Dominique Peyrache-Leborgne : La question du sublime chez Jean Paul et Hugo
Communication au Groupe Hugo du 9 février
2002
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Je voudrais présenter quelques aspects du sublime romantique tels quil sénonce à travers les oeuvres respectives de Hugo et de Jean Paul (Jean Paul de son vrai nom J. F. Richter, que lon peut considérer comme le romancier qui réalise le mieux la transition entre la période de lEmpfindsamkeit, la sensibilité allemande des Lumières et le romantisme). Si jai choisi de confronter les deux auteurs, cest dabord parce quils sont tous deux à la fois des poètes et des théoriciens, des poéticiens du sublime. Les affinités entre Jean Paul et Hugo sont particulièrement nombreuses; parmi les nombreux points communs, il conviendrait de citer : -lalliance du grotesque et du sublime dans la production romanesque, -le maniement dune certaine forme de comique, particulièrement sensible dans lensemble romanesque constitué par Siebenkäs (1796-97) et Titan (1800-1803) dune part, LHomme qui rit dautre part. Ces trois romans relèvent dun héritage culturel commun, la veine grotesque et satirique à la manière de Rabelais, Shakespeare, Cervantès, Sterne et Swift. -le goût de la démesure, du roman-somme, -la notion de romans poétiques, voire de romans-poèmes au sens posé par V. Brombert à propos de Hugo. Plus largement Jean Paul concentre de manière particulièrement précoce (dès les années 1790) dans son oeuvre quelques grandes tendances qui dessineront lunité du romantisme: -goût pour lencyclopédisme, -quête mystique de lUn à travers une esthétique de lhétérogène, -rêverie cosmique et religieuse, enfin engagement politique et révolutionnaire. Parmi touts ces points communs, cest surtout sur le plan de la mise en oeuvre du sublime ou de la fusion du sublime et du grotesque que je voudrais interroger les affinités profondes qui se donnent à lire entre ces deux essais majeurs du romantisme que sont le Cours préparatoire desthétique (Vorschule der Ästhetik, 1804), et la Préface de Cromwell; également entre ces grands romans-sommes, ces grands romans baroques et carnavalesques que sont Siebenkäs, Titan et LHomme qui rit. Le mélange particulier de comique, dextravagance et didéalisme poétique qui sénonce dans ces romans, permet de mesurer lefficacité romanesque ainsi que la dimension vraiment européenne de lesthétique des contrastes, du grotesque et du sublime que Hugo développera dans la Préface de Cromwell.
Intertextualité
Il me faut aborder un dernier point dans cette introduction: la présence dune intertextualité; question rendue délicate du fait quil est difficile de savoir ce que Hugo a réellement lu de Jean Paul, quil ne cite pas dans LHomme qui rit, quil ne mentionne que très rarement [1] . Selon Bernard Leuilliot [2] , il est tout à fait douteux que la traduction du Cours préparatoire desthétique que publièrent en 1862 Alexandre Büchner et Léon Dumont soit parvenue à la connaissance de lexilé de Guernesey. Donc pas dinfluence directe ou dintertextualité in praesentia, et cest la notion de « transtextualité » (Genette) qui convient le mieux ici: transtextualité constituée par tout un arrière-plan culturel, déchanges entre les nations, de traductions partielles, bref une mémoire collective fonctionnant par dissémination.
Par ailleurs, grâce aux travaux dAlbert Béguin [3] et de Claude Pichois [4] , lon peut suivre la façon dont par les compte rendus de revues et les traductions, fut connu en France celui que lon surnomma le « Sterne allemand ». La gloire de Jean Paul fut ainsi assez considérable dans la première moitié du XIXème siècle pour quil puisse apparaître comme lun des inspirateurs du romantisme français. Mme de Staël, dans De LAllemagne, fut sans doute la première à le faire vraiment connaître au public français, et elle a pressenti la vocation au sublime du roman poétique jean- paulien [5] , montrant comment il était à la fois le poète des visions cosmiques hallucinées et macabres, et le poète des félicités supra-terrestres. Titan fut le premier roman de Jean Paul traduit en français [6] , mais plus que les romans eux-mêmes [7] , ce sont surtout les morceaux choisis qui furent célèbres, en particulier les rêves visionnaires. Ainsi, comme la montré Albert Béguin, le motif jean-paulien de lorbite noire et vide de lunivers, du rayonnement noir, dans le Discours du Christ mort de Siebenkäs (1796-1797), traduit dans De LAllemagne [8] , fera fortune par le relais de Gérard de Nerval et de son « soleil noir de la mélancolie », auquel fait écho l « affreux soleil noir doù rayonne la nuit » de Ce que dit la bouche dombre [9] . Hugo cite par ailleurs explicitement Jean Paul dans « Le Seuil du gouffre » de Dieu:
Shakespeare a murmuré, courbé sur les tombeaux :/ - Fossoyeur, combien Dieu pèse-t-il dans ta pelle? / Et Jean Paul a repris: - Ce quainsi lhomme appelle, / Cest la vague lueur qui tremble sur le sort; / Cest la phosphorescence impalpable qui sort / De lincommensurable et lugubre matière; / Dieu, cest le feu follet du monde cimetière . [10]
Et plus généralement, cest tout limaginaire visionnaire et cosmique de Hugo qui entretient, pendant la période de lexil, des affinités profondes avec les rêves jean-pauliens.
Claude Pichois ne dit rien dune possible influence de Titan sur LHomme qui rit, mais il est à mon sens probable que Hugo ait eu connaissance du Titan, étant donné les nombreuses ressemblances ponctuelles: outre la métaphore titanesque qui irrigue parallèlement les deux textes, Titan et LHomme qui rit sont animés par un même prométhéisme révolutionnaire, une même dimension sternienne, digressive et baroque du récit; enfin, la même dimension à la fois grotesque et sublime des deux figures de bouffons-philosophes de chaque roman: le bibliothécaire Schoppe accompagné de son chien loup dans Titan, ressemble fort sur certains points à la figure carnavalesque si originale dUrsus, philosophe saltimbanque, qui fait lui aussi équipe avec son chien loup Homo.
Je tenterai donc dexaminer quatre points:
I-Les théories respectives du sublime chez JP et Hugo
II-la formulation romanesque du héros sublime dans Titan et lHQR
III-la fusion du grotesque et du sublime telle quelle se réalise dans le personnage
du bouffon romantique, dans Sibenkäs, Titan et LHQR
IV- la dimension politique du sublime:la question du sublime révolutionnaire
I-Théories du sublime
En tant que théoriciens du sublime, Jean Paul et Hugo se situent tous deux à la confluence de trois traditions esthétiques ou philosophiques, et leur réflexion personnelle se construit à partir de ces modèles théoriques, et parfois aussi contre eux:
1) les exemples canoniques de sublimité héroïque hérités des Anciens et repris par le classicisme français; le silence dAjax, le « quil mourût » du vieil Horace, etc.
2) la tradition anglaise du sensualisme burkien fondé sur loxymore de « lhorreur délicieuse ». Le traité dEdmund Burke, A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful, publié en 1757 eut un grand succès à la fin des Lumières. Diderot en reprend les termes dans son Salon de 1767 et lapplique notamment aux paysages de Vernet. Mais le texte de Burke qui fut pourtant traduit au XVIIIème siècle, nexercera en fait pas dinfluence directe sur Jean Paul et Hugo, et le romantisme rompt manifestement sur ce plan avec le sensualisme des Lumières. Si un héritage peut encore se déceler chez Jean Paul et Hugo, cest surtout dans lusage du goût gothique qui prolonge limaginaire noir des Lumières, dans lequel sinscrit aussi lintensivisme burkien.
3) enfin la dimension philosophique du sublime conçu, dans La Critique de la faculté de juger, comme intuition de lAbsolu, née du conflit des facultés entre Imagination et Raison, au contact du grandiose. Pour Kant, le sentiment du sublime est ce qui nous rend « intuitionnable » la supériorité des Idées de la Raison sur « le pouvoir le plus grand de la sensibilité ». Il est ce plaisir négatif, fondé sur le sacrifice de lImagination impuissante à appréhender le suprasensible, et qui nous procure la conviction que nous possédons une raison pure. Lintuition de lillimité est donc essentielle au sublime.
Toute la philosophie et une partie de la littérature romantiques allemandes vont dériver de lidéalisme kantien et les théories kantiennes du sublime sont bien évidemment une des bases de la réflexion de Jean Paul dans la Vorschule. Elles nauront pas le même impact en France, et la Critique de la faculté de juger, qui ne sera traduite que tardivement (1846) [11] , ne semble pas alimenter la pensée du sublime chez Hugo au moment de la Préface de Cromwell. Hugo ne semble pas avoir retenu non plus la récente traduction des Considérations sur le beau et le sublime (1764), par de Kératry en 1823. Même si la pensée kantienne est vulgarisée dès les années 1810-1820 par Mme de Staël et Victor Cousin, le kantisme ninformera vraiment la pensée de Hugo, semble-t-il, que bien après 1830, et moins sur le plan esthétique que sur le plan de la métaphysique et de la philosophie de lHistoire, dans Dieu et dans LAne principalement [12] . Cest donc essentiellement aux modèles héroïques et au formalisme esthétique véhiculés par le classicisme français que se réfère dabord Hugo quand, dans la Préface, il réemploie le terme de sublime, mais pour le penser et le reformuler à nouveaux frais.
A) Jean Paul
Quand, en 1804, il publie la Vorschule der Aesthetik, Jean Paul sappuie essentiellement sur la Critique de la faculté de juger qui paraît en 1790, et les récentes théories de Schiller [13] et Schelling. Mais contrairement à Schiller, qui dramatisera dans ses pièces le conflit kantien des facultés entre imagination ou sensibilité et raison, Jean-Paul se tourne, dans son Cours préparatoire desthétique, moins vers une conception philosophique du sublime que vers la possibilité de sa représentation esthétique et vers sa configuration psychologique.
Lidée kantienne dimprésentable, de conflit des facultés, dintuition de labsolu dans laquelle sabîme limagination, se transforme surtout chez lui en opposition entre prosaïsme et idéalité, entre fini et infini [14] . Dans le premier programme de la Vorschule, apparaît demblée une typologie du sublime, qui mêle à la topique traditionnelle des espaces grandioses, les caractères moraux propres à lhéroïsme classique et les figures religieuses qui vont servir progressivement de nouveaux exemples canoniques au sublime romantique [15] : « Au demeurant, il nest pas nécessaire à une poétique de commencer par sexpliquer sur la beauté parce que cette déesse, dans lart et la poésie, est accompagnée dautres dieux, le sublime, lémouvant, le comique, etc. » 43.« Si seulement [les poètes] daignaient offrir dabord à notre âme les cieux étoilés, les couchers de soleil, les cascades, les glaciers des hauteurs, les caractères dun Christ, dun Epaminondas ou dun Caton [...] ils auraient produit le poème des poèmes, et répété Dieu. »
Ce qui le conduit à cette formule qui, en soi, est beaucoup plus proche de la pensée de Schelling que de celle de Kant, et qui adapte la question sublime à lensemble du champ esthétique: « le sublime est linfini appliqué » [16] . Selon Schelling en effet, « la beauté est linfini dans une représentation finie; dans une telle définition, le sublime, comme il se doit, est déjà compris » [17] .
Sorientant donc vers un miroitement dinfini dans la représentation finie, Jean Paul sécarte pour cette raison dune conception prosaïque ou réaliste, quil nomme « matérialiste » du roman: « Même dans le roman dit-il, le poète auréolera une nature finie de linfinie de lidée, où il la fait se perdre comme dans une assomption » [18] . Dans cet esprit, le § 72 de la Vorschule propose une classification particulièrement originale des genres romanesques, par analogie avec la tradition picturale: cette classification oppose le roman que Jean Paul nomme de lécole italienne aux romans dits de lécole allemande et de lécole hollandaise. Jean Paul cite comme exemple de romans de lécole italienne, que lon trouve dans toutes les nations, La Nouvelle Héloïse ou le Werther de Goethe. A la « sublimité des figures de lécole italienne » (sans doute Jean Paul songe-t-il à la manière de Michel Ange ou de Raphaël), sont opposées les scène de la vie quotidienne et bourgeoise des héros de lécole allemande, à laquelle est rattachée par exemple une partie du W. Meister de Goethe; le roman de « lécole hollandaise » (on pense aux scènes de cuisine ou de taverne de Van Ryck ou Van Ostade) quant à lui, correspond surtout, dans lesprit de Jean Paul aux sujets picaresques, comiques ou bas, à la manière de Smollett, ou à certaines de ses propres productions orientées vers lidylle comique, le monde borné de la limitation, comme Vie de Maria Wutz, Vie de Fixlein, Vie de Fibel. Jean Paul réactualise ainsi, semble-t-il, la trichotomie antique des styles qui sappuyait sur la distinction, fondée par luvre de Virgile, entre humilis, mediocris et sublimis.
B) Préface de Cromwell
En France, la vocation du romantisme au sublime doit encore certainement beaucoup à la sensibilité religieuse et enthousiaste de Madame de Staël, ainsi quà son cosmopolitisme, cet esprit européen qui lui a permis de connaître avant les autres le romantisme allemand naissant, essentiellement par lintermédiaire de son ami A.W. Schlegel. A cet égard, on notera que la Préface de Cromwell, qui s'inscrit bien sûr dans le contexte français de la bataille romantique, reprend et poursuit le débat sur lopposition entre Classiques et Romantiques, Anciens et Modernes, qui avait déjà été formulée par A. W. Schlegel dans les années 1800, notamment dans les Cours de littérature dramatique (Vorlesungen über dramatische Kunst und Literatur, 1809-1811), et qui furent traduits presque aussitôt en France (1814) [19] . Tandis que « lart antique repose sur une rigoureuse séparation des contraires, écrivait Schlegel, lart romantique aime leur étroite fusion, en amalgamant tout ce qui soppose, la nature et lart, la poésie et la prose, le sérieux et le plaisant, [...] le terrestre et le divin » [20] .
Il nen demeure pas moins que la vigueur conceptuelle avec laquelle sont présentées dans La Préface de Cromwell, et comme mises en miroir lune de lautre, les catégories du grotesque et du sublime, est tout à fait propre à Hugo. En conséquence, même si la catégorie du grotesque semble lélément central de la Préface, la conception ancienne, classique, du sublime, apparaît aussi transformée et repensée. Présenté comme lun des deux pôles fondamentaux de lesthétique du mélange des contraires, à côté du grotesque donc, le sublime recouvre implicitement deux acceptions: il relève dune représentation esthétique (dun motif héroïque, moral et surtout religieux, dérivé du christianisme plus encore que du classicisme); et il signifie aussi manifestement la fonction émotionnelle, ennoblissante, idéaliste, de luvre. Il est son but et sa finalité. Implicitement il représente une nouvelle forme de catharsis aristotélicienne et de jouissance esthétique qui résulte des formes nouvelles, des potentialités ouvertes par lart romantique: « Le contact du difforme a donné au sublime moderne quelque chose de plus pur, de plus grand, de plus sublime enfin que le beau antique » [21] . Ainsi, partant dune rhétorique binaire des contrastes et des antithèses [22] , Hugo sachemine progressivement vers une esthétique de la fusion, dune indissociabilité grotesque-sublime qui deviendra interne au personnage romanesque [23] . Et ceci, déjà présent dans Notre-Dame de Paris et loxymore de la « grimace sublime » de Quasimodo, sera au centre de la conception du héros romanesque de LHomme qui rit. Dès lors, lidée dune sublimité paradoxale, dun sublime de la laideur ou du monstrueux sinstalle de plus en plus nettement pour venir compléter le concept traditionnel de sublimité morale.
II- la formulation romanesque du héros sublime
A) Titan, roman de lécole italienne
Pour Jean Paul, qui en reste à une conception psychologique et idéaliste du personnage, la mise en oeuvre romanesque du sublime rencontre un certain nombre de problèmes dordre poétique, du fait de la nature par essence prosaïque du roman.
Autant le théâtre, par la tension dramatique quil exige, et le caractère resserré, symbolique des enjeux, semble propice à illustrer le conflit kantien des facultés - le théâtre de Schiller en est un bon exemple -, autant le roman, par sa vocation à raconter « la prose de la vie » et à situer ses ambitions du côté du réalisme psychologique ou social, ne semble pas pouvoir accueillir constamment cette tension vers le sublime. Le roman épouse les aléas dune vie, suit un parcours de formation, et suppose donc une situation problématique du héros. Comment, sil est posé demblée comme un être idéal, le héros peut-il encore être un bon caractère romanesque? Comme la souligné Christian Helmreich dans son ouvrage sur Jean Paul et le métier littéraire [24] , la question du caractère idéal paraissait obsolète à de nombreux théoriciens de lAuflkärung. Par exemple Moses Mendelssohn ou Lessing, considéraient que les « caractères parfaits » constituaient un défi au vraisemblable et une frein puissant à la dynamique romanesque. Lessing préconisait un « caractère moyen », mêlé, qui soit plus universel et plus vraisemblable. On rappelait aussi quAristote demandait déjà que le héros représenté dans la tragédie fût un homme qui nous ressemble, une figure certes positive mais « sans atteindre à lexcellence dans lordre de la vertu et de la justice ». Cette dimension problématique du caractère parfait est abordée par Jean Paul, qui pourtant soutient lexigence de figures idéales dans son Cours préparatoire desthétique:
« Exposer un idéal moral présente autant de difficulté que le créer, parce que la généralité croît avec lidéalité, et par suite la difficulté dexprimer cette généralité supérieure dans des formes individualisées, de faire de Dieu un homme. [...] Mais il faut y arriver, lange même a son Moi déterminé ». (p. 209)
« Les grands poètes « devraient ouvrir plus souvent le ciel que lenfer, si de tous deux ils possèdent les clés. Léguer à lhumanité un personnage moral idéal, un saint [...] » (211)
Albano, le blanc, le pur comme son nom lindique, et qui est le héros du Titan répond assez bien à ces critères développés dans le Cours préparatoire desthétique. Au schéma du roman de formation à la manière du Wilhelm Meister sajoute dans Titan une dimension de prose poétique et visionnaire qui apparente le récit à un roman poétique. Dans ce contexte, l histoire ne doit pas être lue comme celle dune adaptation au monde ou une initiation à la réalité, mais comme celle dun cheminement intérieur destiné à aboutir au couronnement moral et sentimental dune « humanité idéale » incarnée par Albano. Jean Paul a par ailleurs déclaré dans sa correspondance quil avait placé dans son personnage toute « lidéalité de son monde intérieur » (Geneviève Espagne, édition française du Titan, LAge dHomme).
Résumé succinct du schéma narratif:
Nous sommes en 1792; arrivé au seuil de lâge adulte, le jeune comte Albano de Cesara, part sinitier au monde, à la vie de cour dans une petite principauté allemande. Il y rencontre de hautes figures dartistes et de femmes, celles par lesquelles le plein épanouissement de sa personnalité saccomplira, en Allemagne mais aussi au cours de voyages en Italie. Une trilogie féminine marque les trois étapes de linitiation dAlbano: Liane la première fiancée, mystique, morte prématurément, et comparée à une Madone de Raphaël montant aux cieux, à un « lys étincelant venu du deuxième monde » (p. 149); puis Linda, la « titanide » au-dessus des conventions sociales, sorte dégérie tragique de lémancipation féminine; enfin Idoine, princesse régente dun petit village édénique, dune micro-société utopique (lArcadie), et qui deviendra lélue, lépouse terrestre, le double viable et durable de Liane.
Lon voit par tous ces éléments que Titan tranche particulièrement avec linspiration « hollandaise », et picaresque, à laquelle il avait eu recours dans ses romans précédents, notamment Siebenkäs. Par son sujet, le Titan appartient évidemment à la catégorie du «grand genre » ou de « lécole italienne », cest pourquoi il abandonne partiellement la veine de lhumour et de la digression sternienne, pour accentuer lunité de parcours du héros idéal. Dans Titan, les caractéristiques du « roman de lécole italienne » relèvent manifestement de plusieurs ordres didées, qui tous concourent à une élévation constante de ton et de style, une idéalisation poétique de la réalité qui dépasse la peinture naturaliste de la vie quotidienne ou des contingences attachées à toute détermination de temps, despace ou de milieu.
-1er critère: le roman relève dune conception platonicienne de lIdéal
et sattache à « la peinture des grandes passions » (culte de lamitié et de lamour): « Dans le roman de lécole italienne, lélévation de ton exige et choisit de dépasser les platitudes de lexistence - la plus grandes liberté et universalité des castes supérieures - une individualisation moins poussée - des contrées moins déterminées, ou à lItalienne, ou idéalisant la nature ou lhistoire - de hautes figures de femmes - de grandes passions. » [25]
-2d critère: manifestement inspiré par la Nouvelle Héloïse, et sans doute aussi par la « Confession dune Belle-âme » du Wilhelm Meister, Jean Paul organise son récit autour de ce quil nomme dans la Vorschule une mythologie romanesque de lhumanité idéale: « Plus la poésie prend de hauteur, plus la caractéristique est une mythologie des âmes» écrit Jean Paul (§ 59).
-3ème critère: celui de « loeuvre totale » et de lorientation symbolique du récit: le personnage doit incarner « luniversel dans le particulier », « lindividualité allégorique ou symbolique [...] [dans laquelle] humanité se reflète ».
-Le 4ème critère me semble celui du roman de lartiste: Titan est aussi, partiellement, un roman sur lart, et sur la formation de lartiste ou de lâme poétique en Italie. Il est à situer dans le sillage dArdinghello (1785) de Heinse, ou du Franz Sternbald (1798) de Ludwig Tieck; il est assez proche aussi de ce que fera Mme de Staël dans Corinne ou de lItalie (1807). Toute une partie du récit est consacré au voyage dAlbano avec son ami le peintre Dian dans les îles italiennes dIsola Bella, à Rome et à Naples, qui sont pour lui des lieux de formation du sens artistique, des lieux de la régénération spirituelle.
Un des premiers portraits qui est fait dAlbano donne une illustration de ce « sublime appliqué » à cette « mythologie des Belles âmes », de la portée générale du caractère idéal, et de la fonction impartie à lart. Le portrait insiste
-sur la faculté denthousiasme développée au contact de lart, sur les vertus du cur et sur linstinct de grandeur morale contenu dans le sentiment: [26]
« Chez lui lamour était toujours voisin de ladmiration et son coeur était toujours à la fois prêt à souvrir et à senflammer. [...] (p. 14)
« Que de rêves et quelle innocence! Homère et Sophocle, lhistoire ancienne, Dian et Rousseau [...] Shakespeare [...] Tous avaient laissé chez cet heureux jeune homme une lumière éternelle, une pureté sans pareille, des ailes adaptées à tous les monts Thabor et les désirs les plus hauts et les plus difficiles. Il ne ressemblait pas aux bourgeois français qui, à linstar des étangs, prennent la couleur de la rive la plus proche mais à ces hommes sublimes qui prennent comme les mers celle du ciel infini ».(p. 111)
Si cette sublimité, présentée comme inaugurale, peut sallier à une conception non statique de la figure romanesque, cest parce que lanthropologie du sublime qui est mise en oeuvre à travers Albano, reste compatible avec un principe dacculturation, ou « déducation esthétique », pour reprendre le concept formulé par Schiller dans ses Lettres sur léducation esthétique de lhomme, publiées en 1795 [27] . En Albano, la grandeur relève à la fois dune pureté innée du coeur et de la sensibilité, héritage rousseauiste, et des forces vives dune énergie encore neuve, prometteuse mais en quelque sorte «brute » (comparée à des « perles baroques monstrueuses » [28] ), quune « éducation esthétique » doit orienter harmonieusement. Et ainsi Albano devra parvenir, essentiellement par la sublimité du coeur et par la culture artistique, à éviter les excès et les risques de dévoiement de cette énergie, à neutraliser par exemple le déséquilibre entre la sphère de léthique et celle de la sensibilité, ou pour reprendre les termes schillériens, il lui faudra éviter cette double perversion du sublime que peut constituer le fait, pour la volonté humaine, de tomber, soit dans les erreurs du « sauvage », dominé par ses sentiments, sa sensibilité, au détriment de sa raison, soit dans celles du « barbare », au contraire dominé par ses principes, au détriment des sentiments [29] .
Albano nest certes pas une pure et simple illustration des théories de Schiller, mais on peut néanmoins affirmer que la « sublimité du coeur » qui le caractérise fait de lui une figure qui réalise une parfaite transition entre le culte de la sensibilité, lEmpfindsamkeit, propre aux Lumières [30] , celle de léducation esthétique propre à lhumanisme schillérien, et léthique romantique, du moins celle du premier romantisme (jusque dans les années 1850 en France) qui reste encore fondée sur une utopie du sentiment. On trouverait par exemple dans les Fragments anonymes de lAthenaeum, premier organe de publication du romantisme allemand, cette définition du sentiment, «instinct de grandeur morale » et « poésie de la raison sublime »:
« Le coeur est la poésie de la raison sublime, cest de lui, uni à la philosophie et à lexpérience morale, que jaillit lart sans nom qui sempare de la vie confuse et fugitive pour lui donner forme déternelle unité » [31].
Sous cet angle, le sublime, en tant queffusion du sentiment, avec la part dillimitation, denthousiasme, de sens de lélévation quil comporte, ne serait peut-être que le superlatif de la beauté morale présente dans la belle âme. Mais alors apparaît un problème de terminologie: peut-on vraiment parler de sublime pour la belle-âme, si lon considère que, de Burke à Kant et surtout à Schiller, le sublime se définit par sa composante négative, voire sacrificielle, constamment associée au déchirement héroïque, au malheur, à la négation du terrestre, à larrachement au monde sensible? (« il ny a pas de sublime sans malheur » écrit Schiller dans un de ses opuscules sur le sublime).
Il est un élément particulier qui permet de distinguer chez Jean Paul, au sein de cette mythologie des belles âmes, la composante négative propre au sublime: il sagit de la théorie des « hommes élevés » (« Hohe Menschen ») que Jean-Paul élabore dans son premier grand roman, Die Unsichtbare Loge (La Loge invisible), publié en 1793.
« Il y a des personnalités que jappelle des âmes hautes [...] je nentends pas seulement par ces mots lâme droite, loyale et ferme, [ni] lâme délicate, [ni] lhomme vertueux et froid, [ni] lhomme sensible, [ni] même simplement lhomme de génie [...]; la métaphore à elle seule suggère non lextension horizontale mais lélévation verticale.(196)
Celui que je désigne ainsi, cest lhomme qui joint à tous ces avantages, à un degré plus ou moins grand, autre chose que la terre offre bien rarement: le besoin déchapper à la terre, le sentiment de la vanité de toute action terrestre, de lincompatibilité qui existe entre notre coeur et le lieu de notre demeure, le visage levé au-dessus de la broussaille enchevêtrée et des répugnants appâts de notre sol, le désir de mourir, le regard qui se fixe par delà les nuages. Si un ange, placé au-dessus de notre atmosphère, [...] distinguait quelques hommes hauts qui marchent droit et les yeux fixés sur lui [...] oh certes! cet ange pourrait prendre ces hommes pour des anges tombés ».
Ce « besoin déchapper à la terre », et la mélancolie quil engendre, « le désir de mourir », ainsi que la dimension manifestement religieuse de lHomme haut, plus proche des anges [32] que de lhumanité ordinaire, tout cela fait de « lHomme haut » lemblème dun romantisme absorbé par ce que Jean Paul nomme dans la Vorschule « lidée anéantissante », cest-à-dire lintuition dun absolu incompatible avec les données terrestres. Bien que dans la Vorschule, Jean Paul semble manifestement enclin à minimiser la composante intrinsèquement négative du sublime (« il y aurait beaucoup à redire à la kantienne douleur inhérente à tout sublime », écrit-il [33] ), néanmoins, une certaine opposition tragique est globalement maintenue entre la tension vers lidéal et la prose de la vie, et lon retrouve aussi la dimension conflictuelle inhérente au sublime dans la dynamique romanesque du Titan. « Dieu fait homme » ou « ange tombé du ciel », le héros romanesque relève en quelque sorte dune humanité pré-adamique, [34] qui sera fatalement confrontée à un univers dégradé et imparfait. Pour cette raison, le personnage jean-paulien se trouve inscrit dans un réseau de situations qui oscillent entre « un pôle de hauteur » et un pôle de bassesse ou de « profondeur», un pôle de sublimité incarné entre autres par lidéal personnel quil recherche et par les hautes figures de femmes quil rencontre, et un pôle grotesque ou maléfique (représenté par la vie de cour, et par la figure inquiétante du double maudit, exemple possible de sublime perverti, le libertin Roquairol).
Ainsi Albano nest-il pas le seul « titan » aux forces morales en quelque sorte « extra-humaine », quoique le titre soit au singulier. Tous les autres personnages importants sont aussi des titans qui, eux, vont frôler les abîmes du comportement humain, en incarnant des formes de grandeur ou de démesure qui pour Jean Paul illustreront, chacune, les erreurs ou les aberrations de la culture de son époque: cest entre autres, Liane, la fiancée mystique, dévorée par son mysticisme. cest enfin et surtout, Roquairol, qui est une figure satanique marquante, limage dune ubris et dune sensibilité dévoyées; on peut le considérer comme le prototype allemand du débauché tragique, après le Lovelace de Clarissa Harlowe et le Valmont des Liaisons dangereuses (1782): un parfait intermédiaire en quelque sorte entre le libertin des Lumières et le Don Juan romantique. Il est dailleurs explicitement comparé à une de sorte de Werther perverti.
Ainsi, le récit est-il aussi lhistoire des catastrophes successives des personnages « titanesques », qui gravitent autour du personnage principal, et qui constituent des épreuves et des repoussoirs dans la Bildung du héros. Du même coup, la série des échecs tragiques qui scandent le roman donne une impulsion dialectique à la Bildung positive du héros. Par là-même, le risque de statisme romanesque est écarté, et la mythologie des belles-âmes peut coexister avec le romanesque de lindividu problématique. Gwynplaine aussi sera déchiré entre deux pôles similaires (Dea et Josiane, incarnation de lEros maléfique); de ce point de vue la structuration symbolique du système des personnages se ressemble dans les deux romans.
B) Hugo: de la mythologie des belles-âmes au sublime de la chimère
LHomme qui rit peut aussi se concevoir comme un roman des « âmes », des purs et des saints-innocents, mais, publié en 1869, le roman fut pour son époque certainement plus anachronique et plus atypique que le Titan na la été pour la sienne [35] . Car Jean Paul écrivit ses roman de litalianité au moment où le modèle rousseauiste rencontrait les aspirations du romantisme naissant. Hugo écrit ses derniers romans, lui, dans un contexte qui est marqué par la fin de lidéalisme romantique, au moment où une telle mythologie des âmes nest plus active de la même façon. Je rappellerai par exemple que LEducation sentimentale est publiée la même année, et peut se concevoir comme une anti-Bildung, le retournement amèrement ironique de toute la tradition qui sest constituée depuis Goethe du roman idéaliste de formation. Un moment donc, où la veine utopique et idéalisante du romantisme sest retournée en désenchantement et en amertume; lIdéal quand il est présent, est combattu par le Spleen victorieux et concurrencé par lessor dune conception matérialiste et naturaliste du personnage romanesque. Comme la montré Myriam Roman (V H et le roman philosophique), lavancée nouvelle de lart se caractérise par la dimension scientifique, sociologique, du roman de société. La pensée hugolienne, elle, reste tournée vers un humanisme qui nest pas dordre scientifique mais globalement poétique et religieux: les Proses philosophiques ou le William Shakespeare, presque contemporains de LHomme qui rit, qui sont entièrement engagés dans un surnaturalisme visionnaire, se détournent des essais contemporains sur le réalisme [36] , ou sen démarquent très ostensiblement. « La pensée du poète doit être de plain-pied avec lextra-humain » écrit Hugo dans Promontorium somnii; la conception des personnages répond aussi, dans lHQR à ce surnaturalisme.
Ainsi, Si Titan peut être assimilé à un Bildungsroman poétique, entre le Wilhelm Meister et la Corinne ou de LItalie de Mme de Staël, l'on pourrait dire que L'Homme qui rit, au-delà du schéma dinitiation - qui est présent mais plus réduit que dans Le Titan -, s'apparente surtout à une sorte de fable mystique, ou à un roman allégorique sur la transfiguration du grotesque en sublime. La sublimité des âmes, du couple symbolique formé par Gwynplaine et Dea, est comme dans le Titan, posée dès la première présentation des personnages. Donc là aussi inaugurale. la sublimité du personnage féminin, surtout, relève dune même conception religieuse et des mêmes représentations esthétiques: comme Liane, frappée de cécité mais visionnaire et mystique, Dea est lange et la Madone, la fiancée aveugle en même temps que lépouse céleste. Elle seule a intuitivement accès à la sublimité intérieure de Gwynplaine:
«L'héroïsme, dans sa région immatérielle, a un contour. Elle saisissait ce contour sublime [...] dans l'inexprimable abstraction où vit une pensée que n'éclaire pas le soleil» [37] .
«Tu sais que je suis très laid», dit un jour Gwynplaine. «Je sais que tu es sublime», répond-elle. «Laisse-moi toucher ta main, que je sente Dieu » [38] .
A ce niveau néanmoins, interviennent deux différences majeures dans le traitement du personnage romanesque :
-1ère différence: tandis que les héros de Jean Paul sont encore des individus, même sils sont surtout conçus comme des types poétiques à vocation universelle, ceux de Hugo sont avant tout des archétypes et des allégories. Cest lensemble du système métaphorique du récit qui transforme les êtres en symboles cosmiques: Dea est la « Maris Stella », létoile du ciel, et létoile sur la mer, elle est la Vierge et lastre; tandis que monstre à la grimace grotesque, Gwynplaine est, lui, hydre, gouffre, perdu dans « locéan den bas », mais monstre consolé parce qu « hydre idolâtré par lastre ».
Cest à ce niveau quintervient la seconde différence majeure: Le grotesque tragique de la laideur, la difformité fantastique du visage de Gwynplaine, se substitue à léquivalence platonicienne du beau et du bien encore incarnée par la beauté physique et le pur profil grec dAlbano. Lesthétique du mélange grotesque-sublime, qui est caractéristique des deux manières romanesques (jean-paulienne et hugolienne), ne se présente donc pas selon la même distribution. Dans les romans de Jean Paul en général et dans Titan en particulier, le comique-grotesque reste un opposant ou un contrepoids [39] du sublime, plus quil ne fait véritablement corps avec lui, sauf dans le cas très particulier du bouffon-philosophe.
-Deux exemples différents du mélange grotesque -sublime:
-Sibenkäs : peut être considéré comme reposant sur le mélange des manières « hollandaise », « allemande » et « italienne ». Le héros Siebenkäs commence par un grotesque social et psychologique (une vie bourgeoise et étriquée) pour terminer sur une forme de sublime extatique, lentrée dans un deuxième monde plus élevé, lunivers poétique du Jardin de la Fantaisie de Bayreuth, véritable fragment de paradis.
-Titan, lui, est un roman monstrueusement bicéphale dans sa structure: roman de la belle-âme dabord suivi de toute une série dappendices comiques, totalement hétérogènes, détachés de lhistoire principale. Le grotesque reste constamment périphérique au héros romanesque dans Titan, tandis que chez Hugo il est interne au personnage, ce qui place demblée la sublimité morale de Gwynplaine sous le signe du rire tragique. Albano incarne surtout le magnanime moderne, le type même de la subjectivité harmonieuse, qui aura finalement droit au plein épanouissement de ses facultés, tandis que Hugo, à partir de la monstruosité du visage de Gwynplaine, construit véritablement à la fois une nouvelle chimère sur le plan esthétique et un nouveau symbole que le plan religieux et cosmique.
Complétant la nature religieuse de la sublimité de Gwynplaine, très nettement affirmée, une autre forme de sublimité, plus obscure et plus paradoxale, se donne effectivement à lire dans LHomme qui rit, sublimité qui nétait pas sans percer déjà dans la « merveilleuse grimace » de Quasimodo. Comme Quasimodo, Gwynplaine est peut-être également sublime à la fois en fonction de critères purement esthétiques, et en fonction de critères purement intellectuels, liés à la fois à une esthétique du choc sensoriel, à la variété des formes représentées dans le grotesque, à lidée dun pouvoir transfigurateur de limagination, enfin à la prédominance dun registre abstrait. De même que Jean-Paul, tout en ne créant pas de figures romanesques de ce type, nhésite pas à poser dans son Cours préparatoire desthétique, le paradoxe dune sublimité de la laideur à propos des sorcières de Macbeth, selon des critères dintensité, de même Hugo soriente implicitement vers une représentation à la fois imagée, fantastique et abstraite de la monstruosité ( le portrait est, il faut le remarquer, infiniment plus abstrait que celui de Quasimodo), ce qui génère cet effet de passage à la limite dans lirreprésentable ou larchétypal, qui relève bien dune forme de sublime, un au-delà de tout ce qui serait de lordre du représentable et de la perception claire: « Son visage [est] dans lévanouissement » (G.F. I, 347). Visage-chimère aussi, parce que le monstre est constitué de la somme de plusieurs figures cosmiques complémentaires, qui font de lui une sorte de Protée de la Création, de synthèse oxymorique des antithèses: il est gouffre et soleil, hydre et ange, nuit et lumière, masque de mort et pourtant sorte dange vivant. Il est aussi la somme de toutes les traditions artistiques du grotesque, du monstrueux et du laid: comparé aux mascarons grotesques de la mythologie païenne, et à une tête de « Méduse gaie », il renvoie à une forme archaïque de sacré, à la fois fascinant et terrifiant; par les références explicites aux deux masques de la comédie et de la tragédie antique, Gwynplaine est aussi une sorte dallégorie de lindissociabilité du comique et du tragique:
« et la foule, sans cesse renouvelée autour de ce rire fixe, se pâmait daise devant limmobilité sépulcrale du ricanement. Ce sombre masque mort de la comédie antique ajusté à un homme vivant, on pourrait presque dire que cétait là Gwynplaine ».
Il devient ainsi une figure venue du fonds des âges, exprimant les antithèses douloureuses de la condition humaine, ce que Hugo nomme dans la Préface de Cromwell la « poignantes ironie du réel ».(I, p. 342)
Enfin, même si Hugo ne cite pas cette fois de modèles explicites, Gwynplaine entretient sans doute, secrètement, des affinités avec les multiples têtes grimaçantes des gravures fantastiques de Goya, Caprichos et Disparates, que lon connaît en France assez bien, depuis les années quarante et cinquante, grâce notamment à Théophile Gautier et Baudelaire [40] . Certes, Hugo ne cite pas Goya dans lHomme qui rit, mais les références espagnoles ne manquent pas [41] , et par ailleurs Les Proses philosophiques de 1860-65 rendent explicitement hommage à Goya, dont les gravures fantastiques sont données comme exemple de la fonction de sublimation propre à loeuvre dart: « la grimace quand elle est de Goya, [...] le pou quand Murillo lécrase, [...] les latrines quand Rabelais en barbouille la théocratie [...] font partie du goût suprême [...] Lart a comme la flamme une puissance de sublimation, [et] à travers [son] prisme [apparaissent] des spectres splendides » dans lesquels le laid peut devenir grandeur et le mal se transfigurer en beauté. (Critique, p. 570, 577) Ainsi, les visages grimaçants de Goya, qui se détachent sur fond nocturne, semblent contenir toute la nuit humaine et tout linfini, et sont lexpression, comme lécrit Baudelaire dans Quelques caricaturistes étrangers de « toutes les débauches du rêve et [de] toutes les hyperboles de limagination ». De même le grotesque-sublime chez Hugo relève-t-il dune sorte de fascination intellectuelle pour cet infini négatif quest le visage de Gwynplaine, pour lidée de mort quil contient, par labsolu dans la souffrance quil suggère.
Cependant, contrairement peut-être cette fois au grotesque fantastique de Goya, la grimace de Gwynplaine, même si elle est liée au malheur terrestre ou à la laideur, ne débouche pas sur un grotesque de labsurde, sur le sentiment dun néant ou dun « vide épouvantable», comme lécrit Bakhtine à propos de linfléchissement sombre de veine grotesque, propre au XIXème siècle. La sublimité intérieure du personnage, réaffirmée reste religio, trait dunion avec le divin. Elle ouvre sur un parcours dialectique de chute et de réhabilitation, qui ne peut être compris que dans une conception religieuse du chaos et de l'imperfection [42] . Car le grotesque de la difformité et de la mutilation est chez Gwynplaine la condition même de lémergence de sublime. Comme tel, à la fois par le martyre de sa laideur et par lesprit damour qui lanime, Gwynplaine appartient à la catégorie des Christ romantiques qua analysés Frank Paul Bowman [43] , que Jean Paul appelait de ses vux dans la Vorschule. Le grotesque-sublime exprime encore alors, à la manière de la religiosité jean-paulienne, la «tension d'un réel voulant s'unir avec le divin» [44] . Lorientation symbolique du récit aboutit donc à la construction dun symbolisme religieux unifié et cohérent: les personnages sont des figures danges qui seraient enfantés par la matière, prisonniers du réel mais visionnaires, et destinés à purifier et à sublimer un jour cette matière monstrueuse et déchue dont le visage de Gwynplaine est lemblème [45] . «demi-monstre », Gwynplaine est aussi demi-dieu» [46] . Ainsi, Gwynplaine et Dea résument-ils à eux seuls l'histoire de l'humanité telle que la comprend Hugo, une histoire humaine inscrite dans une perspective eschatologique, une humanité déchirée par sa propre dualité mais tendue vers la promesse d'une délivrance, dun allègement de la pesanteur terrestre, vers le « Chaos vaincu », comme le dit aussi de manière naïve la petite saynète inventée par Ursus. Chaos qui ne sera vaincu, on le sait que dans la mort mystique, la mort comme « oui » suprême à linfini et acquiescement au cosmos. Chaos vaincu très partiellement donc, et certainement pas sur le plan du réel historique, sur le plan de lHistoire sociale et contemporaine.
III-sublime et comique: lhumoriste grotesque
Héritage platonicien, hommage à la Nouvelle Héloïse, rousseauisme des belles-âmes, roman de lécole italienne, tous ces éléments éloignent le sublime du titan Albano de la fusion oxymorique du grotesque et du sublime, de la fable de la belle et de la bête telle quelle sapplique dans le système romanesque de Notre-Dame de Paris et de Lhomme qui rit. Pourtant, si la distribution du sublime et du grotesque, comme je lai dit, ne sorganise pas de la même manière chez Jean Paul et Hugo quant à la conception du héros romanesque, une même pratique de la fusion tend néanmoins à se dessiner autour de ce personnage à la fois secondaire et central quest le bouffon romantique, qui se présente comme une figure spéculaire de la fantaisie romanesque, du récit excentrique. Il apparaît aussi comme lélément fondamental de la carnavalisation romanesque, dans sa double fonction de subversion idéologique, politique, et dexpression comique de la poésie du coeur. Comme tel, lhumoriste grotesque apparaît comme la meilleure illustration de la fusion oxymorique non seulement du grotesque et du sublime, théorie proprement hugolienne, mais aussi du lien paradoxal qui unit comique et sublime, élément qui fait toute loriginalité de la théorie jean paulienne du sublime dans la Vorschule. Or cette rencontre du comique et du sublime est aussi manifestement pressentie et appliquée intuitivement par Hugo dans LHomme qui rit.
Comment sénonce cette théorie du comique sublime? Le VIe programme, « Sur le comique », établit dabord un rapport de symétrie entre sublime et comique, pour aboutir ensuite à un rapport possible déquivalence. Comique et sublime sont des symétriques inverses puisque lun occupe traditionnellement la sphère du bas tandis que lautre habite les hauteurs. Mais ces symétriques inverses peuvent aussi fusionner, notamment dans cette forme particulière de comique quest lhumour. Lhumour, que Jean Paul nomme « comique romantique » parce que fruit de la subjectivité, est cet état desprit qui fait éclater le contraste entre lordre de la finitude humaine et lintuition de linfini. Comme tel, il participe de ce que Jean Paul nomme un « sublime inversé » (« umgekehrte Erhabene »): « En tant que sublime inversé, lhumour anéantit non pas lindividuel, mais le fini, par le contraste avec lidée ». [47] Lhumoriste touche ainsi à luniversel, en se préoccupant non du ridicule individuel, comme le simple comique de situation, mais bien de la « folie humaine ». Lhumour exprime ce que JP nomme « lidée anéantissante ou infinie » par laquelle le réel prosaïque perd sa valeur et est finalement anéanti par la subjectivité: « Lorsque lhomme contemple le terrestre du haut du supra-terrestre, à la manière de lancienne théologie, il le voit séloigner, minuscule et vain; lorsquà laune de ce monde petit on rapporte et mesure le monde infini, à la manière de lhumour, naît ce rire qui recèle encore une douleur et une grandeur. » [48]
Ainsi, certes lié au «nihilisme» [49] du romantisme allemand, issu dune exigence dabsolu face aux petitesses du monde et exacerbé par le sens des perpétuelles antithèses qui gouvernent la vie [50] , le comique romantique suppose néanmoins une dialectique positive et idéalisante, ayant pour horizon la plénitude du monde des Idées et une pensée de l'absolu. Car « lhumoriste, qui réchauffe lâme », se distingue du « persifleur, qui la glace » écrit Jean Paul [51] ; et « lidée anéantissante », sorte de « mascarade intérieure de lesprit » [52] , tout en conduisant au mépris de la vie, contient aussi une haute sagesse, un mouvement délévation fait de douleur et de joie mêlées. Le sens de linfini est donc bien le dénominateur commun de lhumour, du sublime et de la poésie romantique, et lon comprend alors le lien qui les unit dans la dynamique romanesque: comme lécrit Stéphane Moses à propos du Titan, grâce à lhumour, « quelques lueurs de lidéal viennent filtrer à travers les fissures et les failles du monde. [...] La poésie poétique, cette lumière dun autre monde, ne parviendrait pas à traverser lopacité de la matière si lhumour navait su, au préalable, en la désintégrant, y ménager des ouvertures, y créer des percées » [53] . « Lhumour désire un esprit poétique » écrit aussi Jean Paul, « capable dapporter une plus haute vision du monde » [54] . Sur ce point, Jean Paul nest pas resté étranger aux fameux Fragments de Friedrich Schlegel évoquant le principe de sublimation contenu dans la pratique de lhumour: le «souffle divin de lironie», «bouffonnerie véritablement transcendantale». On voit aussi combien la conception jean-paulienne du comique comme sublime inversé anticipe la théorie de freudienne de lhumour comme sublimation, comme défi aux contraintes du réel, et répond aussi au fonctionnement de lhumour poétique comme défi à la souffrance tel quil apparaît souvent dans LHQR.: notamment dans les paroles bougonnes dont Ursus accompagne ses actes de charité:
Quen est-il maintenant au niveau de la forme romanesque de lhumoriste grotesque? Tel quil sillustre à travers les romans de Jean Paul et LHomme qui rit, le bouffon romantique semble se constituer progressivement à partir de la conjugaison de plusieurs réminiscences culturelles: celle de lancienne figure populaire du fou carnavalesque, celle du bouffon shakespearien et sternien, et celle de cette première grande figure dartistes saltimbanques que constitue le couple formé par Mignon et le harpiste dans le Wilhelm Meister. Lhumoriste grotesque, quil se nomme Siebenkäs, Leibgeber ou Schoppe chez Jean Paul, Ursus chez Hugo, est en effet toujours un « morosophe », un sage-fou héritier de la tradition érasmienne et rabelaisienne, mais aussi un artiste et un figure évangélique, un gardien de lesprit damour, participant, comme tel, à lorientation du récit vers le sublime.
Les bouffons carnavalesques sont légion dans loeuvre romanesque de Jean Paul (Voir Alain Montandon: Jean Paul romancier); ils constituent le coeur même de sa conception du mélange entre grotesque et du comique. Je men tiendrais à deux personnages: le bibliothécaire Schoppe, dans Titan, personnage déjà présenté dans le roman précédent Siebenkäs sous le nom de Leibgeber; Siebenkäs, avocat des pauvres, homme de lettres et satiriste patenté. Schoppe surtout, comme laffirme Geneviève Espagne, semble bien constituer le « fondateur dune nombreuse descendance dhumoristes tragiques » [55] , et cest à ce titre que lon peut peut-être y entrevoir une origine possible du personnage dUrsus: philosophe errant comme Schoppe, flanqué comme lui de son chien-loup, Ursus entretient aussi tout un réseau de correspondances avec les autres excentriques des deux romans de Jean Paul. Il est aussi une sorte d « homme-orchestre », un « panharmoniste » carnavalesque comme le narrateur de Sienbenkäs [56] , cest aussi un ventriloque excentrique comme le personnage du « Chauve », qui est une figure hautement énigmatique du Titan, une sorte de double maudit de Schoppe. Shoppe et Ursus ont enfin en commun dêtre des figures exemplaires du caractère ambivalent et dialectique du rire romantique, au croisement du nihilisme et de lidéalisme, de la joie et de la mélancolie.
Cette fusion du grotesque et du sublime chez lhumoriste grotesque sappuie sur plusieurs aspects: la fonction carnavalesque et politique du fou qui est en même temps un moraliste: maître du persiflage comme de lautodérision, lhumoriste apparaît dabord comme lélément contestataire de lordre social, celui qui introduit un désordre apparent pour mieux en souligner un autre, soigneusement caché. Dans Titan, au milieu des pompes et des cérémonies convenues de la Cour, cest Schoppe qui ne cesse de créer la dissonance grotesque dans lordre faux et policé des hiérarchies princières. Lexcentricité dUrsus relève de la même liberté contestataire de la loi sociale, cette liberté qui a pour prix la solitude: sorte danachorète post-rousseauiste, Ursus est un ermite au milieu de la foule, un bon sauvage au milieu dune civilisation pervertie. Esprit libre comme Schoppe, il endosse néanmoins dune autre façon que lui son rôle de moraliste: il retourne son impuissance politique et sa propension au fatalisme par une parole en liberté, mais une parole en liberté qui ne soppose jamais frontalement aux puissances établies, qui énonce ironiquement, par antiphrase, des vérités morales et des convictions qui sont celles de Hugo lui-même:
« Il napprouvait guère que les princes, et il avait sa manière à lui de les applaudir. Un jour que Jacques II donna en don à la Vierge dune chapelle catholique irlandaise une lampe dor massif, Ursus qui passait par là, avec Homo, plus indifférent, éclata en admiration devant tout le peuple, et sécria: - Il est certain que la sainte Vierge a bien plus besoin dune lampe dor que les petits enfants que voilà pieds nus nont besoin de souliers.
De telles preuves de sa loyauté ne contribuèrent probablement pas peu à faire tolérer par les magistrats son existence vagabonde. » [57]
Par la parole oblique, le moraliste rejoint ainsi lattitude du cynique, qui participe davantage dune posture philosophique, dun raidissement contre la souffrance, que dun enfermement solipsiste et égocentrique dans le moi.
Philosophes et moralistes, ascètes, les bouffons jean-pauliens et hugoliens se caractérisent aussi par leur indifférence à laisance matérielle, et ils pratiquent une forme de dénuement et de stoïcisme qui les éloigne des petitesses de lexistence terrestre. Ils sont entièrement engagés dans une quête de la connaissance, qui se traduit par une sorte dhypertrophie comique de la sublimation intellectuelle. Schoppe se proclame grammairien et bibliothécaire dans Titan, Ursus est tout entier assimilé à ses livres [58] , à son savoir, à une érudition en folie. Tous deux sont donc des Fous à lesprit encyclopédique, encombrés dun savoir monumental qui confine au fatras. Savants, se voulant médecins des âmes et des corps, humanistes camouflés derrière une misanthropie de façade (qui nest que le garde-fou de la sensibilité), ils reprennent tout ensemble les figures de Diogène, Socrate, Cicéron, Pindare, Hippocrate (et Voltaire pour Ursus).
Mais plus encore que des érudits, ce sont avant tout des artistes errants, et cest en cela quils réincarnent à leur manière le premier grand modèle de sublimité romantique du saltimbanque que constitue le couple formé par Mignon et le harpiste. Comme eux, Schoppe et Ursus sont des apatrides et des solitaires, des mélancoliques que la vie de bohème, lamour de la musique et du théâtre protègent des turpitudes du monde et des énigmes du coeur humain. Ainsi lartiste conjure-t-il comiquement et mélancoliquement le néant de la vie et les aléas du destin: dans Siebenkäs, Leibgeber se met « à siffler comme il le faisait dordinaire dans ses voyages, mélodies populaires gaies ou tristes. » « Toujours répliqua Leibgeber, je siffle la fuite de la vie, de ce théâtre universel, de tout ce qui sy trouve et dautres choses encore ». [59] Quant à Ursus, son art possède le pouvoir de faire naître une harmonie au sein du chaos, et de défier sinon toutes les formes danankè, du moins celle de la nature et des éléments: « jai parlé à la neige, jai joué de la flûte à louragan » dit Ursus pour tromper la faim, le froid et la misère [60] ... Ursus devient ainsi le poète et le grand magicien des mots, mêlant le grotesque et le sublime, selon plusieurs jeux de micro-spécularité qui rappellent la poétique hugolienne elle-même [61] . Le bouffon est alors le miroir du poète et le messager de sa philosophie, selon une logique similaire à celle qui fait du comique romantique un « sublime inversé » selon Jean Paul. Car même au sein du comique, lart reste désigné dans sa fonction de transcendance et finalement de catharsis : « je pense et je panse », « je ratiocine et je médicamente » dit Ursus pérorant «en plein vent » sur son champ de foire; léloquence dUrsus léternel bavard est bien « du vent », comme lindique le titre du chapitre (« Eloquence en plein vent »), car les paroles qui senvolent peuvent nêtre que du vide, impuissantes [62] ou inutiles; mais ces paroles ont en même temps, comme dans la tradition de la « folie » médiévale, la force du souffle cosmique et comme telles, elles participent, parfois, de la Vérité et de la Nécessité. Associé à Pan et à Protée, le langage dUrsus est aussi entouré dune coloration mythique qui en fait une force de la Nature et le constitue comme un hymne à la Création.
Des moralistes donc, des ascètes, des philosophes, des artistes; il reste encore la vertu suprême: les humoristes de Jean Paul et de Hugo sont aussi des magnanimes incarnant lesprit de charité, et ce sont donc les qualités du coeur qui les rangent dans la catégorie du sublime. Firmin Siebenkäs, lavocat des pauvres, devenu lui-même pauvre parmi les pauvres, Leibgeber son sosie, et enfin Ursus miséreux et famélique sont, malgré leur pauvreté, des êtres bienveillants et charitables. Comme tels, Leibgeber/ Schoppe et Ursus participent de la double dimension de lhumour romantique, qui est dadjoindre la tendresse à la dérision, le sens de lidéal à la satire. Dans LHomme qui rit, lantiphrase, véhicule de lhumour sentimental, se met au service de lapologie déguisée du coeur:
« Sa grande affaire était de haïr le genre humain. Il était implacable dans cette haine. [...] Quand il voyait un pauvre mourant de faim, il lui donnait tous les liards quil avait sur lui en grommelant : - vis, misérable ! mange ! dure longtemps ! ce nest pas moi qui abrégerais ton bagne. - Après quoi, il se frottait les mains, et disait : - Je fais aux hommes tout le mal que je peux. » [63]
Lhumoriste rejoint donc « lhomme haut » jean-paulien, parce que, malgré la pression permanente des trivialités et des cacophonies du monde, il partage avec lui la même élévation spirituelle [64] , et dans le cas de Schoppe, la même rencontre avec labsolu par laquelle il est finalement empêché de vivre. Cest sur la base de cette morale évangélique que sest élaborée progressivement une nouvelle trilogie héroïque, créatrice dun nouveau mythe propre au romantisme, et qui rassemble en une même unité le fou, lenfant et le poète [65] . Dans les trois romans, lexcentrique et ses doubles forment ainsi des couples héroï-comiques qui préservent au sein dun monde déchu des îlots dutopie, de petites idylles soigneusement tenues à lécart du monde, provisoirement protégées. Dans Siebenkäs, cest essentiellement la sympathie des curs (entre Siebenkäs et Leibgeber), qui transcende létroitesse de la vie bourgeoise et domestique; dans LHomme qui rit, une telle fonction est impartie à la cahute dUrsus, humble et comique « boîte verte » et en même temps « temple » de lart et de la charité, « berlingot olympien » consacrant, comme la écrit Starobinski dans Portrait de lartiste en saltimbanque, la rencontre des « dieux et des pitres » [66] , bref, monde fini contenant linfini, nef des fous (la roulotte est en forme de bateau renversé) contenant le sublime:
« Dun côté lunivers et de lautre cette baraque; et dans cette baraque il y avait la liberté, la bonne conscience, le courage, le dévouement, linnocence, le bonheur, lamour, toutes les constellations. » [67]
Ces « sages-fous » sont donc les comiques gardiens des valeurs élevées et, comme tels, ils sont aussi et surtout des emblèmes à la fois de la Fantaisie et de lâme romantique. Mais cest aussi du fait de sa dimension évangélique que lhumoriste reste un personnage tragique [68] . Car les romans restent fondamentalement dialogiques ou ambivalents dans leur rapport à lutopie, pour des raisons dordre existentiel et philosophique, liées à la nature de lidéalisme allemand, chez Jean Paul, pour des raisons essentiellement politiques, lon sen doute, chez Hugo.
IV. Sublime et politique
Parce quils sont bien des romans de la totalité, Titan et LHomme qui rit sont aussi, au-delà du romanesque de lindividu, deux romans de la collectivité, deux romans politiques, par la réflexion sur la Révolution française quils contiennent.
Dans Titan, laction se passe en 1792, et Albano pense un moment sengager aux côtés des troupes révolutionnaires françaises, sacrifiant ainsi son bonheur privé à une cause politique. De même Gwynplaine se lance-t-il à la chambre des Lords dans un long discours prophétique annonçant la Révolution [69] .
Lenthousiasme révolutionnaire, la résolution héroïque sont ainsi une composante intrinsèque de la sublimité des personnages. Cependant, peut-être par opposition au dévoiement du sublime en politique pendant la Terreur, et à ce que tout le monde (Burke, Kant, Schiller) à lépoque de Jean Paul, pense comme un sublime problématique, ou un sublime perverti, ce nest pas vers le déchirement tragique que soriente le dénouement de Titan mais vers lharmonie et le réformisme politique. Contre les perversions de lHistoire et peut-être aussi contre toute conception intrinsèquement tragique du sublime, Jean Paul ne fera pas partir son héros pour la France, mais Albano réalisera à une petite échelle les idéaux de 89 ou encore le projet kantien de paix perpétuelle [70] , dans le cadre utopique du village dArcadie, gouvernée démocratiquement par Idoine, princesse bannie de la cour pour avoir refusé un mariage princier. Donc une femme, révolutionnaire à sa manière, émancipée, au prénom bien choisi, met en application les principes rousseauistes du Contrat social, et dun fonctionnement démocratique, dabord au sein dun petit village. Mais le village dArcadie nest pas conçu comme un espace immobile ou miniaturisé, où régnerait selon la définition jean-paulienne de lidylle, « la félicité dans la limitation », ce bonheur pour « Lilliputiens ». Il sagit dun espace en devenir, travaillé par la perfectibilité humaine. Comme le souligne aussi un passage théorique capital du roman, la tension vers le sublime, en quelque sorte fruit du bon infini du désir humain, reste une asymptote permanente, même quand la réalité permet une épiphanie de lidéal:
« Jaffirme que, si sur cette terre la poésie devenait vie, que nos pastorales bergeries et chacun de nos rêves devenaient une journée: alors nos désirs seraient élevés, non pas satisfaits; la réalité la plus sublime ne ferait quenfanter une poésie plus sublime, des souvenirs et des espoirs plus sublimes. En Arcadie, nous languirions après le pays dUtopie, sur toute étoile nous verrions un ciel étoilé plus profond encore séloigner et nous soupirerions - comme ici. » [71]
LArcadie prend en compte ce point de fuite, cette négativité motrice, la dimension indéfiniment fuyante du désir humain, pour laccorder à laction terrestre: il est donc possible daffirmer alors le paradoxe d« une réalité de lidéal », mais cette « réalité de lidéal », qui relève des exigences spirituelles de lhumanité, ne peut se concevoir que comme une dialectique, au fond pré-hégélienne, et laiguillon nécessaire à tout dépassement, à tout perfectionnement. Dans le dénouement de Titan, cette « réalité de lidéal » ne se détourne donc pas de laction, la conciliation de lesthétique et du politique étant finalement dévolue à certains « homme hauts », qui ne doivent pas mourir tragiquement pour une cause, mais agir efficacement, ici et maintenant. « Une activité sérieuse, croyez-moi, finit toujours par réconcilier avec la vie » affirme Idoine, qui est aussi le seul personnage à lintérieur du roman à incarner les vertus positives de laction. Mourir serait une erreur, dit aussi en substance Albano (I, 183) car il faut vivre pour transposer dans le réel les « rêves poétiques ». La fin du récit offre donc une version eudémoniste de « lHomme haut », défini cette fois par un équilibre entre rêve et action, ce qui ne veut pas dire pour autant compromis ou compromission avec le prosaïsme de la réalité, ni même acceptation de la limitation comme dans le Wilhelm Meister [72] :
« Il est de ces natures intrépides [...] qui se trouvent juste à la limite du génie et du talent, armées à demi pour tendre vers laction, à demi pour tendre vers lidéal [...] Elles devraient comprendre quà condition de savoir canaliser leur ambition assez tôt, ce sont elles qui ont tiré le plus beau lot, celui des forces variées et harmonieuses. Elles semblent vouées à la jouissance du beau comme à la perfection morale et à léquilibre de leur être, bel et bien vouées à être des natures entières. » [73]
Ainsi Albano surmonte-t-il un risque propre au sublime, noté par Kant et Schiller, qui est, comme le rappelle Pierre Hartmann, de « sabîmer dans une indépassable posture mélancolique », due au maintien des dualités entre lordre de lidéalité et lordre de la réalité [74] . Le dénouement semble ainsi démarquer ou transposer, plus que la fin du Wilhelm Meister, la structure théorique des Lettres sur léducation esthétique de lhomme, en fonction de cet idéal dhumanité par lequel le sublime, pour Schiller, est amené à se confondre in fine avec le beau, non au sens classique dharmonie des formes mais au sens de conciliation de lesthétique et de léthique: le sublime en tant que pratique de la rupture, du « salto mortale », ne doit donc pas être isolé dans la pensée de Schiller, ni pensé comme le point terminal de sa philosophie, puisque au fond il sintègre dans un projet global qui le dépasse et repose sur une volonté de faire de lesthétique le moteur positif, non tragique, du progrès politique.
En revanche, le sort politique de Gwynplaine est bien celui dun Titan vaincu, en ce quil illustre la propre tragédie hugolienne de lengagement révolutionnaire et républicain confronté à dix-sept années dexil et de Second Empire, et quil reflète aussi, à travers le désengagement dUrsus, le pessimisme historique qui a marqué toute une génération. A la Bildung positive du Titan soppose ici un suicide, conçu aussi comme une mort mystique qui seule soustrait le héros aux différentes formes danankè; notamment cet anankè de lHistoire qui sanctionne léchec, pour le temps présent, de la parole révolutionnaire, et donc aussi léchec du sublime face à cette forme négative du grotesque social que sont la monarchie et le despotisme, dénoncés comme « cas tératologique »: « Jamais l'éternelle loi fatale » écrit Hugo commentant lhilarité provoquée par le discours politique de Gwynplaine à la Chambre des Lords, « le grotesque cramponné au sublime, le rire répercutant le rugissement, la parodie en croupe du désespoir, le contresens entre ce qu'on semble et ce qu'on est, n'avait éclaté avec plus d'horreur » [75] . Certes, la diatribe prophétique et révolutionnaire de Gwynplaine est destinée à rencontrer lavenir, et la vérité bafouée quelle contient est aussi présentée comme une nécessité inéluctable que lHistoire actualisera; le discours politique de Gwynplaine aura bien, de plus, un avenir, sur le plan romanesque avec Quatrevingt-Treize, se réincarnant dans la grande parole inspirée de Gauvain enfermé dans son cachot et condamné à mort, mais néanmoins confiant dans la capacité dialectique du réel à progresser indéfiniment. Il demeure cependant que léchec du sublime politique dans lHistoire contemporaine fait de LHomme qui rit un roman écrit, comme la montré Guy Rosa, à la fois « en promesse et en désespoir de toute révolution» [76] , un roman qui suggère limpossibilité de vaincre le chaos.
Si Jean Paul et Hugo ont donc été tous deux des penseurs de la Révolution française et de lenthousiasme démocratique, leur situation historique est loin davoir été la même, et les répercussions au plan existentiel de ces déterminations historiques sont également visibles: parce que moins directement confrontée aux vicissitudes de lHistoire et du Destin, la pensée jean-paulienne du sublime se montre in fine moins fascinée que celle de Hugo par le « salto mortale », du moins dans Titan; elle reste comme protégée par une religiosité sentimentale qui tient à distance la pulsion de mort, si forte et si présente chez Hugo pendant toute la période de lexil. Il demeure néanmoins que, par-delà les différences de dénouement, les deux récits révèlent limpact qua eu, sur le plan romanesque, limaginaire du sublime dans cette mythologie des belles-âmes, dans la vitalité et la richesse du discours utopique. Ils témoignent aussi dune filiation, celle de Rousseau, Kant et Schiller, qui furent pour Jean Paul des modèles très proches, mais qui constituent aussi pour Hugo une sorte décho lointain, de point dappui à lautre bout du siècle, de son propre idéalisme, certes dordre infiniment plus religieux. Ils montrent enfin comment le sublime dépasse le champ de la rhétorique et de la philosophie pour traverser celui de lesthétique et créer des ponts entre celui-ci et le domaine du politique. Tout cela avant, néanmoins, que le genre romanesque nen vienne à identifier de plus en plus clairement son objectif à linvestigation, scientifique, clinique, de la psychopathologie de la personne privée. Mais alors, de cette « démythification » du sublime, concomitante de la fin de lidéalisme romantique, devait renaître autre chose, la forme vraiment moderne, qui est la sublimation, au sens freudien.
[1] / Dans Littératures et philosophie mêlées (Ymbert Galloix, 1833) et dans Dieu.
[2] / « Lhumour dans LHomme qui rit », in LHomme qui rit ou la parole-monstre de Victor Hugo, Paris, Sedes-CDU, 1985, p. 72.
[3] / « Le Songe de Jean Paul et Victor Hugo », Revue de Littérature Comparée, oct.-déc. 1934.
[4] / LImage de Jean Paul Richter dans les lettres françaises, Paris, José Corti, 1963.
[5] / « Paul Richter est souvent sublime dans la partie sérieuse de ses ouvrages ». Chap. « Des romans », t. II, p. 52.
[6] / Philarète Chasles publia sa traduction en 1834-35, mais la lourdeur de la tâche fit que le roman resta considérablement adapté et mutilé.
[7] / Les lecteurs de Titan, selon Claude Pichois, se regroupent principalement autour de Baudelaire et de Champfleury. Renan possède la traduction de Chasles dans sa bibliothèque.
[8] / Edition de Simone Balayé, Paris, G.F., 1968, t. II, chap. « Des romans », p. 53-55.
[9] / Ecrit en 1854, quelques mois après la publication des Filles du feu.
[10] /Poésie IV, Oeuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1985, p. 588.
[11] / La Critique de la Raison pure ne sera traduite en France quen 1835. Voir à ce sujet André Monchoux: LAllemagne devant les lettres françaises de 1814 à 1835, Paris, Armand Colin, 1965.
[12] / Voir notamment la notice de Jean-Claude Fizaine dans Poésies III, Oeuvres Complètes, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 1480: « Hugo savait que la grande affaire de la philosophie française au XIXè siècle était la lecture et linterprétation de Kant. Victor Cousin fustigeait en lui un sceptique et un dangereux négateur, pour saluer ensuite le moraliste exemplaire. [...] La grande aventure de Dieu, où sest lancé Victor Hugo à partir de 1855, la mené à assumer à peu près la position de la philosophie de Kant: Dieu et le réel sont inconnaissables [...] ».
[13] / Fragments sur le sublime (pour servir de développement à certaines idées de Kant), publié dans les cahiers 3 et 4 de la Nouvelle Thalie, en 1793; et Du Sublime (1801) publié dans les Opuscules en prose, trad. par Adrien Régnier, première édition, Hachette, 1859, textes repris dans Du Sublime, Editions Sulliver, Arles, 1997.
[14] / il semble donc que sa pensée du sublime provienne avant tout de son opposition partielle au classicisme de Weimar à lharmonie goethéenne du sujet et du monde, quoique, on le verra, le modèle goethéen informe aussi lorientation et le dénouement du Titan. Au sein du classicisme de Weimar, Goethe et son souci antiquisant dharmonie formelle et spirituelle, déquilibre entre lesthétique et la pratique, dintégration de lindividu dans la société, se place logiquement, bien quimplicitement plutôt du côté du beau, tandis que Jean Paul se réclame assez ouvertement dune conception psychologique, esthétisante et religieuse dun sublime de lenthousiasme, dépassement de la beauté formelle ou intégration de celle-ci dans un processus de transcendance.
[15] / p. 36.
[16] / Cours préparatoire desthétique (Vorschule zur Aesthetik, 1804), trad. Anne-Marie Lang et Jean-Luc Nancy, Editions de LAge dHomme, 1979, § 27, p. 113.
[17] / Voir Kritische Schriften und Briefe II. Die Kunstlehre, W. Kohlhammer Verlag, Stuttgart, 1963: « Burke on the sublime and the Beautiful », et « Kants Kritik der ästhetischen Urteilskraft », p. 81: « Nach Schelling ist das Unendliche endlich dargestellt Schönheit, bei welcher Definition das Erhabene, wie es sich gehört, schon darunter begriffen ist ». Passage traduit dans louvrage de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy: LAbsolu litéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978, p. 342.
[18] / Ibid., p. 45; ou encore : « Lauteur prosaïque prend autour de lui un être réel et prétend par de poétiques falbalas lélever au rang dêtre idéal; le poète à linverse individualise sa créature idéale avec les nippes de la réalité ». Ibid., p. 205.
p. 36: « Le Tout est le mot le plus sublime et le plus audacieux de la langue, et la pensée la plus rare: car presque tous nont dyeux en ce monde que pour la grand-place de leur étroite existence, et dans lhistoire de léternité que pour la chronique de leur bourgade ».
[19] / La dette des théories françaises du romantisme envers les célèbres Cours de A.W. Schlegel et la postérité de ces Cours ont été étudiées avec précision par Bernard Franco dans sa thèse sur Le Despotisme du goût, débats sur le modèle tragique allemand en France, 1797-1814, Université de Paris-Sorbonne, 1997, t. I, p. 721-761.
[20] / Treizième leçon, op. cit. , t. II, p. 134.
[21] / Préface de Cromwell, in Critique, Oeuvres Complètes, sous la direction de Jacques Seebacher et Guy Rosa, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 12.
[22] / « La muse moderne [...] se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre, lombre à la lumière, le grotesque au sublime, le corps à lâme, la bête à lesprit ». Ibid., p. 9.
[23] / Cest en cela quHugo manifeste une voie originale dans une esthétique du mélange qui est par ailleurs depuis longtemps revendiquée et pratiquée par les romantiques allemands.
[24] / Jean Paul et le métier littéraire, p. 162-163.
[25] /.
[26] / « Certes tout jeune homme et tout grand homme qui en considère un autre comme grand exagère par là-même sa grandeur. - mais dans tout coeur noble brûle éternellement la nostalgie dun plus noble, dans tout coeur beau celle dun plus beau. il veut voir son idéal hors de lui-même [...] incarné dans un corps transfiguré ». Titan, « Erste Jobelperiode », 1 Zykel; München, Carl Hanser Verlag, 1961, p. 17. Trad. française sous la direction de Geneviève Espagne, Lausanne, Editions de LÂge dhomme, 1990, t. I, p. 14.
[27] / Lettres sur léducation esthétique de lhomme, 1795.
[28] / «Je taime bien, jeune casse-cou, malgré ce cou qui sinterpose entre ta tête et ton coeur! Avec le temps, tes forces qui ressemblent encore à des perles baroques monstrueuses, finiront bien par se fondre en une figure harmonieuse comme celles de la voûte verte se sont transformées sous des mains dartistes ». Titan, 14 Zykel; trad. franç., I, p. 67.
[29] / « Il y a deux façons pour lhomme dêtre en opposition avec lui-même: il peut lêtre à la manière dun sauvage, si ses sentiments imposent leur hégémonie à ses principes; à la manière dun barbare, si ses principes ruinent ses sentiments ». (quatrième lettre)
[30] / Cette Empfindsamkeit, dont les sources, comme la montré Christian Helmreich, sont à chercher chez Richardson, Sterne, et Rousseau.
[31] / Athenaeum 339, Absolu, p. 152.
[32] / « Ces êtres qui se reconnaissent les uns les autres au premier instant, cette sublime franc-maçonnerie, proche, en un sens, de celle des Dialogues de Lessing » [...] Jean Paul les pare de «toutes les douceurs » écrit Pierre Jalabert à propos de « hommes hauts ». Voir La Jeunesse de Jean Paul 1763-1797, thèse présentée devant lUniversité de Paris X (1974), Service de reproduction des Thèses, Université de Lille, 1976, p. 242-43.
[33] / « et en particulier ceci, que la plus grande serait donnée par le plus grand, donc par Dieu » ajoute-t-il. § 27 de la Vorschule, p. 114.
[34] / Titan, 20e cycle, I p. 89 « Comme Adam nous sommes dabord immortels avant de devenir mortels et comme les Egyptiens, ce sont dabord des dieux qui nous gouvernent, puis des hommes - et lidéal précède la réalité comme chez certains arbres dont les fleurs délicates apparaissent avant les larges et grossières feuilles, empêchant ainsi que celles-ci ne viennent faire obstacle à la pollinisation et à la fécondation ». « Le personnage-prototype idéal dans lâme du poète, lAdam davant la chute, qui devient par la suite le père des pécheurs, est en quelque sorte le Moi idéal du Moi poétique » écrit aussi Jean-Paul dans le Cours préparatoire desthétique; et de même que daprès Aristote on peut deviner les hommes à leurs dieux, on peut deviner le poète à ses héros, qui sont dailleurs précisément les dieux quil sest créés lui-même.» (206-207).
[35] / Si LHomme qui rit fut certainement le roman le plus méconnu de Hugo, cest aussi parce que le public voyait simposer la veine réaliste (Les Goncourt, Flaubert) comme forme triomphante de la modernité et que commençait déjà pointer lesquisse des projets naturalistes de Zola. Thérèse Raquin est publié en 1867; 1869 voit paraître LEducation sentimentale, qui a bien des égards constitue une liquidation amère et ironique du romantisme.
[36] / Voir Myriam Roman: Victor Hugo ou le roman philosophique, Paris, Champion, 1999, p. 197-209.
[37] / Ibid., II, 2, 3, p. 539.
[38] / Ibid., II, 2, 7, p. 545.
[39] / Ainsi lamitié qui unit par exemple Albano à lhumoriste grotesque Schoppe.
[40] / Articles de Théophile Gautier repris dans le Voyage en Espagne (1845) et de Baudelaire, paru dans le journal Le Présent en 1857: « Goya [met en scène] toutes les débauches du rêve, toutes les hyperboles de limagination »; expression qui rejoint les « imaginations exaltées par lorgie » célébrant « la grimace sublime » de Quasimodo dans Notre-Dame de Paris. In Quelques caricaturistes étrangers, Oeuvres Complètes, éd. Claude Pichois, Pléiade, 1976, II, p. 568.
[41] / On rappellera aussi que dans « Chaos vaincu », Dea chante en espagnol une sorte de nouvelle liturgie poétique.
[42] / A cet égard, la fable « Chaos vaincu » inventée par Ursus, parabole et fantasmagorie naïve à la fois, peut être lue comme une mise en abyme de la philosophie personnelle de Hugo, fondée sur lidée dune palingénésie attendue dans lHistoire et sur le grand mythe de la victoire finale de lesprit sur la matière: le grotesque de la difformité est le signe dun réel non encore transfiguré mais toujours susceptible de transfiguration: « Ursus avait beaucoup léché cet interlude. [...] Voici ce que cétait: Un effet de nuit. [...] Dans ce noir se mouvaient, à létat reptile, trois formes confuses, un loup, un ours, et un homme. [...] Le loup et lours représentaient les forces féroces de la nature, les faims inconscientes, lobscurité sauvage, et tous deux se ruaient sur G., et cétait le chaos combattant lhomme. [...] On assistait à cette agonie de lhomme ébauche, encore à peine distinct des brutes. Une minute de plus, les fauves triomphaient, et le chaos allait résorber l'homme. [...] Lutte, cris, hurlements, et tout à coup silence. Un chant dans lombre. [...] Subitement, sans qu'on sût d'où ni comment, une blancheur surgissait. Cette blancheur était une lumière, cette lumière était une femme, cette femme était l'esprit. Dea, calme, candide, belle, formidable de sérénité et de douceur, apparaissait au centre d'une nimbe.[...]On croyait entendre une chanson dange ou un hymne doiseau. [...] Alors une autre voix sélevait, plus profonde et par conséquent plus douce encore, voix navrée et ravie, dune gravité tendre et farouche, et cétait le chant humain répondant au chant sidéral. » (t. I, p.376, 377,378)
[43] / Voir notamment louvrage de F.P. Bowman, Le Christ romantique,, p. 271.
[44] / F.P. Bowman: op. cit., p. 271.
[45] / Aimé de Dea, Gwynplaine est le gouffre uni à létoile, « lhydre idolâtrée par lastre », et de cette unité sonore entre les contraires naît aussi leur identité sémantique. Hydre donc, mais astre, le héros participe de la dualité cosmique qui gît dans la puissante force manichéenne de l'univers, ce que l'essai sur William Shakespeare désignait par «l'éternel bi-frons, astre et pourceau» de la nature.
[46] / LHomme qui rit, II, 2, 4, p. 537.
[47] / VIIe programme « Sur la Poésie humoristique », ibid., p. 129.
[48] / § 33: « Lidée anéantissante ou infinie de lhumour », ibid., p. 132.
[49] / Voir l'introduction de Jean-Luc Nancy et Anne-Marie Lang au Cours Préparatoire d'esthétique, p. 8.
[50] / Cours préparatoire, p. 130.
[51] / Ibid., p. 132.
[52] / Ibid., p. 134.
[53] / Une Affinité littéraire: le Titan de Jean Paul et Docteur Faustus de Thomas Mann, Paris, Klincksieck, 1972, p. 118.
[54] / Cours préparatoire, p. 147.
[55] / Postface à lédition française de Titan, trad. de lallemand sous la direction de Geneviève Espagne, Lausanne, éditions de lAge dHomme, 1990, t. II, p. 972.
[56] / Le chapitre IX souvre sur cette digression comparant le narrateur à un homme-orchestre: « Ce panharmoniste soufflait, devant nous, harmonistes partiels, dans un cor de chasse quil tenait fixé sous son bras droit, celui-ci, à son tour, raclait un violon quil tenait sous son bras gauche et ce dernier enfin frappait au moment le plus idoine un tambour quil portait sur son dos - et en haut il sétait coiffé dun bonnet muni de grelots quil secouait sans peine avec la tête [..]. » II, p. 489.
[57] / LHomme qui rit, II, p. 67.
[58] / LHomme qui rit, I, p. 56: « Homo était pour Ursus plus quun compagnon, cétait un analogue. Ursus lui tapait ses flancs creux en disant: jai trouvé mon tome second ».
[59] / Siebenkäs, II, p. 921.
[60] / LHomme qui rit, I, p. 226.
[61] / Mélangeant les tons et les styles, le prosaïque et l'épique, le grotesque et le sublime (II, p. 74 : « Ma mère l'Oye et Homère »), Ursus est à la fois « Orphée, musicien de la Grèce et Binchois, musicien de Picardie » (II,p. 362).
[62] / Ce qui est bien le cas des paroles de Gwynplaine à la Chambre des Lords.
[63] / LHomme qui rit, I, p. 68.
[64] / Ainsi au début de Siebenkäs: « Cétait chose rare que pareille alliance princière de deux âmes singulières. - Le même mépris des enfantillages consacrés de la vie, la même hostilité envers la petitesse, jointe à tout le ménagement des humbles choses, la même rage contre légoïsme infâme, la même envie de rire dans le bel asile de fous quest la terre ». I, p. 51.
[65] / Parmi les romans du « fol en christ » et des « saints innocents » propres au romantisme, on citera ces deux grands exemples que sont LIdiot de Dostoïevski et Consuelo de George Sand.
[66] / Jean Starobinski, Portrait de lartiste en saltimbanque, Genève, Skira, 1970; Champs Flammarion, 1983, p. 12.
[67] / LHomme qui rit, I, p. 398.
[68] / Titan, I, p. 190. « Dordinaire lhumour de Schoppe commençait sur le mode comique et finissait sur le mode tragique. Ce jour-là donc aussi, le cercueil vide, les crêpes aux chevaux, leurs chabraques avec les armoiries, le mépris que vouait le prince aux lourdeurs du cérémonial allemand et toute cette mascarade sans âme lentraînèrent sur cette hauteur où lamenait toujours dun coup le spectacle dune foule nombreuse : de là il contemplait avec un mélange difficile à décrire de détachement superbe, de dépit et daffliction grimaçante la sévère folie qui affecte le genre humain, [...] Et la sienne propre néchappait pas non plus à son regard ».
[69] / Lon sait par ailleurs que LHomme qui rit devait initialement faire partie dune trilogie historique retraçant la fin de la Monarchie et lavènement de la République. Lettre à A. Vacquerie, 31 décembre 1868: « Le sujet de mon livre, cest lAristocratie. Puis je ferai la Monarchie (Louis XV, XVIIIème siècle), puis sortira de ces deux évidences Quatrevingt-Treize. » Cité dans lédition G.F. de LHomme qui rit par Marc Eigeldinger et Gérald Schaeffer), annexe 2, p. 405.
[70] / On pourra consulter à cet égard la mise au point de Geneviève Bianquis sur le « pacifisme de Jean Paul dans le numéro spécial des Etudes Germaniques précédemment cité, p. 13-14: « déjà Hesperus contient un chapitre intercalaire sur [...] la Terre promise qui est lexposé cohérent des idées de Jean Paul sur la guerre et sur la paix et les destins ultimes de lhumanité. [...] Telle est cette utopie: les hommes fraternels unis à lintérieur des nations, les nations fondues en une seule humanité, la terre entière participant aux bienfaits de la paix et de la liberté. Cest pour le fond une vue herdérienne et kantienne, avec une nuance de mysticisme en plus. Et les garanties que ce poète aperçoit à la réalisation de son rêve sont toutes kantiennes elles aussi: lexistence dun Dieu présent dans lhistoire, la vertu, limmortalité de lâme ».
[71] / Titan, 45e cycle, I, 184.
[72] / Geneviève Espagne a souligné cette concession à lhumanisme et au « réalisme » goethéen: « partialité ou totalité dans la formation de lindividu, limitation ou expansion dans sa confrontation avec la société, voilà des questions inspirées par la lecture du Wilhelm Meister (1797). Wilhelm déclare dans une lettre à son ami Werner: Me former, développer tout ce que je suis, voilà quelle est mon intention et mon ambition depuis toujours. Moyen de réaliser lunion de lesprit, celui qui élargit mais qui paralyse et de laction, celle qui anime mais limite. Si lun ne favorise que le sens esthétique et lautre que le sens pratique, ce nest quà tous deux quils constituent ce que lon peut appeler un homme. Un idéal dhumanité fondé sur une représentation réaliste de la société allemande et sur la vision dune harmonie sociale. Lhomme parfait se réalise dans la société et cest pourquoi Wilhelm renonce à la fin au théâtre. » Postface à la traduction française de Titan, II, p. 965.
[73] / Titan, 105è cycle, II, 495.
[74] / Du Sublime (de Boileau à Schiller), Presses Universitaires de Strasbourg, 1997.
[75] / LHomme qui rit, II, p. 295.
[76] / « Critique et autocritique dans LHomme qui rit », in « LHomme qui rit » ou la parole-monstre de Victor Hugo, Paris, Sedes-CDU, 1985, p. 23.