Mireille Gamel : L'Homme qui rit à l'écran : Du bon usage de l'infidélité
Communication au Groupe Hugo du 26 avril 2003
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Dea dit à Gwynplaine dans Lhomme qui rit : Voir, cela cache[1] . Si lon reconnaît là un thème récurrent chez Hugo et même depuis lAntiquité, qui fait de la cécité symbolique une condition de la voyance, on peut se demander ce qui a pu pousser le cinéma à tenter une transposition visuelle dun texte où saffirme aussi clairement la vanité du visible, dun roman dont Hugo précise aussi que cest un drame quon ne peut pas jouer.
Il y a pourtant eu quelques cinéastes pour affronter le défi. Les adaptations cinématographiques de Lhomme qui rit sont certes moins nombreuses que celles des Misérables ou de Notre-Dame de Paris, mais elles présentent un intérêt pour létude du travail dadaptation, par la difficulté même de lentreprise et par la diversité de leur style.
Le corpus des adaptations de Lhomme qui rit se compose donc de quelques films que nous présenterons rapidement selon le degré de référence au roman de Hugo quils affichent.
La première catégorie comporte deux films qui mentionnent au générique le nom de Hugo et qui disent explicitement être des adaptations :
Le premier sintitule The man who laughs, il est de lallemand Paul Leni, décorateur de théâtre puis cinéaste dans les années 20, qui a émigré aux Etats Unis en 1926. Ladaptation quil a faite de Lhomme qui rit date de 1928 et fut produite par les studios Universal, spécialisés très tôt dans le film dépouvante. Ce cadre générique a son importance, on le verra. Le film de Leni a été longtemps invisible. Le fait quil date de la fin de lépoque du muet a sans doute joué en sa défaveur. Il vient néanmoins dêtre restauré et a été assez largement diffusé pendant lannée du Bicentenaire. Il est sorti en salle à Paris en mars 2003.
Le deuxième sintitule LHomme qui rit, il a été réalisé par Jean Kerchbron pour la télévision, et diffusé en trois épisodes sur la 2° chaîne en novembre et décembre 1971. Chacun des épisodes porte un titre, deux sont empruntés à Hugo : Les comprachicos et Par ordre du roi; mais le deuxième épisode a un titre qui ne vient pas du roman : Les grands de ce monde, formule où le démonstratif est sans doute signifiant. Jean Kerchbron, est assurément un des réalisateurs qui ont le plus adapté Hugo, si lon excepte Albert Capellani dans les années 10, et son oeuvre commence à sortir de loubli grâce au travail fait par Arnaud Laster avec le CRDP. Jean Kerchbron vient de mourir (en février 2003) et cet exposé se veut aussi un hommage à sa mémoire.
Bien dautres films entretiennent avec Lhomme qui rit de Hugo des rapports plus lointains.
La deuxième catégorie serait celle de ce véritable cas tératologique quest Luomo che ride de Sergio Corbucci, sorti en 1965. Certes le titre italien et le titre de la version américaine, The man who laughs, semblent en faire une adaptation au sens plein du terme, mais il est significatif que ni le nom de Hugo, ni la moindre référence explicite au roman ne figurent au générique. Dailleurs le titre de la version française est différent : Limposture des Borgia. Est-ce là de la prudence? Le lien de ce film avec le roman de Hugo étant extrêmement ténu, cest possible. Cest malheureusement la seule adaptation de Lhomme qui rit que la télévision, Canal + exactement, a jugé bon de diffuser lors du Bicentenaire.
Une troisième catégorie se dessine avec, en 1988, le Batman de Tim Burton, qui se dit officiellement inspiré par Lhomme qui rit , ou plus exactement par ladaptation de Paul Leni, pour le personnage du Joker. On a là un cas dadaptation de deuxième génération, en quelque sorte.
Pour le reste, signalons simplement quelques traces, sur lesquelles il faudrait se pencher davantage :
Au tout début, il y aurait eu une adaptation autrichienne de Julius Herska, intitulée Das Grinsende Gesicht, datée de 1921, dont il ne reste apparemment quune affiche qua dénichée Delphine Gleizes.
Il est possible également quil existe un scénario dAbel Gance qui naurait jamais été tourné.
A. Laster signale un projet de film de Raymond Bernard en 1928 et une réalisation britannique de 1935
Enfin il y aurait un travail considérable à faire, pour analyser comment Hugo a sans doute influencé de nombreux films qui ne revendiquent pas cette paternité, mais qui manifestement reprennent des motifs et des archétypes hugoliens. En ce qui concerne Lhomme qui rit, on peut penser en particulier à toute une série de films qui exploitent le thème du visage fixe.
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Je me suis prudemment abstenue jusquici de classer les films selon le critère de la « fidélité » au roman, parce que je ne crois pas que la notion soit suffisamment éclairante pour comprendre ce qui se passe quand la machine cinématographique se lance dans ladaptation dun auteur tel que Hugo. De plus, le seul critère de la fidélité ne permet pas de bien définir ce qui fait la valeur dune adaptation. Je dirai donc quelques mots de ce problème avant daborder létude de cas concrets.
On admet généralement, quand il sagit duvres comme celle de Hugo, que ladaptation cinématographique saccompagne obligatoirement dune perte dinformation par rapport à luvre romanesque. Cest pourquoi on étudie souvent les coupes opérées par les films. Mais partir de ce principe, cest admettre quon sera toujours déçu par les adaptations qui ne seront, au mieux, que de bons condensés.
On peut avoir cependant un autre point de départ si lon considère quune bonne adaptation est tout de même capable, sinon de fidélité à luvre source, du moins dun certain respect de son esprit. Cest ainsi quAndré Bazin invite à chercher non pas léquivalence des signes et des formes, mais léquivalence du sens des formes[2] ; cette recommandation est en fait, pour lui, une façon de définir ce qui constitue une bonne adaptation et vise à redonner ses lettres de noblesse à une catégorie de films souvent méprisée. Mais, là encore, on se résigne à admettre que même lintelligence de lesprit ne rendra jamais compte du tout de luvre quon adapte, parce quil y manquera précisément le foisonnement de la forme. Cest un peu la critique que fait Jean Mitry à lun des films dont il sera question ici, celui de Paul Leni, auquel il reproche, malgré sa qualité, de ne pas rendre le style épique de Hugo, ni sa richesse verbale.[3]
Pour éviter cet a priori négatif, on peut emprunter à André Bazin une autre formule, celle de respect créateur , oxymore qui a le mérite dindiquer que, dans ce domaine, le seul respect ne suffit pas et que la création est nécessaire, et même que le respect nest possible que dans la création. On dira alors quune bonne adaptation est celle qui est capable de réactualiser les significations du texte. Ladaptation idéale serait celle qui résulterait de la convergence de deux consciences, la deuxième dans le temps réactualisant la première : ainsi Shakespeare se réincarnant chez Welles, ou Maupassant chez Renoir, exemples de réussites du travail dadaptation, selon Bazin, parce que sy produit, dit-il, la réfraction dune oeuvre dans lesprit dun autre créateur.
Cette réfraction suppose que ladaptation ne sera pas quune illustration, mais plutôt la réincarnation de certains éléments de luvre source dans des formes nouvelles. Il y a là un aspect important pour lanalyse : dans une adaptation de Hugo en effet, tout ne vient pas de Hugo; de nombreuses séquences, le choix de certains motifs trouvent leur origine dans dautres lieux, qui relèvent en grande partie de lintertextualité filmique, des problématiques du réalisateur et des producteurs et de lhorizon dattente du public.
Mais, dans un tel cadre, la frontière est flottante entre les exemples précédents et des films qui saccordent toute liberté par rapport au sujet quils adaptent. Dans certains cas, le lien avec luvre source nest plus que lemprunt de quelques motifs recomposés autrement. Cest le cas du film de Corbucci. Peut-on encore parler ici dadaptation? Ne vaudrait-il pas mieux dire quon a affaire alors, comme on le fait par ailleurs, à des phénomènes dintertextualité, de citation, dinfluence?
Lobjet de létude qui va suivre laissera volontairement de côté ces cas limites, pour se concentrer sur les deux Homme qui rit, qui se présentent explicitement comme des adaptations du roman de Hugo, celui de Leni et celui de Kerchbron. Deux raisons justifient cette restriction.
La première est que, bien quils suivent dassez près lintrigue du roman, ces deux films ont ceci de remarquable quils contredisent tous deux la première évidence énoncée plus haut : ils ne se bornent pas à retrancher des épisodes, ce que tout le monde trouve normal, mais ils ajoutent, dès le départ, une scène inexistante dans le roman. Ce sont ces scènes qui nous serviront de fil dAriane pour explorer comment les deux films interprètent Hugo. Je tenterai de montrer par là que cest peut-être grâce à ces infidélités quils parviennent à retrouver certains des sens du roman. Cela illustrerait assez bien la notion de respect créateur évoquée plus haut.
Lautre raison qui ma conduite à me limiter à ces deux films tient au contenu des ajouts : très curieusement, alors que le deuxième réalisateur ne connaissait pas ladaptation du premier, les scènes ajoutées proposent un motif assez semblable dans les deux cas.
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Leni
Le film débute par une séquence ajoutée, qui constitue une sorte de genèse explicative des malheurs de Gwynplaine. On y voit en effet le roi Jacques II et son bouffon Barkilphedro apprendre à lord Clancharlie père, revenu dexil pour retrouver son enfant, que celui-ci a été livré aux comprachicos qui lont défiguré en fendant sa bouche en un rire permanent. Le lord est condamné à mourir par le supplice de la Dame de fer, sorte de sarcophage intérieurement hérissé de pointes dans lequel le condamné est enfermé vivant . Rien de tel dans le roman et on est en droit de sinterroger sur lutilité de cette scène dont la narration aurait fort bien pu se passer.
Mon hypothèse est que cette scène dépasse largement la seule fonction narrative et quelle est intimement liée à ce que le film signifie, en jouant le rôle dune situation archétypale; la façon dont elle est filmée, mise en espace, aura en effet des répercussions sur la suite, par tout un système danalogies et doppositions dans la manière dorganiser lespace de laction.
I - Le changement despace
On a pu remarquer quaprès que le roi a donné lordre aux gardes denfermer lord Clancharlie dans la Dame de fer, une cloison se referme sur la scène comme une sorte de volet optique qui se déplace latéralement, tandis que le roi et Barkilphedro se replient en avant de cette cloison, en reculant au premier plan. Leur expression épouvantée surprend dautant plus quils avaient jusque là fait preuve dun humour cruel et sadique. Létrangeté tient aussi au fait que ce lieu où nous étions entrés par louverture dun rideau se referme, exactement au même endroit, par un mur coulissant, comme sil sagissait de signifier que nous changeons despace.
Cette impression se confirme dans la scène suivante qui montre lenfermement du lord dans la Dame de fer . Le plan en effet nous donne donc à voir, à nous spectateurs, ce qui ne peut pas être vu des personnages; cet aspect est souligné par létrangeté de latmosphère et par labsence de décor ainsi que par la façon de cadrer qui prive lobjet central (la Dame de fer) de repères spatiaux et par le mouvement de lobjectif qui semble faire émerger cet objet de nulle part. Quand, dans le même plan, lord Clancharlie vient se placer debout dans le sarcophage, dont deux hommes referment les couvercles comme des portes, la scène est filmée en contre-plongée, ce qui achève de brouiller les axes spatiaux au point quon ne sait si le supplicié est debout ou couché . La séquence se clôt ainsi sans autre explication ni prolongement explicite.
Isolée au début par le volet coulissant, isolée par sa facture très différente du reste du film et isolée enfin, par une ellipse, de la séquence suivante (lembarquement des comprachicos qui vont abandonner Gwynplaine), la scène de la Dame de fer semble située hors espace et donc un peu hors temps : comme cest le père qui est supplicié, on peut déjà prévoir que la scène fonctionne comme un mythe des origines.
A. Difficulté cinématographique du visage de Gwynplaine
La première justification de lajout de cette séquence tient sans doute à la différence de fonctionnement du verbal et du visuel. La transposition à lécran du visage de Gwynplaine paraît en effet impossible : comment incarner un visage qui est un naufrage[4] , une face qui est une disparition[5] , une figure qui est un évanouissement>5 ? Le texte dit que tout cela constitue pour Gwynplaine un faux lui-même>5 , et que le problème dun tel visage est que le dehors ne dépend pas du dedans[6]> . Hugo ruine ainsi par avance toute la force dexpressivité du visage qui est une des fiertés du métier dacteur. Ce sera néanmoins un des phénomènes caractéristiques dune partie du cinéma que de prôner linexpressivité, comme le démontre leffet Koulechov par exemple.[7]>
Or, chez Leni, on est frappé par le fait que le visage de lacteur qui joue Gwynplaine, Conrad Veidt, nest pas vraiment épouvantable. Les vrais monstres avaient pourtant déjà fleuri au cinéma et il eût été facile au maquilleur de défigurer bien davantage son Homme qui rit. On avait déjà fabriqué des Nosferatu, des fantômes ou des Quasimodo tout à fait hideux. Lon Chaney avait fait le succès du Bossu de Notre Dame de Worstley en 1923, succès qui avait dû jouer en faveur du projet dadaptation dun nouveau roman de Hugo. Les prouesses de maquillage monstrueux et les horribles métamorphoses de cet acteur étaient tellement célèbres et appréciées quon disait de lui à Hollywood : Si vous voyez une araignée, ne lécrasez pas, cest peut-être Lon Chaney.
1 - Dissociation des affects
Malgré le goût dominant donc, il semble que Leni, ait tenu à donner une figure à peu près humaine à son homme qui rit. Comme me la fait remarquer Guy Rosa, cela sexplique sans doute en partie par la complexité du personnage de Hugo qui doit à la fois terrifier, faire rire et inspirer de lamour. Si cette multiplicité de sentiments est envisageable dans un roman qui nest fait que de mots, cela paraît vite impossible au cinéma pour la simple raison que, contrairement à Dea, le spectateur, lui, voit Gwynplaine. Le fait dincarner le personnage dans une forme visible compromet la pluralité des effets que son visage est censé produire. La séquence initiale trouverait peut-être là une explication, la nécessité de décomposer les différents affects provoqués par le personnage de Gwynplaine. Dailleurs cest le même acteur qui joue les deux rôles. Ainsi lhorreur serait renvoyée dans le passé, dans le monde du père, puisque cest lui qui subit le supplice qui en fait un être pétrifié; lamour et le rire seraient donnés au fils, au prix dune édulcoration de la mutilation, qui reste supportable dans la mesure où le personnage peut garder figure humaine, peut donc faire un amoureux à peu près présentable pour Dea. Il peut, du même coup, exprimer des sentiments, ce à quoi Conrad Veidt sefforce selon ses propres dires. Cest sans doute aussi pour cela que, lors des duos amoureux avec Dea, la bouche de Gwynplaine est souvent cachée, par un livre, par sa main ou par le cadrage.
2- Tel père, tel fils
Cette interprétation se confirme si lon considère la suite du film. Dans un plan ultérieur, Gwynplaine adulte est dans la Green-Box, en compagnie de Dea. Tandis que, à lextérieur, la foule avide de spectacle réclame Lhomme qui rit, Gwynplaine se plaint dêtre laid et souffre de nêtre quun objet de risée générale. En disant cela, il se regarde dans un miroir dont il rabat les portes.
La façon dont les portes se referment rappelle, par son cadrage et son mouvement, la façon dont se referment les portes de la Dame de fer dans la première séquence, sauf que, cette fois, celui quon voit dans lencadrement des portes, cest Gwynplaine. Tel père, tel fils, pourrait-on dire. Dailleurs le roi Jacques II lavait prédit dès le début , quand un intertitre lui faisait dire : Un chirurgien comprachico a sculpté un rictus sur la face (de votre fils) afin quil rie à jamais de son fou de père.
Ainsi la séquence initiale fait bien office de genèse, la grimace du fils étant la trace des choix du père et comme la marque ou la cicatrice de son supplice. Le fils porte ainsi sur lui un stigmate qui est un souvenir de la faute politique quest la rébellion. Du coup, leffet de surprise dû à la découverte de la véritable identité de Gwynplaine disparaît. Il ny a dailleurs pas de bouteille à la mer dans ce film, et on nassiste pas à ce qui se passe dans la prison. Cest Hardquanonne qui, devenu montreur de monstres à la foire, reconnaît Gwynplaine et déclenche la catastrophe en voulant en informer Josiane.
B. Déplacement de lépisode du pendu
Mais cette mise en scène dun père supplicié est plus qu un subterfuge de représentation. La séquence de la dame de fer permet aussi de retrouver la dimension mythique du roman. Les éléments qui composent lépisode semblent en effet les mêmes que ceux qui sont à luvre dans le roman à propos de la rencontre avec le pendu. Or, dans le film, la rencontre avec le pendu est assez différente de ce qui se passe dans le roman.
Alors que lenfant vient dêtre abandonné par les comprachicos, dont on ne verra pas le voyage ni le naufrage, la séquence suivante relate son errance dans la neige.
Dans cette séquence, plastiquement assez belle, on est loin cependant de lhorreur de lépisode du pendu dans le roman. La rencontre paraît très édulcorée : quelques gibets assez schématiques, des pendus qui se balancent dans le vent comme des pantins de carton. Certes les surimpressions donnent aux images un caractère onirique, mais tout cela reste un décor de fond et surtout lenfant ne fait pas lexpérience du face à face, si impressionnant chez Hugo. Lépisode de la rencontre avec la femme morte est encore moins effrayant, car la femme, assise dans la neige, semble endormie et son visage est paisible et beau. Seul le vent peut-être donne aux scènes une coloration de tourmente qui rappelle un peu le décor de ce drame terrible de la vague et de lhiver que décrit Hugo au chapitre Solitude avec ses tournoiements de spirales blêmes et son vent froissant le brouillard[8] .
Mais on est en droit de penser que lexpérience de la rencontre avec le pendu sest déplacée dans la scène de la Dame de fer. Il y a là une des spécificités de l adaptation cinématographique (au sens strict défini plus haut), quand elle traite une oeuvre classique, en tous cas : le spectateur qui connaît le roman a forcément des attentes et labsence de certains motifs attendus lincite à les chercher ailleurs. Et même si tous les spectateurs nont pas cette connaissance, ladaptateur sait que lhorizon dattente se compose aussi de la référence à luvre source. Cest pourquoi on ne peut évacuer totalement la question de la fidélité. Certes il y a des adaptations très libres, mais le fait même daffirmer quon adapte crée certaines contraintes ou, comme je le disais plus haut, une obligation de respect. Cela nempêche pas les écarts, comme le fait dajouter des péripéties nouvelles. Or il se trouve quici lajout vient opportunément compenser le manque, selon un principe de vases communicants. Reprenons tout dabord ce que dit le roman.
1- La pointe de Portland et la représentation de lindicible chez Hugo
De nombreux commentateurs ont souligné la parenté entre la vision du pendu et le mythe de la Gorgone[9] . Dans les deux cas il sagit en effet dune vision qui pétrifie. On lit dans le roman : Lenfant était devant cette chose, muet, étonné, les yeux fixes
Ou encore : Peu à peu lenfant devenait lui-même terrible. Il ne bougeait plus, la torpeur le gagnait. Il ne sapercevait pas quil perdait conscience. Il sengourdissait et sankylosait (...) Lenfant était presque statue.[10]>
Le lieu de cette rencontre dans le roman est semblable aux Enfers de lAntiquité, dont, selon Homère et Hésiode, les Gorgones barrent lentrée : ainsi dans la Théogonie elles habitent loin des dieux et des hommes, dans les régions souterraines, au delà dOcéan, à la frontière de la Nuit, épouvantails barrant laccès des lieux interdits. Dans le roman, le paysage est un désert, au bord de la mer, le décor se compose dun ciel sans astres et de tournoiements de spirales blêmes, lensemble sélargiss(ant) comme linfini et se tais(ant) comme la tombe.[11]
Dans un ouvrage consacré aux dieux au masque, intitulé La mort dans les yeux, J.P. Vernant fournit une information qui confirme encore la ressemblance: il explique que les représentations visuelles de la Gorgone la montrent tout entière comme masque et que ce masque, exclusivement facial, est fendu dune bouche ouverte en rictus, qui sallonge jusquà couper toute la largeur du visage découvrant les rangées de dents.[12] Dans le roman, la face du pendu, véritable Méduse, regarde avec une fixité indicible et ses dents ont conservé le rire.
Ce pendu a donc, très explicitement les traits de la Gorgone et, ce qui est encore plus frappant, ceux de Gwynplaine, tels quils nous seront révélés plus tard, comme si dailleurs cette défiguration résultait de ce face à face.
2- La fascination : comparaison du roman et du film
Or, dans lépisode de la Dame de fer, on retrouve tous les traits constitutifs de lexpérience de Gwynplaine face au pendu, tous, sauf le rire de la victime.
Tout dabord il sagit dune pétrification : dans le film de Leni, le supplicié, outre quil doit être déchiqueté par les pointes de la Dame de fer, est comme statufié par son supplice, puisque linstrument de torture est une sorte de sarcophage en forme de femme. Dans la scène précédente il avait été présenté au roi, recouvert dun drap noir; cette étoffe, retirée comme lors de linauguration dune statue, semble annoncer lautre statue quil devient, pour léternité, dans la Dame de fer. La même pétrification envahit le décor de la chambre royale avec ses statues gothiques et les visages du roi et de Barkilphedro qui ressemblent à des figures de cire.
Ensuite la scène de la Dame de fer comporte, parce quelle est à la fois montrée et cachée, ce caractère d exhibitionnisme macabre que le roman développe en ces termes :
Ici ni pudeur ni voile. La putréfaction cynique et en aveu. Il y a de leffronterie à la mort à montrer son ouvrage. Elle fait insulte à toutes les sérénités de lombre quand elle travaille hors de son laboratoire, le tombeau[13].
De plus cette obscénité de la mort tient aussi à son caractère de mort non naturelle, de mort politique . Les pendus de Hugo sont en effet des exemples qui ponctuent les côtes comme de nos jours les réverbères et qui éclair(ent), à leur façon, (leurs) camarade(s) les contrebandiers. Ces suppliciés sont des avertissements, des momies de peuple que lordre tient à conserver le plus longtemps possible. Cette conservation et la dimension politique quelle révèle contribuent à rendre encore plus épouvantable le mort ainsi exposé. Il en va bien de même dans le film pour la condamnation de lord Clancharlie, dont la mort a bien évidemment des causes politiques; et de la même manière obscène, cette mort sera lente et nous est donnée à voir, malgré linterdit.
Enfin si lon reprend les conclusions de J.P. Vernant selon lesquelles la Gorgone est une figure de lextrême altérité, du pur chaos, de limpensable, qui représente non pas lhomme autre, mais lautre de lhomme[14] , la scène de la Dame de fer prend, elle aussi, la dimension mythique dun spectacle du chaos, comme lest le spectacle du pendu dans le roman, tel que le décrit Hugo : Etre un reste, ceci échappe à la langue humaine. Ne plus exister, et persister, être dans le gouffre et dehors, reparaître au dessus de la mort, comme insubmersible, il y a une certaine quantité dimpossible mêlée à de telles réalités. De là lindicible.[15]
3- Fortune cinématographique de la momie
Cet exhibitionnisme de la mort dont Hugo commente le caractère innommable dans les termes que je viens de citer est ici figuré par un motif qui reviendra souvent dans le cinéma dépouvante des années 30 : ce motif est celui du sarcophage égyptien et de la momie. On est frappé par toutes sortes de ressemblances entre la scène de la Dame de fer et les scènes dun film de 1932, La momie, de Karl Freund, qui montre lembaumement dun homme vivant et son enfermement dans un sarcophage, thème qui fera lobjet de nombreux remakes. Ainsi la Dame de fer de Paul Leni, avec sa forme de sarcophage dans lequel on enferme des hommes vivants, inaugurerait une thématique qui semble avoir eu une fortune cinématographique considérable. Il faut dire que la description du pendu dans Lhomme qui rit, et plus particulièrement limage de la momie de peuple ont dû trouver leur écho dans un événement qui avait défrayé la chronique de 1922 à 1932, la découverte dune momie de roi, dans le tombeau de Toutânkhamon. Les nombreuses morts de membres de lexpédition archéologique alimentèrent alors, même chez des savants très sérieux, lidée dune malédiction venue du fond des âges.
4- La vraie monstruosité
Quelle que soit la genèse de ce motif, il nen demeure pas moins quil permet de rendre un aspect important de la monstruosité dans le roman de Hugo : avec la dissociation dune horreur absolue vécue par le père et dune horreur adoucie héritée par le fils, le film signale que la monstruosité nest pas tant dans la défiguration du fils que dans les causes qui lont produite, cest-à-dire les tyrans. On reconnaît lun des thèmes du discours de Gwynplaine : je représente lhumanité telle que ses maîtres lont faite et lanalyse que fait Hugo, intitulée sur les bouffons et la société du reliquat de LHomme qui rit : La société, tant quelle a été monarchique, a été si joyeuse quil lui fallait des monstres... On cherchait des monstres dans la populace; on y trouvait des à-peu-près, quon perfectionnait.
Il faut remarquer la subtilité de Paul Leni qui, grâce à lajout de scène fait dune pierre deux coups : il évite lécueil du réalisme morbide (le spectacle des monstres est en effet toujours ambigu et souvent complaisant); et, en concentrant lhorreur sur la figure du père, il désigne les coupables, les tyrans dont le décor de statues et de rideaux de théâtre traduit la double force maléfique : la pétrification et la bouffonnerie, permettant dassocier le rire et leffroi, comme chez Hugo.
II - Le destin de Gwynplaine
On a vu que la séquence de la Dame de fer est dune facture différente du reste du film. Cependant on a déjà signalé cette scène où Gwynplaine adulte se regarde dans un miroir. Cette scène établit une analogie entre le père et le fils, selon un principe de montage typiquement expressionniste qui consiste à établir des effets déchos entre les plans. Outre cela, ce plan comporte un aspect qui na pas encore été commenté : les portes du miroir sont décorées de deux masques. Ces deux masques figurent aussi au générique de la copie restaurée du film, la récurrence du motif étant une manière de le souligner. Si nous résumons ce qui se passe dans ce plan du point de vue symbolique, nous pouvons dire que par le procédé de lanalogie visuelle, ce plan nous renvoie à la scène originelle, mais en opérant une double mise à distance.
La première est un adoucissement : le reflet est moins terrifiant que la réalité, ce qui nous rappelle dailleurs que, dans le mythe de la Gorgone, cest en regardant Méduse dans un miroir que Persée arrive à la vaincre.
La seconde est un dépassement : les deux masques sont les emblèmes de cet art dramatique qui permet à Gwynplaine de surmonter sa malédiction. Il semble quon puisse lire ici une sorte de résumé symbolique d une partie du destin de Gwynplaine tel que lenvisage le film : le rapport entre le supplice du père et le visage du fils qui en garde comme la cicatrice est symbolisé par cette autre forme de trace adoucie quest la représentation dans le miroir; quant aux masques qui décorent les portes, ils cachent le visage comme pour signifier que la monstruosité a été sublimée par lart dramatique, permettant au monstre de se transfigurer en clown génial.
Ce plan fonctionne un peu comme ce que Rudolf Arnheim appelle, en peinture, un microthème : ce microthème désigne une partie du tableau qui fait écho à la composition principale, et donne une version concentrée de lensemble.[16]
Nous sommes ici assez proche du texte de Hugo qui souligne à plusieurs reprises le paradoxe qui allie dans le même personnage fatalité et providence[17] , une part de cette providence tenant à son succès de clown, à tel point quUrsus déclare à Gwynplaine : On a fait ta fortune[18]. Mais Hugo insiste sur le fait que les deux contraires sont coexistants, ce quil résume dans lexpression énigmatique de providence démon : chez lui le renversement de la fatalité en providence nest pas un changement, mais une conjonction simultanée des contraires, décrite par limage de la Méduse gaie ou du sombre masque mort de la comédie antique[19] . Le film, lui, établit une chronologie, en montrant une malédiction originelle en partie surmontée par un Gwynplaine-Persée et sa métamorphose cathartique dans le spectacle.
Mais à ce moment, nous nen sommes quau premier quart du film et manifestement Gwynplaine nest pas heureux de son sort. Sa laideur le fait souffrir et son succès aussi, car il est conscient de nêtre quun monstre de foire. Il lui reste donc encore tout un chemin à parcourir pour achever ce que la scène du miroir a commencé.
III - Implications de sens pour la suite du film
A - Lémancipation de Gwynplaine
A partir de là, le sens du film va considérablement diverger par rapport à celui du roman, même si on peut remarquer très souvent dingénieuses équivalences. La suite des aventures de Gwynplaine va également le mener à la chambre des lords, où il va également faire un scandale. Mais tous ceux qui connaissent le film déplore lappauvrissement du discours qui se résume à trois phrases : Un roi ma fait clown, une reine ma fait lord, Dieu ma fait homme. Certes on imagine mal comment le long discours de Gwynplaine aurait pu être transposé dans un film muet, mais il est sûr quil y a là une faiblesse. Certes labsence du discours est en partie compensée par la révolte du peuple qui aide Gwynplaine à rejoindre Ursus et Dea. Laccent est mis en effet sur la soudaine solidarité de la foule avec celui dont elle navait fait que rire jusque là. On pourrait dire que, par la mise en espace, le discours prophétique est devenu réalité.
Mais on peut surtout remarquer ici un de ces phénomènes dintertextualité filmique signalé plus haut : les exploits acrobatiques de Gwynplaine fuyant la chambre des lords et lémeute populaire rappellent en effet des scènes semblables soit dans les adaptations des Misérables, déjà nombreuses à cette époque (au moins dix de 1906 à 1925, dont quatre américaines), soit, de façon plus évidente, dans Le bossu de Notre Dame de Worstley : même foule vibrionnante filmée en plongée vertigineuse, mêmes acrobaties dans les airs du personnage monstrueux. Si ce nest une scène de Lhomme qui rit, cest au moins une scène de Hugo, du moins de ce que le cinéma avait déjà fait de Hugo.
Le film finit bien et le rictus qui rendait Gwynplaine malheureux est devenu un rire assez semblable à un large sourire de bonheur (comme on peut le voir sur laffiche du film), permettant ainsi de résorber la contradiction entre lintérieur et lextérieur du personnage. Mais en lui faisant trouver le bonheur sur terre, Leni semble avoir renoncé à la conjonction du sublime et du grotesque. Il les a même totalement séparés : le grotesque est passé entièrement du côté des puissants, un grotesque odieux ou ridicule, tandis que le peuple semble destiné à n incarner le sublime, dans la souffrance et dans la libération.
Cet optimisme sans doute un peu trop appuyé paraît assez superficiel et même suspect : on dit souvent que ce dénouement résulte de pressions exercées par les producteurs dHollywood qui exigeaient un happy end. En labsence de sources attestant de tels faits, on est obligé de se demander sil ny a pas une cohérence plus profonde dans ce film qui paraît si lugubre au début et si sucré à la fin.
B. Lémancipation du spectateur
On peut penser que la fin du film était déjà en germe dans le début. On a vu que la scène ajoutée de la dame de fer permettait de trouver des équivalents intéressants du propos de Hugo. Mais si le spectacle de la pétrification dans le film est bien semblable dans son contenu à ce que dit le roman, il ne lest pas dans ses conditions de visibilité: cest le spectateur en effet, et non plus le personnage, qui a fait lexpérience du face à face avec la monstruosité des crimes royaux. Privé de cette médiation que constitue le point de vue interne, le spectateur est directement exposé au spectacle. La façon de filmer a donc opéré un glissement du propos : une autre histoire se dessine alors sous la précédente, celle de lémancipation du regard, de notre regard de spectateur, émancipation parallèle à celle du monstre qui accède à la dignité dhomme et au bonheur.
Cette analyse se confirmerait par létude comparée de la mise en scène de Chaos vaincu et de celle de son double fantôme, quand Ursus fait un numéro dillusion auditive pour Dea. Disons tout de suite que la première déçoit beaucoup et qu on pouvait attendre autre chose dun cinéaste comme Leni. En effet, dans Le Cabinet des figures de cire, film de sa période allemande qui avait incité le producteur dUniversal à lembaucher, Leni parvenait, daprès ce quen dit le commentateur allemand Rudolf Kurtz, à provoquer des catastrophes de lespace grâce à une lumière distillée de mille sources, une superposition de prises de vue qui libèrent les formes de leurs attaches conventionnelles, atteignant ainsi à une sphère métaphysique[20]. Voilà un cinéaste qui ressemblait fort à l Ursus du roman avec les magies déclairage dont il est le poète :
Il produisait toutes sortes de choses inattendues, des chocs de lumière et dobscurité, des formations spontanées de chiffres ou de mots à volonté sur une cloison, des clairs-obscurs mêlés dévanouissements de figures, force bizarreries, parmi lesquelles, inattentif à la foule qui sémerveillait, il semblait méditer[21] .
Disons pour résumer que loin dexploiter ses talents de nouvel Ursus, Leni multiplie les connotations négatives lors de la représentation de Chaos vaincu, quil place sous le signe des forces de la fascination et de la rigidité : tout y est mis en film dune manière qui rappelle les débuts du cinéma, du temps où celui ci ne sétait pas encore affranchi des schémas du théâtre : plan large, point de vue frontal, symétrie, absence deffets proprement cinématographiques et de merveilleux.
Mais il en va autrement lors de la représentation fantôme dUrsus, cest-à-dire quand labsence de public lui donne loccasion de faire un autre spectacle. Contentons-nous de mentionner le fait que, cette fois, la représentation déploie tous les moyens que le cinéma a créé en saffranchissant du théâtre : angles et points de vue variés, tailles de plans multiples, vision des lieux habituellement cachés (les coulisses), surimpressions, par exemple. Bref, nous avons ici une représentation qui résulte dun découpage de lespace, cest-à-dire une représentation de cinéma. Ajoutons à cela que le rideau, devant lequel joue Ursus, devient aussi une surface où se projettent les ombres des quelques comparses qui laident dans son numéro dillusion auditive : une telle surface, cest un écran. Et, sans doute pour souligner que ce deuxième spectacle a la faveur du réalisateur, l illusion produit leffet recherché : elle trompe Dea.
Enfin cest la première fois dans le film que le spectacle porte le titre de Chaos vaincu. Jusque là nous navions eu quune affiche annonçant une attraction : The laughing man, et des inscriptions sur le rideau de scène : The man who laughs, ce qui nous avait fait passer du spectacle de foire à la fiction de théâtre. Avec lapparition du titre Chaos vaincu, un nouveau pas est franchi, comme pour dissocier ce qui était confondu : le titre du film de Leni et le titre de la pièce dUrsus. Il semble ainsi que le cinéma mette à distance le théâtre en donnant à la pièce un titre distinct de celui du film. Ce dernier en profite dailleurs pour retrouver la structure du roman où il y a aussi deux titres différents.
Mais si cest seulement là que lexpression Chaos vaincu apparaît, cest sans doute pour signifier que la nouvelle représentation est plus apte à vaincre le chaos, du moins dans ses formes spectaculaires, ou, en dautres termes, pour rappeler au spectateur quil a été convié dès le début du film à faire une expérience du regard qui doit le mener de la pétrification à la libération.
Le passage du verbal au visuel a sans doute amené le cinéaste à renverser la mise en abyme de telle sorte que sopère un nouvel emboîtement : le roman donne la représentation dUrsus comme un reflet allégorique emboîté dans lhistoire de Gwynplaine; le film emboîte le tout à un troisième degré dans une mise en scène de lémancipation du regard du spectateur .
Le cinéma étant par nature un spectacle, il doit transférer cette expérience au niveau de son propre fonctionnement, et cest donc le spectateur réel du film qui est convoqué pour éprouver, par la vision du film, comment on saffranchit de la fascination au cinéma, et sans doute aussi du genre du film dépouvante, dont Universal sétait fait une spécialité.
Lidée que Leni a fait du roman de Hugo une nouvelle histoire qui raconte comment le regard du spectateur se libère se confirme si lon regarde ses autres films. Ils semblent tous raconter comment on déjoue les ressorts traditionnels de lépouvante : Le cabinet des figures de cire fait déjà en 1924 une démystification de ce type puisque les tyrans (par exemple Yvan le Terrible) ny sont plus que des figures de cire justement, animées momentanément par limagination dun écrivain, mais exorcisées par le retour à la réalité. Dans son dernier film, Le dernier avertissement , en 1929, Leni parodie Le fantôme de lOpéra, grand succès dUniversal en 1925, en situant laction dans les mêmes décors de lOpéra de Paris reconstruit entièrement dans les studios dUniversal : toute lhistoire consiste à découvrir que les manifestations quon croyait dorigine surnaturelles et fantomatiques ne sont en fait que les machinations de deux propriétaires mal intentionnés.
Bref, pour Leni, il sagit toujours den finir avec les vieilles terreurs et avec les spectacles qui les alimentent, de rejouer, pourrait-on dire, la lutte des Lumières contre lobscurantisme.
En conclusion sur ce film, retenons que Lhomme qui rit a sans doute fourni à Leni de quoi alimenter une problématique personnelle et il est certain que cette adaptation propose quelques beaux équivalents visuels de certains aspects du roman. De plus, sy trouve réactivé le rapport qui est au cur des préoccupations de Hugo et qui unit, dans un même geste, émancipation politique et émancipation esthétique.
Mais ces réussites laissent tout de même un peu insatisfait, peut-être parce que disparaît la conjonction du sublime et du grotesque dans le personnage de Gwynplaine. Les deux termes contradictoires se trouvent renvoyés dos à dos et lhistoire est alors celle des souffrances sublimes du peuple qui triomphe de lodieuse bouffonnerie des tyrans. On en conviendra, chez Hugo, cest plus compliqué.
*
Kerchbron
Cest 43 ans plus tard, en 1971, que J. Kerchbron réalise pour la télévision un Homme qui rit en 3 épisodes. Il a déjà adapté trois pièces de Hugo : Mangeront-ils?, Hernani et Marion Delorme et fera encore Torquemada en 1974.
Curieusement, alors que le réalisateur ne connaissait pas ladaptation de Leni, cest aussi sur limage dun homme enfermé que souvre le film de Kerchbron, sauf que cette fois il sagit dUrsus.
Au début du film, on voit donc surtout Ursus qui est montré à plusieurs reprises en train de discourir devant un public clairsemé de villageois. Ces scènes alternent avec dautres qui montrent les réalités dont parle Ursus, essentiellement les plaisirs des lords, leurs jeux avec des nains ou des singes, et leurs châteaux et leurs parcs. Dans ce début, à part Ursus, on ne voit pas de personnages de lhistoire, ce qui fait quon a une sorte douverture générale destinée à camper le décor et les rapports de forces sociaux. Cette séquence joue peut-être un peu le même rôle, par son absence dancrage dans lintrigue, que les chapitres préliminaires du roman.
I -Présentation dUrsus
La posture dUrsus quand il parle, sa réaction aux menaces policières et la façon dont il se déplace présentent des points communs qui définissent le personnage et sa parole.
A - Lhomme-tortue
Ursus dépassant de sa cahute semble enveloppé dune sorte de coquille. De plus il est enfermé dans sa peau dours comme pour redoubler sa carapace. On pense bien sûr à Diogène, le philosophe qui vivait dans un tonneau et à qui Ursus, dans le roman, se compare lui-même.
Limage du film renchérit donc sur le côté homme tortue, ou bernard-lhermite dUrsus qui ne pointe la tête hors de sa coquille quoccasionnellement, et encore, toujours muni de sa double carapace, comme sil fallait cela pour affronter le monde. Les carapaces ont donc dabord une fonction protectrice, comme celle qua la Green Box pour ses habitants dans le roman, où elle est comparée à une forteresse qui les coupe du monde et qui apparente la vie du comédien à celle dun mort : Tous les soirs ils faisaient leur sortie de ce monde . Cétaient comme des morts qui sen allaient, quittes à renaître le lendemain[22]. Cette structure emboîtée se confirme par le fait que la vieille cahute est rencognée à larrière de la Green Box où elle sert de chambre et de vestiaire à Ursus et à Gwynplaine. Dans le film de Kerchbron elle est portée sur un des côtés, ce qui permet de la voir de lextérieur, sans doute parce que limage ne peut montrer en même temps le dedans et le dehors.
Ce motif de lhomme pris dans une carapace rappelle également les paroles du chant de Dea dans Chaos vaincu : Quitte, monstre, ta noire carapace. Le motif est explicite au niveau de lallégorie : la carapace appartient aux forces du chaos qui risquent de résorber lhomme[23] tant que la pénétration de lâme dans la matière ne saccomplit pas. La carapace est donc dans le roman la figure visible de cette idée dun homme qui ne serait encore quune ébauche. Dans le film, cest curieusement Ursus qui est lincarnation de cette incomplétude. A moins que le motif nait changé de sens, ce que nous allons tenter danalyser.
B - La cahute comme instance dénonciation
On a vu quUrsus était protégé par sa maison et que cette protection était redoublée par la peau dours. Cette dernière permet à lUrsus du film de dire , comme lUrsus du roman, que cest sa vraie peau et quand la police le menace de larrêter cest la tête de lours quUrsus brandit en disant que cest lours qui parle et quil ne sait pas ce quil dit. Cette dernière réplique, qui nest pas dans le roman, dit cependant assez bien ce quest lUrsus de Hugo et que Guy Rosa résume ainsi : un homme dont la parole nest jamais sienne : ventriloque il en cache le lieu, érudit, il lemprunte aux livres.[24] Retenons pour le moment que les enveloppes concentriques dUrsus ne servent donc pas quà le protéger, mais font de sa parole quelque chose qui est sans cesse délégué, ou plutôt font de ce personnage un être insaisissable comme origine de ce qui se dit. Le film renchérit dailleurs sur cette indétermination quand, grâce aux possibilités du doublage, on a limpression que cest le loup qui parle.
C - Espace ouvert ou espace fermé?
Insaisissable, Ursus lest aussi parce quil est toujours en mouvement.
Les plans consacrés à ses pérégrinations, outre quils disent la rudesse de son existence, constituent cependant eux aussi un espace fermé. Les décors sont identiques : une lande au bord de la mer, battue par la pluie ou écrasée sous le soleil, un lieu anonyme et dépourvu des points de repère qui pourraient suggérer une progression ou un changement. Les deux plans montrent Ursus évoluant de gauche à droite, puis de droite à gauche, ce qui, au cinéma, signifie immanquablement que le personnage tourne en rond. Le cadrage généralement serré sur Ursus attelé à sa roulotte et luttant contre les éléments renforce limpression de répétition, comme si la vie du personnage nétait quun long supplice de Sisyphe, condamné à refaire éternellement les mêmes efforts. Lespace ouvert en principe du décor naturel est donc devenu, par le montage, un espace fermé.
Les efforts dUrsus sont-ils vains? Ne sont-ils quun supplice sans issue? Peut-être. Il y aurait là une figuration de la vanité de ses efforts qui redoublerait lidée de la vanité de ses discours, puisquil ne sadresse quà des sourds, ce que le film montre par les regards vides des auditeurs de ses harangues, ou plus exactement par limpression de surdité que donnent ces regards dirigés légèrement plus haut que la caméra et ces visages impassibles.
Si Ursus semble prêcher dans le désert, il nen demeure pas moins que cet homme marche de façon obstinée, comme sil avait un but. Lequel?
La scène ajoutée va peut-être nous éclairer et cristalliser le sens, comme plus haut la Dame de fer.
II - Scène ajoutée : la démolition de la cahute
Le fait quUrsus se dérobe et refuse de se présenter comme lauteur de ses paroles explique peut-être pourquoi la violence policière sexerce contre sa maison et non contre lui.
Cette scène paraît se justifier de deux manières : dune part cette démolition sert à nous montrer lenvers de la maison et donc les inscriptions sur les privilèges des lords. Notons que lune delles bénéficie dun gros plan, ce qui est une façon de souligner son importance pour le spectateur. Dautre part il est significatif quelle soit suivi dun long silence dUrsus (environ deux minutes, ce qui est beaucoup). Ce que révèle le plan rapproché sur les inscriptions, cest dailleurs une partie du texte dit par Ursus quelques scènes auparavant [25].
A - Figuration de la parole
Une fois la cahute démolie, tout se passe comme si Ursus ne pouvait plus que se taire. Se confirme ainsi ce que nous avions déjà compris : cest la cahute qui est linstance dénonciation et non le moi du personnage qui semble ne jouer que le rôle dun prête-voix ou dun haut parleur de ce qui était écrit.
Comme pour renchérir sur cette idée, après la démolition, Ursus reconstruit sa cahute. Les choix de cadrage sont tout à fait significatifs : en plongée, on découvre Ursus au milieu de ses planches et un zoom arrière nous le montre oeuvrant dans une ruine circulaire qui fait une seconde forteresse autour de lui. Ursus se caractérise donc une fois de plus comme une espèce dhomme-oignon, qui multiplie les couches concentriques autour de lui, comme pour figurer la structure concentrique de sa voix et la façon dont le propos parvient à la parole, cest-à-dire en sentourant de multiples couches à la fois protectrices et résonnantes.
Mais cette scène appelle dautres remarques.
B - Lisibilité des textes
La démolition de la cahute permet de rendre compte du mode de lisibilité des textes que porte la cahute dans le roman où, curieusement, elles sont toutes plus ou moins incompréhensibles. Prenons lexemple de linscription Ursus philosophe. Le texte dit : Les passants pouvaient, par le trou de la lucarne de larrière, lire au plafond de la cahute cette enseigne, écrite à lintérieur, mais visible du dehors et charbonnée en grosses lettres : URSUS PHILOSOPHE.[26] Le moins quon puisse dire, cest quil y a là un casse tête pour le cinéma. Comment rendre compte visuellement des contorsions que cette inscription exige dun éventuel lecteur? La démolition de la cahute me paraît proposer un équivalent assez complet de ce quécrit Hugo : on comprend en effet quil y a quelque chose à lire à lintérieur
parce que lattaque policière permet de retourner la cahute comme un gant. Mais, une fois de plus, le cinéma doit découper chronologiquement ce qui, dans le texte, est présenté comme simultané, et doit donc rajouter une péripétie. Ce choix a le mérite en tout cas de rendre compte du motif récurrent chez Hugo du recto-verso, motif quon retrouve par exemple avec le message de la bouteille à la mer.
Notons à ce propos loriginalité de Jean Kerchbron : il est sans doute exceptionnel quun film de télévision des années soixante-dix donne une telle place à une problématique de lécriture, problématique assez complexe, en particulier dans les rapports quelle entretient avec la parole. Sans doute y a-t-il ici la preuve que le réalisateur a vraiment lu Hugo et quil ne sest pas contenté de lui emprunter des péripéties. Sans doute aussi est-ce la conséquence du regard quasi mathématique que Jean Kerchbron portait sur la littérature : les textes, disait-il, se traduisent pour lui en termes de forces et de rapports, lesquels se traduisent aussitôt en tailles de plan et en cadrages. Cela explique peut-être la tonalité assez abstraite de certains moments de cette adaptation de Lhomme qui rit.
Revenons aux plans qui montrent Ursus traînant sa cahute sur la lande : ceux-ci prennent rétrospectivement une signification nouvelle. Cette cahute est bien, comme dans le roman, porteuse de textes plus ou moins énigmatiques, qui sont comme en attente dune voix. Pour le moment le message des textes est encore partiellement illisible, comme lest, dans le roman, linscription sur lusure de lor. Mais les voyages dUrsus transportent le texte contre vents et marées, doù cette marche obstinée quon a signalée plus haut. Comme dans le roman, on ne comprend pas tout de suite le sens du mouvement, mais comme dans le roman, on devine quil nest pas vain. Bien plus, cest même le caractère insaisissable du texte qui le désigne comme subversif.
C - Valeur prophétique des inscriptions
Reprenons ce que Hugo écrit à propos de linscription sur lor : comme Ursus, cette inscription est insaisissable parce quelle est à la fois mobile et incompréhensible. Lécriture en est effacée et biffée par la pluie et seul l artifice du narrateur omniscient peut nous en restituer le contenu : Lor perd annuellement par le frottement un quatorze centième de son volume ; cest ce quon nomme le frai ; doù il suit que, sur quatorze millions dor circulant par toute la terre, il se perd tous les ans un million. Ce million dor sen va en poussière, senvole, flotte, est atome, devient respirable, charge, dose, leste et appesantit les consciences et samalgame avec lâme des riches quil rend superbes et avec lâme des pauvres quil rend farouches[27]. Mais le texte dit cependant que si l inscription avait été lisible, elle neût pas été du goût (...) des porte-perruques de la loi. Pourquoi? Le texte ne le dit pas. Dailleurs, même quand elle était visible cette inscription était énigmatique et transparente.
On constate cependant que ce texte est fait de telle sorte que lénoncé y dit la même chose que lénonciation : lor est censé suser comme linscription qui le dit et samalgamer aux âmes, opération de mélange qui réitère laspect visuel des caractères de linscription, qui sont mêlés et confondus. Ce qui est dérangeant dans cette loi des pérégrinations de lor est sans doute labsence de discrimination sociale quelle comporte : la poussière, en effet, samalgame avec lâme des riches et avec lâme des pauvres. Certes le résultat nest pas duniformiser les deux catégories, mais de rendre lune plus superbe et lautre plus farouche. Or, le discours de Gwynplaine devant les lords fait écho à cette mystérieuse alchimie, par exemple quand il dit : Vous augmentez la pauvreté du pauvre pour augmenter la richesse du riche. Et cest laccentuation de cette tension qui est lourde de menaces : Il viendra une heure où une convulsion brisera votre oppression, où un rugissement répondra à vos huées[28].
Rugissements contre huées. Linscription dit la même chose avec le farouche contre le superbe.
Si, dans le roman, cette inscription prédit par écrit ce que prédira oralement Gwynplaine, dans le film cest la qualité dhomme-marcheur-moulé-dans-sa-maison-texte qui remplit cette fonction : Ursus transporte inlassablement le texte prophétique des révolutions à venir, un texte que Gwynplaine rendra explicite, un texte qui est encore caché, brouillé, mais qui agit déjà un peu, par sa volatilité . Mais, comme dans le roman, ce nest pas lhomme Ursus qui assume le message, mais sa carriole, son loup, son ours, nimporte laquelle des peaux qui lenveloppent ou qui lui servent de double. Comme les héros du théâtre, tels que les a analysés Annie Ubersfeld[29], Ursus, comme le peuple, ne peut parler que masqué. Et sa maison est lun de ses masques. Comme linscription sur lor, elle est illisible parce quelle cache, mais, comme lor, elle samalgame aux âmes, parce quelle roule. Elle protège, mais elle propage.
Ainsi Ursus prépare Gwynplaine. Cela se confirme encore par la place dans le film de la scène de la démolition : elle se situe en effet quasiment à la fin de cette longue séquence du début du film dont on a vu quelle constituait une sorte douverture générale avant que ne commence le récit des aventures de Gwynplaine. La séquence qui suit montre en effet la fuite des comprachicos et labandon de lenfant. Le silence dUrsus crée un vide, un moment de suspension : tout se passe comme si sa parole allait devoir être relayée, comme si le texte que porte la cahute attendait une nouvelle voix. Dailleurs, symboliquement, la démolition de la cahute peut déjà se lire comme une explosion de la parole, qui annonce que le destin du texte sera dêtre porté au grand jour. Ce sera le rôle de Gwynplaine dont les aventures commencent juste après.
On aborde ici un point central dans ladaptation de Kerchbron qui dit avoir conçu ce film entièrement en fonction du discours de Gwynplaine : toute lhistoire devait préparer ce moment. On vient den voir la confirmation. Mais lidée est préparée aussi par une analogie au premier abord assez paradoxale.
III - La représentation du mal
Alors quil vient de soigner un malade à qui il a souhaité, comme dans le roman de marcher longtemps dans cette vallée de larmes[30] , Ursus, dans le film de Kerchbron parle à Homo pour dénoncer la misère de la vie humaine. Mais le film opère une sorte de décrochage qui va permettre dintroduire les comprachicos alors que jusque là Ursus navait parlé que des lords.
La séquence montre ce que les comprachicos font subir aux enfants. Précisons quil sagit denfants anonymes, Gwynplaine nentrera en scène que plus tard. Cette séquence retient lattention par les rapports danalogie quelle entretient avec ce qui précède et par la manière dont elle est introduite.
A. Analogie paradoxale
Tout dabord, il semble évident que la manière dont les enfants sont emprisonnés dans des caisses ou des espèces de tonneaux est semblable à celle dont Ursus est emboîté dans sa maison, comme le montrent les premiers plans. Seules la tête et les mains émergent et lobjet qui enferme semble être de la même matière et de la même texture, avec ses lattes de bois brut. Le film prend ainsi au pied de la lettre les formules qui, dans le roman, comparent lart des comprachicos à celui des Chinois : le moulage dun homme vivant, permettant davoir un homme ayant la forme dun pot[31]. Signalons que la conception des décors et des accessoires est le fait du dessinateur Jean Gourmelin, auteur en particulier dune série de dessins intitulés Prisons, explicitement en référence à Piranèse, bien connu de Hugo.
Lanalogie de formes avec les enfants mutilés semble dire quUrsus est fait de la même matière queux, quil est, lui aussi, dune certaine façon, un mutilé. Le son et limage cependant se contredisent : tandis que la voix off dUrsus dénonce lexistence de cette pratique qui fait des enfants des joujoux, limage suggère quil est comme ces joujoux, quil nest lui aussi quun bouffon et quune victime, même si Ursus nen souffre pas comme les enfants.
B. Ursus-Gwynplaine
En tout cas cela prépare le lien de père et fils qui unira Ursus et Gwynplaine. On retrouve ici lidée qui structure le film, selon laquelle Ursus serait une ébauche de Gwynplaine. Ainsi on peut penser quUrsus est relié au destin de son futur fils adoptif, dune part parce que ce quil dit semble préfigurer, sur un mode brouillé, ce que Gwynplaine dira ensuite explicitement, dautre part parce que, dans sa manière dêtre enfermé, il est identique à ce que sont tous les malheureux, des êtres enfermés en eux-mêmes.
Cette ressemblance du fils et du père adoptif, qui passe ici par lanalogie visuelle, le roman la suggère aussi: Ursus est un solitaire, il aime se parler à lui-même et aimerait vivre dans un antre[32] . De même Gwynplaine est enfermé en lui-même : cétait avec sa propre chair que Gwynplaine était masqué[33], ce dont il ne se plaint pas, et si de temps en temps il lèv(e) la tête par dessus le mur[34], cest par curiosité et non par envie. Ce qui est sûr cest quil vit comme muré en lui-même Lidentité dans le mode de vie, se retrouve dans les propos et les métaphores de lun et lautre. De même quUrsus explique à Gwynplaine que des taupes quon écrase, cest le genre humain[35], de même Gwynplaine dit au lords : vos pieds marchent sur des têtes... le genre humain est au cachot[36].
Comme chez Leni de ce point de vue, il y a bien un lien tissé par les analogies visuelles entre Ursus et Gwynplaine. Sans doute le roman le justifie-t-il, mais il pourrait aussi justifier le contraire : Gwynplaine est aussi celui qui nécoute pas les conseils dUrsus.
La raison pour laquelle le cinéma choisit de souligner la filiation tient, chez Leni, à la difficulté de donner une forme visible à la monstruosité de Gwynplaine et à la volonté de montrer que ce qui est encore plus monstrueux que sa face, cest ce quil y a derrière : les auteurs de la mutilation.
Chez Kerchbron, cest surtout ce deuxième aspect que souligne lanalogie du fils et du père adoptif. En montrant dès le début lhomme emboîté quest Ursus et que sont les enfants mutilés le film crée donc une sorte de métaphore de la condition de tous les miséreux, quel que soit leur destin particulier et désigne les coupables de cette misère.
Pour résumer tout ce que nous avons dit dUrsus et de sa cahute, on peut dire que nous avons affaire ici à ce que Suzanne Liandrat-Guigues appelle une idée-forme, cest-à-dire une forme qui est aussi une idée, qui structure le film et qui peut prendre plusieurs sens. Ici lidée forme serait celle de lhomme gigogne, de lhomme moulé dans sa carapace, laquelle est à la fois le symbole de son aliénation et de sa capacité à devenir le porte-parole de la misère. Noublions pas que la carapace dUrsus porte des textes sur son verso, quelle remplit donc la double fonction du masque de théâtre : il cache et il fait résonner la voix. De même, dans le roman, le visage de Gwynplaine est une surface qui cache son âme, mais aussi une surface qui dit la vérité du peuple asservi. Nous sommes là très proches de Hugo.
Mais le dernier enfant qui nous est montré est différent des précédents. Le son synchrone est supprimé et fait place à une musique étrange et plutôt douce qui souligne le contraste. Le mouvement de balancier du tonneau qui lenferme et lair pensif de lenfant, qui ne semble même plus souffrir, signalent que ce plan se situe à un autre niveau, symbolique et universel.
C. Dénonciation du mal universel
La séquence des comprachicos est précédé par une phrase dUrsus empruntée au roman : Le diable est à ressort, le bon dieu sest trompé, il a lâché la détente[37]. Mais, en disant cela, Ursus sadresse non plus à son loup, ni au malade quil vient de soigner, mais aux spectateurs du film, comme le signale le regard à la caméra. Ce procédé, généralement exclu du cinéma, est fréquent à la télévision. Jean Kerchbron le pratique dautant plus volontiers quil en est quasiment le théoricien : fondateur en effet dun style quon a appelé lEcole des Buttes Chaumont, il explique dès les années cinquante que le public de télévision est beaucoup plus difficile à capter que celui du cinéma : il peut éteindre à chaque instant ou bien il est simplement distrait. Les réalisateurs de télévision doivent donc trouver les moyens de faire comme si le personnage du film sadressait à chaque téléspectateur en particulier, en établissant des conditions de communication semblables à celles du dialogue, même si cest toujours sur le mode du comme si.
Mais ce procédé est peu employé dans ladaptation de Lhomme qui rit. Il est donc important de repérer quand il lest et de déterminer pourquoi. Un deuxième regard de ce type se produit peu de temps après, quand Ursus, haranguant les villageois, sécrie en regardant la caméra : voici le spectacle de lexploitation des malheureux par les heureux[38]. La séquence suivante montre des lords samusant avec des nains. Elle est donc une sorte de prolongement de la séquence des comprachicos. Après la cause, Ursus nous montre la conséquence.
Dans les deux cas on a donc un élargissement de lauditoire dUrsus qui déborde des cadres de la fiction pour sadresser au spectateur réel, par dessus la tête du spectateur diégétique. Curieusement cet élargissement de lespace se produit quand la dénonciation se fait plus directe et plus explicite. Il est probable que le film trouve par ce moyen une force de conviction plus grande, mais aussi quil se pose demblée comme quelque chose de plus quune fiction : la fiction a beau être située historiquement, elle déborde de son cadre historique, pour dire le mal universel. Tout se passe alors comme si Ursus était une sorte de narrateur délégué, pour autant quon puisse parler de narrateur au cinéma. En tout cas, on peut y voir une figure du cinéaste qui donne à voir, qui montre du doigt le mal. Telle est bien dailleurs la conception que Jean Kerchbron se faisait de son métier : donner aux gens des images qui soient des repères pour quils puissent sy reconnaître, les mettre face à des contradictions pour quils fassent ce travail de réflexion quest la recherche de la vraie justice. Cest un Ursus cinéaste donc qui sadresse parfois à nous pour nous obliger à regarder le monde et sans doute à voir dans lhistoire des comprachicos fabricants de joujoux humains larchétype de ce que Kerchbron appelle les artisans du mal.
Cette volonté de faire servir la fable historique à la compréhension du monde actuel se confirme par dautres aspects du film, en particulier par lambiguïté du titre que Kerchbron a donné au deuxième épisode : Les grands de ce monde. Dans cette formule il semble bien que le démonstratif puisse être compris aussi comme un déictique désignant le monde du téléspectateur.
Kerchbron fait ainsi un film de fiction qui emprunte parfois quelques uns de ses traits au film documentaire. Les déictiques que sont le démonstratif ce, le présentatif voici et le regard à la caméra sont là pour nous signaler que lespace du film, comme le personnage dUrsus, est gigogne : les images de la fiction sont emboîtées dans des séquences qui les désignent subrepticement comme des images de type documentaire. Ce nest pas un hasard si le film quadmirait le plus Jean Kerchbron était De Nuremberg à Nuremberg de Frédéric Rossif, quil qualifiait de véritable Opéra du mal.
Cet emboîtement complique, comme chez Leni, le rapport que lhistoire entretient avec son reflet allégorique, Chaos vaincu. Dailleurs, comme chez Leni encore, la représentation de linterlude est assez décevante et na pas leffet magique quelle a dans le roman. Cest que la mise en abyme est redoublée du fait que cest toute lhistoire qui devient le spectacle du chaos. Kerchbron retrouve ainsi ce que souligne J.P. Reynaud : le rire de Gwynplaine risque dêtre inopérant dans un monde où le grotesque, qui devait dénoncer le monde den haut, a été confisqué par les puissants qui se mettent à faire les bouffons. On assiste alors à la démence universelle d une société qui glisse au chaos[39]. En mettant toute la fiction en spectacle, Kerchbron paraît exprimer un pessimisme identique : cest le monde qui est en proie aux forces du chaos et dun chaos qui est encore loin dêtre vaincu.
Cette construction se justifie aussi logiquement dans la perspective densemble du film qui oriente toutes les séquences en fonction de la fin et qui prépare le rôle dénonciateur du discours de Gwynplaine. Kerchbron a choisi dadapter ce roman, essentiellement pour faire entendre ce discours, quil qualifiait de cri, sans doute parce que lui-même a souffert de la terreur nazie et que, en tant que résistant, il savait ce quest linterdiction de la parole.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette interprétation du personnage, tout entier résumé dans lidée de cri. Notons simplement que cest un cri et non plus un rire.
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Conclusion
Ces analyses tendent à démontrer que le travail dadaptation cinématographique ne consiste pas simplement à trouver des équivalents visuels du roman de Hugo, si visuel que puisse être celui-ci. Dailleurs il ny a sans doute pas dadaptation qui ne soit quune traduction ou, plus exactement, qu une transposition neutre. Le processus consiste plutôt à prélever dans luvre source ce qui répond à des questionnements contemporains du film : Leni y trouve de quoi nourrir une problématique de lémancipation du regard doublée dune émancipation politique; Kerchbron sintéresse surtout à la dénonciation du mal et au difficile cheminement de lidée qui devient parole. Le premier est beaucoup plus optimiste que le second, mais tous deux réalisent parfois (il y a des moments plus ou moins réussis) la conjugaison du respect et de la création.
Ce nest pas le cas de toutes les adaptations. Certaines se contentent de voler à Hugo quelques situations rocambolesques, cest le cas de Corbucci. Dautres, paradoxalement fidèles à lintrigue du roman, ne parviennent pas à établir, avec loeuvre-source, un dialogue suffisant pour faire entendre en même temps la voix du roman et celle du film. On peut penser surtout ici à certaines adaptations de Notre-Dame de Paris ou des Misérables.
On pourrait reprocher à cette position de définir une fois de plus un cadre normatif qui enferme létude de ladaptation dans des typologies hiérarchisantes, mais cette optique se justifie si cherche, par delà lanalyse qui justifie les écarts, à faire aussi une analyse qui les juge.
Cest pourquoi notre étude était centrée sur des écarts par rapport au roman, écarts qui paraissent mieux faire revivre le texte de Hugo que ne le font des adaptations réputées fidèles.
[1]HQR, II, livre 2, ch. 7, p. 398. Les références au texte de Hugo sont faites dans lédition du Livre de Poche procurée par Myriam Roman (Hachette, 2002).
[2] André Bazin, Pour un cinéma impur, Revue des Lettres modernes, n° 36-38, été 1958.
[3]Jean Mitry, La gloire de Victor Hugo, sous la direction de Pierre Georgel, RMN, Paris, Grand Palais, 1985 .
[4]HQR, II, livre 2, ch. 4, p. 384.
[5]HQR, II, livre 2, ch. 3, p. 380.
[6]HQR, II, livre 2, ch. 1, p. 373.
[7] Leffet Koulechov désigne le fait quun visage totalement inexpressif semble tout de même exprimer des émotions en fonction du montage. Hitchcock utilise cet effet dans Fenêtre sur cour avec le visage de James Stewart.
[8]HQR, I, livre 1, ch. 3, p. 103 et 104.
[9] En particulier Max Milner, On est prié de fermer les yeux, Gallimard, 1991.
[10] HQR, I, livre 1, ch. 6, p. 110 et 114.
[11] HQR, I, livre 1, ch. 3, p. 103.
[12] J.P.Vernant, La mort dans les yeux, Figures de lautre en Grèce ancienne, Hachette,1985, p.32.
[13]HQR, I, livre 1, ch.5, p.111.
[14]Op. cit., p. 8 et 9.
[15] HQR, I, livre 1, ch. 5, p. 110.
[16]Rudolf Arnheim, Vers un psychologie de lart, 1966, tr. franç. Seghers, 1973 .
[17]HQR, II, livre 2, ch. 4, p. 384.
[18]HQR, II, livre 2, ch. 6, p. 393.
[19]HQR, II, livre 2, ch. 1, p. 374.
[20]Rudolf Kurtz, Expressionismus und film, éd. Hans Rohr, Zurich, 1965.
[21]HQR, II, livre 2, ch. 8, p. 405.
[22]HQR, II, 2, ch. 12, p. 433.
[23]HQR, II, 2, ch. 9, p. 409.
[24]Guy Rosa, Critique et autocritique dans Lhomme qui rit , Lhomme qui rit ou la parole-monstre de Victor Hugo, SEDES,1985.
[25]On peut y lire notamment des phrases quUrsus a prononcées dans les plans précédents : Qui frappe un lord a le poing coupé, Un lord est à peu près roi, un lord est à peu près Dieu. On devine vaguement quelques autres morceaux de phrases : Le Baron porte un tortil à six pointes et La garenne commence au vicomte..
[26] HQR, I, chap. préliminaire 1, p. 65.
[27]HQR I, ch. préliminaire 1, p. 57.
[28]HQR, II, 8, ch. 7, p. 758 et 764.
[29] Annie Ubersfeld, Le roi et le bouffon, José Corti, 1991.
[30]HQR, ch. préliminaire 1, IV, p. 65.
[31]HQR, I, chap. préliminaire 2, IV, p. 77.
[32]HQR, I, chap. préliminaire 1, p. 65.
[33] HQR, II, livre 2, ch. 2, p. 380.
[34] HQR, II, livre 2, ch. 10, p. 418.
[35] HQR, II, livre 2, ch. 11, p. 426.
[36] HQR, II, livre 8, ch. 7, p. 757.
[37]HQR, ch. préliminaire 1, IV, p. 63.
[38] Cette réplique fait dire à Ursus ce que lauteur dit dans le roman pour expliquer le sens du chapitre préliminaire consacré aux comprachicos : Québauchons-nous dans ces quelques pages préliminaires? un chapitre du plus terrible des livres, du livre quon pourrait intituler : lExploitation des malheureux par les heureux? (p. 68).
[39]J.P. Reynaud, Le rire monstre, in Lhomme qui rit ou la parole monstre de Victor Hugo, SEDES, 1985.