Florence Naugrette : Publier Cromwell et sa Préface : une provocation fondatrice»

Communication au Groupe Hugo du 8 mars 2002
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Note liminaire : ce texte est la version remaniée de ma communication au colloque « Impossibles Théâtres », qui s’est déroulé les 11-12 et 13 juin 2001 à l’Université de Grenoble, organisé par Bertrand Vibert, Jean-François Louette et Bernadette Bosc.

 

Il peut paraître vain de se poser encore une fois la question du lien entre Cromwell et sa préface, qui a fait l’objet de travaux approfondis et décisifs, notamment ceux de Anne Ubersfeld, Claude Duchet et Guy Rosa[1]. La perspective du colloque « Impossibles Théâtres », qui était de repérer, dans l’histoire du théâtre, le rôle joué par des pièces refusant délibérément les contraintes de la scène, m’a incitée à examiner le paysage théâtral dans lequel se situe Hugo en 1827, afin de mesurer la portée de ce geste qui consiste à publier en même temps une œuvre délibérément injouable et une préface qui invite à un renouvellement radical des pratiques théâtrales.

 

Il paraît toujours délicat ou hasardeux d’attribuer à tel ou tel texte le titre d’œuvre fondatrice d’un mouvement ou d’un genre. Les œuvres qui font événement dans l’histoire littéraire surgissent dans le paysage culturel de leur époque avec une force ruptrice qui fait éclater de manière spectaculaire et inattendue des mouvements de fond cachés, des évolutions esthétiques et souvent politiques enfin mûres. Après elles, on n’écrira, on ne jouera plus jamais comme avant. Elles sont à la fois aboutissement et point de départ, révélatrices et fondatrices.

Dans le cas du drame romantique, l’histoire littéraire a retenu Cromwell pour jouer ce rôle. Qu’il s’agisse d’une œuvre supposée injouable rend compte à la fois de cette provocation radicale que fut en son temps le drame romantique, météore dans l’histoire du théâtre, de la très grande exigence esthétique qui fut la sienne, et des difficultés que rencontrent aujourd’hui encore les metteurs en scène qui s’y essaient.

Et pourtant, Cromwell n’est sans doute pas une pièce injouable. C’est en tout cas ce dont on est aisément convaincu à la lecture. Certes elle est trois fois plus longue qu’une tragédie classique, et demande un personnel considérable. Mais les mêmes contraintes ne nous empêchent pas aujourd’hui de jouer La Mort de Danton, Lorenzaccio, Le Soulier de Satin ou Les Paravents.  Loin d’être ennuyeuse, elle est même d’une très grande drôlerie. Comment expliquer dès lors qu’elle soit si rarement jouée, pour ainsi dire jamais, ou à la rigueur sous une forme très abrégée[2] ?

 

La réponse réside, ce sera mon hypothèse, non tant dans la qualité propre de la pièce que dans la fonction qui fut la sienne lors de sa publication: d’une part dynamiter définitivement l’ancienne séparation hiérarchisée des genres, prête à s’écrouler, d’autre part faire entrer l’étude critique de l’histoire sur la scène dramatique. Cette double entreprise est déjà en marche, lentement, depuis les théories des Lumières et le développement de nouveaux genres apparus depuis la Révolution. Mais Hugo, par ce coup d’éclat que constitue la publication conjointe d’un drame absolument incompatible avec les exigences esthétiques et politiques de la scène de son époque, et d’une préface non moins monumentale aux accents visionnaires, va légitimer cette entreprise de droit en exhibant son absence de fait. La pièce elle-même sera sacrifiée à cette cause : délibérément injouable au moment où elle est publiée, elle gardera cette réputation par différence avec les pièces suivantes de Hugo, adaptées, elles, aux exigences de la scène contemporaine qu’elles révolutionnent de l’intérieur. Considérée comme indissociable de sa préface, elle passe encore, à tort, pour une tentative utopique, une poétique appliquée, rien de plus qu’un objet historique.

 

Cromwell injouable ? Ce qu’en dit la préface

La préface le dit explicitement, la scène contemporaine doit changer ses habitudes pour laisser à l’histoire le champ spatio-temporel de sa représentation dramatique : cet espace-temps que seules les longues scènes historiques comme Les Barricades de Vitet (1826) ou La Jaquerie de Mérimée (1828) laissent se déployer dans la pratique solitaire de la lecture, Hugo affirme que la scène doit s’y  ouvrir, quitte à bouleverser ses habitudes sociales :

 

Il est évident que ce drame, dans ses proportions actuelles, ne pourrait s’encadrer dans nos représentations scéniques. Il est trop long. On reconnaîtra peut-être cependant qu’il a été dans toutes ses parties composé pour la scène. C’est en s’approchant de son sujet pour l’étudier que l’auteur reconnut ou crut reconnaître l’impossibilité d’en faire admettre une reproduction fidèle sur le théâtre, dans l’état d’exception où il est placé, entre le Charybde académique et le Scylla administratif, entre les jurys littéraires et la censure politique. Il fallait opter : ou la tragédie pateline, sournoise, fausse, et jouée, ou le drame insolemment vrai, et banni. La première chose ne valait pas la peine d’être faite ; il a préféré tenter la seconde. C’est pourquoi, désespérant d’être jamais mis en scène, il s’est livré libre et docile aux fantaisies de la composition […] Du reste, les comités de lecture ne sont qu’un obstacle de second ordre. S’il arrivait que la censure dramatique, comprenant combien cette innocente, exacte et consciencieuse image de Cromwell et de son temps est prise en dehors de notre époque, lui permît l’accès au théâtre, l’auteur, mais dans ce cas seulement, pourrait extraire de ce drame une pièce qui se hasarderait alors sur la scène, et serait sifflée.[3]

 

Il y a deux manières de comprendre ce que dit Hugo dans ces lignes : soit, et c’est l’interprétation la plus courante, on considère qu’il reconnaît lui-même le caractère injouable de sa pièce, et admet qu’il faudrait se résoudre à en réduire les proportions, ce qu’il fera d’ailleurs à partir de Marion de Lorme. Indéniablement, c’est bien ce que propose Hugo à la fin de cet extrait, à la condition que la censure politique lui laisse le champ libre sur le fond. Mais on peut aussi considérer, c’est en tout cas ce que je voudrais montrer, que Hugo adopte une position marginale contestataire, qu’il refuse de s’inscrire dans les cadres (« ne pourrait s’encadrer… ») institutionnels du théâtre de son époque, et qu’il attend les jours meilleurs où l’on pourra effectivement jouer sa pièce telle quelle. La suite du texte confirme cette interprétation : Hugo y dénonce d’abord l’intrigue, les jalousies et les mesquineries qui gouvernent le milieu artistico-médiatique, et refuse d’y avilir son art ; puis il émet une mise en garde qui contredit sa première protestation d’adaptabilité : il prévient qu’une réduction de Cromwell ne saurait en tout état de cause revenir aux deux heures traditionnelles de l’abstraite tragédie actuelle, et qu’il faudrait que le drame occupe toute la durée d’une représentation, en somme toute la soirée, c’est-à-dire, au bout du compte, mais Hugo le laisse sous-entendu, la durée exacte du drame actuel :

 

Ce n’est pas trop d’une soirée entière pour dérouler un peu largement tout un homme d’élite, toute une époque de crise.[4]

 

Hugo se justifie ensuite : plus la peine de faire jouer d’abord une pièce sérieuse, puis une pièce frivole : le drame qu’il propose donne tout en un. Ce n’est donc pas un drame trois fois trop long qui est écrit, mais un drame total, non pas seulement sur le plan poétique, mais sur le plan social : c’est à une véritable réorganisation de la sociabilité théâtrale, et du rapport du public à lui-même, qu’Hugo invite ici activement.

 

Champ de forces

Cromwell et sa préface font date en 1827 parce qu’ils introduisent la perturbation dans un champ théâtral étroitement balisé, depuis les lois napoléoniennes de 1806-1807, par la spécialisation des répertoires sur les scènes françaises.

De nouveaux genres, succédant à la tragédie et à la comédie classique, qui ne parlent plus guère au peuple d’après 89, occupent désormais le devant de la scène. C’est aussi par rapport à eux que se définit le drame romantique. On joue certes encore sur les scènes de la première moitié du XIXe siècle des comédies et des tragédies classiques, mais elles ne font plus guère recette. Les catégories du comique et du tragique ont été redistribuées dans des genres plus contemporains, respectivement dans le vaudeville et le mélodrame. Le drame romantique se situe dans la continuité esthétique de ce dernier, lui reprenant ses principaux motifs (poignards, flambeaux, cachettes, orages, enlèvements, empoisonnements, innocence persécutée, vengeance, etc.), et, pour citer l’expression de Jean-Marie Thomasseau, sa « dramaturgie du débord »[5]. Il accompagne aussi son évolution idéologique : depuis l’Empire, le mélodrame dit « traditionnel », qui se caractérisait par une intrigue et des personnages stéréotypés, donnait à la société post-révolutionnaire une image réconciliée d’elle-même et développait une idéologie conservatrice en montrant systématiquement la vertu récompensée par l’intervention de la providence. Mais à partir de 1823 déjà, avec les modifications critiques que Frédérick Lemaître apporte à son personnage de bandit dans L’Auberge des Adrets, puis avec le triomphe de Trente ans ou la vie d’un joueur de Victor Ducange en 1827, la même année que Cromwell et sa préface, le mélodrame évolue vers les idées républicaines et/ou libérales, en donnant à voir le mal social. L’apparition du drame romantique est contemporaine de cette évolution du mélodrame. Comme ce dernier, le drame romantique représente les divisions d’une société incapable de résoudre par ses valeurs propres le mal politique ou social qui met sa cohésion en danger.

 

La forme de drame romantique qui sera la plus proche du mélodrame est le « drame moderne », ou « drame en habits noirs », pour reprendre une expression de Dumas, qui situe la fiction dans le temps présent. Cromwell, comme tous les drames hugoliens de la période romantique, hérite pour sa part d’un autre courant existant depuis la période révolutionnaire, le théâtre historique[6]. Celui-ci représentait le passé national à des fins politiques, de contestation ou de propagande : le récit et la peinture des grandes heures de la nation française servaient soit à unir le peuple autour d’une image réconfortante de lui-même, soit, selon les auteurs et les époques, à soutenir la politique gouvernementale ou une cause d’opposition, le même événement, l’histoire de Jeanne d’Arc par exemple, pouvant parfois servir aussi bien les idéologies républicaine, bonapartiste, ou légitimiste qu’orléaniste.

On ressort ainsi régulièrement la pièce révolutionnaire de Marie-Joseph Chénier Charles IX ou la Saint-Barthélémy, tragédie patriotique sous-titrée L’Ecole des rois, qui, à sa création en 1790 avait fait forte impression, et dont Danton disait « Si Figaro a tué la noblesse, Charles IX tuera la royauté ». En 1802, c’est Edouard en Ecosse ou la Nuit d’un proscrit d’Alexandre Duval qui obtient un grand succès, par son intrigue édifiante qui représente, —derrière le pardon accordé au roi à un couple de son parti ayant recueilli chez lui l’ancien roi Charles Edouard Stuart enfui après sa défaite—, le retour à la concorde nationale après la terreur. Citons encore le Germanicus d’Arnault, tragédie historique de 1817, à tel point saturée d’allusions bonapartistes, que la pièce est interdite ; ou le Sylla  de Jouy, pour lequel, en 1821, juste après l’annonce de la mort de l’empereur en exil, son acteur favori Talma[7], interprète du rôle, se coiffe d’une perruque qui le fait ressembler à Napoléon. En 1819, deux tragédies historiques, dont l’action se situe à la même époque du Moyen-Age, divisent la critique sur une base politique : Les Vêpres Siciliennes, grand succès de Casimir Delavigne, qui enchante les libéraux ; Louis IX d’Ancelot, que défendent ardemment les royalistes. Dans l’article du Conservateur littéraire qu’il écrit sur ces deux pièces, Hugo regrette que le jugement des critiques se fonde, non sur la valeur littéraire des pièces, mais sur leur orientation politique : Hugo commence ainsi son article :

 

C’est une chose étrange et digne de notre siècle vraiment unique, que de voir l’esprit de parti s’emparer des banquettes d’un théâtre, comme il assiège les tribunes des chambres […] Le petit marchand  électeur s’en va siffler Louis IX, non parce que Lafon manque de majesté ou la pièce de chaleur ; mais son Constitutionnel lui a révélé que Louis IX s’appelle Saint-Louis, et le marchand électeur est philosophe/ Les gazettes libérales exaltent Les Vêpres siciliennes, non parce que cette tragédie renferme des beautés, mais en raison des mouvements d’éloquence qu’elle peut fournir contre les fanatiques, les prêtres et les massacres au son des cloches. […] on ne s’informe plus aujourd’hui si un poète est de la bonne école, mais s’il est du bon parti.[8]

 

La qualité de ce théâtre est variable, et il serait injuste, sous prétexte que l’histoire littéraire les a maintenant oubliés et qu’on ne les joue plus, de mettre tous ces auteurs sur le même plan. Il n’est que de constater que certaines de ces pièces, au moins au XIXe siècle, ont une certaine fortune : le Charles IX de Chénier est repris en 1830 — je renvoie à ce qu’en dit Sylvie Vielledent dans sa thèse—, Les Vêpres Siciliennes de Delavigne sont promises à un succès durable, et Verdi (1855) reprendra l’épisode sur un livret de Scribe.  Mais dans l’ensemble ce type de théâtre, Claude Duchet l’a montré[9], fonctionne par allusion immédiatement identifiée par le public, au-delà parfois du vouloir-dire calculé des auteurs. Ce théâtre de propagande est évidemment, de par sa fonction édifiante et son fonctionnement allusif à l’actualité politique, un théâtre de consommation immédiate, au même titre que le vaudeville. C’est dans ce système esthético-économique que les premiers romantiques refusent de se fondre.

 

Ce refus de la compromission avec la production « culinaire » contemporaine n’est pas une invention des romantiques. La Jaquerie, Cromwell et Lorenzaccio s’inscrivent dans la lignée du théâtre à lire qui se développe depuis l’Empire pour échapper à une censure évidemment moins sévère avec des pièces destinées à une lecture par définition confidentielle, tandis que la scène, accessible à tous, même aux illettrés, permet une diffusion des idées considérablement plus large, et fait donc l’objet d’une surveillance bien plus tâtillonne. Le théâtre écrit, qui représentait, selon une statistique établie jadis par Philippe Van Tieghem, le quart de la production théâtrale européenne entre 1802 et 1820, fournit un modèle aux libéraux doctrinaires qui, autour de Ludovic Vitet, renoncent d’emblée à la représentation de leurs « scènes historiques ».

Dans ce genre, un certain nombre de principes esthétiques qui seront ceux du drame romantique sont déjà présents. Envisageant la scène historique comme un nouveau mode d’écriture de l’histoire, Vitet et ses émules (Saint-Esteben, Roederer, Loève-Veimars…) utilisent les ressources propres de l’écriture théâtrale pour donner des grands événements du passé une représentation plus véridique. Le théâtre leur permet en effet de faire parler les acteurs de l’histoire, tous les acteurs de l’histoire : non seulement les grands de ce monde, mais aussi les petites gens, observés dans leur vie quotidienne. Comme le ferait aujourd’hui un reporter, caméra au poing, l’auteur de scènes historiques permet au lecteur de suivre l’action dans ses moindres recoins, non seulement au château et sur les champs de bataille, mais aussi dans les rues, les tavernes, les places publiques, les forêts, les ravins, les églises, les intérieurs des conspirateurs ou des gens du commun. D’une scène à l’autre, l’action change de lieu, de temps, de sujet, et c’est à la fois la multitude des agents de l’événement et l’épaisseur du temps de l’histoire qui sont rendues sensibles au lecteur. Au lecteur, et non au spectateur, puisque la scène contemporaine, lourdement décorativiste, ne permet ni les changements à vue ni l’abondance extravagante de personnages que l’on trouve par exemple dans Les Barricades de Vitet ou La Jaquerie de Mérimée.

 

En ne cherchant pas d’emblée à faire représenter la première pièce qu’il publie, Hugo s’inscrit pleinement dans l’attitude adoptée à son époque par les auteurs de scènes historiques, qui rompaient déjà délibérément avec les codes de la représentation contemporaine, se privant du même coup de l’accès au public, même si, par le biais des lectures et des représentations de salon, une certaine publicité était quand même donnée à leurs oeuvres.

En s’affranchissant des contraintes de la représentation, ils se mettent dans la position paradoxale d’inventeurs d’un genre dont ils déclarent d’abord, Vitet le premier, dans ses préfaces successives, le caractère impraticable. Vitet reconnaît avoir usé de techniques dramatiques, mais dénie à son œuvre le statut de pièce de théâtre. Il ne cesse de le réaffirmer : les scènes historiques sont un mode non narratif d’écriture de l’histoire. Le refus du spectacle vivant est le signe d’une contradiction interne, d’une aporie de la démarche, d’une crise de la représentation théâtrale, pour un genre qui se veut encore mimétique dans son écriture, mais qui n’assume pas l’engagement nécessairement esthétique, politique et social de la performance.

 

Trois défis à la scène contemporaine

En 1827, un an après Les Barricades de Vitet, et la même année que Trente ans ou la vie d’un joueur, Hugo est à cette croisée des chemins. Il s’est déjà exercé à l’écriture dramatique avec Paul Foucher pour l’adaptation du Kenilworth de Walter Scott, Amy Robsart,  qui sera jouée en 1828, et qui n’est pas encore un drame à part entière, mais une adaptation. Mais la première pièce publiée et signée par Hugo n’est pas immédiatement destinée à la représentation. Ce refus de la représentation n’est pas de principe, n’est pas poétique, il est politique : Hugo commence d’ailleurs sa préface par une déclaration extrêmement désinvolte de mépris pour l’institution théâtrale:

 

Le drame qu’on va lire n’a rien qui le recommande à l’attention ou à la bienveillance du public. Il n’a point, pour attirer sur lui l’intérêt des opinions politiques, l’avantage du veto de la censure administrative, ni même, pour lui concilier tout d’abord la sympathie littéraire des hommes de goût, l’honneur d’avoir été officiellement rejeté par un comité de lecture infaillible.

Il s’offre donc aux regards, seul, pauvre et nu, comme l’infirme de l’Evangile, solus, pauper, nudus.

 

Et page suivante, Hugo prend ostensiblement la posture du marginal, qui refuse de se compromettre dans le petit monde littéraire et théâtral:

 

Dans cette flagrante discussion qui met aux prises les théâtres et l’école, le public et les académies, on n’entendra peut-être pas sans quelque intérêt la voix d’un solitaire apprentif de nature et de vérité, qui s’est de bonne heure retiré du monde littéraire par amour des lettres.

 

Il se peint ensuite comme un « simple et imperceptible spectateur de cette curieuse mêlée ». Et de conclure son préambule par une phrase-paragraphe particulièrement provocante :

Cela dit, passons.

 

Le ton est celui du défi lancé, non seulement au public, mais aussi à toute la machine théâtrale contemporaine, auteurs, directeurs de théâtre, doctes et critiques.

Défi social tout d’abord : on comprend aisément à la lecture pourquoi Hugo n’a pas même songé à faire représenter sa pièce en 1827. Avec ses 6920 vers, sa représentation intégrale prendrait entre 6 et 8 heures, ce qui, à une époque où l’on enchaînait couramment plusieurs spectacles dans une même soirée, est incompatible avec le principe de divertissement qui commande alors l’organisation de toute soirée théâtrale.

 

Défi esthétique évidemment : Hugo, qui ne se soucie aucunement des contraintes scénographiques contemporaines, écrit ici son théâtre idéal. C’est pourquoi il s’autorise un nombre exorbitant de personnages. On ne saurait les dénombrer exactement: ils sont environ 70, auxquels il faut ajouter des groupes non déterminés de figurants qui représentent potentiellement toute la population londonienne, comme le programme la fin de la didascalie liminaire correspondant à la liste des personnages :

 

[…] Le Chef des ouvriers. Des Ouvriers.

L’Orateur du Parlement. 

Le Parlement. — Clercs. Massiers. Sergents.

Le Clerc du Parlement.

Le Lord-Maire.

Les Aldermen. Les Greffiers de ville. Les Sergents de la cité.

Le Haut-Shériff.

Sergents d’Armes. Archers de ville.

Le Chef de la députation des Ranters. Ranters.

Le Champion d’Angleterre.

Quatre Hallebardiers.

Le Crieur public.

Valets de ville. — Hallebardiers. — Archers. —  Cavaliers, Têtes-rondes, Généraux, Colonels, Seigneurs et Courtisans. — Pages. — Mousquetaires, Pertuisaniers, Gentilshommes-gardes du corps du Protecteur. — Huissiers de ville. — Bourgeois. — Soldats. — Peuple. 

 

Notons que le « peuple », dernier mot de la liste, et forcément innombrable, se profile déjà comme ayant le dernier mot de l’histoire.

Hugo invente la scène-fleuve, mais à la limite cette abondance de figurants n’est pas un problème insurmontable, tous les personnages n’étant pas présents sur scène en même temps, ce qui permet de réutiliser les mêmes comédiens dans différents rôles. Par ailleurs, le décor lui-même correspond assez bien aux pratiques en vigueur à l’époque : les unités de temps et de lieu étant rétablies au niveau de l’acte, 5 décors suffisent[10] , ce qui est certes plus exigeant que dans la tragédie classique, mais moins que dans la féerie, le théâtre historique, et le mélodrame, pour lesquels les grands décorateurs savaient déjà fort bien faire varier les tableaux : plaines enneigées de Russie, pyramides d’Egypte, volcans en éruption, forêts hantées, etc. Le défi esthétique est donc réel, mais relatif.

 

Le principal défi est au fond politique: on ne saurait représenter sur les scènes de la Restauration une pièce qui parle sur un mode principalement grotesque de la question du régicide, des devoirs d’un bon gouvernement républicain, de la tentation de la restauration monarchique, derrière laquelle se profilent avec évidence pour les contemporains le souvenir du coup d’Etat du 18 Brumaire et de la double Restauration de 1814 et 1815[11]. Et la censure est naturellement bien plus sévère avec les pièces représentées, qui touchent un public beaucoup plus large, qu’avec les pièces destinées à la lecture. Le Germanicus d’Arnault, on l’a vu, en a fait les frais. On sait d’ailleurs quels seront les démêlés ultérieurs de Hugo avec la censure, dès qu’il cherchera effectivement à faire jouer son théâtre.

 

Pour ces trois raisons, la pièce n’avait donc aucune chance de trouver en son temps le chemin de la scène. Mais ces trois défis seraient restés purement virtuels — ce qui est une contradiction dans les termes—, si Hugo n’avait accompagné la publication de sa première pièce d’une préface, qui reste aujourd’hui bien plus connue que la pièce elle-même. On voudrait montrer ici que, contrairement à une idée reçue de l’histoire littéraire, ce n’est pas tant la Préface elle-même qui est fondatrice, que la publication conjointe de la pièce et de la Préface. Il ne s’agit pas de prétendre que la préface de Cromwell n’est en rien provocatrice, mais plutôt de relativiser la nouveauté de son propos pour mettre en valeur l’acte même qu’elle accomplit conformément à son genre, ni simple manifeste, ni art poétique détachés de leurs objets, mais texte liminaire, péritexte contribuant à la validation même du texte auquel il introduit.

 

La machinerie de la Préface 

La Préface de Cromwell permet à Hugo de se situer dans le champ littéraire contemporain, dévasté par le combat entre « classiques » et ceux qu’on commence à appeler « romantiques », ou « modernes », ou « romanticistes », comme le fait Stendhal. Mais pour être plus efficace et moins attaquable, Hugo avance masqué, en prenant soin de ne nommer ni les théoriciens dont il s’inspire, ni les dramaturges contemporains qu’il prend pour cible :

 

Il se bornera du reste à des considérations générales sur l’art, sans en faire le moins du monde un boulevard à son propre ouvrage, sans prétendre écrire un réquisitoire ou un plaidoyer pour ou contre qui que se soit.

 

C’est qu’il vise plusieurs adversaires à la fois : d’abord les nostalgiques de la tragédie classique, habitués de la Comédie-Française (elle a beau ne plus faire recette, elle n’en reste pas moins commandée par le cahier des charges) ; ensuite et surtout les faiseurs de comédie bourgeoise (comme Scribe) et les auteurs de drames juste-milieu (comme Casimir Delavigne[12]), qui s’adaptent à l’évolution du goût dominant; et enfin ce qu’il appelle «quelques partisans peu avancés du romantisme ». Les propositions déjà énoncées par Stendhal dans son Racine et Shakespeare ne sont justement pas mentionnées. Certaines sont d’ailleurs incompatibles avec les conceptions de Hugo : Stendhal prône un théâtre national, celui de Hugo ne le sera guère ; Stendhal veut qu’on renonce au vers pour la prose, Hugo refuse de renoncer à la langue dramatique noble d’un vers alexandrin qui soit la « forme optique de la pensée », et que sa souplesse rendrait « aussi beau que de la prose » ; Stendhal prétend que la représentation de la violence sur scène casse l’illusion, qu’elle ne saurait jamais correspondre au goût français, et le mélange des genres lui semble un pari impossible. Mais Hugo ne le nomme pas directement.

 

Il y a là de la pose : Hugo reprend un grand nombre d’idées déjà développées avant lui par les théoriciens des lumières, contre la hiérarchie des genres, contre l’artificialité des règles, et aussi par des théoriciens du drame romantique qui l’ont précédé : Madame de Staël, Benjamin Constant, Guizot, Stendhal. Mais il ne se réfère pas ouvertement à eux. Il présente son dessein, sinon comme radicalement neuf, du moins comme original et libre, sur un ton qui est moins polémique que visionnaire et souverain.

La nouveauté du projet hugolien, Anne Ubersfeld l’a montré, est la remise en question de l'idéalisme du Beau. Celle-ci s’effectue en deux temps. Il s’agit tout d’abord de dresser une histoire du goût qui fasse apparaître sa relativité, et montre comment chaque grande époque de l’humanité produit le type de littérature qui correspond à son stade de développement ; cette idée, qui provient de la pensée ultra, s’est à l’époque banalisée. Hugo imagine une histoire des représentations où se succèdent les temps primitifs, lyriques, puis les temps héroïques, épiques, et enfin le dernier âge de l'humanité, dramatique, reposant sur le sentiment de la mélancolie inspiré à l’homme par le christianisme, qui lui fait prendre conscience de sa nature double, corporelle et spirituelle. Cette duplicité trouve sa meilleure expression dans le drame shakespearien:

 

Shakespeare, c'est le Drame ; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre (…) de la littérature actuelle (…) ; le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l'harmonie des contraires[13].

 

Cette histoire mythique de la littérature permet à Hugo d’introduire l’invention, pour le coup tout à fait neuve, de sa théorie du grotesque. Hugo n’invente pas la notion elle-même, il en suit le parcours depuis la comédie antique jusqu’à Rabelais, Cervantès, Molière et Goethe, s’attachant non pas tant à montrer la coprésence à toute époque d’une veine grotesque et d’une veine sublime, mais bien plutôt à repérer chez les grands génies cette capacité à faire tenir ensemble, dans la même œuvre, les deux polarités. L’esthétique romantique, telle que Hugo la conçoit, vise à les combiner sous «un même souffle», dans une intime «harmonie des contraires». Il s’agit bien d’un nouveau réalisme[14], au service de la représentation de la totalité. C’est pour représenter cette totalité (d’une conscience, d’une société, du cosmos) que les dimensions de Cromwell vont largement dépasser les normes scéniques contemporaines, comme l’avait déjà fait le Goetz von Berlichingen de Goethe.

 

Ces théories de la Préface de Cromwell sont bien connues. L’histoire a pris l’habitude de les présenter comme révolutionnaires, ce qui, on l’a vu, n’est que partiellement vrai. Cette appréciation est faussée par une erreur de perspective courante, qui consiste à considérer la préface comme un art poétique, et la pièce comme son application. Or, le geste éditorial accompli par Hugo en 1827 est très différent : la pièce est écrite d’abord, la préface ensuite, et si cette dernière, avec sa cinquantaine de pages, excède à son tour les normes habituelles de la taille d’une préface, elle n’en reste pas moins un péritexte, qui se présente comme telle avec la double métaphore de la cave de l’édifice, et des racines du fruit :

 

On ne visite guère les caves d’un édifice dont on a parcouru les salles, et quand on mange le fruit de l’arbre on se soucie peu de la racine.

 

Hugo, contrairement à ce qu’on lit souvent, n’écrit pas seulement avec la préface de Cromwell un essai-manifeste, il écrit une préface, qui, en tant que telle, est censée s’effacer derrière la pièce-même. Toute préface fait en effet partie de ce « hors-livre » dont parle Derrida dans la Dissémination :

 

« On a toujours écrit les préfaces, semble-t-il, mais aussi les avant-propos, introductions, avant-dire, préliminaires, préambules, prologues et prolégomènes, en vue de leur propre effacement. Parvenu à la limite du pré- (qui présente et précède, ou plutôt devance la production présentative et, pour mettre devant les yeux ce qui n’est pas encore visible, doit parler, prédire et prédiquer), le trajet doit en son terme s’annuler. Mais cette soustraction laisse une marque d’effacement, un reste qui s’ajoute au texte subséquent et ne s’y laisse plus tout à fait résumer »[15].

 

Ce « reste », qui sera perçu par les contemporains et par la postérité comme un « plat de résistance , se donne au départ comme un simple étai, une justification momentanément nécessaire, d’une pièce qui n’est certes pas immédiatement donnée à voir, parce que les moyens n’en sont pas encore réunis, mais qui pourrait fort bien l’être, si précisément l’on déplaçait les frontières génériques institutionnalisées. Contre la nouvelle répartition des genres, que figure clairement la carte des théâtres, soumise aux lois en vigueur sur la spécialisation des répertoires et le respect des privilèges, Cromwell, précédé d’une préface qui dit la nécessité inéluctable de l’avènement du drame nouveau, est une machine de guerre, une théorie en actes.

 

La pièce : un mélange explosif

La provocation géniale de la pièce tient dans le mélange intime des genres dont elle est l’héritière. Cromwell, c’est ce qu’on va montrer maintenant, est à la fois une scène historique, une tragédie historique, une ancienne comédie (avant que celle-ci ne se pervertisse en vaudeville) et un mélodrame. Mais attention : ce terme de « mélange des genres » passé dans l’histoire littéraire peut prêter à confusion : il ne s’agit pas de mettre le tragique et le comique ensemble et de bien mélanger, ce qui serait absurde, et proprement infaisable. Des genres déjà constitués à partir desquels il va construire le modèle du drame romantique, Hugo retient certains éléments bien choisis, au service de sa conception de la représentation de la totalité. L’analyse des emprunts aux autres genres doit aussi se faire différentielle : il est tout aussi éclairant de repérer ce que Hugo garde que de prendre garde à ce qu’il laisse.

 

Cromwell est une scène historique

Le principe d’écriture de Cromwell est initialement le même que celui des scènes historiques : le dramaturge choisit un moment-clef de l’histoire susceptible de faire réfléchir ses contemporains sur une situation récente similaire, en l’occurrence la tentation monarchique qui suit une révolution républicaine. Comme dans les scènes historiques, on montre les multiples lieux de l’histoire (palais royal, tavernes, etc.) et ses divers acteurs, du prince à l’homme du peuple.

Le texte dramatique est d’ailleurs lui-même parasité par un nouveau péritexte qui brouille les repères génériques : comme le fera aussi Mérimée dans La Jaquerie, Hugo accompagne son texte de notes historiques, qui accréditent le sérieux de sa démarche scientifique. Ainsi, à l’Acte I, scène 10, Richard Cromwell boit à la santé du roi Charles dans une taverne avec les conjurés royalistes. Hugo précise en note :

 

« Historique. Au reste, afin d’épargner au lecteur la fastidieuse répétition de ce mot, nous le prévenons qu’ici, comme dans le palais de Cromwell, comme dans la grande salle de Westminster, l’auteur n’a hasardé aucun détail, si étrange qu’il puisse paraître, qui n’ait ou son germe ou son analogue dans l’histoire. Les personnes qui connaissent à fond l’époque lui rendront cette justice que tout ce qui se passe dans ce drame s’est passé, ou, ce qui revient au même, a pu se passer dans la réalité. [16]»

 

Second exemple, à l’ Acte II, scène 2, Mancini, neveu de Mazarin, apporte à Cromwell une dépêche qu’il lit au Lord Protecteur. Note de Hugo :

 

« Cette lettre est un document exact de la diplomatie de Mazarin, ramené seulement aux proportions de la scène. Toute cette scène des ambassadeurs, dans ses moindres incidents, est de l’histoire.[17] »

 

Si l’écriture du drame est sur certains points comparable à celle des scènes historiques, la posture en revanche est différente : dans sa préface de 1830 aux Barricades, Vitet commence par rappeler, au moment où le drame romantique historique est en train d’effectuer sa percée sur les scènes, qu’il ne s’agit pas d’un texte destiné à être joué :

 

« Ce n’est point une pièce que l’on va lire, ce sont des faits historiques présentés sous la forme dramatique, mais sans la prétention d’en composer un drame.[18] »

 

et plus loin :

 

« Qu’on nous permette de le redire pour la troisième fois, ce n’est point du drame, c’est de l’histoire, uniquement de l’histoire que nous avons voulu faire.[19]»

 

Afin d’être jouable, dit-il, son texte aurait dû « sacrifier, pour la rendre plus vive, la peinture d’une foule de détails et d’accessoires (…) mettre en relief quelques personnages, et ne faire voir les autres qu’en perspective »[20], ce qui aurait nui à la peinture de la réalité. De fait, c’est précisément ce qu’a fait entre temps Hugo avec Cromwell, en centrant l’action sur le grand homme d’état et en rétablissant une unité de lieu à l’échelle de l’acte.

 

Cromwell se distingue aussi d’autres formes de scènes historiques : les pièces-documents, qui visent à restituer une peinture des mœurs la plus exacte possible, avec un sens du détail qui fait parfois négliger la recherche d’une vérité générale. La même année que Cromwell, Roederer fait ainsi paraître sa Mort d’Henri IV, dont il précise en préface que

 

Ce drame est de l’histoire toute pure, sous une forme qui m’a été fournie par les documents (…) sur 80 ou 60 pages dont mon drame est composé il n’y en a pas six de moi.[21]

 

Tous les auteurs de scènes historiques sont tiraillés entre les exigences du drame et celles de l’histoire, dilemme qu’ils résolvent différemment. Avec Cromwell, Hugo choisit le drame, sans scrupule à l’égard de l’histoire qu’il ramène à la simple chronologie. Au récit dramatique de l’histoire qui était le propre des scènes historiques, Hugo va substituer une écriture franchement dramatique. Il renoue ainsi avec le théâtre historique joué, tout en maintenant les ambitions de la scène historique, poser sous forme expérimentale une question d’histoire théorique : comment fonctionne le révolutionnaire, une fois la tourmente passée, pour légitimer un pouvoir fondé sur une révolution inaugurale qui par son exemple même le fragilise ? Il s’agit d’autre part de montrer combien est relative la marge de manœuvre du puissant et dans quelle mesure il est tributaire de la volonté populaire.

Cromwell, se serait donc une scène historique qui assumerait, du moins en théorie, le défi esthétique, politique et social de la représentation.

 

Cromwell est une comédie

Cromwell est aussi, par sa fin heureuse tout d’abord, qui la distingue des drames ultérieurs, et par sa tonalité principale, une comédie. Et une comédie clairement inspirée de Molière, l’un des piliers de la tradition grotesque française mentionné par Hugo dans sa Préface. Dans la pièce cette fois, Hugo réécrit la scène du sonnet d’Oronte dans le Misanthrope, avec le personnage attachant de Rochester, poète galant qui part à la pêche aux compliments sur sa poésie de cour. Il y a aussi du Tartuffe dans ce personnage de galant déguisé en puritain pour parvenir à ses fins et approcher la fille du protecteur. Tous les éléments du comique sont là : irrévérence anticléricale, dans la peinture ironique qui est faite des dévôts puritains ; comique de caractère avec le personnage du sectaire fanatique Carr ; comique de situation avec les nombreux quiproquos qu’occasionne l’obsession généralisée du complot, comique de mots avec les saillies des fous, comique farcesque dans le dénouement qui oblige le malheureux Rochester à épouser la duègne s’il veut sauver sa peau, clins d’œil au lecteur-spectateur avec les nombreux apartés et les mots d’auteur qui exhibent la double énonciation théâtrale.

 

Mais l’élément comique qui subsume toutes ces catégories, c’est le grotesque. Dans Cromwell, le grotesque est la chose du monde la mieux partagée : tous les personnages y ont droit, du plus petit au plus grand , en passant par ceux qu’on aurait cru sublimes, comme le poète Milton. Il ne s’agit pas d’un grotesque grinçant, mais d’une verve démystificatrice, qui permet de montrer la vanité des honneurs, de dévoiler les intérêts personnels ou les réalités matérielles derrière lesquels se masquent parfois les engagements politiques apparemment les plus purs.

Cette union intime des deux catégories, aisément perceptible dans le théâtre élisabéthain, a souvent été mal comprise en France. Hugo lui-même devra d’ailleurs édulcorer quelque peu sa vision du grotesque pour faire passer à son théâtre la rampe de la scène, en concentrant le comique sur certains personnages particuliers (Don César) ou en renonçant à certaines scènes grotesques à la création d’Angelo. Après Cromwell, la pièce qui opère le mieux l’harmonie des contraires, le Roi s’amuse, est d’ailleurs aussitôt interdite, pour des raisons esthétiques et politiques étroitement mêlées. Aujourd’hui encore, le grotesque intimide les metteurs en scène du théâtre romantique : certains le gomment, d’autres le travestissent en parodie. Rares sont ceux qui osent faire rire avec Hugo ; aujourd’hui, le défi dramaturgique de Cromwell n’est plus social, ni politique, mais il est encore là : dans l’esthétique du grotesque.

 

Cromwell est un mélodrame

Cromwell procède aussi, d’une certaine manière, de l’esthétique du mélodrame. Il n’en a certes pas la structure, pour la raison simple que l’intrigue du mélodrame est moderne, tandis que Cromwell est un drame historique, et aussi parce que la fin heureuse de Cromwell n’est aucunement le fait de la Providence, mais le résultat d’un calcul politique du héros. On ne trouve donc dans Cromwell ni veuve, ni orphelin, ni traître, ni justicier, ni héros victime d’une société qui le rejette après l’avoir créé comme il est. Mais on y trouve de nombreux motifs du mélodrame : le poignard, l’épée, la cachette, les espaces machinés, le motif du complot, les coups de théâtre spectaculaires. Cependant, là où le mélodrame contemporain prétend s’adresser directement au peuple, dans un souci d’édification, comme c’est le cas chez Pixérécourt, ou de libération, comme ce sera le cas du mélodrame social, Hugo risque le grand écart, en choisissant de concurrencer la tragédie sur son propre terrain.

 

Cromwell est une tragédie

Car là est la bataille que mène Hugo, un véritable défi à l’institution théâtrale que la censure lui fera payer plus tard. Trois fois plus longue qu’une tragédie, en cinq actes et en vers, situant sur un pied d’égalité les puissants, leurs bouffons et le peuple, traitant d’un sujet historique aux résonances politiques contemporaines transparentes, Cromwell s’inspire certes des scènes historiques, de la comédie et du mélodrame, mais il vise insolemment « la cour des grands » qu’occupe seule en 1827 la tragédie, qu’elle soit classique ou historique.

 

Outre un certain respect de l’unité de lieu (le premier acte se déroule dans une taverne, les trois suivants dans des lieux différents de White-hall, le dernier à Westminster), une parfaite unité de temps : l’intrigue se déroule en 24 heures, Hugo le souligne dans sa préface sur un ton impertinent :

 

Son drame ne sort pas de Londres, il commence le 25 juin 1657 à trois heures du matin et finit le 26 à midi. On voit qu’il entrerait presque dans la prescription classique, telle que les professeurs de poésie la rédigent maintenant. Qu’ils ne lui en sachent du reste aucun gré. Ce n’est pas avec la permission d’Aristote, mais avec celle de l’histoire, que l’auteur a groupé ainsi son drame ; et parce que, à intérêt égal, il aime mieux un sujet concentré qu’un sujet éparpillé.[22]

 

Au sujet concentré correspond une relative unité d’action, centrée sur une action principale agrémentée de quelques intrigues bouffonnes secondaires. Hugo concurrence donc la tragédie par sa forme, qu’il reprend en expansion, par le sujet historique, mais en substituant à la célébration des grandes heures de la nation ou à des allusions de criconstance une réflexion sur une question de philosophie de l’Histoire. Il la concurrence enfin par l’emploi du vers.

Ce vers, qui s’était affadi dans nombre de tragédies historiques du début du siècle comme une forme creuse et répétitive, Hugo lui redonne ici une vigueur corrosive, perceptible dès le premier alexandrin, qui fit scandale, comme en témoigne Comédie à propos d’une tragédie. Le premier vers de la pièce y passe pour une provocation pure, puisqu’il est entièrement occupé par une date :

 

Demain, vingt-cinq juin mil six-cent cinquante-sept 

 

La provocation est certes dans le développement de la date sur un vers entier, mais aussi dans le rythme irrégulier 2+3+7 qui ignore superbement la coupe à l’hémistiche.

Ce traitement du vers est certes libre, mais pas destructeur, bien au contraire. Il aurait suffi pour combattre l’alexandrin de suivre les recommandations de Stendhal dans Racine et Shakespeare :  y renoncer. La position de Hugo dans Cromwell et sa préface est plus radicale, parce que polémique. L’usage qu’il fait du vers vise à se démarquer de trois adversaires différents : la tragédie néo-classique et ses vers de pacotille,  le drame historique, libéral et populaire, qui véhicule l’idéologie bourgeoise de ce que Balzac appelle cette « démocratie de riches », la prose du mélodrame conservateur. Le vers de Hugo sera au contraire élitaire et libertaire pour tous,  épousant toutes les nuances de la pensée, se prêtant à toutes les tonalités, à toutes les rhapsodies, également pratiqué par le bouffon et son roi, l’homme de peu ou l’aristocrate.

 

Mise à part la défense du vers, qu’il finira par abandonner dans les années 1830, pour des raisons qui ont été analysées, dans diverses perspectives, par Anne Ubersfeld, Jean-Marie Thomasseau[23] et Guy Rosa[24], Hugo, pour son compte, ne renoncera jamais aux ambitions de Cromwell, même s’il doit ensuite se sortir de son propre piège. La fonction sociale d’un théâtre écrit pour tous, pour un public qui constitue la foule en peuple, exige qu’on se donne les moyens de sa représentation. Après la provocation, viendra donc pour lui le temps nécessaire du compromis pour ses drames suivants, selon les principes suivants : restriction à une taille plus adaptée aux pratiques contemporaines, légère édulcoration du grotesque, sacrifice à la prose quand il faudra jouer sur les boulevards, personnages réduits au nombre minimum, peuple moins nombreux, schémas actantiels et système des rôles plus proches du système classique, ce qui permet aux acteurs de s’y retrouver dans le système des emplois sur lequel se fondent encore les distributions…

 

Il n’empêche que Cromwell reste pour les romantiques une espèce de modèle utopique : utopique, c’est-à-dire idéal, et sans lieu. De fait, ce « grotesque » dont Hugo revitalise le concept ancien sera  assez peu repris par Dumas, qui s’en passe fort bien dans Henri III et sa cour. Ce drame historique en prose, par lequel le romantisme fait son entrée sur la scène du Français en 1829, correspond bien mieux aux attentes de Stendhal qu’à celles de Hugo. Les fantoches de Musset, qui concentrent sur leurs ridicules la portée satirique des comédies et proverbes, ne fonctionnent pas non plus dans la réversibilité du sublime et du grotesque qui est la marque de fabrique hugolienne.

La postérité de Cromwell et de sa préface dépasse en réalité le statut qu’on lui donne habituellement, celui de manifeste pour le drame romantique. Le mélange des genres qui est devenu si courant dans le théâtre du XXe siècle, de Claudel à Koltès en passant par Genet et les créations collectives du Théâtre du Soleil, trouve sa légitimation première et définitive dans la préface de Cromwell, et sa première illustration française dans la pièce elle-même : en écrivant cette espèce d’hydre monstrueuse, à la fois comédie, farce, tragédie, scène historique et mélodrame, Hugo fait sauter de droit les distinctions entre fiction et histoire, comique et tragique, genre majeur et genre mineur; il ébranle le système des emplois, et ouvre la représentation de l’histoire à la distance épique. On ne s’étonnera pas que le Théâtre en Liberté, autre théâtre utopique parce qu’ écrit dans l’insularité de l’exil, et véritable défi à l’esthétique du théâtre métropolitain du Second Empire, ait été découvert un siècle après son écriture, dans les années 1960, par des metteurs en scène brechtiens : ils trouvent dans le grotesque hugolien un des premiers exemples de distanciation. Etrange pièce que celle-ci, pour ainsi dire inconnue, très peu lue, jamais encore représentée dans son intégralité, mais qui permit en son temps, par son impossibilité même, une prodigieuse ouverture des possibles.


[1] Anne Ubersfeld, présentations dans l’édition GF (1968) et dans l’édition Robert Laffont « Bouquins » (1985). Claude Duchet, « Victor Hugo et l’âge d’homme (Cromwell et sa Préface) », in édition des Œuvres Complètes de Victor Hugo au Club Français du Livre (éd. Massin),  1970, tome III . Guy Rosa, « Entre Cromwell et sa Préface : du grand homme au génie », RHLF, nov./déc.1981.

[2] Voir à ce sujet Arnaud Laster, Pleins Feux sur Victor Hugo, Comédie-Française, 1981, chapitres XXIV et XXV. En 1927, la Comédie-Française songe à la monter, dans une version abrégée de Gustave Simon qui reçoit l’aval du petit-fils, Georges Hugo. La Comédie-Française se déclare finalement impuissante à monter l’oeuvre ; d’où une campagne de presse où Antoine monte au créneau pour dire qu’elle n’est plus à la hauteur de sa tâche. En 1956, dans la cour carrée du Louvre, on assiste à une version abrégée (2h30) d’Alain Trutat, mise en scène de Jean Serge, dispositif scénique Claude Pignot, avec Maurice Escande (Cromwell), Anne Vernon (lady Francis), Pierre Vaneck (Olivier Cromwell). En 1971, Jean Martinelli donne à Saint-Fargeau dans l’Yonne un Cromwell de 2h45, repris à Saint-Maur deux ans plus tard.

[3] Ed. Anne Ubersfeld, GF, p.103.

[4] Ibid., p.104

[5] Je reprends l’expression à Jean-Marie Thomasseau, passim.

[6] Voir l’article de Paul Gerbod, « La scène parisienne et sa représentation de l'histoire nationale dans la première moitié du XIXe siècle», Revue historique, juillet-septembre 1981.

[7] Talma dont on dit parfois que Hugo avait songé à lui pour interpréter Cromwell, mais qui meurt en 1826. Nul doute que si ce projet avait pu se réaliser, l’écriture de Cromwell, conçue en vue d’une représentation immédiate, eût été bien différente.

[8] Ed. Massin, tome I, p.483.

[9] Claude Duchet, « Théâtre, histoire et politique », Romantisme et politique, actes du colloque de Saint-Cloud, Armand Colin, 1969.

[10] Acte I (Les Conjurés) : Taverne des Troies-Grues. Acte II (Les Espions) : Salle des Banquets, à White-Hall. Acte III (Les Fous) : la Chambre Peinte, à White-Hall. Acte IV (La Sentinelle) : la Poterne du parc à White-Hall. Acte V (les Ouvriers) : la grande salle de Westminster.

[11] Guy Rosa montre dans son article (cité supra, note 1) comment Hugo brouille le système habituel de l’allusion directe,  en autorisant des « applications » multiples et contradictoires : « Jusque dans le détail, c’est la totalité du personnel politique de la Restauration qui est caricaturée dans les figures grotesques des Puritains et des Cavaliers. Simple scepticisme d’une conscience pure devant les politiciens si ces analogies n’en rencontraient pas d’autres, plus inquiétantes. Cromwell tourne en pantalonnade l’assassinat d’un chef d’Etat, or le dernier régicide en date était récent et Louvel n’avait pas manqué le duc de Berry […]. Plus grande perplexité encore si l’on identifie Cromwell à Napoléon comme y invitent les conspirations royalistes et républicaines altenrées ou combinées dont l’Empereur fut la cible. […] Le sujet même de la pièce, l’avortement d’un sacre, n’a rien non plus d’innocemment abstrait. En 1827, chacun a en mémoire le souvenir tout frais du sacre de Charles X Devant Hugo, à Reims même, Chateaubriand avait dit combien la cérémonie était manquée et profondément en désaccord avec l’esprit du temps […]. Cromwell a décidément raison de refuser la couronne ; mais il y a dans ce refus, et de la part de Hugo dans sa représentation, une sorte de second régicide, symbolique mais réfléchi. » (p.908).

[12] Les Vêpres Siciliennes (1819) ; Le Paria (1821) ; L’Ecole des Vieillards (1823) ; Marino Faliero (1829) ; Les Enfants d’Edouard (1833).

[13] Préface de Cromwell, Garnier-Flammarion, p.75-79.

[14] Philippe Dufour, dans Le Réalisme, PUF, « 1er cycle », 1998, montre fort bien comment le grotesque hugolien, par sa participation à la mise en cause de l’idéalisme du Beau, et la variété des types de représentations qu’il permet (« Le Beau n’a qu’un type, le Laid en a mille »), est déjà une forme de réalisme.

[15] Jacques Derrida, La Dissémination, Seuil, 1972, p.14.

[16] Cromwell, édition citée, p.490.

[17] Ibid., p.491.

[18] Ludovic Vitet, Préface aux Barricades, édition de 1830, H. Fournier jeune, p.V.

[19] Ibid., p.XV.

[20] Ibid., p.VI-VII.

[21] Cité par Claude Duchet, art.cit., p.295.

[22] Ed. Ubersfeld, GF, p.102.

[23] Jean-Marie Thomasseau, « Le vers noble ou les chiens noirs de la prose ? », Le Drame romantique. Rencontres nationales de dramaturgiedu Havre, actes du colloque, Editions des Quatre-vents, 1999.

[24] Guy Rosa, « Hugo et l’alexandrin de théâtre aux années 1830 : une question secondaire », Cahiers de l’Association des Etudes Françaises,  n°52, 2000.