pour lenseignement rhétorique sur lensemble du XIXe siècle : « 1800-1820, montée dune opinion favorable mal organisée ; 1820-1850/1860, concordance dune opinion favorable et dune institution ; 1860-1890, linstitution perdure alors que lopinion se fait défavorable ; puis une réforme réajuste linstitution, laissant derrière elle une minorité[7]. »
Quoi quil en soit de la formation rhétorique de Hugo, il faut évidemment aller au-delà de limage dÉpinal savamment et consciemment construite par Hugo lui-même tout au long de sa carrière : limage du poète nativement poète, dont la vocation, en même temps que la voix et la vision, sest formée au contact de la nature. Ce poète balbutiant, cest celui de ces vers célèbres des Rayons et les Ombres :
« Jeus dans ma blonde enfance, hélas ! trop éphémère,
Trois maîtres : - un jardin, un vieux prêtre et ma mère[8]. »
Le Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie dAdèle Hugo est une source importante pour la connaissance des premières années de Hugo. Sur ce point, lui aussi est très discret. Le chapitre VII, consacré aux Feuillantines, raconte lapprentissage de lécriture sous lautorité débonnaire du couple Larivière, qui tient école rue Saint-Jacques. « Ce Larivière, du reste, était un homme instruit et qui eût pu être mieux que maître décole. Il sut très bien, quand il le fallut, enseigner aux deux frères[9] le latin et le grec[10]. » Vers 1809, Lahorie vient habiter aux Feuillantines. Celui-ci, est-il écrit, lit Tacite et Polybe[11]. « Lannée suivante, quand on mit les enfants au latin, il fit expliquer Tacite à Victor, qui navait que huit ans[12]. »
Pendant le séjour en Espagne de la famille Hugo[13], Victor et Eugène sont enfermés au « collège des Nobles » à Madrid[14], expérience dautant plus traumatisante quelle fait suite à une vie douce et insouciante, dabord aux Feuillantines, puis durant les premières semaines de leur séjour madrilène. Le « collège des Nobles », ou la rigueur enfin apprise, et ce dès lentrée où Victor est profondément marqué par ces « couloirs peints à la chaux et délabrés dont on ne voyait pas la fin », et par cette porte semblable à celle de lEnfer de Dante où il est écrit « Seminario[15] ».
En effet, « le collège des Nobles était tenu par des moines[16] ». Quel est le contenu de lenseignement ? Si lon en croit le même texte, à peu près le même quen France : « Il y avait sur une table des livres latins, les mêmes que ceux des collèges français[17] » ; « on leur présenta lEpitome[18], quil traduisirent couramment. On passa au De Viris ; ils neurent pas besoin de dictionnaire, non plus que pour Justin, ni pour Quinte-Curce[19]. » Malgré lavance des enfants en latin, on les met dans la classe des petits, en raison de leur âge. Leur talent évident force pourtant les moines à les faire progresser à toute vitesse : « En une semaine, ils avaient sauté de la septième à la rhétorique[20]. » Dans la suite du texte, le Victor Hugo raconté est plus disert sur les querelles dEugène et Victor au collège que sur le contenu réel de lenseignement ; ce qui est normal : ces petites anecdotes, très romanesques, censées être révélatrices du caractère des deux frères, et surtout de celui du héros de lhistoire, sont bien plus intéressantes. Sans doute aussi, à lépoque, le simple fait de parler de classe de « rhétorique », était-il suffisamment évocateur et permettait-il de suggérer que lenseignement était le même quen France.
À leur retour en France, les enfants retrouvent, en même temps que les Feuillantines, le latin et le père Larivière. Avec, toutefois, une différence : « Il était difficile de remettre à lécole deux grands garçons qui sortaient de rhétorique. Ils nallèrent donc plus chez M. Larivière ; ce fut M. Larivière qui vint chez eux. Mais leur maître principal fut le jardin, où leur mère les laissait étudier le premier de tous les livres, la nature[21]. » Comme toujours pour Hugo, la nature est un maître infiniment meilleur que les maîtres décole ; cest un des lieux communs hugoliens sur léducation. « Mme Hugo était pour léducation en liberté. On a déjà vu quen fait de culte elle navait pas voulu violenter lâme de ses fils et leur faire faire leur religion ; elle ne gênait pas plus leur intelligence que leur conscience[22]. » Suit donc, pour les enfants, une période de liberté où ils lisent tout ce qui leur tombe sous la main. Quelques temps plus tard, cest, pour Eugène et Victor, la pension Cordier, autre souvenir peu agréable. Une fois encore, le père, décidément figure de lautorité et de la rigueur, est responsable de cette déchirure. Le général Hugo rêvait pour ses fils de lÉcole polytechnique ; il leur trouva donc une école préparatoire. M. Cordier, tout comme le père Larivière, est un ancien abbé « qui avait jeté la soutane aux orties » et qui était « passionné de Jean-Jacques Rousseau[23] ». Que font les enfants à la pension Cordier ? Des mathématiques, certes, puisque leur père veut quils préparent le concours dentrée à lécole polytechnique, mais aussi et surtout de la rhétorique, autrement dit vers latins, discours latins et français avec ce que cela suppose : amplifications, parallèles mythologiques, etc.
B. Tendre et profond amour du latin, haine vigoureuse de la rhétorique ?
Constante est chez Hugo la haine des professeurs de rhétorique ; on serait tenté de dire : des professeurs. En 1813, peu de temps après lexécution de Lahorie et de ses complices (le 28 octobre), le Victor Hugo raconté écrit : « la liberté des deux frères courut un grave péril [ ] Un proviseur vint les demander pour son collège, et inquiéta lâme de leur mère sur les conséquences de cette éducation lâchée hors de la discipline universitaire[24]. » Ce « principal dun collège quelconque[25] » est en fait proviseur du Lycée Napoléon[26]. Le portrait de ce proviseur, croqué avec une méchanceté à la mesure du souvenir nauséabond quont laissé à Hugo la plupart de ses professeurs, rappelle opportunément que le professeur, pour Hugo, cest le pédant, « chauve et noir ».
Le discours de ce proviseur est très instructif ; il dessine les contours de cette prétendue éducation qui est un emprisonnement ; système honni par Hugo :
« - Que lenfant nétait pas dirigé ; - que parfois
Il emportait son livre en rêvant dans les bois ;
Quil croissait au hasard dans cette solitude ;
Quon devait y songer ; que la sévère étude
Était fille de lombre et des cloîtres profonds ;
Quune lampe pendue à de sombres plafonds,
Qui de cent écoliers guide la plume agile
Éclairait mieux Horace et Catulle et Virgile,
Et versait à lesprit des rayons bien meilleurs
Que le soleil qui joue à travers larbre en fleurs.
Et quenfin il fallait aux enfants, - loin des mères, -
Le joug, le dur travail et les larmes amères.
Là-dessus, le collège, aimable et triomphant,
Avec un doux sourire offrait au jeune enfant,
Ivre de liberté, dair, de joie et de roses,
Ses bancs de chêne noirs, ses longs dortoirs moroses,
Ses salles quon verrouille et quà tous leurs piliers
Sculpte avec un vieux clou lennui des écoliers,
Ses magisters qui font, parmi les paperasses,
Manger lheure du jeu par les pensums voraces,
Et sans eau, sans gazon, sans arbres, sans fruits mûrs
Sa grande cour pavée entre quatre grands murs[27]. »
En parfait contrepoint à cet univers mortifère, poussiéreux carcéral, le poète donne alors le tableau magique dun univers ouvert à lesprit, traversé par lEsprit et qui ouvre, à son tour, le cur et lâme à la compréhension du monde : « les bois et les champs, du sage seul compris / Font léducation de tous les grands esprits[28]. »
La prosopopée de la nature, véritable chant de la terre, est particulièrement édifiante :
« Laisse-nous cet enfant ! nous lui ferons un cur
Qui comprendra la femme ; un esprit non moqueur,
Où naîtront aisément le songe et la chimère,
Qui prendra Dieu pour livre et les champs pour grammaire[29] »
Victor Hugo naime pas plus la grammaire que les professeurs. Cest du moins ce quil affirme : on sait au moins quil a gardé une grande tendresse pour le père Larivière, à qui il a dédié le poème intitulé Bonheur que procure létude. Une autre remarque simpose également pour nuancer le tableau très noir que Hugo brosse du corps enseignant ; une remarque au sujet du latin. L« enfant » de Vallès crève littéralement du latin quon lui inculque à longueur de journée ; on lui demande sans arrêt de se mettre à la place des Latins. Il répond :
« Je ne puis cependant pas me figurer que je suis un Latin.
Je ne puis pas.
Ce nest pas dans les latrines de Vitellius que je vais quand je sors de la classe. Je nai pas été en Grèce non plus ! Ce ne sont pas les lauriers de Miltiade qui me gênent, cest loignon qui me fait mal. Je me vante, dans mes narrations, de blessures que jai reçues par devant, adverso pectore ; jen ai bien reçu quelques-unes par derrière [30]. »
Victor Hugo, lui, adore le latin, toujours associé dans son esprit aux années heureuses des Feuillantines. Plusieurs des pièces de la série des « bêtises quil faisait avant sa naissance » ont un sujet antique[31], et une pièce comme César passe le Rubicon est typiquement un développement que lon donnait aux élèves. Le latin se retrouve partout dans luvre de Hugo : titres de poèmes, titres de chapitres dans les romans, nombreux souvenirs latins dans le corps même des textes, et jusque dans la correspondance. Hugo est tout autant pétri de latin quil déteste la plupart de professeurs. Il a proclamé sa haine des professeurs de rhétorique englobés dans « lessaim des pédagogues tristes[32] » qui accablent lécolier des Contemplations. Le père Rapin, auteur de Réflexions sur lusage de léloquence de ce temps (1672), est mis à lindex[33] ; les grammairiens font lobjet dun dénigrement tout aussi systématique : cest le cas de Restaut, Vaugelas, Bouhours, Batteux, Brossette, Dumarsais ou encore Beauzée[34], de même que Richelet, et bien entendu Boileau[35]. Hugo exprime également une certaine méfiance envers Quintilien, quil cite ironiquement :
Les vrais sages, ayant la raison pour lien,
Ont toujours consulté, sur lart, Quintilien[36].
Pourquoi Hugo rejette-t-il lune (la rhétorique) et aime-t-il autant lautre (le latin), alors que les deux, à lépoque, vont largement de pair[37] ? Cest que le latin est avant tout pour Hugo la langue des poètes et des historiens[38]. Il est significatif que les auteurs latins évoqués par Hugo dans son parcours éducatif soient tous des poètes et des historiens. Poètes surtout : la langue latine, par sa condensation proprement poétique, est dotée dun pouvoir de suggestion qui fascine Hugo. En revanche, la rhétorique est pour lui linverse absolu de la poésie : reproduction de règles fixées il y a des siècles, routine qui exclut le développement de lesprit. Et pourtant, on trouve dans les Carnets, datant dune période où Hugo a commencé une carrière dorateur, ce paragraphe surprenant et qui permet de relativiser les anathèmes jetés plus tard contre la rhétorique et ceux qui lenseignent :
« Les professeurs de rhétorique ne savent guère ce quils font, mais tellement quellement ils finissent toujours par amener les idées dans les jeunes esprits. Ils ressemblent aux chevaux de puits qui ont les yeux bandés et qui tournent toujours dans le même cercle, mais qui font très bien monter leau[39]. » (1843-1847).
Les positions ne sont donc pas aussi tranchées quil y paraît.
C. Une connaissance fine des problématiques rhétoriques, un intérêt constant pour lart de la parole
La condamnation hugolienne de la rhétorique, en apparence sans appel, est à nuancer par le fait que Hugo parle souvent de la rhétorique et de léloquence, celle-ci pouvant être définie, selon des conceptions classiques, comme la mise en uvre dune science rhétorique. On peut certes opposer que les réfutations les plus fortes sont précisément celles qui sappuient sur une bonne connaissance de ladversaire. Cependant, pourquoi retrouve-t-on autant de rhétorique, danalyses sur léloquence, mais aussi dorateurs dans luvre de Hugo, sinon parce que Hugo éprouve un intérêt profond et constant pour la rhétorique, en dépit de la condamnation première ?
La conscience rhétorique se marque dabord chez lui par la mise en relief des figures de Cicéron et Démosthène. « Il y a deux sortes dorateur, lorateur philosophe et lorateur tribun ; lantiquité nous a laissé ces deux types ; Cicéron est lun, Démosthènes [sic] est lautre[40]. » En affirmant cela, Hugo nest guère original : Cicéron et Démosthène sont depuis toujours les deux références majeures illustrant conjointement le talent oratoire et léthique citoyenne. Seule compte ici la mention de ces grands modèles.
Lhéritage classique se traduit chez Hugo par des rappels parfois précis des concepts et des genres de la rhétorique. La construction dActes et Paroles I Avant lexil se fait selon les différents genres reconnus par la rhétorique : épidictique, délibératif et judiciaire. Les discours prononcés dans les différentes assemblées (Chambre des Pairs, Assemblée nationale constituante, Assemblée nationale législative), de même que les allocutions dans les réunions électorales, appartiennent au genre délibératif ; la plaidoirie « Pour Charles Hugo[41] » illustre le judiciaire ; lépidictique est quant à lui très représenté, avec les discours académiques, les oraisons funèbres et les interventions faites au premier Congrès de la Paix tenu à Paris en 1849.
De nombreux indices dune connaissance précise des notions rhétoriques se découvrent dans luvre de Hugo. Mieux : il semble que lorateur et la réflexion rhétorique apparaissent comme lun des thèmes récurrents de luvre hugolienne. Dans létude Sur Mirabeau, lauteur insiste sur lactio ; très tôt, il pense lart oratoire comme un tout. Lattitude, laspect physique et la voix des orateurs participent de leffet produit sur lauditoire :
« Probitas, lorateur doit être sans reproche, M. de Mirabeau est reprochable de toutes parts ; praestantia, lorateur doit être beau, M. de Mirabeau est laid : vox amoena, lorateur doit avoir un organe agréable, M. de Mirabeau a la voix dure, sèche, criarde, tonnant toujours et ne parlant jamais ; subrisius audientium, lorateur doit être bien venu de son auditoire, M. de Mirabeau est haï de lassemblée, etc. ; et une foule de gens, fort contents deux-mêmes, concluaient : M. de Mirabeau nest pas orateur[42]. »
Bien plus tard, dans le discours prononcé pour linauguration du tombeau de Ledru-Rollin, Hugo rappelle une fois encore cette « partie » fondamentale de la rhétorique : « Personne plus que Ledru-Rollin na eu les dons souverains de la parole. Il avait laccent, le geste, la hauteur, la probité ferme et fière, limpétuosité convaincue, laffirmation tonnante et superbe[43]. » Dans ce passage, Hugo mêle des indications relevant de lactio (accent, geste, hauteur) à des éléments constituant lethos textuel (cest-à-dire construit par le discours) de lorateur ; il montre en quoi la combinaison des deux joue dans le processus de persuasion.
Plus intéressant, figurent dans Les Contemplations plusieurs références précises aux termes techniques de lancienne rhétorique :
« Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe !
Et tout quatre-vingt-treize éclata. Sur leur axe
On vit trembler lathos, lithos et le pathos[44]. »
Le pathos désigne au sens strict les passions que lorateur est censé éveiller dans lauditoire[45] ; lithos renvoie quant à lui aux « murs » ; lathos, premier terme de la série, la complète sur le mode burlesque, signe du caractère badin de ce cours de rhétorique infligé au lecteur Lathos, lithos et le pathos tremblant sur leur axe : éternelle horloge de bêtise convenant aux eunuques de la pensée.
Tout aussi légère est la description du « procureur du roi en cour déglise » plaidant la culpabilité dEsmeralda dans Notre-Dame de Paris, qui tourne en dérision la plupart des traditions rhétoriques :
« Maître Charmolue exhiba un effrayant cahier, et se mit à lire avec force gestes et laccentuation exagérée de la plaidoirie une oraison en latin où toutes les preuves du procès séchafaudaient sur des périphrases cicéroniennes, flanquées de citations de Plaute, son comique favori. Nous regrettons de ne pouvoir offrir à nos lecteurs ce morceau remarquable. Lorateur le débitait avec une action merveilleuse. Il navait pas achevé lexorde, que déjà la sueur lui sortait du front et les yeux de la tête. Tout à coup, au beau milieu dune période, il sinterrompit, et son regard, dordinaire assez doux et même assez bête, devint foudroyant. Messieurs, sécria-t-il (cette fois en français, car ce nétait pas dans le cahier)[46] »
L« action merveilleuse » est ramenée quelques lignes après à ce quelle est, cest-à-dire une « pantomime pathétique ». Ce passage démontre une conscience précise et précoce le roman précède de dix ans les premiers discours de Hugo des moyens, de la terminologie technique, mais aussi des fins de la rhétorique. Tout y est brocardé, des gestes aux expressions corporelles en passant par les jeux de voix de lorateur ; le terme de « preuve » est à entendre au sens rhétorique tout autant quau sens judiciaire, comme en témoigne lusage du mot en mention quelques lignes plus loin : « Cet incident, cette dernière preuve, fit grand effet. » Les fonctions traditionnelles de la rhétorique, comme ne lignore pas Hugo, sont de persuader, démouvoir et de plaire. Ici, la persuasion sobtient en grande partie grâce à lémotion suscitée par lincident rapporté. Dans lun de ses discours académiques, Hugo mentionne explicitement, quoique de façon fugitive, ces fonctions de la rhétorique ; à propos de lusage du sentiment dans une uvre littéraire, Hugo dit : « Il plaît et il émeut[47]. »
Les romans de Hugo abondent en figures dorateurs ; très souvent, les discours prononcés sont accompagnés de commentaires « méta-rhétoriques » par le narrateur, ou bien par les personnages eux-mêmes : « écoute ça, Gwynplaine, exorde insinuant[48] », lit-on dans LHomme qui rit, dans la bouche dUrsus. Ce commentaire « méta-rhétorique » adressé, par un redoublement de la fiction, à un personnage absent, est suivi dune captatio très (ou trop) visible et de la constitution excessive et visiblement parodique de lethos de lorateur Ursus, philosophe et misanthrope : « Citoyennes et citoyens, cest moi qui suis lours. Jôte ma tête pour vous parler. Je réclame humblement le silence[49]. »
Les références, nombreuses, aux grands modèles antiques, ne sont donc pas toujours loin sen faut négatives ou ironiques. Cependant, un dialogue polémique sengage avec une tradition rhétorique au demeurant bien maîtrisée ; de là un rapport complexe à la figure de lorateur. On retrouve à travers luvre romanesque et poétique une galerie dorateurs ; certains sont admirés, dautres détestés. Ce rapport complexe à la rhétorique comme science est sans doute la manifestation la plus visible dune ambiguïté moins attendue de Hugo envers léloquence, autrement dit lusage qui est fait de la parole publique.
II. Victor Hugo, pour et contre léloquence
A. Une méfiance précoce et continuée envers léloquence
Les Carnets, avant, pendant et après la période dactivité oratoire de Hugo, offrent de nombreuses phrases hostiles à léloquence et aux orateurs. Cela ne signifie pas, bien sûr, une opposition entière à lart oratoire ou à la parole publique, mais cela signale pour le moins une réticence envers léloquence telle quelle se pratique, et peut-être même telle que Hugo la lui-même pratiquée. Réticence quil faut donc expliquer chez un auteur pour qui léloquence, conséquence de lengagement politique, a occupé tant de temps et trouvé une place aussi importante dans son uvre. Il faut, en particulier, confronter de telles réserves avec dautres jugements en apparence opposés, tel celui-ci, placé en tête des uvres oratoires recueillies en 1853 :
« Le génie de Victor Hugo a un triple aspect, poésie, prose, parole ; grâce aux deux volumes que nous publions, luvre de lorateur sajoute à luvre de lécrivain et à luvre du poète ; et les bibliothèques pourront désormais posséder Victor Hugo complet[50]. »
Ici, Victor Hugo[51] affirme lunité profonde de son génie, la complémentarité fondamentale des différents aspects de son uvre Luvre oratoire doit ainsi être pleinement intégrée à luvre hugolien. Originellement, pourtant, il y a chez Hugo limpression très nette dune infériorité de lorateur sur lauteur ; cette impression subsistera, quoi quil dise et écrive parfois. On trouve dans les textes, très tôt et avant la carrière oratoire, des jugements indiquant limportance de sa réflexion sur lart oratoire, cest-à-dire sur la parole publique. Et ces jugements sont fréquemment négatifs, tel celui-ci, daté approximativement de lannée 1840 : « Lécrivain peut avoir du talent malgré le public ; lorateur na du talent que du consentement de lauditoire[52]. »
Limpression qui domine est celle dune méfiance envers les orateurs, ce dont témoigne cette autre citation de la même période, tout à la fois plus violente et méprisante que la précédente :
« Tout penseur qui voudra devenir orateur, tout homme desprit et de cur qui voudra se faire éloquent et être éloquent, remuer les masses, dominer les assemblées, agiter les empires avec sa parole, na quà passer de la région des idées dans le domaine des lieux communs[53]. »
Toujours dans les mêmes environs chronologiques, est formulée lidée, accréditant linfériorité de lorateur sur le penseur, que lorateur est tout entier tributaire des circonstances ; il est dans léphémère, né de léphémère et destiné à périr :
« Lorateur
« Larbre et lhomme grandissent quand ils sont sur un bon terrain. Seulement il faut un siècle à un chêne ; une heure suffit à un homme [54]. »
Il sagit là dune manière de dire que lorateur est le produit dune certaine conjonction dévénements, dune conjoncture historique. Il est dans lordre du superficiel et du stéréotype, cest-à-dire, en termes rhétoriques, du lieu commun, par opposition au penseur, qui pour sa part domine lhistoire, pense le fait au lieu de le subir. De là, parfois, des jugements péremptoires du genre de celui-ci : « Plus je vis [vois] la politique, plus jaimai [jaime] la littérature[55]. » Hugo se méfie toujours de léloquence : tout en en constatant les pouvoirs, il dit sans cesse quil faudrait sen passer mieux : quun jour elle ne sera plus nécessaire. Car léloquence est le signe de la faiblesse de notre entendement. Quand les hommes seront sages, les joutes oratoires, signes dune barbarie à peine dépassée, disparaîtront.
De telles idées permettent dinscrire Hugo dans une longue lignée de penseurs et décrivains qui ont tenu léloquence en suspicion. Cette tradition commence au moins avec Platon. Là où Hugo est plus original, cest lorsquil annonce, en même temps que la résorption progressive du conflit entre le droit et la loi, lextinction de léloquence humaine, qui nest, à len croire, rien dautre que la manifestation de ce conflit. Cest bien cette idée, surprenante car différant fortement des arguments habituels des opposants à léloquence[56], dune éloquence qui ne serait quun pis-aller, quune approximation de la vérité, et non en elle-même outil de vérité, qui ouvre Le Droit et la Loi, texte qui, dans lesprit de Hugo, fait office de préface à lensemble dActes et Paroles :
« Toute léloquence humaine dans toutes les assemblées de tous les peuples et de tous les temps peut se résumer en ceci : la querelle du droit contre la loi.
Cette querelle, et cest là tout le phénomène du progrès, tend de plus en plus à décroître. Le jour où elle cessera, la civilisation touchera à son apogée, la jonction sera faite entre ce qui doit être et ce qui est, la tribune politique se transformera en tribune scientifique ; fin des surprises, fin des calamités et des catastrophes ; on aura doublé le cap des tempêtes ; il ny aura pour ainsi dire plus dévénements ; la société se développera majestueusement selon la nature ; la quantité déternité possible à la terre se mêlera aux faits humains et les apaisera. »
« Plus de disputes, plus de fictions, plus de parasitismes ; ce sera le règne paisible de lincontestable ; on ne fera plus les lois, on les constatera ; les lois seront des axiomes ; on ne met pas aux voix deux et deux font quatre[57] ; le binôme de Newton ne dépend pas dune majorité ; il y a une géométrie sociale ; on sera gouverné par lévidence ; le code sera honnête, direct, clair ; ce nest pas pour rien quon appelle la vertu la droiture[58]. »
Et un peu plus loin, dans le même paragraphe : « Grâce à linstruction substituée à la guerre, le suffrage universel arrivera à ce degré de discernement quil saura choisir les esprits ; on aura pour parlement le concile permanent des intelligences ; lInstitut sera le sénat. La Convention, en créant lInstitut, avait la vision, confuse mais profonde, de lavenir. »
Passage extrêmement frappant, et qui est bien plus quune esquisse dutopie. Texte extrêmement proche dailleurs dau moins deux autres : le discours dEnjolras sur la barricade dans Les Misérables et la dernière conversation de Gauvain et Cimourdain dans Quatrevingt-Treize. Il sagit de lexact opposé de la démocratie parlementaire telle que la expérimentée la seconde République.
Ces réticences envers léloquence, qui est la voix de la politique, nempêchent pas Hugo de parsemer ses carnets dinnombrables remarques « politiques ». Entendons par-là aussi bien des réflexions dordre général sur lévolution de la civilisation que des opinions sur la société et la politique françaises, sur la politique étrangère. Quelques exemples, choisis volontairement dans la même période que les citations précédentes, qui avaient trait à léloquence et aux orateurs, suffisent à le montrer.
« Le parlement dAngleterre opprime lIrlande par une foule de bills injustes et vexatoires. LIrlande répond par des insurrections nocturnes. Toutes les nuits, tantôt dans un comté, tantôt dans lautre, cent, deux cents, trois cents paysans se lèvent ; battent le pays, armés et masqués, rançonnant les francs-tenanciers anglais, faisant rendre gorge aux propriétaires protestants. Triste et fatale lutte ! Le peuple irlandais dit dans son propre langage figuré et sombre : Ce que fait le législateur de midi sera défait par le législateur de minuit[59]. »
Rappelons que le combat de lIrlande, à lépoque de ces lignes, était incarné par un personnage qui a fasciné lEurope : OConnell, brillant orateur populaire qui fait dailleurs lobjet dun portrait enthousiaste dans Le Livre des orateurs de Cormenin, publié dans les années 1830.
Autre exemple :
« Le génie qui délivre un peuple est aussi précieux aux yeux de Dieu que le génie qui gouverne un empire. La barque qui porte Guillaume Tell nest pas moins sacrée pour la tempête que lesquif qui porte César[60]. »
Attitude très contrastée de Hugo envers la chose et la parole publiques. Son intérêt pour eux, cependant, est très ancien, et ne se dément jamais. Hugo partage avec ses contemporains, les enfants nés avec le siècle, lidée que tout est nécessairement politique, à commencer par la littérature. La première édition des Odes, datée de juin 1822, est dailleurs révélatrice de ce point de vue qui mêle étroitement dès lorigine littérature et politique :
« Il y a deux intentions dans la publication de ce livre, lintention littéraire et lintention politique ; mais, dans la pensée de lauteur, la dernière est la conséquence de la première, car lhistoire des hommes ne présente de poésie que jugée du haut des idées monarchiques et des croyances religieuses [61]. »
Luvre de Hugo est ainsi jalonnée de phrases-slogans qui affirment lunion indissoluble des choses politiques et des choses littéraires. Au total, les raisons de lambivalence de Hugo à légard de léloquence sont donc multiples. Certaines sont héritées dune tradition hostile à léloquence[62] ; dautres sont liées à une conscience très forte de la mission du poète-penseur, supérieure à celle que peut accomplir lorateur, et même simplement lhomme politique. Mais plus encore que la réflexion, il est probable que cest lépreuve du réel qui détermine la méfiance de Hugo à lendroit de léloquence. Autant que les prestiges de la parole, qui peuvent être tels quà certains moments, un Lamartine par exemple est capable de retourner complètement une assemblée, Hugo en a expérimenté les dangers ; bien souvent, ce sont les démagogues qui ont le mot de la fin.
B. Les prestiges de la parole à lépreuve du réel
Cette distance à légard de léloquence que lon voit Hugo adopter à lentrée de son uvre oratoire (préface dActes et paroles) a toujours existé ; elle a certainement été renforcée par lépreuve du réel à lAssemblée nationale. Avant davoir lui-même fait lexpérience de léloquence dans une assemblée démocratique, Hugo pouvait encore croire, fût-ce au prix dun de ces « coups de force de lespérance » dont parle Claude Millet, à la capacité de lhomme juste à se faire entendre. Hugo se rend compte quil ne suffit pas davoir raison pour bien parler et être applaudi. Pour être victorieux, il faut être éloquent, savoir jouer des passions. La séduction de la parole na rien à voir avec la splendeur du vrai, censée simposer delle-même. Dès lors, on est loin de lidéal cicéronien de lhomme de bien parlant sagement et emportant la décision par sa parole vir bonus dicendi peritus.
Nul doute que la seconde République reste pour Hugo un grand traumatisme ; il sagit de léchec de la démocratie parlementaire, à laquelle il navait certes pas cru pendant longtemps. La politique du grand parti de lOrdre a beau esquisser, a contrario, ce que doit être la République, et constituer ainsi une authentique pédagogie républicaine[63], léchec de la République nen est pas moins patent. Quand on a une majorité aussi hostile contre soi, que le résultat des discussions, et surtout des votes, est toujours joué davance, que faire, sinon témoigner du vrai, pour lavenir ? Cest un ethos que lon trouve fréquemment dans les discours des républicains de 1849-1851. Ceux de Hugo participent eux aussi de plus en plus consciemment de cette pédagogie républicaine.
À léchec de la République correspond léchec oratoire personnel de Hugo. Il ne connaît jamais, contrairement à Montalembert ou Lamartine, ou même Ledru-Rollin, dauthentique succès de tribune[64]. De fait, pour un orateur aussi exposé à la haine que le devient Hugo, lexercice de la tribune est tout sauf agréable. Il en a dit souvent la douleur ; lépreuve est pénible. Lidée dun Hugo montant à la tribune par vanité, pour satisfaire son orgueil, est donc à exclure, quoi quil éprouve peut-être du plaisir à écrire, des années après, avec un sens certain de leuphémisme : « Être un contre tous, cela est quelquefois laborieux[65]. »
Autre grief né de la pratique de la tribune : la conscience dune inadéquation entre lintention et le résultat : « Avouons-le, cest dans la parole quil y a du hasard[66]. » Léloquence est approximation de la pensée, contrairement à lécriture, et ce malgré ce quen dit Hugo dans le même texte : « les mots arrivent aisément, surtout à lorateur qui est écrivain, qui a lhabitude de leur commander et dêtre servi par eux, et qui, lorsquil les sonne, les fait venir[67]. » Il y a toujours une part irréductible de hasard dans léloquence : « la parole va et vient de la conviction fixe et sereine à la révolte plus ou moins mesurée contre lincident inattendu ; de là des oscillations redoutables. On se laisse entraîner, ce qui est un danger, et emporter, ce qui est un tort. On fait des fautes de tribune. Lorateur qui se confesse ici ny a point échappé[68]. » Le moyen déviter ces « fautes » est décrire dun bout à lautre ses discours, ce que Hugo trouve non seulement acceptable mais souhaitable[69]. Ce jugement très favorable à léloquence « littéraire » constitue en même temps un hommage au principe même de la rhétorique, celle-ci supposant en effet une intention, une organisation des moyens en fonction de la fin. Ce qui nempêche pas Hugo de nier, contre toute vraisemblance, avoir lui-même écrit ses discours à lavance.
Instrument imparfait, léloquence est pourtant nécessaire, en létat actuel de la civilisation et jusquà ce que les savants remplacent les rhéteurs, lInstitut le Sénat... Il convient donc de lutiliser comme instrument de civilisation, avec ses défauts, ses approximations. Malgré les insuffisances de la parole publique, il nest pas possible que le vrai nait pas de défenseur ici et maintenant. De là la nécessité de parler. La raison ultime de lacceptation par Hugo de léloquence est la conviction permanente que la parole, poétique ou éloquente, est toujours par nature politique.
C. La nature politique de la parole
Constamment Hugo formule ou illustre lidée que toute parole proférée, par écrit ou à loral, possède une dimension politique. Parler et écrire sont de ce point de vue une seule et même chose. La parole est le lieu du politique, car le propre de la langue outil de communication entre les hommes est de créer du lien. Ce qui est une définition possible du politique. Ceci ne préjuge en rien du contenu de ce lien et des conceptions politiques qui le sous-tendent ; la république nest pas le seul régime politique possible, ni même le seul régime légitime. La parole peut sadresser au peuple selon des modalités qui ne sont pas démocratiques : un lien peut exister sans quil y ait échange. Cette relation dissymétrique est celle qui unit le génie, lindividu exceptionnel au peuple. Ce nest que progressivement, et jamais totalement, que Hugo pensera une relation authentique entre le génie et le peuple dont il est la voix.
Historiquement, la parole publique, sa valorisation, et aussi son flétrissement[70] sont toujours liés à lexercice de la liberté politique. Les modernes que nous sommes ont tendance à poser lindivisibilité de la liberté : la liberté est totale ou elle nest pas. En pratique, cependant, des limites peuvent exister, et la parole nen demeure pas moins. Les restrictions de la presse ne sont pas le seul indice du degré de liberté politique dun régime : sous la monarchie de Juillet, la tribune est libre malgré les lois sur la presse et lusage régulier de la censure. Les comptes rendus des séances à la Chambre paraissent tous les jours, et ne sont pas censurés. La seconde République elle-même rétablit le cautionnement des journaux et multiplie les procès aux journalistes ; pour autant, la tribune est entièrement libre, à tel point quun socialiste comme Proudhon peut y faire lexposé méthodique de son projet[71]. La première chose qui disparaît sous les régimes dictatoriaux, cest la grande éloquence politique et surtout le compte rendu intégral des débats ; peut rester cette éloquence dégradée quest léloquence des académies et celle des corps législatifs.
Cest pour cela que parler nest pas anodin : cest faire acte de liberté. Lusage de la parole est dès le début conçu par Hugo comme étant lié à lexercice et à la revendication de la liberté, comme étant de portée politique. Du reste, la pratique de la parole par Hugo démontre suffisamment que la prise de parole est toujours pour lui dordre politique. Lun des premiers discours politiques de Hugo est sa plaidoirie devant le tribunal de Commerce de Paris, le 19 décembre 1832, suite à linterdiction du Roi samuse[72]. Discours qui possède déjà toutes les caractéristiques dun acte politique, puisquil sagit dune parole dopposition à un pouvoir qui ôte ce quil vient de donner et contrevient aux principes qui ont présidé à sa naissance ; de plus, le texte a été publié, ce qui est bien un moyen de linscrire dans l« espace public » constitué, selon les analyses classiques dHabermas, par lensemble des personnes privées faisant un usage critique de leur raison[73]. Sans compter quau XIXe siècle, léloquence du barreau est souvent la première marche de la tribune politique. Cela nest pas encore vrai pour Hugo à cette date, quoique le discours soit indéniablement politique ; cela est vrai pour son défenseur, Odilon Barrot, figure de proue du parti du « mouvement » sous la monarchie de Juillet, futur chef du gouvernement de Louis-Napoléon Bonaparte.
Le premier discours politique reconnu comme tel par Hugo, le premier recueilli dans Actes et paroles, date de 1841. Le discours de réception à lAcadémie française donne en son exorde un tableau grandiose de lépopée napoléonienne. Hugo y évoque la Révolution, et les moyens den éviter de nouvelles, fait allusion au Traité de Vienne et à la question des frontières de la France, etc. Discours académique donc, certes, mais aussi, très manifestement, discours politique, comme lindique suffisamment la fin du discours où le poète propose explicitement ses services au régime de Juillet, ce qui lui vaut de la part de Salvandy, directeur de lAcadémie, la réponse suivante : « Napoléon, Sieyès, Malesherbes ne sont pas vos ancêtres, Monsieur. Vous en avez de non moins illustres : Jean-Baptiste Rousseau, Clément Marot, Pindare, le Psalmiste. Ici, nous ne connaissons pas de plus belle généalogie[74]. » Il faut dailleurs signaler que le discours académique, au XIXe siècle, est presque systématiquement un acte politique. La nomination dun académicien peut lêtre elle-même : quon songe à Chateaubriand. Napoléon ne sest pas trompé sur ce que peut être léloquence académique à certaines époques en refusant que celui-ci prononce son discours de réception. De fait, dès les discours académiques de Hugo, on découvre un nombre important dindications sur léloquence, sur la politique, sur les fonctions et les moyens de la parole publique. À partir de la Chambre des Pairs, la nature politique de la prise de parole devient beaucoup plus évidente[75].
La parole est donc toujours déjà politique, et Hugo la conçoit bien comme telle. Reste à définir ce que serait un bon usage de la parole publique ce que serait un véritable orateur.
III. Vers lorateur hugolien
A. Le « rhéteur aux lèvres flétries[76] »
Un concept peut très souvent sélaborer par comparaison avec ce qui en constitue la négation. Ainsi, il est possible de cerner lorateur hugolien par ce qui en constitue le contre-modèle. Lorateur, sous sa forme négative et détestée, est dabord le rhéteur, au mieux ridicule comme dans lexemple précédemment cité de Notre-Dame de Paris, au pire néfaste car dangereux pour la liberté : il sagit du Montalembert des Châtiments, décrit comme le « louche rhéteur des vieux partis hurlants[77] ». Hugo suit lusage habituel du terme, qui renvoie plutôt dans la tradition rhétorique au maître déloquence et à lauteur de traités de rhétorique, par opposition à lorateur qui est quant à lui un praticien de la parole. Conformément à lusage courant et dépréciatif qui en est fait, le terme désigne toujours chez Hugo celui qui fait un mauvais usage de la parole ; celui qui feint lemportement ou la passion ; celui qui se parjure. Ce rejet dun modèle oratoire pervers va de pair avec le refus dun art oratoire normatif qui stérilise lémotion, dissimule la vérité.
Dans cette image très négative du rhéteur se lit un héritage culturel attaché à la perception de léloquence, ainsi analysé par Jean Starobinski : léloquence est « à la fois source et moyen dun vaste pouvoir, fondatrice dautorité, mais ayant elle-même besoin dêtre fondée et confirmée par la valeur morale de celui qui lexerce, sous peine de se dévaluer comme spécieuse éloquence, déclamation de rhéteur, discours sophistique[78]. » Hugo dénonce les sophistes qui font tout pour tromper leurs auditeurs. On lit par exemple dans LHomme qui rit : « Les méchants malmènent la conscience avec autorité. Il y a une gymnastique du faux. Le sophiste est un faussaire, et dans loccasion ce faussaire brutalise le bon sens. Une certaine logique très souple, très implacable et très agile est au service du mal et excelle à meurtrir la vérité dans les ténèbres. »
B. Mirabeau, orator et prophète romantique
Par opposition au rhéteur, lorateur, dont le premier modèle est Mirabeau, pour Hugo comme pour beaucoup de ses contemporains qui redécouvrent la Révolution, après linterdit idéologique et légal prononcé contre elle par la Restauration. La référence à lorator antique est alors fréquemment convoquée. Les souvenirs de lAntiquité, chez les révolutionnaires eux-mêmes, comblent lhiatus historique entre Paris et Rome (ou Sparte) ; Paris, nouvelle Rome, est le phare des nations modernes. Artisan et artiste de la tribune, Mirabeau pétrit le verbe, modèle son auditoire. Il devient pour les romantiques le grand exemple moderne de léloquence politique :
« Il remuait lassemblée comme de leau dans un vase [ ] il entrechoquait si puissamment dans sa main toutes les idées sonores du moment, [ ] il forgeait et amalgamait si habilement dans sa parole sa passion personnelle et la passion de tous[79] »
Mirabeau invente léloquence[80] comme on invente un trésor : en retrouvant la fonction civique traditionnelle de lorator. À lire la description quen fait Hugo, Mirabeau est déjà un orateur romantique ; il parle bien parce quil connaît, parce quil a vécu la souffrance et lexaspération dont il témoigne à la tribune. Il est passionné :
« Il était orateur parce quil avait souffert, parce quil avait failli, parce quil avait été, bien jeune encore et dans lâge où sépanouissent toutes les ouvertures du cur, repoussé, moqué, humilié, méprisé, diffamé, chassé, spolié, interdit, exilé, emprisonné, condamné ; parce que, comme le peuple de 1789 dont il était le plus complet symbole, il avait été tenu en minorité et en tutelle beaucoup au-delà de lâge de raison[81]. »
Cest déjà Gwynplaine à létat débauche. La prise de parole est motivée en grande partie par lexpérience personnelle ; ce faisant, lorateur est un représentant du peuple. Cette idée, dont les conséquences sur la fonction de lorateur sont tirées par Hugo lui-même à partir de la République, ouvre sur une théorie de la représentation qui ne prend toute sa dimension quavec la conversion démocratique de lauteur. La glorification de léloquence révolutionnaire possède une autre signification politique : comme le souligne Jean Starobinski, « tout projet de parole forte recourt au mythe dun passé où le langage possédait une puissance supérieure, quil sagit désormais de reconquérir. [ ] Le modèle antérieur ne simpose quen raison du déficit, du manque, de laffaiblissement, interposés entre ce temps-là et le moment présent[82]. » Dun avis à peu près général, la monarchie de Juillet manifeste la faillite de la parole publique. Les discussions à la Chambre senlisent dans de médiocres finasseries et dans les questions matérielles, oubliant que la fonction principale de la politique est de produire du sens, de proposer à un peuple des valeurs communes et une grille dinterprétation du réel. Dans un tel contexte, la valorisation de la parole pleine et puissante des grands ancêtres révolutionnaires prend tout son sens. Hugo participe à lentreprise de réhabilitation de la Révolution entreprise dans les années 1830.
C. De la tribune à la chaire : la prédication romantique
La dernière référence qui complète le spectre des modèles oratoires hugoliens est lorateur sacré. « Le théâtre est une tribune, le théâtre est une chaire », affirme la préface de Lucrèce Borgia, réalisant la fusion capitale du double modèle de léloquence politique et religieuse dans le théâtre, qui est le mode dexpression privilégié de Hugo dans la décennie précédant son engagement politique. Lhéritage de la grande éloquence française explique pour une part cette référence cardinale à la parole sacrée. Avant lépisode révolutionnaire, et à lexclusion des discours prononcés dans les parlements dAncien Régime, la chaire était le seul endroit où pouvait se développer une parole publique, parfois juge du pouvoir. Léloquence politique, annihilée par labsolutisme, laissait à la prédication une fonction politique quelle assumait dans la bouche des grands orateurs sacrés : Bossuet, Bourdaloue, qui sont encore loués pour cette raison par Cormenin dans son Livre des orateurs.
Lambition du poète romantique dêtre le pontife des temps nouveaux achève de motiver la référence à la prédication. Dans la tradition chrétienne inaugurée par saint Augustin, lorator est celui qui prie avant de parler, celui qui souvre à lEsprit avant de prêcher. Dune façon similaire, Hugo écrit : « celui-là parle bien qui dépense la méditation dun jour, dune semaine, dun mois, de toute sa vie parfois, en une parole dune heure[83]. » Le sermonnaire est en parole antécédente, déléguée, car il est le vicaire du Christ. Dans lidéal, lorateur sacré doit seffacer devant la parole quil porte. De même, le penseur révèle, amène à la conscience publique les vérités éternelles à qui il ne prête que sa voix ; « Moi, je ne suis rien, quune voix », dit Gwynplaine à la Chambre des Lords[84]. Laction de lorateur sur les consciences est exprimée par Hugo dans des termes qui rappellent lévangile et la fonction de vicaire de Dieu. Dans le chapitre de Napoléon-le-petit consacré au parlementarisme apparaît, à travers une métaphore, un souvenir précis de la parabole du semeur :
« Une fois monté sur cette tribune, lhomme qui y était nétait plus un homme ; cétait cet ouvrier mystérieux quon voit le soir, au crépuscule, marchant à grands pas dans les sillons et lançant dans lespace, avec un geste dempire, les germes, les semences, la moisson future, la richesse de lété prochain, le pain, la vie[85]. »
Le penseur est le semeur. La scène décrite se passe le soir : cest dans les ténèbres de lignorance que luvre de lumière saccomplit. Le récit insiste sur le geste du semeur, à rapprocher de lactio à travers le « geste dempire » décrit. Une ample gradation associe dans lénumération finale le grain semé et le pain, symbole eucharistique ; elle part des « germes » et aboutit à la « vie ». Auparavant, Hugo avait implicitement comparé le sacerdoce politique à la prédication christique. Un commentaire ligne à ligne serait nécessaire pour montrer comment le discours politique se calque sur la démarche religieuse, et dans quelle mesure cette comparaison entre les deux types de discours nest pas une simple figure de style, mais engage la structure même de la parole publique et ses enjeux :
Quiconque mettait les pieds sur ce sommet sentait distinctement les pulsations du grand cur de lhumanité ; là, pourvu quil fût un homme de bonne volonté, son âme grandissait en lui et rayonnait au dehors ; quelque chose duniversel semparait de lui et emplissait son esprit comme le souffle emplit la voile ; tant quil était sur ces quatre planches, il était plus fort et meilleur ; il se sentait, dans cette minute sacrée, vivre de la vie collective des nations ; il lui venait des paroles bonnes pour tous les hommes ; il apercevait, au delà de lassemblée groupée à ses pieds et souvent pleine de tumulte, le peuple attentif, sérieux, loreille tendue et le doigt sur la bouche, et, au delà du peuple, le genre humain pensif, assis en cercle et écoutant[86].
La tribune, ce « sommet », évoque, dès le premier segment de cette phrase ample et sinueuse, la position du Christ enseignant ses disciples sur la Montagne au début de lévangile selon saint Matthieu[87]. Aussitôt après, un nouveau souvenir évangélique les « hommes de bonne volonté » sur lequel se greffe une métaphore lumineuse non développée : la lumière du Verbe qui dissout les ténèbres. Lexpérience de la tribune est avant tout une expérience intérieure, un approfondissement se traduisant par un rayonnement extérieur. Dans la même phrase sont associés lesprit et le souffle, spiritus : « quelque chose duniversel semparait de lui et emplissait son esprit comme le souffle emplit la voile ». Lorateur est en communication directe avec lEsprit. La métaphore ébauchée de lorateur-navire rappelle avec justesse que lauditoire est une mer qui ballotte celui qui parle. Lorateur vit « de la vie collective des nations », ce qui rappelle les interventions de Hugo en faveur de la Pologne (Chambre des Pairs, 19 mars 1846) et de lItalie (Assemblé législative, 19 octobre 1849), ainsi que lélargissement de lhumanisme hugolien pendant lexil ; lhonnête homme à la tribune prononce « des paroles bonnes pour tous les hommes », cest-à-dire, au sens étymologique du terme, catholiques. Les auditeurs de ce nouveau discours évangélique sont rassemblés en cercle ; leur position rappelle celle des disciples écoutant le Christ. Lélargissement final de la vision, par cercles concentriques, montre litinéraire accompli par Hugo lui-même : de la France aux états-Unis dEurope, puis au monde entier.
Cette vocation christique de lorateur apparut à beaucoup dhommes politiques « sérieux » comme une galéjade de poète. Pour expliquer sa conversion à lidéal républicain, Victor Hugo allégua de plus le précédent du chemin de Damas. Simple métaphore ? Ce qui est sûr cest que le fait religieux polarise la réflexion de Hugo, et que le début véritable de la carrière politique de Hugo, avec sa nomination à la pairie, coïncide avec un renouveau dintérêt pour les « Choses de la Bible[88] », de même, bien sûr mais ceci est sans doute aussi lié à cela quavec la disparition de Léopoldine.
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Victor Hugo, dans les rapports quil entretient avec lhéritage classique, dans ses idées sur léloquence, est profondément de son temps. Cest pourquoi les modèles contemporains de léloquence hugolienne, certainement aussi importants que les modèles théoriques, intellectuels. On ninsistera jamais assez sur le patronage de Lamartine et sur la figure tutélaire de Chateaubriand, grand écrivain, brillant orateur, sorte de Cassandre moderne dont le retrait de la vie parlementaire en 1830 avait fait forte impression : « Inutile Cassandre, jai fatigué le trône et la patrie de mes avertissements dédaignés[89] ». Cest peut-être à lui que Victor Hugo emprunte la posture de la voix juste et impuissante qui cherche à prévenir les catastrophes : « je le dis avec un frémissement dangoisse, je le dis avec lanxiété douloureuse du bon citoyen épouvanté des aventures où lon précipite la patrie[90] ». Cette posture saccentue à mesure que le 2 Décembre approche. Quant à Lamartine, les premières années de la vie publique de Hugo se situent à lombre de léclatante popularité de lauteur des Méditations poétiques. Laisance de lorateur, la qualité de sa réflexion politique dans les années 1830 semblent avoir laissé une profonde marque sur la politique hugolienne. En témoignent les principes défendus par Hugo, qui ne sont jamais très éloignés de ceux de Lamartine. Citons, pêle-mêle, la liberté de la presse, labolition de la peine de mort, la séparation de léglise et de létat ; Lamartine, tout comme Hugo, annonce la fin des anciennes hiérarchies sociales et le gouvernement par la raison[91].
La réflexion sur le modèle hugolien de lorateur conduit bien sûr au bord de luvre oratoire ; elle fournit des éléments dappréciation plus juste de ce que Hugo savait et pensait de la rhétorique, de ce quil a voulu faire. Il était également nécessaire de souligner les grandes lignes de force de la pensée hugolienne sur léloquence. Pour lessentiel, ses idées sont formées de bonne heure, elles sont pour une part héritées de la tradition, elles ne changent guères, et survivent même à sa conversion démocratique.
Pour autant, il est évident que toute grande éloquence nest jamais lapplication stricte de préceptes oratoires ; et le XIXe siècle, pour plongé quil fût encore dans lancien univers rhétorique, essaye de faire du nouveau. Cela dit, il nexiste pas de rupture totale avec la tradition. Cette tradition ne peut dailleurs tout bonnement pas être reniée, car elle est dune rigueur indépassable. Elle propose des modèles qui ne sont pas par nature normatifs : elle explique simplement comment organiser, structurer un discours efficace. Elle expose des méthodes de présentation et denchaînement des arguments qui « marchent » : ce que lon appelle les lieux communs. Enfin, de lAntiquité le XIXe hérite quelques grandes figures tutélaires à lautorité jamais mise en doute, telles Cicéron et Démosthène, qui reviennent très souvent sous la plume et dans la bouche de Hugo. On ne peut pas faire limpasse sur les modèles oratoires du passé ; Hugo ne la jamais fait.
[1] Julles Vallès, Le Bachelier, Gallimard, coll. Folio, 1974, p. 21.
[2] Le journaliste fit ses classes dans les années 1840.
[3] Une fois pour toutes, le mot « rhétorique » est ici pris en son sens premier, qui est son sens propre : celui dun savoir technique sur le discours, son organisation, ses moyens et ses fins, tel quil était encore enseigné au XIXe siècle. Entendue en ce sens, la « rhétorique » na que très accessoirement à voir avec ce que Genette a appelé « rhétorique restreinte », autrement dit létude des « figures », plus proche de la stylistique.
[4] Acte II, scène 11.
[5] Le Droit et la loi, dans uvres complètes, Robert Laffont, 1985, coll. Bouquins, t. Politique, p. 69. Sauf mention contraire, il sagira de notre édition de référence pour les uvres de Victor Hugo.
[6] Voir Géraud Venzac, Les Premiers maîtres de Victor Hugo, Bloud et Gay, 1955.
[7] Françoise Douay-Soublin, « La Rhétorique en France au XIXe siècle à travers ses pratiques et ses institutions : restauration, renaissance, remise en cause », dans Histoire de la rhétorique dans lEurope moderne, 1450-1950, Fumaroli, Marc (dir.), PUF, 1999.
[8] « Ce qui se passait aux Feuillantines vers 1813 », Les Rayons et les Ombres, Poésie I, Bouquins, p. 970.
[9] Victor et Eugène.
[10] Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, t. 1, uvres complètes, édition « Ne varietur », Paris, Hetzel-Quantin, 1885, p. 43.
[11] Ibid., p. 49. Cest-à-dire des historiens, non des orateurs. Il nest pas ici question de Cicéron ; il nen sera jamais fait mention dans le Victor Hugo raconté.
[12] Ibid., id.
[13] Ibid., p. 141 sqq.
[14] Ils y entrent aux environs du mois de juin 1811 et en sortent au mois de mars 1812.
[15] Ibid., p. 142.
[16] Ibid., p. 143.
[17] Ibid., p. 146.
[18] Abrégé dhistoire antique.
[19] Ibid., id.
[20] Ibid., p. 148. On est alors en 1811, certainement à la fin de lannée : Hugo a donc 9 ans. Or, la rhétorique est la classe des « grands » (15-16 ans).
[21] Ibid., p. 160.
[22] Ibid., id.
[23] Ibid., p. 195.
[24] Ibid., p. 167.
[25] « Ce qui se passait aux Feuillantines vers 1813 », op. cit., p. 971.
[26] Actuellement Lycée Henri-IV.
[27] Ibid., p. 971-972.
[28] Ibid., p. 974.
[29] Ibid., id.
[30] Jules Vallès, LEnfant, GF, p. 243.
[31] Voir Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, op. cit., p. 223 sqq.
[32] « Réponse à un acte daccusation », Les Contemplations, Gallimard, coll. Poésie, 1973, p. 47.
[33] « Quelques mots à un autre », ibid., p. 79.
[34] « Réponse à un acte daccusation », ibid., p. 47. Tous ces noms figurent dans le poème.
[35] Ces auteurs sont cités quelques pages plus loin : voir « Quelques mots à un autre », ibid., p. 79-80.
[36] Ibid., p. 80.
[37] On en veut pour preuve lexistence de manuels comme celui de La Rue, au XVIIe siècle, qui constituent des commentaires rhétoriques de textes poétiques comme lÉnéide de Virgile. Manuels un peu antérieurs à notre époque, mais qui sont soit réédités, soit copiés au XIXe siècle jusquà une date tardive.
[38] Poésie et histoire sont deux des pôles essentiels de la création hugolienne.
[39] « Tas de pierres (1843-1851) », uvres complètes, édition chronologique établie sous la direction de Jean Massin, Club français du Livre, 1972, t. VII, p. 690.
[40] « Inauguration du tombeau de Ledru-Rollin », Actes et Paroles IV, Bouquins, t. Politique, p. 981.
[41] Bouquins, t. Politique, p. 309-316.
[42] Sur Mirabeau, dans Littérature et philosophie mêlées, op. cit., p. 215.
[43] « Inauguration du tombeau de Ledru-Rollin », Actes et Paroles IV, op. cit., p. 981.
[44] « Réponse à un acte daccusation », Les Contemplations, op. cit., p. 45.
[45] Par opposition à lethos, passions manifestées dans le discours par lorateur.
[46] Notre-Dame de Paris, Bouquins, t. Roman I, p. 722.
[47] Massin, t. VII, p. 63.
[48] LHomme qui rit, Roman III, Bouquins, p. 668.
[49] Ibid., id.
[50] Massin, t. VII, p. 56.
[51] Car cette « Note de léditeur » est de sa main.
[52] Choses vues. Le Temps présent, jusquen 1844, dans, t. Histoire, Bouquins p. 802.
[53] Ibid., id.
[54] Ibid., id.
[55] Ibid., p. 804.
[56] Quil sagisse de ceux qui critiquent le caractère amoral de la rhétorique (art de persuader le vrai et le faux) ou des adversaires du parlementarisme, qui critiquent les « bavardages » des députés.
[57] On pense ici à la phrase de Cimourdain dans Quatrevingt-Treize : « La République cest deux et deux font quatre » (Quatrevingt-Treize, édition de Bernard Leuilliot, Le Livre de Poche, 2002, p. 505).
[58] Le Droit et la loi, tome Politique, p. 65.
[59] Ibid., p. 803.
[60] Ibid., id.
[61] Poésie, t. I, Bouquins, p. 54.
[62] Art de « persuader qui tu voudras », selon la formule célèbre du Gorgias de Platon.
[63] Lidée a été développée par Guy Rosa : « toute lannée 1849 déploie une éblouissante pédagogie républicaine a contrario, une rigoureuse démonstration de la république par labsurde. » (Guy Rosa, « Hugo en 1848 : de quel côté de la barricade ? », 48-14. Le revue du Musée dOrsay, printemps 1999, p. 69).
[64] Tout dépend bien sûr de ce que lon entend par succès : le fait de sattirer la haine de limmense majorité de lAssemblée et de faire chuter le cours de la Bourse à chacun de ses discours (à partir de 1850) est une certaine forme de reconnaissance
[65] Le Droit et la loi, op. cit., p. 79.
[66] Ibid., p. 80.
[67] Ibid., p. 81.
[68] Ibid., id.
[69] à linverse de la plupart de ses contemporains, qui se plaignent de la longueur interminable des discours préparés, et de lennui quils suscitent.
[70] Les deux allant nécessairement de pair.
[71] Séance de lAssemblée nationale constituante du 31 juillet 1848, cest-à-dire après les journées de Juin, qui avaient pourtant entraîné une vigilance policière accrue et une crispation du régime désormais dirigé par le général Cavaignac (état de siège, contrôle renforcé des journaux, interdiction de nombreux clubs).
[72] Bouquins, Théâtre, t. II, p. 829-836 pour la préface et p. 839-845 pour le discours.
[73] Voir Jürgen Habermas, LEspace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, 1978.
[74] Massin, t. VI, p. 163.
[75] Cf. la « Note de léditeur » (en fait, et comme dhabitude, écrite par Hugo) qui précise, dans Actes et paroles I Avant lexil (Bouquins, p. 123), en tête du premier discours prononcé par Hugo à la Chambre des Pairs : « Ce discours, le premier discours politique quait prononcé Victor Hugo, fut très-froidement accueilli. »
[76] « Fonction du Poète », poème liminaire des Rayons et les Ombres, Bouquins, t. Poésie I, p. 924.
[77] Châtiments, Flammarion, coll. GF, 1998, p. 214.
[78] JeanStarobinski, « La Chaire, la tribune, le barreau », dans Les Lieux de mémoire II : La Nation, vol. 3, sous la direction de Pierre Nora, Gallimard, coll. Bibliothèque illustrée des histoires, 1986, p. 426.
[79] Sur Mirabeau, t. Critique, Bouquins, p. 216.
[80] Limportance de Mirabeau est réaffirmée près de vingt ans plus tard dans Napoléon-le-petit : « Ce nétait quun tréteau, ce fut un trépied, ce fut un autel » (Napoléon-le-petit, Bouquins, t. Histoire, p. 85).
[81] Sur Mirabeau, op. cit., p. 215.
[82] JeanStarobinski, art. cit., p. 430.
[83] Le Droit et la loi, op. cit., p. 81.
[84] LHomme qui rit, op. cit., p. 739.
[85] Napoléon-le-petit, V, 6, Bouquins, t. Histoire, p. 92.
[86] Ibid., id.
[87] Matt., 5-7. Pour le texte biblique, nous renvoyons à la Bible dite de Port-Royal (reprise dans la collection Bouquins), que Hugo connaissait et dont il possédait un exemplaire.
[88] Voir dans Massin, t. VII, p. 397-432, la présentation de MM. Journet et Robert et les textes de Hugo.
[89] François-René deChateaubriand, Mémoires doutre-tombe, t. II, Gallimard, coll. Quarto, p. 2317.
[90] « Le suffrage universel », Actes et Paroles I, Massin, t. VII, p. 283.
[91] Voir par exemple Sur la politique rationnelle, brochure politique publiée par Lamartine en 1831.