Françoise Chenet : Le paysage dans Quatrevingt-Treize
Communication au Groupe Hugo du 22 novembre 2003
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Le sujet de cette intervention mest venu dune relecture de Quatrevingt-Treize dans le cadre dun séminaire bucolique ayant pour thème : « Le bocage et la construction poétique du lieu ». Quatrevingt-Treize simposait mais jy ai surtout vu la déconstruction dun lieu poétique : le bocage dans Quatrevingt-Treize est lenvers du bocage[1]. et la démystification de tout ce quil a pu inspirer[2], et à Hugo en tout premier lieu. Bien que lamour soit au cur du roman, on ne sétonnera pas de ny trouver ni idylle, ni bergers, ni même de satyre cornu. Le pied fourché est dailleurs frappé dun impôt par un édit de 1635 contre lequel protestent les libraires dans le célèbre volume de Saint-Barthélemy[3] et sil est question de vaches, cest sur une estampe offerte à la concupiscence de Georgette mais que la version définitive ne retiendra pas (p. 384, note 1). Pas de vaches mais un bouvier, lImânus (p. 367). Cest dire que la dépoétisation est aussi féroce que les paysages dénoncés : En présence de certains paysages féroces, on est tenté dexonérer lhomme et dincriminer la création. Cest de cette tentation et de ses implications philosophiques, politiques et esthétiques quil sera question.
Des « paysages féroces » aux « fiers paysages »
Disons demblée que paysages féroces est antinomique. Il y a incompatibilité entre les connotations toujours positives de paysage et lépithète morale et négative qui lui est accolée. Le paysage peut être lugubre, sinistre, riant, agréable ou nimporte quoi, il ressortit toujours au jugement esthétique[4] qui, seul in fine, décide sil mérite dêtre regardé et au-delà préservé. Il est la beauté au point den être la redondance. Le "je trouve beau ce" du jeune Gargantua institue le paysage comme référence suprême. Déprécier le paysage ne peut être quun geste iconoclaste.
Par ailleurs, les dictionnaires nous disent que féroce vient du latin, ferox, impétueux, orgueilleux puis cruel. Son étymologie, < ferus, sauvage, en fait un doublet de fier. De fait, la langue les emploie indifféremment jusquau XVIIe siècle où elle spécialise féroce dans le sens de cruel, sauvage, violent et par extension impitoyable. Lopposition pourrait navoir quun intérêt historique si elle nétait particulièrement active et féconde dans le contexte de Quatrevingt-Treize. La Marseillaise (1792) nous fait chanter :
Entendez-vous dans les campagnes
Mugir ces féroces soldats ?
Ils viennent jusque dans vos bras
Egorger vos fils, vos compagnes !
Et elle leur oppose :
Quoi ! ces phalanges mercenaires
Terrasseraient nos fiers guerriers ? (bis)
De fait, pour les Chouans, les Bleus, étrangers au pays, sont des bêtes féroces (p. 157) tandis que lImânus, fameux, infernalement brave et dune férocité épique décline sans aucun doute toutes les acceptions anciennes de fier[5], assez proches du franco-normand dont dérive son nom : Immanis, cruel, farouche, monstrueux[6]. Le rapprochement avec immanence éclaire, comme on le verra, la nature de ces paysages féroces qui sont dans ce texte une figure de lanankè.
Autre éclairage, qui délimite le champ conceptuel de féroce vs fier, lune des rares occurrences de paysage dans la Légende des Siècles, exactement contemporaine et symétrique de Quatrevingt-Treize de trouve dans la troisième série (1883) il sagit dune pièce datée du 12 juillet 1873, appartenant au cycle de LAmour (livre XXXIX) et au poème La Grèce :
Ecoute, si tu veux, puisque nous nous aimons,
Nous allons tous les deux fuir par-delà les monts ;
Nous irons sous le ciel de Grèce où sont les muses. (1-3)
Viens ; devant la splendeur de cet horizon bleu,
Nous sentirons en nous croître dans lombre un dieu ;
Viens ; nous nous aimerons dans ces fiers paysages
Comme jadis saimaient les belles et les sages (21-24)
Variante, en apparence, du Sacre de la femme, le poème situe son espace dans celui du Satyre, avec lOlympe au fond (v. 30), mais à mi-parcours de lévolution du faune, quand il est encore à la mesure de lhomme qui le sent croître en lui dans lombre. Condition physique quasi météorologique du paysage, lhorizon bleu va de pair avec sa condition morale : lamour.
Dieu manquerait au ciel sil manquait à la terre,
Car la création nest quun vaste baiser (vv. 32-33)
Plus loin le poème précisera cette fonction du paysage : hostie et hymen (v. 36), il est la célébration de lunion de lhomme apaisé et du monde par la médiation de la femme. Ces fiers paysages réalisent la prédiction du Satyre : Lazur du ciel sera lapaisement des loups. Dans Quatrevingt-Treize, à lopposé, la férocité des paysages correspond à la violence prédatrice des hommes ramenés à létat sauvage et mus par la haine. Au demeurant, si fiers paysages dérange moins que paysages féroces, la qualification reste surprenante et ne se comprend que dans le chiasme où elle sinscrit symétriquement avec féroces.
Autre manière de saisir le choc de cette espèce doxymore quest dans le fond le syntagme paysages féroces, ce texte magnifique des Travailleurs de la mer où Hugo décrit comment le promeneur est prêt à se laisser submerger par la mer, assis dans la chaise du Qui-dort-meurt, après avoir été attiré par la beauté de la vue, le charme des grands horizons et lamour du prospect [7]. Difficile de concilier cette jouissance quasi érotique du paysage même si elle conduit lamateur (au sens latin) à sa perte par excès de beauté et de lumière avec ce quimplique la férocité.
Dans tous les cas, le syntagme disjoncte et oblige le lecteur de Quatrevingt-Treize à revoir les catégories suivant lesquelles il juge les paysages en général et ceux de Hugo en particulier. Pour les premiers, il a comme grille de référence la peinture de Millet qui le renvoie à limagerie populaire dune nature domestiquée et paisible qui prévaut à lépoque et dans laquelle on veut reconnaître la spécificité du paysage français[8]. Ou encore limpressionnisme dont le nom dérive dune Impression soleil levant datée de 1872 et exposée en 1874 [9].
La convergence avec Quatrevingt-Treize nest pas fortuite si lon considère le titre du dernier chapitre : Cependant le soleil se lève (III, VII, 6). La promesse dun monde plus juste comme le renouveau de la peinture se traduisent par le même paysage. Le chapitre réunit tous les éléments qui permettent de situer dans le système des paysages, cette férocité choquante. Dune part la confrontation tragique de la Tourgue et de la guillotine, lune ayant engendré lautre : Dans la terre fatale avait germé larbre sinistre [ ]. Aujourdhui, la vieille férocité constatait et subissait la nouvelle épouvante (p. 516). Sont renvoyés dos à dos (ou face à face en loccurrence) férocité féodale, et nouvelle épouvante révolutionnaire. Au-delà, ou au-dessus, la nature impitoyable parce que pérenne et imperturbablement aimante et magnanime :
La nature est impitoyable ; elle ne consent pas à retirer ses fleurs, ses musiques, ses parfums et ses rayons devant labomination humaine ; elle accable lhomme du contraste de la beauté divine avec la laideur sociale [ ] ; il ne peut se soustraire à limmense reproche de la douceur universelle et à limplacable sérénité de lazur. Il faut que la difformité des lois humaines se montre toute nue au milieu de léblouissement éternel. Lhomme brise et broie, lhomme stérilise, lhomme tue ; lété reste lété, le lys reste le lys, lastre reste lastre. (p. 516).
Et dans la lumière du soleil, Gauvain en gloire, sur léchafaud, lil héroïque et souverain, la chevelure au vent avant sa tête charmante et fière ne tombe et restitue ipso facto au paysage sa fierté. Surtout quand on sait que Gauvain est un avatar de Blanche, inspiratrice du cycle de LAmour.
Cest donc au regard des choses sacrées, en présence de la création fleurie, embaumée, aimante et charmante que se jugent les actions des hommes dont leurs paysages témoignent. La nature est le contrepoint qui permet de les évaluer. Si la terre est fatale, ce nest pas son fait, mais bien celui de lHistoire et donc de lhomme.
« Incriminer la création » ?
Ce constat cette sentence arrive au terme dun procès instruit tout au long du roman : qui de lhomme ou de la nature est responsable de cette férocité des paysages ? Le texte de Hugo est explicite, ce type de paysage est dans Quatrevingt-Treize une forme de lanankè :
La configuration du sol conseille à lhomme beaucoup dactions. Elle est complice plus quon ne le croit. En présence de certains paysages féroces, on est tenté dexonérer lhomme et dincriminer la création ; on sent une sourde provocation de la nature ; le désert est parfois malsain à la conscience, surtout à la conscience peu éclairée [ ]. La conscience petite est vite reptile ; les futaies crépusculaires, les ronces, les épines, les marais sous les branches, sont une fatale fréquentation pour elle ; elle subit là la mystérieuse infiltration des persuasions mauvaises [ ]. Quand lhomme est ignorant, quand le désert est visionnaire, lobscurité de la solitude sajoute à lobscurité de lintelligence ; de là dans lhomme des ouvertures dabîmes. De certains rochers, de certains ravins, de certains taillis, de certaines claires-voies farouches poussent lhomme aux actions folles et atroces. On pourrait presque dire quil y a des lieux scélérats. (III, I, 6, pp. 285-286)
Le titre du chapitre, Lâme de la terre passe dans celle de lhomme, résume le propos. Elle accrédite lidée dun génie du lieu, mauvais en loccurrence et incarné par lImânus[10], qui disculperait lhomme. De là ce quil est convenu dappeler un paysage moral et même métaphysique : il sagit de lâme de la terre. On voit poindre le sacrilège : la nature peut-elle être mauvaise ? Cest sans doute pourquoi Hugo multiplie les modalisations : ladjectif indéfini certains qualifiant paysages, rochers, ravins, taillis les particularise et relativise. De même on pourrait presque dire est de lordre de la dénégation. Ou de la prétérition. Hugo est prudent : il dit sans dire, comme sil se méfiait de ces puissances obscures qui passent de la terre à lhomme et semblent le diriger, lanimer, au plein sens étymologique du terme. Dans ce contexte, paysages féroces peut-être compris non comme une métaphore mais comme une variation, sans doute ironique, sur la célèbre formule dAmiel : un paysage quelconque est un état de lâme. Ici, il est explicitement un état de lâme de la terre pass[ée] dans celle de lhomme.
On comprend que la critique ait une fois de plus dénoncé son panthéisme, cest-à-dire son matérialisme [11]. Hugo récuse aussi par avance un positivisme réducteur auquel pourrait faire penser cette espèce dexplication des comportements humains par le milieu. Au demeurant, la thèse de linfluence du milieu naturel et du climat remonte à Bodin et est au fondement du droit naturel et de linvention de la liberté. Les philosophies du progrès sont des naturalismes. Sans doute est-ce le Michelet de la Préface de 1869 à son Histoire de France qui est le plus proche de Hugo et exprime le mieux ce puissant travail de soi sur soi, où la France, par son progrès propre, va transformant tous ses éléments bruts, donnés par sa base géographique, le sol, la nourriture, le climat : Tel le nid, tel loiseau. Telle la patrie, tel lhomme. Cest par le processus de cette autocréation, de cette invention de soi et de la patrie, que se font lHistoire et la civilisation et que saffirme la vocation prométhéenne de lhomme[12].
Or précisément, cest elle qui est en cause dans le conflit qui oppose la Vendée et la Convention. Lenjeu est bien celui de la maîtrise du monde, de soi. Lhomme peut-il échapper à linfluence délétère du milieu et construire un nouvel ordre social comme le projette la Convention ?
La grandeur de la Convention fut de chercher la quantité de réel qui est dans ce que les hommes appellent limpossible. (II, III, 1, P. 245)
Tout le projet est contenu, si lon peut dire, dans le mot quantité. Lordre républicain est ordre au plein sens du terme dont laboutissement tragique sera la guillotine et plus positivement linvention du système métrique. De là lobsession de la ligne droite chez Cimourdain ou les architectes « messidor » et un progrès qui aboutit à la laideur et au paysage à la guillotine du chapitre final :
De loin sur lhorizon cétait une silhouette faite de lignes droites et dures ayant laspect dune lettre hébraïque ou dun de ces hiéroglyphes dEgypte qui faisaient partie de lalphabet de lantique énigme [ ].
On sentait que cela avait été construit par des hommes tant cétait laid, mesquin et petit ; et cela aurait mérité dêtre apporté là par des génies, tant cétait formidable. (III, VII, 6, pp. 512-513)[13]
Si la Convention est un lieu immense, son espace est, quant à lui, violent, sauvage, régulier (p. 234).
Aux paysages féroces de la Vendée répond le paysage[14] allégorique de lavenir éclairé par ces rayons restés sur lhorizon:
En même temps quelle dégageait de la révolution, cette assemblée produisait de la civilisation. Fournaise, mais forge. Dans cette cuve où bouillonnait la terreur, le progrès fermentait. De ce chaos dombre et de cette tumultueuse fuite de nuages, sortaient dimmenses rayons de lumière, parallèles aux lois éternelles. Rayons restés sur lhorizon, visibles à jamais sur le ciel des peuples, et qui sont lun la justice, lautre la tolérance, lautre la bonté, lautre la raison, lautre la vérité, lautre lamour. La Convention promulgait ce grand axiome : La liberté du citoyen finit où la liberté dun autre citoyen commence ; ce qui résume en deux lignes toute la sociabilité humaine. (II, III, 1, p. 249).
Le moins quon puisse dire, cest que la Vendée est loin de cette sociabilité que concrétise luvre de civilisation et de progrès détaillée dans ce chapitre : la servitude abolie (entre autres bonnes choses) est très exactement ce que semblent refuser par leur insurrection ces paysans bornés et victimes de ces paysages féroces :
Si lon veut comprendre la Vendée, quon se figure cet antagonisme : dun côté la révolution française, de lautre le paysan breton. En face de ces événements incomparables, menace immense de tous les bienfaits à la fois, accès de colère de la civilisation, excès du progrès furieux, amélioration démesurée et inintelligible, quon place ce sauvage grave et singulier, cet homme à lil clair et aux longs cheveux, vivant de lait et de châtaignes, borné à son toit de chaume, à sa haie et à son fossé [ ], respectant son maître dans son bourreau [ ], vénérant sa charrue dabord, sa grand-mère ensuite, croyant à la sainte Vierge et à la Dame blanche, dévot à lautel et aussi à la haute pierre mystérieuse debout au milieu de la lande [ ] aimant ses rois, ses seigneurs, ses prêtres, ses poux (III, I, 1, Les Forêts, p .269).
Le paysage dans la « querelle de lidée locale contre lidée universelle »
On comprend quau début du roman le grenadier du régiment qui vient de recueillir la Flécharde et ses trois enfants sindigne et parle dun véritable massacrement pour lentendement de lhonnête homme (p. 63). Doù la conclusion du chapitre VI qui explique lentêtement aberrant des paysans par la nature des lieux :
Les vastes horizons conduisent lâme aux idées générales ; les horizons circonscrits engendrent les idées partielles ; ce qui condamne quelquefois de grands curs à être de petits esprits : témoin Jean Chouan.
Les idées générales haïes par les idées partielles, cest là la lutte même du progrès.
Pays, Patrie, ces deux mots résument toute la guerre de Vendée. Querelle de lidée locale contre lidée universelle ; paysans contre patriotes (III, I, 6, p. 286).
On remarquera que les horizons circonscrits ne peuvent donner de véritable paysage, lequel ici est rabattu sur le pays[15]. Expression de lidée locale, les paysages féroces sont des paysages impossibles. Toutes les théories du paysage concordent pour en faire une transformation valorisée, voire une transfiguration du pays[16] dont il dérive étymologiquement. Il ny a de paysage quen rapport avec linfini ouvert par lhorizon[17], cette limite toujours repoussée et impuissante à circonscrire. En fait, ni tout à fait local et réductible au lieu[18], ni totalement universel, sans quoi il ne serait quune abstraction, le paysage ne peut être défini que par un oxymore : cest un universel particulier. Enfermé dans des horizons circonscrits, le paysage se résorbe et involue. Il est plus sûrement du côté des vastes horizons et donc des idées générales, dont celle de patrie opposée à pays. Du reste, le paysan, attaché à la glèbe, ne saurait avoir assez de recul pour constituer son pays en paysage[19], de même que la Flécharde ne peut sortir mentalement de son pays pour comprendre lidée de patrie (I, I, 1, p. 58).
On peut penser quon joue sur les mots y compris dans la réflexion contemporaine sur le paysage. Mais enfin, la querelle des idées quexpriment les mots est bien réelle et sanglante et il importe de comprendre la raison de tel usage, particulièrement chez Hugo, si exact dans son vocabulaire. Voilà pourquoi ces paysages féroces produisent à tous les niveaux un véritable massacrement pour lentendement. Sans doute est-ce un effet volontaire pour traduire la stupeur de celui qui, à bonne distance spatiale (les Parisiens du bataillon de Bonnet Rouge ou temporelle (lauteur puis le lecteur de Quatrevingt-Treize), sapprêtait à penser paysage et qui, confronté à ces lieux scélérats, dont ce lieu épouvantable, le tragique bois de la Saudraie (I, I, 1, p. 53), se voit contraint de leur accoler une épithète qui en dénonce leuphémisation inhérente au concept même de paysage. En dautres termes, et provisoirement, il faut admettre que cette impropriété, paysage là où lon attend pays ou lieu[20], est destinée à rendre laberration de cette guerre plus que civile[21] puisquelle atteint non seulement la famille mais la valeur des mots et des représentations.
Les fumées du paysage
Est-ce ironie? la critique salue la description inaugurale du bois de la Saudraie pour sa réussite esthétique[22]quand Hugo semploie à dénoncer tout en la rendant sensible léblouissante fascination de la nature (I, IV, 7, p. 158) qui occulte la réalité cruelle dont elle est le cadre, voire la complice. Pendant que Tellmarch écoute le chant des oiseaux, la fumée qui monte de lHerbe-en-Pail signale un autre spectacle qui le laisse immobile, saisi par le sinistre éblouissement du désastre. Encore na-t-il pas vu lhorrible, le monceau de cadavres déchaussés[23] éclairés par la lune et lincendie. Toute la description joue sur lambivalence des signes qui rendent la lecture du paysage impossible : la fumée peut être paisible ou scélérate comme ici. Le rouge peut aussi bien être le reflet de lincendie que la couleur du sang. Expérience symétrique de Lantenac : à la même heure charmante que la vieille langue paysanne normande appelle la « piperette du jour », dans une nature qui respire la joie profonde du matin, entendant lui aussi le chant des oiseaux, cardrounettes et moineaux de haie, il voit le paysage devenir soudainement terrible sans être capable dinterpréter correctement les signes quil distingue pourtant nettement :
Tout à coup ce paysage fut terrible. Ce fut comme une embuscade qui éclate. on ne sait quelle trombe faite de cris sauvages et de coups de fusil sabattit sur ces champs et ces bois pleins de rayons, et lon vit sélever, du côté où était la métairie, une grande fumée coupée de flammes claires, comme si le hameau et la ferme nétaient plus quune botte de paille qui brûlait. Ce fut subi et lugubre, le passage brusque du calme à la furie, une explosion de lenfer en pleine aurore, lhorreur sans transition (I, IV, 5, p. 151).
Aucun doute ici, il sagit dun vrai paysage, bien cadré, chose vue par le regard de Lantenac qui pour mieux le comprendre monte sur la hure. Cette position dominante et stratégique lui permet effectivement de constituer en paysage le territoire qui s'estend jusqu'où [s]a veüe peut porter, suivant la définition de Furetière. Au-delà du rebondissement théâtral il est acclamé par ses troupes quand il sattendait à être pris par les Bleus cest lopacité du monde et son illisibilité[24] qui est ironiquement mise en scène autant que la sauvagerie dune guerre littéralement contre nature. Le paysage dans Quatrevingt-Treize a perdu lune de ses fonctions : il ne renseigne plus sur létat des lieux. Il égare et il piège. Sans doute est-ce là une conséquence de la topographie et de cette guerre des buissons qui utilise les espaces masqués à des fins tactiques[25]. Mais cest aussi cette haie aux oiseaux enchanteurs qui rend dautant plus féroces les paysages quelle peut être pervertie par la haine : déduction juste de Lantenac après avoir observé le fourré très hérissé et très fauve dans lequel il localise la fusillade quil a entendue : Lexécution, si cétait une exécution, avait dû être féroce, car elle fut courte (p. 152). Sil est vrai que, participant dune ambivalence ontologique, la nature enseigne et en même temps égare l'homme[26], dans Quatrevingt-Treize, elle égare plus quelle nenseigne. Limage du Bocage-labyrinthe[27], pour correspondre à la topographie, est assez éloquente. Nul besoin de Minotaure, cest lespace qui tue et dévore. La fumée qui sort du paysage nest plus une fumée didées[28], ni même chiasme facile idées qui partiraient en fumée. Elle a une signification encore plus terrible : ce sont les idées partielles ou générales qui mettent à feu et à sang le paysage et lui donnent ses couleurs.
Dans cette perspective, il y aurait lieu de suivre la direction de toutes les fumées qui obscurcissent lhorizon, depuis celles de la bataille navale (p. 110) jusquà celles dérisoires[29] des hommes de la Convention, tas de fumées poussées dans tous les sens (p. 254), suivies de cette fumée de carnaval [qui] effaça vaguement Méduse (p. 176), en passant par les divers incendies qui se font écho et tissent le sinistre réseau des paysages de la haine, images en creux de lharmonie rompue. Et lon noterait quils sinscrivent dans le même paradigme que le paysage en feu du Jour des Rois, vu en contre-plongée du pont de Crassus par le mendiant (v. 14-15) dont le regard fixe semble effaré par lespace (v. 50). Cest la même flamme qui court dune guerre à lautre. Et Crassus est bien à lembranchement sinistre de toutes les répressions, proscriptions et exactions. En réponse, une même invective dont lécho se prolonge juquau cri effrayant de la Flécharde devant le spectacle de ses enfants à travers les plis de flamme et de fumée (III, V, 1, p. 451).
Un paysage iconoclaste
Mais dans le fond, cest reconnaître au paysage, quelle quen soit la modalité, le pouvoir de révéler une vérité. Si la fumée efface et si le feu couvre, il découvre aussi dans le même mouvement les enfants endormis, paisibles, gracieux, immobiles, dans ce même contraste qui associe tout au long du roman une nature paisible et sereine aux désastres provoqués par lhomme. De là une prise de conscience : celle du mendiant du pont de Crassus, ou de Tellmarch devant lincendie de lHerbe-en-Pail, ou ici de Lantenac ébranlé par la supplication terrible de la mère. Et au-delà, celle du lecteur quil faut émouvoir pour le faire ré-agir et condamner non le paysage, mais la férocité dont il est le vecteur et ses causes.
Nonobstant, il y a là une véritable aporie. Pour que la représentation, au sens dadmonestation, soit efficace, il faut quelle mobilise toutes les ressources rhétoriques du poète tout en interdisant au lecteur un jugement exclusivement esthétique. Dans tous ces tableaux dincendie, Hugo casse en fin de description lespèce de fascination morbide quils peuvent produire. Cest la leçon du Qui-dort-meurt. L« amour du prospect » est fatal sil nest que cela. Néron, déjà, laissait brûler Rome pour admirer le spectacle.
Exemple a contrario, le véritable paradigme de ces paysages en flammes, celui de la lettre XIX du Rhin, Feuer ! Feuer !
Le Rhin, les villages, les montagnes, les ruines, tout le spectre sanglant du paysage reparaissant à cette lueur, se mêlaient à la fumée, aux flammes, au glas continuel du tocsin, au fracas des pans de mur s'abattant tout entiers comme des ponts-levis, aux coups sourds de la hache, au tumulte de l'orage et à la rumeur de la ville. Vraiment c'était hideux mais c'était beau. [30]
A près de quarante ans de distance, on peut penser que Hugo ne ratifierait plus ce jugement et en inverserait les termes : cétait beau mais cétait hideux, et même pire. La hiérarchie des valeurs sest modifiée et le sentiment du beau doit être au service du vrai et du juste.
Tout le problème éthique de ces paysages de la catastrophe est bien là et se posait identiquement dans La Légende des Siècles. Ces paysages sont impossibles non parce quils ne peuvent être techniquement construits, aussi bien par le regard que par lécriture, mais parce quils sont la représentation de la misère morale de lhomme et quils obligent le spectateur à cette disjonction contre nature du bien et du beau. Ce que traduit loxymore paysages féroces.
Même si lon veut y voir une métonymie le mot paysage ne désignant plus la représentation mais le lieu représenté ils nen demeurent pas moins quelque peu dérangeants par rapport à la doxa qui, dans un bel exercice de dénégation, refuse de prendre en compte la configuration du sol et ses conditions économiques et politiques de production. Si le paysage nest quune construction mentale et subjective, sa réalité objective est secondaire, tout au plus un stimulus pour limagination. Voir Baudelaire. On admirera le travail qui en fait un pur artefact dont la finalité est de transformer le pays en paysage, cest-à-dire en objet esthétique. On comprend peut-être mieux maintenant lenjeu de ce glissement métonymique sous la plume de Hugo. En se refusant de faire, ici, la distinction entre pays et paysage, alors que, comme on la vu, il a un usage très rigoureux du mot pays, il affirme la totale adéquation de la représentation au lieu et bride le jugement esthétique et subjectif. Le paysage nest en rien, ici du moins, la projection de lâme du spectateur ou de lartiste sur le lieu regardé. Et sil y a travail, cest celui de lhomme sur le lieu (avec féroces, ce serait plutôt son absence) et non de lartiste sur la représentation.
Tout cela devrait permettre également de saisir la portée iconoclaste de ces paysages féroces, analogue à celle du massacre de Saint-Barthélemy. Dune certaine façon, le paysage en tant que représentation belle image[31] est aussi massacré, et son idéologie dénoncée, cest-à-dire lespèce de culte superstitieux de la belle nature accordée à la belle âme. Aussi peut-on interpréter dans le même sens le retour par la fiction dans une région visitée en 1836, avec Juliette. La Bretagne na pas substantiellement changé, prétendait-il alors :
Pauvre Bretagne ! qui a tout gardé, ses monuments et ses habitants, sa poésie et sa saleté, sa vieille couleur et sa vieille crasse par-dessus. Lavez les édifices, ils sont superbes ; quant aux bretons, je vous défie de les laver. [32]
Suit lévocation dun beau paysage de bruyères et dune charmante chaumière qui fume gaîment à travers le lierre et les rosiers. Las ! cette chaumière dorée est un affreux bouge breton où les cochons couchent pêle-mêle avec les bretons. On connaît la fin de cette lettre à Louis Boulanger : les bretons ne comprennent rien à la Bretagne. Quelle perle et quels pourceaux ! A la fin du siècle, les peintres de lécole de Pont-Aven auront le même regard esthétisant sur une région qui continue à dépayser et les séduit par son côté sauvage et primitif (Gauguin).
Le choix de cette région de Fougères tant admirée par le voyageur pour ses paysages et ses monuments[33] ne vaut pas seulement sentimentalement à cause de ce voyage[34] avec Juliette, née Gauvain et native de Fougères. Il fait figure de remords et permet de mesurer lévolution politique de Hugo entre 1836 et 1872, date à laquelle il commence à écrire Quatrevingt-Treize. La Bretagne na peut-être pas changé mais le regard de lauteur qui conditionne le paysage, comme chacun sait, nest plus le même.
Le paysage entre aliénation et utopie
Le paysage nest donc ici ni une représentation, ni même une plaque sensible qui donnerait le tableau dune société à un moment de son histoire dans ses rapports avec la nature, mais peut-être une enseigne[35] captant lattention parce quil révéle lidentité et les désirs des partis en présence. La haie qui caractérise le bocage (au sens géographique et non littéraire) et son paysage spécifique a la même valeur emblématique que la Tourgue ou la guillotine. Dans Quatrevingt-Treize, elle est plus près du hallier et de la broussaille que de la clôture entretenue. Même si elle sert de nid aux petits oiseaux et participe de lharmonie de la nature, elle est du côté de lombre et de la sauvagerie. Cest elle qui fait les paysages féroces.
Cependant, elle nest en rien naturelle. Elle résulte dun certain type dexploitation du sol et de lhomme. Le bocage, tel que le décrit Hugo, est le paysage dune aliénation dont les causes sont historiques (cest la féodalité) et économiques. Si la terre est fatale, ce nest pas la faute de la nature, disculpée en fin de débat. On peut donc la transformer.
Doù la nécessité de trouer dans tous les sens la vieille ombre bretonne et de percer cette broussaille de toutes les flèches de la lumière à la fois (III, I, 7, p. 288-89). Comme linfluence du lieu nest néfaste que pour la conscience petite. il suffira de léclairer par léducation et de la diriger par la loi, comme le veut Cimourdain. Sa république de labsolu (p.504) est celle de Procuste et résulte du nivellement. Son paysage est à son image : sombre et absolu ; la sérénité de son ciel est noire et ses vertus brillent dans les ténèbres (p. 177). Bref, il est aussi sombre que la haie et ce quelle cache et il est habité par une haine symétrique : Défense lui étant faite daimer, il sétait mis à haïr (p. 178).
Gauvain est bien inspiré de lui opposer la république de lidéal, plus humaine. Significativement, le paysage de lavenir quil rêve en poète est celui dune économie bocagère généralisée (petite propriété) et surtout régulée par la volonté de lhomme et par lentrelacement magnanime des bienveillances, lamour :
Les trois quarts du sol sont en friche, défrichez la France, supprimez les vaines pâtures ; partagez les terres communales. Que tout homme ait une terre, et que toute terre ait un homme. Vous centuplerez le produit social. [ ] Utilisez la nature, cette immense auxiliaire dédaignée. Faites travailler pour vous tous les souffles de vent, toutes les chutes deau, tous les effluves magnétiques. (III, VII, 5, p. 507)
Ce rêve démiurgique est aussi celui de Jean Valjean, maire de Montreuil et se retrouve quasiment dans les mêmes termes dans [Civilisation][36], repris par Hugo à son compte, tandis que la Préface à mes uvres et Post-Scriptum à ma vie lajourne dans lutopie et en dit la vanité :
Le progrès est une série de Chanaans toujours entrevus, jamais conquis, par qui les rêve ; ceux qui les ont niés y entrent. De jouissance point, et pour personne. La tyrannie est lourde aux tyrans ; la bonté est amère aux bons. Lingratitude, quel fond de calice ! Aucune chose ne sajuste à nous on nentre jamais tout à fait dans la place où lon est ; on a toujours du trop ou du moins ; toute patrie est un exil, tout exil est une patrie ; Ailleurs semble toujours préférable à Ici ; nos plus grandes plénitudes sont le vide. Une seule sérénité est possible, celle de la conscience[37].
Lutopie nen dessine pas moins un paysage dont la vertu aurait pu être performative : dire l'espace, c'est le faire. A certaines conditions (sociales, institutionnelles et discursives) qui sont celles des actes de parole. Soit le rôle que revendiquait une révolution centralisatrice et autoritaire, personnifiée par Cimourdain. Si elle échoue, cest parce que, contrairement au désir de Gauvain qui opte pour la clémence, elle finit par choisir la répression et la violence. Le lugubre malentendu se traduira par une épouvante de huit années, dérisoire quant au résultat puisque quarante ans après, le paysage navait pas changé[38].
Le « grand drame du paysage »
Finalement le paysage, confondu avec le pays, est un protagoniste du drame qui se joue dans les taillis avec au moins un rôle dadjuvant dans ce qui pourrait être un système actantiel. Cest dans ce sens quon peut comprendre linsistance avec laquelle Hugo parle de la complicité de la nature, auxiliaire de lhomme pour le meilleur (cest le rêve de Gauvain) et pour le pire (la guerre civile) :
Il y avait alors en Bretagne sept forêts horribles. La Vendée, cest la révolte-prêtre. Cette révolte a eu pour auxiliaire la forêt. Les ténèbres sentraident. (III, I, 1 - Les Forêts, p. 267)
Le paysan a deux point dappui : le champ qui le nourrit, le bois qui le cache (III, I, 2, p. 270)
Les tragiques forêts bretonnes reprirent leur vieux rôle et furent servantes et complices de cette rébellion, comme elles lavaient été de toutes les autres. (III, I, 3, p. 272)
La configuration du sol conseille à lhomme beaucoup dactions. Elle est complice, plus quon ne croit. (III, I, 6, p. 285)
Quelle que soit la nature de cette complicité qui témoigne au moins dune interaction entre lhomme et son environnement, le paysage contribue à la théâtralité du roman, généralement reconnue par la critique. Mais pas en tant que décor. Cest lui qui est tragique. On ne peut sempêcher de penser au grand drame du paysage de Pasages dans le voyage aux Pyrénées. Pourtant là encore, il y a rupture par rapport aux théories esthétiques qui construisaient les paysages davant lexil. Dans le reliquat, la description du château de Mauvaise, autre lieu féroce, et assez proche de celle du château de Falkenburg dans la Lettre XX du Rhin ou du manoir Corbus[39] dans Eviradnus, permet par contraste dapprécier le dépouillement de la Tourgue :
Le va-et-vient du sentier, courbant ses coudes et étageant ses zigzags sur la pente hérissée dherbes et darbres imitait parfois dans sa sauvagerie larrangement pittoresque dun décor et ressemblait à ce quon nomme en style de théâtre un praticable. [40]
Dans le texte définitif, il y a encore le théâtre mais il ny a plus le style. Sans doute parce que lesthétique na décidément rien à voir dans ce roman avec le paysage, ni avec le reste. Cest pourquoi le problème du genre est indifférent. Seule compte la poésie, laquelle éclate dans le paysage qui suit le massacre de Saint-Barthélemy, précisément quand il ne reste plus rien des codes qui régissent, des décrets qui interdisent, des canons qui prescrivent ou tuent (ce ne sont pas les mêmes mais ils reviennent au même), des anathèmes et des glossateurs. De tout ce qui conduit aux disputes et à leurs suites funestes.
Ils ramassèrent et déchirèrent, ramassèrent encore et déchirèrent encore, par la croisée comme Georgette ; et, page à page, émietté par ces petits doigts acharnés, presque tout lantique livre senvola dans le vent. Georgette, pensive, regarda ces essaims de petits papiers blancs se disperser à tous les souffles de lair, et dit :
— Papillons.
Et le massacre se termina par un évanouissement dans lazur.
[ ]
Les souffles tièdes entraient par les fenêtres ouvertes ; des parfums de fleurs sauvages, envolés des ravins et des collines, erraient mêlés aux haleines du soir ; lespace était calme et miséricordieux ; tout rayonnait, tout sapaisait, tout aimait tout [ ]. Le paysage, ineffablement assoupi, avait cette moire magnifique que font sur les prairies et sur les rivières les déplacements de lombre et de la clarté ; les fumées montaient vers les nuages comme les rêveries vers les visions ; des vols doiseaux tourbillonnaient au-dessus de la Tourgue ; les hirondelles regardaient par les croisées, et avaient lair de venir voir si les enfants dormaient bien. [41]
Le paysage est aussi vrai et réel que les paysages féroces et il est produit par le même buisson qui pour dautres est meurtrier. Bonne nouvelle, bonne parole, ilse substitue, authentique, à lévangile apocryphe lacéré. Il annonce la nature impitoyable dans la douceur universelle du chapitre final, comme il fait écho au paysage dans lequel repose Booz.
Que prouve-t-il ? rien, sinon la possibilité dun autre rapport à la nature et aux hommes. Il est cette autre sociabilité à la portée de tous et des plus démunis, celle que Tellmarch, le mendiant, offre à ceux quil rencontre sur son chemin : Lantenac ou la Flécharde. Tellmarch : voilà la preuve que le problème posé par ces paysages féroces est finalement un faux problème. Sans révolution, ni révolte, il a échappé à la fatalité du lieu :
Vous comprenez, je ne sais pas au juste, on va, on vient, il se passe des choses ; moi, je suis là sous les étoiles. (I, IV, 4, p. 147)
Il a la sérénité de la conscience. Il est hors histoire et, dune certaine façon, en dehors du paysage (représentation) sil est bien du pays, lui, le pauvre du bas du chemin :
Vous êtes du pays ? dit le marquis.
Je nen suis jamais sorti. (p. 147)
Sil na pas le même regard de mendiant à passant le regard nest pas le même , cest pourtant lui qui a la vision juste des choses. Il sait le prix dune aumône. Il raconte sa misère sobrement. Il incarne le dépouillement dune narration qui a renoncé aux effets rhétoriques. Pour preuve, ce passage du reliquat, daté de 1872 :
Le soir
Admirable paysage. Clair de lune. Forêt splendide. Douce brise. Zéphir de printemps. Le duc regarde. On voit quelques formes noires se balancer sous les branches.
Ce sont les faux-saulniers que jai fait pendre, dit la vicomtesse. [42]
Dans le témoignage que rapporte Tellmarch, il ny a plus de paysage mais la réalité toute nue. Ce nest pas le même point de vue non plus. Les pauvres nont pas de paysage :
Mais autrefois, comme on vous accrochait les gens aux arbres pour rien du tout ! Tenez, moi, pour un méchant coup de fusil tiré à un chevreuil du roi, jai vu pendre un homme qui avait une femme et sept enfants. Il y a à dire des deux côtés.( p. 147)
Paysage aux trois ordres
Pour conclure, on peut tenter de définir la fonction du paysage dans Quatrevingt-Treize. Expression et complice de la haine qui divise, il est aussi la manifestation de lamour et de la bonté de la nature. Cest lui qui porte le message optimiste dun salut possible à la fois hors histoire et à portée de regard : il suffit de lever les yeux vers le ciel et les étoiles. Il réaffirme les vertus du rêve et de la contemplation. A tous les stades de lévolution des personnages, il rend sensible (au sens originel daisthesis, la véritable nature de la fonction esthétique) leur métaphorphose, voire leur transfiguration. Impossible de comprendre le geste de Lantenac sans la description de son environnement qui constitue un véritable paysage sonore. De même, cest le soleil de laube qui illumine le sacrifice de Gauvain et lui donne sens. Il faudrait apprécier le rôle du paysage dans lassaut de générosité des héros et dans ce quil faut bien appeler cette dialectique de lamour et de la haine qui les invite au dépassement : nest-ce pas la magnanimité de la nature qui donne lexemple et la mesure de celle de Gauvain, comme de celle de Lantenac dont le geste a la gratuité des beaux paysages ?
De là une typologie des personnages liés à un certain type de paysage et correspondant aux trois ordres pascaliens :
Le premier ordre, celui de la chair, est évidemmment celui des paysages féroces, analogon des hommes dominés par la haine et bornés par leurs haies. Il correspond aussi à lordre féodal.
Le deuxième ordre, celui de lesprit (ou de la Raison), correspond à la Convention. Pour être plus rationnelle, sa haine (Cimourdain), nen est pas moins une épouvante. On change de régime et de motivations (cest pour le bien de lhumanité) mais pas deffets. Entre ces deux ordres, cest haine contre haine et il ny a pas de dialogue possible.
Le troisième est celui du cur. Il est hors Histoire et relève dune nature mère dont il faut savoir entendre la voix. Demblée y sont les enfants, la Flécharde, Tellmarch mais aussi les âmes de bonne volonté comme la vivandière (dont on notera le rapport à la nourriture et à la maternité).
Le problème est le passage dun ordre à lautre. Seuls y réussissent Lantenac et Gauvain : Cimourdain reste prisonnier de ses contradictions. A examiner la générosité, la magnanimité des deux Gauvain, on ne peut que penser à Corneille qui serait ici le paradigme auquel référer cette problématique de la maîtrise qui traverse tout le roman. Mais aussi la réflexion politique et philosophique sur la guerre civile avec en filigrane, Lucain et la Pharsale. On sait la sympathie de Hugo pour lun et pour lautre, poussée jusquà lidentification puisque, dans lun de ses voyages, il signa jadis Lucain une prose de son invention (?) : in se magna ruunt (les grandes choses sécroulent sur elles-mêmes) [43]. Ce qui, somme toute, vaut aussi pour les grandes choses de 93
[1]. Bocage vient de boscage, boschage au XIIe s., dérivé dialectal de bosc, forme primitive de bois. Désigne donc dabord un petit bois ou un lieu ombragé puis un type de paysage caractéristique de lOuest de la France, formé de prés clos par les levées de terre plantées darbres et de haies vives. A lépoque où se situe le roman, 1793, même si une partie importante des terres est clôturée et cultivée, le bocage que décrit Hugo est plus proche des bois, des taillis que de cette nature jardinée qui le caractérisera à son apogée, au milieu du XIXe siècle. Mais il sagit bien dune entité géographique attestée par la toponymie.
[2]. Le mot bocage a un usage littéraire et poétique qui remonte à la Renaissance (cf. Bocage, 1554, recueil poétique de Ronsard) : il désigne lespace idyllique de lâge dor auquel renvoie le mythe de lArcadie, ainsi que les poètes grecs et latins revisités et imités. Le bocage dans la littérature des XVIe, XVIIe et XVIIIe, cest le locus amnus. Et cest assez vite un topos qui se sclérose en clichés dans la pastorale et les bucoliques.
[3]. Quatrevingt-Treize, III, I, 6, Livre de poche classique, éd. B. Leuilliot, p. 380.
[4]. Voir François-Pierre Tourneux, « De lespace vu au tableau ou les définitions du paysage dans les dictionnaires de langue française du XVIIe au XIXe siècle », La théorie du paysage en France, dir. A. Roger, Champ Vallon, 1995, p. 198.
[5]. fier < latin ferus « sauvage » (> féroce) au propre par opposition à mansuetus « apprivoisé » et au figuré. Jusquau XVIIe s. fier signifie « farouche », « qui a du courage », « hardi », « intrépide », « audacieux », puis, par extension sémantique, idée de supériorité, de grandeur : « fort », « fameux ».
[6]. Voir note (2) de B. Leuilliot, op. cit., p. 305.
[7]. on découvrait toute la mer, on voyait au loin les navires arriver ou sen aller, [ ] on sémerveillait, on regardait, on jouissait, on sentait la caresse de la bise et du flot [ ]. On contemplait la mer, on écoutait le vent, on se sentait gagner par lassoupissement de lextase. Quand les yeux sont remplis dun excès de beauté et de lumière, cest une volupté de les fermer. Tout à coup on se réveillait. Il était trop tard. La marée avait grossi peu à peu. Leau enveloppait le rocher.
On était perdu (Les Travailleurs de la mer, I, I, 8).
[8]. Voir Françoise Cachin, «Le paysage du peintre », in Les lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, t.II, La Nation, Gallimard, 1986.
[9]. Date du tableau de Monet Impression, soleil levant qui donnera son nom au mouvement. Mais le tableau ne sera exposé quen 1874, chez Nadar.
[10]. Imânus, dérivé dimmanis, est un vieux mot bas-normand qui exprime la laideur surhumaine et quasi divine dans lépouvante, le démon, le satyre, logre [ ]. LImânus est mêlé aux superstitions locales [ ]. Il avait la férocité épique.
De là ce surnom difforme, lImânus. [III, II, 1, p. 305]
[11]. Le critique du Journal des Débats, Amédée Achard, après avoir reconnu la qualité de ses paysages enlevés dune plume ailée où brille et rayonne un sentiment exquis de la nature regrette que Hugo se soit laissé aller à son penchant pour les excès divers et relève la tendance de plus en plus accusée de M. Victor Hugo de donner une âme, une pensée aux choses inanimées [ ]. il arrive ainsi à matérialiser lidéal, à idéaliser la matière Cest lintroduction violente du panthéisme dans la phrase [ ]. Le livre est terrible, on pourrait dire néfaste [et propre à] égarer la conscience publique, « Revue de la critique », Quatrevingt-Treize, édition de lImprimerie nationale, Librairie Ollendorf, 1924,, p. 486.
[12]. Michelet, « Préface de 1869 », Laffont, « Bouquins », Le Moyen Age, p. 17.
[13]. Jean Boudout, éd. Quatrevingt-Treize, Garnier, 1963, p. 487, notera à ce propos limagination géométrique de Hugo
[14]. Sil est possible de parler de la Convention, cest parce que mise en perspective par la distance temporelle, elle peut-être vue et décrite comme un paysage : Nous approchons de la grande cime, écrit Hugo (II, III, 1, p. 225) qui file la métaphore impliquée par la Montagne. En inventant le personnage de Cimourdain Hugo ne fait que donner à cette métaphore historique sa plus grande portée dramatique. De ce fait, Cimourdain est un personnage paysage : Cimourdain était sublime ; mais sublime dans lisolement, dans lescarpement, dans la lividité inhospitalière ; sublime dans un entourage de précipices. Les hautes montagnes ont cette virginité sinistre (II, I, 2, p. 185).
[15]. Pays : habitant du pagus, du canton au sens restreint de terroir. Pays, paysage et page dérivent du même verbe pango, pangere : borner, ficher, composer des uvres littéraires.
[16]. Voir Alain Roger, un pays nest pas, demblée, un paysage, et il y a, de lun à lautre, toute lélaboration de lart. Ce quil nomme artialisation. Court traité du paysage, Gallimard, 1997, p. 18. La distinction pays/paysage se trouve déjà chez René-Louis de Girardin, dans son traité De la composition des paysages (1777) : Le long des grands chemins, et même dans les tableaux des Artistes médiocres, on ne voit que du pays ; mais un paysage, une scène Poétique, est une situation choisie ou créée par le goût et le sentiment. Souligné par lauteur et cité par A. Roger, ibid., p. 17. Cette opposition est respectée tout au long du XIXe siècle, jusquà ce que la géographie sempare du paysage et en fasse, par une métonymie déjà impliquée par la définition de Furetière qui sert habituellement de référence, non seulement laspect dun pays mais aussi le territoire jusquoù la veuë peut porter. Michelet, par exemple, dont on convoque les paysages du Tableau de la France, nemploie pas le terme. Il parle de nature, de lieux, de pays, de contrées, de campagnes ou des formes du relief. A titre dexemple, dans une perspective analogue à celle du texte de Hugo, la conclusion du Tableau de la France : Ainsi sest formé lesprit général, universel de la contrée. Lesprit local a disparu chaque jour ; linfluence du sol, du climat, de la race, a cédé à laction sociale et politique. La fatalité des lieux a été vaincue, Le Moyen Age, op. cit., p. 227. Lune des rares occurrences (la seule ?) de paysage implique une perception poétique du pays : Tout ce Midi, si beau, cest néanmoins, comparé au Nord, un pays de ruines. Passez ces paysages fantastiques de Saint-Bertrand de Comminges et de Foix, ces villes quon dirait jetées là par les fées, ibid., p. 203.
[17]. Voir les travaux de Michel Collot, dont L'horizon fabuleux, 2 volumes, Librairie José Corti, 1988.
[18]. Sur le rapport paysage/lieu, voir Paysage - Etat des lieux, dir. F. Chenet, M. Collot, B. Saint Girons, Bruxelles, éd. Ousia, 2001. Pour la critique des théories dA. Roger, voir dans ce même ouvrage, J. De Witte, « Pays et paysage : A propos dune difficulté de la théorie de lartialisation », pp. 419 sqq.
[19]. Voir A. Roger, op. cit., p. 25 : La notion même de paysage semble échapper aux paysans, qui, plus proches que quiconque du pays, seraient dautant plus éloignés du paysage.
[20]. A la fin du paragraphe, les paysages féroces sont devenus des lieux scélérats.
[21]. Plus quam civilia bella, titre du chapitre III, II, 1, et citation partielle de lincipit de la Pharsale de Lucain.
[22]. Flaubert, Lettre à Edma Roger des Genettes, 1er mai [18]74, Le Quatre-vingt-Treize du père Hugo me paraît au-dessus de ses derniers romans ; jaime beaucoup la moitié du premier volume, la marche dans le bois, le débarquement du marquis, et le massacre de la Saint-Barthelemy, ainsi que tous les paysages, Correspondance, Gallimard, Pléiade, t. IV, p. 793.
[23]. Echo de celui des Misérables, V, I, 19.
[24]. Même méprise quand du haut de la dune, Lantenac voit les cloches sonner mais ne les entend pas et, de fait, ne les comprend pas [I, IV, 2].
[25]. Sur la fonction tactique du paysage, voir Yves Lacoste, « A quoi sert le paysage », Hérodote, n° 7, 1977.
[26]. Philosophie, O.C./Critique, p. 495.
[27]. Ce fourré, quon appelait le bocage dHerbe-en-Pail [ ] cachait, comme tous les halliers bretons, un réseau de ravins, de sentiers et de chemins creux, labyrinthes où les armées républicaines se perdaient (p. 151-152).
[28]. Cf. De tout paysage, il sort une fumée didées, tantôt douces, tantôt lugubres ; celui-ci dégageait pour moi une triple pensée de ruine, de tempête et de guerre, et me faisait rêver, lorsquune jeune fille, pieds nus [ ] me regardait de ses yeux brillants à travers les saules comme Galatée. Tout est possible au bon Dieu puisquon rencontre des églogues de Virgile dans lombre du Rigi, Promenade au Rigi, [Alpes, Voyage de 1839], vol. Voyages, p. 662. Cette philosophique maxime arrive après le constat que la jolie ville riante de Goldau masquait au passant le cadavre de la ville écrasée. Mais les idées lugubres dans ce texte sont chassées par lirruption de Galatée : on reste dans la bucolique et dans laimable fantaisie, aux antipodes de Q.T.
[29]. Avec un bémol qui est mis dans le chapitre suivant : Esprits en proie au vent./ Mais ce vent était un vent de prodige (p. 254).
[30]. Le Rhin, lettre XIX, vol. Voyages, p. 133. Cet holocauste est redoublé par celui d'un pauvre trumeau Louis XV, avec des arbres rocaille et des bergers de Gentil-Bernard : Enfin une grande flamme est entrée dans la chambre, a saisi l'infortuné paysage vert-céladon, et le villageois embrassant sa villageoise, et Tircis cajolant Glycère s'en est allé en fumée. Avec l'infortuné paysage vert-céladon, c'était déjà le paysage académique de la pastorale qui flambait.
[31]. Catherine Franceschi suggère, daprès létude de la prononciation de paysage [pésage] un rapprochement avec image. Le rapprochement est justifié par le fait que le mot a été enregistré en français en 1549 par Robert Estienne, sous cette forme : PAISAGE : mot commun entre les peintres. Elle commente : Paisage (ou païsage, paysage) condense en un seul mot deux termes qui en constituent les référents : païs et image, « Du mot paysage et de ses équivalents dans cinq langues européennes », in Les Enjeux du paysage, dir. Michel Collot, Bruxelles, Ousia, 1997, p. 104..
[32]. Vol. Voyages, p. 572. Lettre à Louis Boulanger, 24 juin 1836.
[33]. Eh bien donc, je viens de Fougères comme La Fontaine revenait de Baruch et je demanderais volontiers à chacun : Avez-vous vu Fougères ?, ibid.
[34] Il fait allusion au voyage pour accréditer la fiction de la Tourgue, tour emblématique cependant : Le voyageur qui, il y a quarante ans, entré dans la Forêt de Fougères , p. 337.
[35] Enseigne < latin insignia : "indication généralement accompagnée d'une figure, d'un emblème, etc. qu'on place sur la façade d'une maison de commerce pour attirer l'attention du public" (Lexis , Larousse).
[36]. L'éden faux, c'est l'état de nature ; l'éden vrai, c'est l'état de société. L'état de nature se contente de la satisfaction animale ; à l'état de société il faut la satisfaction intellectuelle et la satisfaction morale. C'est l'ordre plus haut des joies du devoir. L'état de nature mène la vie de proie, il chasse, il pêche, le travail de la bête lui suffit. L'état de société cultive. Au labourage de la terre la bête finit, l'homme commence. Que produit le labourage du champ ? la propriété. Propriété et société sont deux termes identiques. La société parfaite, ce serait tout homme propriétaire. C'est là qu'il faut tendre. [La civilisation], « Bouquins », vol. Critique, p. 606.
[37]. Post-scriptum, vol. Critique, p. 709.
[38]. Ce qui nest pas tout à fait juste : le bocage que nous connaissons se développe précisément pendant la première moitié du XIXe siècle. En revanche, la condition sociale du paysan ne sest pas améliorée, comme en témoigne limmigration bretonne.
[39]. Corbus est double : burg il estféroce (v. 117), citadelle, elle est fière (v. 209).
[40]. Massin XV, p. 278.
[41]. Quatrevingt-Treize, III, III, 6 et , p.. 384-385..
[42]. Massin, t. XV-XVI/1, p. 280.
[43]. Cité par Adèle dans Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, Plon, 1985, p. 345.