Vincent Wallez : De la vie misérable de quelques gueux fameux

Communication au Groupe Hugo du 28 avril 2001
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J'ai recensé quelques 3300 fragments de théâtre, aux allures les plus variées. Cela va des saynètes ayant début, milieu et fin, et pour certaines publiées dès 1888 dans le recueil Toute la lyre sous le titre Comédies non jouables mais qui se jouent sans cesse1, aux chansons, aux aphorismes, aux tirades, aux textes ébauchés puis repris et développés, mais l'on trouve aussi des canevas, des distributions de personnages à noms saugrenus, des titres de comédies possibles, bref, toutes sortes de choses ayant trait au théâtre en tant que genre littéraire. En somme, les résidus des expériences pratiquées par Victor Hugo dramaturge, dans le secret de ses papiers qu'il lui fallait sans cesse noircir pour répondre inexorablement à sa vocation d'écrivain.

Autant dire que la tâche est ardue, sinon impossible, de prendre en compte l'ensemble des fragments dramatiques, ne serait-ce que par le recensement parfois aléatoire qui devrait permettre de s'y retrouver dans cette myriade de textes mettant en scène 1107 personnages et mentionnant 1583 noms, ainsi que dans ces 326 listes et 375 titres où apparaissent 1186 noms de personnages (recensement mars 2001). Ce gros inventaire s'est avéré nécessaire pour naviguer à travers toutes les interventions de tel ou tel personnage, qu'il soit prolixe ou taciturne, qu'il ne soit qu'un comparse muet venant courir le cachet de la figuration minimum ou la vedette en chef et sûre de sa faconde. Si l'on veut bien se souvenir d'un nom propre, ses occurences signalées sont le guide menant au fragment recherché.

Grâce à ce laborieux travail, complétant et affinant les 630 noms répertoriés par Jean Massin et les 173 personnages décrits par Arnaud Laster2, il est maintenant facile de déterminer l'importance relative, en quantité, de Balminette (48 scènes), don César de Bazan (35), Denarius (44), du diable (21), du duc (39), de Fiasque (36), de Flavio (11), de Frévent (22), de Gaboardo (87), de petit Georget (25), de Goulatromba (42), de petit Jacquot (44), de Léo (16), de Lise (7), de Maglia (468 + autres broutilles dans les voyages que je n'ai pas toujours incluses), du marquis (13), de Million (12), de Satan (6), de don Scipion (11), de Tituti (44), de Vaugirard (72), de doña Zubiri (97), j'en ai passé et des meilleurs, mais je n'oublie pas monsieur anonyme (914 scènes où quelqu'un parle ou est nécessaire au dialogue).

Certainement, des fragments disséminés çà et là dans d'autres textes, et bien davantage, tous les inédits encore possibles, m'auront échappé. Mais pour la petite étude, très parcellaire, que j'entreprends ici, ce n'est vraiment pas grave.

Partant du constat que la lecture des fragments laisse quelque peu pantelant, tant le nombre de personnages, de répliques, de bons mots est difficile à appréhender dans sa globalité, et, il faut bien le dire, tant un sentiment de répétition allié à la frustration de ne point y trouver, sauf exception, de fable qui ne soit à l'état embryonnaire, a quelque chose de décourageant, peut-être n'est-il pas inutile de voir, concrètement, ce que tel ou tel personnage récurrent "a dans le ventre" , si vous me passez l'expression. Je prendrai donc deux personnages "forts en gueule", goinfres aux grands gosiers élargis, deux gueux de bonne facture, vedettes qui se produisent parfois en duo, et dont la longévité au sein de l'écriture des fragments les fait courir par les routes enchevêtrées de ces minuscules dramaticules pendant près de trente années. Ils ont noms Goulatromba et Gaboardo.

 

Le but que je me propose ici est simple : voir si l'ensemble des fragments concernant ces deux personnages a un sens, si des différences d'ordre " psychologique " ou autre séparent ces deux gueux-là, et si la prise en compte de la chronologie de leur écriture renseigne sur leur évolution, et pourquoi pas ? dessine une histoire qui soit la leur propre et non celle du premier gueux venu. C'est un peu ce que l'acteur consciencieux fait avec le personnage lorsqu'il en bâtit le "roman", à cette nuance de taille qu'ici il ne peut pas s'appuyer sur la structure globale qui charpente le plus souvent une pièce de théâtre. Grapiller au hasard dans telle ou telle intervention de Gaboardo ou de Goulatromba n'est pas entièrement satisfaisant car, à une échelle plus petite, se reproduit l'impression un brin fâcheuse de répétition et presque de perdition. Alors, en classant par ordre chronologique les textes concernant Gaboardo et Goulatromba, je fais le pari qu'une direction un peu plus précise pourra se dégager de la geste éparse de ces deux-là.

Bien-sûr, c'est une hypothèse dont les failles sont évidentes : d'abord, je me fonde sur la datation proposée dans l'édition Massin en étant bien conscient de tout l'aléatoire qui peut miner ce difficile travail (la datation des fragments), et encore plus quand des fragments apparaissent nombreux pour une seule même année, par exemple - dans quel ordre alors les agencer ? - ensuite il n'est pas du tout certain que, parce que Victor Hugo a écrit tel fragment goulatrombesque (le mot est de lui 3) après tel autre, parfois à des années d'intervalle, le premier précède le second et ainsi de suite, dans une histoire supposée de Goulatromba, et enfin, il est plus que probable que cette succession chronologique de facto, ne représente rien pour Hugo quant au personnage, mais ne soit, à tout le moins, que le reflet de sa propre psyché, en évolution et réagissant aux impressions diverses de la vie.

C'est pourquoi, plutôt qu'en toute objectivité, et faisant fi des objections que je devine nombreuses et bien légitimes, je parlerai davantage en fonction d'un parti-pris, certes péremptoire, que l'on pourrait qualifier avec indulgence d'artistique, et qui n'est, après tout, qu'un mode de lecture parmi d'autres peut-être moins naïfs et creusant plus avant dans le secret des fragments.

 

Goulatromba et Gaboardo, des parcours croisés ou le roman de deux gueux

Goulatromba, dont le nom4 évoque la gueule, le gosier d'une trombe, d'un cyclone, et Gaboardo, qui lui aussi trahit son origine gueuse par le G de sa majuscule et dont le nom pourrait signifier " celui qui gobe avec ardeur ", indice de goinfrerie, mais dont on pourrait également dire " c'est un gars beau à r'garder, oh ! ", Goulatromba et Gaboardo donc, sont les deux gueux les plus emblématiques de cette catégorie de personnages telle qu'elle apparaît dans les Fragments. Ils partagent l'honneur d'avoir leurs noms inscrits dans deux pièces achevées. Dans Angelo, tyran de Padoue, un Gaboardo (et un compagnon nommé Orfeo) est chargé par un certain Ordelafo, qui l'explique à Homodei, des " exécutions de nuit, [des] disparitions de corps morts " ; il est une " espèce de dogue à face humaine "5. Mais à part d'être un possible ancêtre, il n'a pas de rapport direct avec le Gaboardo qui nous occupe. Dans Ruy Blas, Goulatromba est pour don César de Bazan son "ami de cour" à qui il fait remettre trente sequins par un laquais lui-même à la solde de Salluste6.

Ainsi, la naissance de Goulatromba est-elle concomittante de l'écriture de Ruy Blas, en 1838, - et peut-être aussi des rencontres lors des voyages au bords du Rhin en 1839 et 18407. En attestent les trois dessins représentant Goulatromba8, datés de ces années et qui dès cette époque fixent au visuel l'aspect physique du personnage. Le premier fragment le concernant le présente, sous une forme proche du roman, comme l'étalon en matière de comparaison saugrenue

 

[T. 1093 - 1836-1838 - V, 963 et VII, 564]9

Termina par cette réflexion digne de Goulatromba.

La lune, qui semblait accrochée dans les feuillages, avait l'air d'une grosse tranche de melon tombée dans des broussailles.

 

Puis vient le temps, toujours en amitié avec don César, de la première plainte. Goulatromba est un voleur qui ne réussit pas toujours et dont l'accoutrement est d'or et déjà fait de bric et de broc, ce qui, je le signale en passant, est un avantage pour les compagnies de théâtre impécunieuses qui voudraient le produire à la scène. Mais il est vrai que si l'on veut s'attacher à la couleur locale, l'on ne doit pas négliger l'aspect espagnol du XVIIe siècle finissant dans la mise vestimentaire du personnage. Du moins, à ce stade-là de la mode telle que le défilé des gueux nous la propose en ces années 1840.

 

[Ms 24.752, f° 311 - vers 1840 ? - VI, 1007]

Cour des Miracles de Madrid. Tous les gueux.

DON CÉSAR

Qu'avez-vous, mon très cher ? Qui vous fait à cette heure

Souffler lugubrement comme un marsouin qui pleure ?

Je vous trouve tragique et bête cet été ?

DON ALCIBIADÈS

Je l'avoue, ô César, je suis tout contristé

De sentir le lard rance au lieu de la vanille,

Et d'avoir pour chasuble une affreuse guenille

Dont les trous laissent voir ma chair aux curieux.

DON CÉSAR

Pédant !

(Alcibiadès s'éloigne.)

Oh ! que je hais ces airs mystérieux,

Et ces prétentions que n'aurait pas un sage

De ne jamais montrer aux gens que son visage !

Mon pourpoint est percé. Je n'en puis mais. Tant pis !

(Passe Goulatromba, l'air abattu.)

Mais, ô frère de cour, drapé d'un vieux tapis,

Qu'as-tu, toi ? Fallait-il qu'à ce point je tombasse

De voir Goulatromba marcher l'oreille basse ?

A ces airs désolés quels malheurs t'ont réduits ?

GOULATROMBA

J'ai, tel que tu me vois, passé toute la nuit

A fouiller, le cour plein de projets pacifiques,

Les poches de quatorze ivrognes magnifiques.

J'ai trouvé quatre sous. Ma foi ! j'espérais mieux.

DON CÉSAR

Soyons deux grands seigneurs pensifs et sérieux,

Deux philosophes, rois de la machine ronde.

Traitons comme fumier tous les biens de ce monde.

D'ailleurs j'estime heureux le chercheur humble et doux

Qui put ne rien trouver et trouva quatre sous.

 

Ensuite, Goulatromba se fixe d'une manière quelque peu hésitante.

 

[T. 1304-1305 - vers 1840 - VI, 1030-1032]

DON OLIVIO, passant avec un sac d'argent.-

J'ai là mille sequins bien ronds et bien sonnants.

Je suis perdu, des gueux ! des gueux ! des culs-de-jattes !

SPATRO

Mon cher monsieur, le mois passé, vous voyageâtes.

MATALOBOS / GOULATROMBA

Vous avez oublié l'un de vos gîtes.

DON OLIVIO

                                                   Quoi ?

MATALOBOS / GOULATROMBA

L'un de vos hôteliers.

(Souriant.)

                               Vous oubliâtes.

DON OLIVIO

                                                        Moi ?

L'un de mes hôteliers ?

SPATRO

                                     L'une de vos auberges.

MOROFEO

Cherchez.

MATALOBOS / GOULATROMBA

Voyez-vous clair ? Tenez. Voici trois cierges.

       (Ils tirent et lui présentent droites leurs trois immenses épées.)

SPATRO, d'un air aimable.

Dans la montagne ?

DON OLIVIO, terrifié.

                              Ah bien !

MATALOBOS / GOULATROMBA, saluant avec grâce.

                                           Dans la montagne ?

DON OLIVIO

                                                                       Ah oui !

MATALOBOS / GOULATROMBA

Sans solder la rançon, vous vous êtes enfui.

SPATRO

Nous, gens hospitaliers.

MATALOBOS / GOULATROMBA

                                       Gens polis.

MOROFEO

                                                             Bonnes âmes.

MATALOBOS / GOULATROMBA

Trois jours, trois nuits, nous vous nourrîmes et logeâmes.

DON OLIVIO

Un cachot, de l'eau claire, un morceau de pain sec.

MATALOBOS / GOULATROMBA, resaluant.

Ça fait mille sequins et pas un zeste avec.

DON OLIVIO

Mille sequins ! bourreaux ! est-ce là votre compte ?

MATALOBOS / GOULATROMBA

Juste. Prendre un liard de plus. Mais j'aurais honte !

DON OLIVIO

Mille sequins !

MOROFEO

                       Tout beau !

DON OLIVIO

                                          Mille sequins !

SPATRO

                                                                Tout doux !

DON OLIVIO

Mille boyaux du diable à vous étrangler tous !

(A Spatro :)

Mille sequins, pendard !

(A Morofeo :)

                                    Mille sequins, maroufle !

(A Spatro :)

Crois-tu, quand Jupiter tonne et quand le vent souffle,

Qu'il pleuve des sequins ?

SPATRO

                                         Non. Voici ce qu'il pleut.

(Il lui donne des coups de bâton.)

DON OLIVIO

Hay ! Hay ! Hay ! voulez-vous cinq cents sequins ?

MOROFEO, bas à l'oreille, lui montrant Spatro.

                                                                           Il veut

Son total. J'en ai peur. Il est têtu.

SPATRO, tendant la main.

                                                   La chère

Et le logis. Trois jours. Payons.

DON OLIVIO

                                               Pain noir ! eau claire !

SPATRO

Mille sequins !

DON OLIVIO

                     Huit cents ?

SPATRO

                                      J'y perdrais.

DON OLIVIO

                                                          Ces coquins

Pensent que leurs chevaux marchent sur des sequins.

MATALOBOS / GOULATROMBA, lui présentant le canon du pistolet.

Ils marchent sur des vieux endormis dans des fosses

Pour n'avoir pas vidé courtoisement leurs chausses,

Et gisants pour avoir, comme toi dans ce lieu,

Préféré l'or du diable au soleil du bon Dieu !

Veux-tu payer ? veux-tu mourir ? Ton sac ? Ta tête ?

(Don Olivio donne son sac et s'enfuit avec terreur.

Les voleurs s'éloignent et comptent l'argent.)

GOULATROMBA / MAGLIA, qui a tout observé dans son coin.

Le bonhomme a payé. Bravo. La chose est faite.

Comme on travaille bien dans ce pays ! Ma foi !

Je gage qu'ils sauraient tout aussi bien que moi

Escalader un mur ! crocheter des fenêtres !

Civilisation ! en tous lieux tu pénètres !

 

En effet, il remplace le mythique Matalobos si l'on veut le faire participer au vol perpétré par Spatro et Morofeo et la logique veut que la variante indiquant que Maglia est un observateur prévale pour la dernière réplique du fragment, ou bien Matalobos reste l'un de ces bandits de grand chemin ici dans la démonstration de leur art et Goulatromba passe au poste d'observateur, rôle dévolu habituellement à Maglia mais que Hugo semble vouloir redistribuer à Goulatromba. Il est évident que cette position d'observateur est plus intéressante, car c'est ce dernier qui tire la morale de cette saynète. On peut même supposer qu'il va par la suite (qu'il s'agisse de Maglia ou de Goulatromba) ou bien faire des trois voleurs des comparses, ou bien être leur rival en gueuserie. L'observateur est dans ce cas à la fois " la voix qui sort de l'ombre ", selon le mot de Michel Butor10, et le commentateur facétieux, guide renseigné des bas-fonds de la banlieue madrilène, lointaine préfiguration d'un Glapieu. Quoi qu'il en soit, Goulatromba apparaît, par le jeu de l'écriture et de ses ratures, comme le voleur d'identité, le gueux qui se glisse dans la défroque d'autrui, ainsi que le confirme le fragment suivant.

 

[T. 562 - vers 1840 - VI, 1035]

GOULATROMBA, aux autres voleurs.

mon poste est dans [?]

Je serai "charmé quand je serai retiré des affaires."

Je n'aurai plus le vent de cette porte-là.

(Montrant le guichet du parc.)

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(Après le changement d'habits.)

                         Bah ! je suis philosophe -

Je ne m'étonne pas de cette catastrophe.

C'est un évènement auquel je suis sujet.

...

Prendre l'habit d'autrui, cela m'est ordinaire.

 

Le jeu de mot du dernier vers est peut-être moins anodin qu'il n' y paraît, car il relève de la condition du gueux qui n'a pas d'existence officielle pour la société et ne doit sa survie qu'au parasitage du bon ordre bien-pensant.

 

[T. 96/97 - 1840-1842 - VI, 1034-1035]

GOULATROMBA [MAGLIA]

Amoureux, toi ! je t'aimerais mieux mort.

Bon, je te vois d'ici, mon cher ! tu vas te mettre

A baiser un vieux gant, un méchant bout de lettre,

Tu vas songer, souffler dès l'heure où l'aube naît,

Et tricoter amour et jour dans un sonnet.

En quatre mots, tu vas devenir très stupide.

ROSARIO

C'est le bonheur !

GOULATROMBA, avec une emphase douloureuse.

                           Qui fuit comme un éclair rapide !

(Contrefaisant Rosario et mettant la main sur son cour.)

Ah !

(Il éclate de rire. Puis reprend un air très sérieux.)

              Le bonheur - écoute un sage, mon garçon, -

Ce n'est pas de rêver sans rime ni raison,

De mêler la guitare avec les castagnettes,

D'errer sous un balcon, l'esprit plein de sornettes,

D'avoir l'air bête et jeune autant qu'un bachelier,

Et d'envoyer d'en bas, caché sous un pilier,

Selon que c'est Inez ou que c'est Inésille,

Une oillade à la femme, un soupir à la fille,

Tandis que ta beauté, l'ange auquel l'âme croit,

Rit en voyant d'en haut ton nez rouge de froid !

Le bonheur, le voici : n'avoir jamais l'air bête,

Vivre en vrai lansquenet, embrasser Margoton,

Jurer, sacrer, narguer Satan comme Pluton,

Et coiffé d'un chaudron, chantant à perdre haleine,

Becqueter nuit et jour une bouteille pleine !

 

Les larcins s'opèrent même entre gueux puisqu'une fois de plus, Goulatromba affirme son existence au détriment de Maglia qui est déjà bien assez riche en paroles, peut-être aussi parce que Maglia considère comme indigne de sa philosophie l'éloge finale de la bouteille en tant qu'horizon du bonheur. Il prendra d'ailleurs une belle revanche dans un fragment ultérieur où il combattra de manière plus radicale les illusions d'un Blancmoineau11. Enfin, Goulatromba peut affirmer pleinement sa personnalité , qui ne laisse pas d'être inquiétante.

 

[T. 494 - 1840-1842 - VI, 1055]

GOULATROMBA

J'envoyai ce faquin digérer

Son souper dans l'enfer d'une façon farouche,

(Il tire son immense épée.)

Avec ce cure-dent enfoncé dans la bouche.

 

Goulatromba est donc quelqu'un de dangereux, un tueur à l'occasion, et peut-être pour de maigres raisons.

 

[Ms 24.752, f° 305 - vers 1840-1843 - VI, 1032]

GOULATROMBA - on l'arrête.

Cela n'a pas été long, vous travaillez fort bien.

Vraiment dans ce pays, la police est bien faite.

C'est exquis.

L'ALCADE en arrêtant Goulatromba, à un passant.

Si l'on n'arrêtait point tous ces gueux-là sans bruit,

Il se ferait, monsieur, bien des choses la nuit.

Les bourgeois chercheraient leurs bourses disparues.

On en viendrait, je gage, à voler dans les rues !

[Sur le côté de la feuille :] après l'aventure de don Olivio

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récit pathétique

 

DON CÉSAR

Monsieur je souperais volontiers.

GOULATROMBA

                                                  Moi de même.

 

(scène de jalousie)

LA FEMME

Ne crois pas m'échapper.

DON CÉSAR

Comme je souperais si j'avais à souper !

[+ des fragments concernant l'arrestation de don César]

 

Goulatromba n'échappe pas à la justice humaine. Il retrouve don César en prison peut-être pour le meurtre commis plus haut, ou pour l'aventure de don Olivio, comme l'indique Hugo; ce qui est certain, c'est que don César, dans les fragments narrant sa geste picaresque, est pris pour un autre, à la place d'un autre, comme il arrive souvent aux héros hugoliens, et connaît la prison. Goulatromba serait-il ce double grotesque à la puissance deux qui hante la destinée de don César ? Ce fragment, qui est l'avant-dernier où ces deux personnages sont en rapport, peut le laisser penser.

 

[T. 737 - vers 1842 - VI, 1053]

MAGLIA

Qu'a-t-il besoin, ce vieux, laid, avare et hargneux,

D'une telle beauté sur ses genoux cagneux?

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DAME AMOROSA, regardant le duc qui laisse sa femme

s'éloigner avec Rosario sous les arbres.

                                    Que ces hommes sont bêtes !

(Regardant le crucifix accroché à la muraille.)

Vous souffrez cela, vous ! ô bon Dieu que vous êtes !

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[le duc ?]

Flora ! dix ans ! grand Dieu !

Dix ans ! Mais c'est un siècle en ce pays de feu.

Le beau paon a perdu les plumes de sa roue :

Lys du front, jais des cils et roses de la joue,

Hélas ! tout est parti. Flora n'a plus d'amant,

De dents ni de cheveux.

MAGLIA

                                 Quel déménagement !

AMOROSA

Elle est dévote.

MAGLIA

                         Bien. - La femme, pain céleste !

L'homme l'entame, et laisse au bon Dieu ce qui reste.

GOULATROMBA

L'homme le mange tendre et le bon Dieu rassis.

MAGLIA

Dur, très dur.

 

Ce fragment qui semble être une sorte de continuation des aventures de Rosario, dont la maîtresse se serait retirée durant dix ans dans un couvent pour en ressortir particulièrement fanée nous montre brièvement un Goulatromba renchérir sur les propos déjà passablement misogynes de Maglia. Goulatromba ou le " gueux toujours plus. "

 

[T. 1014 - vers 1840-1846 - VI, 1089]

GOULATROMBA

                         Alors heureux vainqueur,

Je dégaine un regard qui lui perce le cour.

 

Quelques années plus tard, Goulatromba qui a peut-être fait une conquête - est-ce la femme rencontrée en prison avec don César ? ou la Flora sécularisée par ses soins ? - est toujours aussi belliqueux, à la façon du Matamore de L'Illusion comique, même en amour si c'est bien de cela dont il s'agit.

 

[T. 1115 - vers 1845 - VII, 554]

GOULATROMBA, en guenilles.

Seigneur

Je suis homme de cour, j'ai fort étudié

Les intrigues des gens, les brigues et les trames,

Surtout comment se font les trahisons de femmes.

 

La leçon continue en matière d'amertume, comme une conséquence inévitable des frasques inscrites en filigrane de ces premier fragments des années quarante, où Goulatromba a fait son éducation sentimentale et misérable, pourrait-on dire, qui l'a constitué en gueux véritable.

Il est temps, avant de voir comment se passe la première rencontre entre Goulatromba et Gaboardo, de jeter un regard rétrospectif sur la carrière de ce dernier.

Il naît vers 1840, de manière assez brusque, dans une sorte d'avortement de la parole, se faisant damner le pion, c'est le cas de le dire, par un Maglia déjà sûr de lui.

 

[T. 714 - 1840 ou un peu plus tard - VI, 1087]

GABOARDO

Que le diable.

MAGLIA

                      t'emporte !

 

Gaboardo apparaît singulièrement lent à la détente, et si malhabile que sa malédiction se retourne contre lui. Mais il est aussi un homme blessé, qui a trouvé refuge dans la boisson, un être destabilisé qui reste bouche bée devant la duplicité aggravante que le temps fait subir aux choses et aux personnes.

 

[T. 118 - vers 1840-1842 - VI, 1009]

GABOARDO

La belle fille au cou d'albâtre, au front joyeux,

Dont les épais cheveux cassent les dents du peigne,

Se change avec le temps en une affreuse duègne

Faisant le guet autour d'une blonde à l'oil bleu.

Ainsi cette bouteille, où je puise un beau feu,

Sitôt qu'elle est vidée et que j'ai fait ripaille,

Devient un vieux tesson plantée sur la muraille

Qui m'empêche d'aller boire le vin d'autrui.

Cela grisait hier, cela coupe aujourd'hui.

 

Il est également le témoin des revers d'un Maglia qui se serait oublié, renié lui aussi en adoptant les façons et le langage du premier venu, ce Bagoula au peu de bagout.

 

[T. 738 - vers 1842-1843 - VI, 1022]

GABOARDO, montrant Maglia.

En plaidant avec lui parmi ces voix hargneuses

Avec son boiteux style et ses phrases cagneuses,

Et son pathos traînant d'avocat embourbé,

Bagoula l'a perdu.

MAGLIA

                             Mon esprit est tombé

Pour s'être embarrassé, lui, vif, ardent, facile,

Dans les infirmités de ce triste imbécile.

Je me suis pris les pieds aux béquilles d'autrui.

 

Et l'on voit que les fragments ont sans doute une fonction de miroir pour Hugo, à qui il peut arriver de se faire flouer en adoptant les usages du monde, en ces années de la Monarchie de Juillet où le conformisme le guette.

 

[T. 662 - vers 1843 ? - VI, 1021]

MAGLIA

... (un mensonge quelconque.)

GABOARDO (bas.)

Pourquoi dis-tu cela ?

MAGLIA

                                Je commence toujours

Par mentir. Cela peut servir à quelque chose.

Un mensonge qu'on fait est un enjeu qu'on pose.

 

Gaboardo est encore à la remorque d'un Maglia-Figaro-Scapin, faire-valoir de l'esprit " vif, ardent, facile " de la vedette hégémonique. Gaboardo est celui qui doute à propos des plus petites choses. Il est celui qui n'a pas confiance en lui, stagnant dans son impuissance face à la faconde parfois sévère de Maglia :

 

[T. 662 - [vers 1843 ?] - VI, 1048]

GABOARDO

Vous aurez ma vie ou j'aurai la vôtre.

MAGLIA

Vieille phrase. Je ne me bats point avec vous.

GABOARDO

Vous ne vous battez point ?

MAGLIA

Non. Je n'ai garde, par Hercule, de risquer un louis d'or contre.

GABOARDO

Un sou, allez, dites.

MAGLIA

Un liard.

 

Gaboardo est presque le chien galeux de Maglia, son " maître ", souffrant de sa misère et peu fait à la philosophie stoïque, peut-être empreinte d'une possible lecture de Jacques le Fataliste, que professe Maglia. Une susceptibilité tendant au dénigrement de soi-même habite le personnage.

 

[T. 547 - vers 1843 ? - VI, 1083]

GABOARDO, à Maglia.

                                         Maître, dans ce pays

On nous trouve fort laids et l'on nous raille, en somme.

MAGLIA

J'ai vu les singes rire au passage de l'homme.

 

 

[T. 486 - vers 1843-1845 - VI, 1014-1015]

MAGLIA

                                 Rangez-vous troupeau d'oies !

Gare, tas de dindons !

GABOARDO

                                  Comme tu nous rudoies !

 

Gaboardo enfin seul va s'encanailler au cabaret, il fait son apprentissage de gueux solitaire et cela semble le mettre de bonne humeur. Il est amateur de charcuterie et de nuits à la belle étoile, signe de bonne gueuserie.

 

[T. 625 - vers 1843-1845 ? - VI, 1024-1025]

GABOARDO, entrant dans le cabaret.

Providence .

Salut ! toi qui suspends, pour le bonheur de l'homme,

Les jambons au plafond et les astres au ciel !

 

Gaboardo fait aussi des rencontres et l'on a confirmation de son penchant à la boisson, ce qui ne peut que plaire aux autres gueux. Petit à petit, il gagne ses galons de gueux définitif.

 

[T. 650 - vers 1843-1846 - VI, 1016]

S'il boit bien, ce doit être un bon enfant.

Quel bonheur si c'était un ivrogne,

Ce serait à coup sûr un bon homme.

(Il s'approche et alors arrive Gaboardo.)

D'abord ce nez n'est pas le nez d'un buveur d'eau.

 

Parallèlement, Gaboardo tente sans doute de gagner son indépendance, mais las ! cela ne se passe pas bien, surtout si c'est pour se mettre au service d'autrui, et voir son orgueil bafoué. Il s'en ouvre à Maglia qui en a vu d'autres et se moque, une fois de plus, du pauvre diable plaintif qu'est ce Gaboardo.

 

 

[T. 655 - vers 1845 ? - VI, 1019]

GABOARDO

C'est un tyran domestique.

MAGLIA

D'accord.

Il est parfois tyran et souvent domestique.

 

Enfin, bon prince, Maglia lui fait faire un stage de gueux et cherche à le faire valoir auprès d'un noble déclassé, don Alcibiadès12, descendant probable de l'élève préféré de Socrate et général aventurier exilé par les Athéniens.

 

 

[T. 653 - vers 1845 ? - VI, 1020]

Les bohémiens sont là tous. Gaboardo en guenilles vient de jouer d'affreux airs sur une flûte d'aveugle et demande un sou aux fenêtres avec son vieux chapeau.

MAGLIA, montrant Gaboardo à don Alcibiadès et voulant l'éblouir.

Tu vois ce vieux drôle. Il pourrait, s'il voulait,

Gagner des millions à jouer de la flûte.

Il dédaigne cela.

 

Réminiscence des séductions du Socrate du Banquet , pour embobiner Alcibiadès ? La boutade pourrait fort bien se retourner en compliment, surtout de la part d'un Maglia qui n'est pas à un paradoxe près.

 

 

[T. 111 - vers 1845 ? - VII, 549]

GABOARDO (voleur). La nuit. Lieu désert.

.... Je commence à trouver le temps long.

Les heures de l'attente ont des sabots de plomb.

Pas un passant. - Déjà s'allume la Grande Ourse. -

Pas un galant qu'on puisse allèger de sa bourse !

Pas un bourgeois hideux, pas un gueux pris de vin

Qu'on puisse un peu voler ! - Aurais-je donc en vain

Respiré du couchant les brises insalubres ?

(Il va vers le fond, puis revient.)

Ah diable ! n'allons point sous ces arbres lugubres.

La police, hydre horrible, y rampe loin du bruit.

La patrouille sournoise, amante de la nuit,

Y rôde. J'y pourrais rencontrer d'aventure

Ces êtres monstrueux, horreur de la nature,

Qui, dix contre un, armés d'affreux gourdins massifs,

Nous guettent lâchement, nous promeneur pensifs !

 

Ainsi Gaboardo fait ses classes, ses débuts de gueux véritable qui apprend le guêt et le vol; ce qui indique qu'il ne va pas de soi d'être gueux. Il est prudent et pensif, peureux et lassé. C'est son premier grand fragment. Il est en guerre contre les représentants de l'ordre, signalant par là qu'il est bien dans le courant de pensée quelque peu anarchique des autres gueux. Mais ce texte nous le montre aussi bredouille, à cause sans doute de sa peur presque enfantine de s'enfoncer dans la forêt. La suite de cette nuit de guet est une réprimande de Maglia (Qui reprend les mots que Théophile Gautier (!) adresse à Jupiter (!!) dans un texte antérieur : c'est le T. 264, en VI, 1077-1078, daté de 1840-1845) qui vaut insulte :

 

[T. 612 - vers 1845 - VII, 550-551]

MAGLIA, à Gaboardo.

                      Tu n'es qu'un drôle digne

Du prix de tragédie et du prix Monthyon.

 

Etre digne du prix Monthyon est un certificat d'embourgeoisement avec l'estampille de la fausse bonne conscience, tout ce qu'un gueux mal né se doit de détester ! Etre digne du prix de tragédie, c'est être dans un état d'arriération artistique qui est aux antipodes de l' " anti-bienséance " pratiquée par les gueux.

La punition vient ensuite qui prive le goinfre Gaboardo d'une robuste pitance.

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[T. 634 - vers 1845 - VII, 560]

GABOARDO

             ... Çà, maître, vous mangez

Toute la fricassée et les pommes de terre.

MAGLIA, mangeant.

Cette observation n'est point parlementaire.

 

Il n'est pas difficile d'imaginer combien peut peser cette relation de souffre-douleur avec le maître Maglia. Aussi Gaboardo fait-il une fugue pour se retrouver en compagnie de Zafari, alias don César, sorti de prison et ayant pris un nom de proscrit des montagnes comme autrefois Jean d'Aragon avait pris le nom d'Hernani, dans une caverne, partageant une pitance certes maigre mais qu'on ne lui refuse pas.

 

[T. 1004 - vers 1845 - VII, 561]

Ils dînent d'un affreux fromage et d'une cruche d'eau dans la caverne.

GOULATROMBA, survenant.

Eh bien ? Vous léchez-vous les barbes du banquet ?

[ou : eh bien, comment fut le banquet ?]

ZAFARI

Le dîner était bon, mais le sexe manquait.

Survient Baba (la grosse Flore)

GABOARDO

En voici.

 

Et ainsi Gaboardo fait-il la connaissance de Goulatromba, remplaçant pour la suite don César dans le domaine de l'amitié, car les fragments réunissant le gueux " frère de cour " et le grand seigneur en rupture de ban appartiennent au passé. C'est aussi l'occasion pour Gaboardo de renouer avec le (beau) sexe en la personne d'une gueuse peut-être généreuse de sa personne.

L'effet s'en ressent dans le fragment suivant où Gaboardo fait montre d'une singulière impertinence envers un alcade des plus soupçonneux, sorte d'autorité qu'il craignait il y a peu.

 

[T. 1086 - vers 1845 - VII, 564]

L'ALCADE

                                    Pourquoi

Ne te rencontre-ton que dans la nuit très sombre ?

Réponds, gueux.

GABOARDO

                            Je ne sors que quand il fait de l'ombre

De peur que le soleil ne fane mon manteau.

 

Pendant ce temps, Goulatromba continue la fabrique de sa petite philosophie à usage personnel, s'inclinant avec respect devant la loterie de l'existence. Il fréquente les nobles de Madrid, hidalgos pouvant lui convenir.

 

[T. 1082 - vers 1845 ? - VII, 563]

Les gueux de Madrid

- au Prado -

DON ANNIBAL, à Goulatromba.

Quel est ce cavalier qui passe ?

GOULATROMBA, avec respect.

                                           C'est un homme

Heureux au jeu.

 

Peut-être Goulatromba a-t-il, lui, été malheureux au jeu, peut-être a-t-il perdu toute une fortune en se grisant plus que de raison face aux séductions des jeux de hasard ? En tout cas, il n'en conçoit nulle amertume et admire la réussite d'autrui, même si elle est provisoire.

Ce beau cavalier lui donne l'idée d'essayer à son tour de risquer de l'argent. Avec qui? avec ce nouveau compagnon, Gaboardo, misérable partenaire qui ne peut emmener le jeu que vers une parodie grotesque dont il ne faut rien attendre d'autre que le temps un peu plus tué à chaque coup de dé.

 

[T. 1065 - vers 1845-1846 - VII, 563]

Les gueux jouent. Guenilles. Dés crasseux.

GOULATROMBA, à Gaboardo qui joue trois maravédis à la fois.

Mon cher, vous allez perdre un argent insensé.

 

[T. 101 - vers 1846 - VI, 1010]

GOULATROMBA, (horrible, en guenilles)

Vous êtes fort novice en l'art mystérieux

De plaire au femmes, Jean. Tenez, moi qui suis vieux,

J'irai plus loin que vous tout jeune que vous êtes.

Vous ne savez pas bien ces façons, ces toilettes,

Ces mélanges de mots profonds et de rubans

- Profonds aussi -; ces yeux, ces soupirs absorbants,

(Il se drape, il imite, il est hideux et farce.)

Ces complications d'habits et d'attitudes

Qui prennent la coquette aussi bien que les prudes,

Et font qu'on leur paraît de charmants scélérats.

Et vous combinez mal ce rire d'enfant gras

Qui laisse voir vos dents plus haut que la gencive,

Avec la chevelure éplorée et pensive

D'un garçon de café qui prend des airs fatals.

 

Par ce portrait du séducteur banal mais encore jeune, Goulatromba dresse le contretype de son apparence, en une dérision grotesque qui va devenir sa loi pour la suite. Il est horrible, hideux, farce, en guenilles, il aime encore revêtir la défroque d'autrui, mais sans éprouver le besoin de lui voler les habits : l'attitude lui suffit.

Maglia lui-même fait l'éloge de Goulatromba comme gueux parfait en ce sens qu'il a l'élégance de parler fleuri quand on attendrait des mots-chiffons de sa part. Maglia reprend d'ailleurs, en la trivialisant, le jugement que portait jadis don César sur Goulatromba (voir note 5).

 

[T. 621 - 2e semestre 1846 - VII, 559]

MAGLIA (rencontré avec une fille. Explique.).

Mon cher, le destin joue avec le philosophe;

Il donne, ramassant cela dans le ruisseau,

A Diderot Nanette et Thérèse à Rousseau.

(Il dit de Goulatromba :)

                                  Ce brigand

C'est un homme élégant,

Poli, point ordurier. Jamais prude farouche

Ne vit un mot de gueule éclore dans sa bouche.

 

Goulatromba démontre cette aptitude magliesque à la maîtrise du langage dans une saynète (sa plus longue apparition) où il emberlificote un duc vieux et avare, et qui n'est pas tombé de la dernière pluie. Il sait contrefaire la sincérité, prétend connaître la Vérité en personne, et sait se venger, tel jadis Scapin, des coups de bâton reçus, par un chantage qui rapporte gros : il passe du un au centuple (de 1 écu ~ 150 francs actuels à 100 écus ~ 15 000 francs). Il est une sorte de Maglia en Hercule, terrible, horrible, qui peut faire peur à l'occasion, et dont le physique hideux est un argument des plus efficace.

 

[Ms 24.752, f° 339 - 2e semestre 1846 - VII, 532-533]

LE DUC, vieux et avare, apercevant Goulatromba [Maglia]

Ah ! c'est toi, drôle ?

(Aux laquais.)

                              Holà, vous autres !

(Il s'avance, menaçant, sur Goulatromba.)

                                                        Tu vas dire

Tout ce que tu sais, toi !

GOULATROMBA

                                    Duc, je vous veux du bien.

Ecoutez-moi, la force est un mauvais moyen.

LE DUC

Nous allons voir !

GOULATROMBA

                          Tenez, l'autre jour, vous triplâtes

Les coups sur mon échine et sur mes omoplates,

Vous me fîtes rosser, de la nuque aux talons,

Par six laquais taillés comme des Apollons.

Eh bien, ai-je parlé ? Nullement. Vous n'obtîntes

De moi que des mots froids, confus, des demi-teintes.

De révélations, point. Des faits mal liés;

Fort peu de jour enfin sur ce que vous vouliez.

Laissons là le bâton. Parlons en gentilshommes.

Honorons, vous et moi, les maisons dont nous sommes.

Duc, je vais vous donner des avis obligeants.

Pour faire, comme il sied, jaser d'honnêtes gens,

Rien n'est tel qu'un écu. L'écu qui sonne et brille

Fait qu'un bègue bavarde et qu'un poisson babille,

Et donne une subite éloquence aux muets.

On obtient : je vous aime, au lieu de : je vous hais,

Pour un écu. Devant l'écu doré sur tranche,

Une cruche salue, une cruche se penche

Et verse mollement tout ce qu'elle contient.

Vous êtes dans la nuit; un noir souci vous tient;

Vous allez à tâtons au hasard sur la route;

Duc, voulez-vous voir clair où vous ne voyez goutte ?

Faites luire à mes yeux, pour prix d'un bon conseil,

Un écu, je vous fais resplendir le soleil !

Je sais tout, je dis tout, vous saurez tout !

LE DUC, fouillant dans sa poche et lui donnant un écu.

                                                            Tiens, drôle.

GOULATROMBA, prenant l'écu.

Un seul ?

LE DUC, fouillant et donnant un autre écu.

              En voilà deux.

GOULATROMBA

                                    Rien que deux ?

LE DUC

                                                           Çà, l'épaule

Te démange. Tu veux des coups ?

GOULATROMBA

                                                Non.

LE DUC

                                                       Voyons, dis.

En voici trois. Es-tu content ?

GOULATROMBA

                                            J'en voudrais dix.

Je serais plus content.

LE DUC

                                   Dix écus, misérable !

GOULATROMBA

Si vous voulez avoir un récit admirable,

Donnez-moi dix écus. Moyennant dix écus,

Je vais, comme autrefois Hercule chez Cacus,

Chercher la Vérité qui dans son puits se cache,

Je l'empoigne aux cheveux, je la prends, je l'arrache,

Et je l'apporte ici toute nue à vos yeux,

Pleurante et rougissante ainsi que l'aube aux cieux !

Bref, dix écus, je parle, énonce, indique, expose,

Je démontre et je prouve, et vous savez la chose !

LE DUC

Drôle ! fût-on jamais volé comme cela !

Dix écus !

(Il les donne.)

GOULATROMBA

                Eloignez les hommes qui sont là.

Vous êtes un seigneur illustre et magnifique,

Vous ne voudriez pas que devant eux j'explique.

J'expliquasse est fort laid, mais ce serait mieux dit.

(Le duc éloigne ses valets.)

GOULATROMBA, prenant son gros bâton noueux caché derrière une borne.

Il me faut cent écus !

LE DUC, appelant.

                              A l'aide ! à moi. - Bandit !

GOULATROMBA

Ils sont loin ! -

(Avec douceur.)

                    Je vous aime ainsi qu'une maîtresse;

Lorsque je songe à vous, je pleure de tendresse,

O mon prince, ô seigneur bienfaisant et serein !

Vous ne voudriez pas me faire le chagrin

De vous rompre les os pour cette maigre somme !

(S'appuyant sur son bâton.)

Il me faut cent écus sinon je vous assomme !

 

Goulatromba, nouveau riche, veut faire des rencontres du sexe. Son choix se porte sur une semblable, Ogremouche, dont Maglia raille la beauté farouche.

 

[T. 631 - vers 1848 ? - VII, 559]

MAGLIA (apercevant Ogremouche - bas à Goulatromba.)

                              J'ai vu dans la mayor plaza

Des chiens danser avec des plumes comme ça.

Es-tu sûr que ceci soit une vieille femme ?

 

Goulatromba n'est pas lui non plus un Apollon, ainsi que l'atteste anonymement, cette parole de tendresse toute empreinte de la faconde d'un Maglia possible, ou d'une Ogremouche au goût rustique ?

 

[T. 91 - vers 1850 - VII, 552]

...

Viens çà, Goulatromba, monstrueux animal,

Que la vermine fuit de peur d'avoir du mal.

 

[T. 1106 - vers 1850 ? - VII, 565]

GOULATROMBA

Je lui dis : laisse-moi, belle fille,

Déposer sur ton front un baiser virginal.

Sa joue alors devint d'un rouge cardinal.

 

Ogremouche ne serait-elle pas cette fille que les yeux de l'amour font voir à Goulatromba sous l'aspect le plus romantique qui soit ? Je laisserai cette question en suspend, comme l'une des clefs possibles que cette mise en ordre chronologique des Fragments donne comme moyen de créer du sens ou une histoire reliant ces fulgurances entre elles.

Mais le moment est venu de revenir sur le parcours de Gaboardo, jusqu'à ce que sa route croise celle de Goulatromba. Nous l'avons laissé apprendre son métier de gueux avec Maglia, dans une relation parfois conflictuelle, puis faire la rencontre de Goulatromba qui semble l'avoir libéré de la tutelle de Maglia. Nous le retrouvons envoyé en reconnaissance dans le milieu interlope des tavernes, en contact avec un espion (agent double ?), et toujours en détestation de la police.

 

[T. 993 - vers 1845-1848 - VII, 561]

GABOARDO, à Sprychus (l'espion).

                          Tavernes, antres noirs

Où grouille la police, horribles millepattes,

O maître, bien souvent dans ces lieux vous rampâtes !

 

Gaboardo se trouve ensuite en présence de plus laid que lui, dans une sorte de dédoublement de son penchant au vin, incarné par Onufrio. Gaboardo prend du ventre et rejoint par ce trait la figure d'un Falstaff, comme lui goinfre et comme Onufrio ivrogne.

 

[T. 1050 - vers 1845-1848 - VII, 562-563]

GABOARDO ONUFRIO

Le goinfre et l'ivrogne

 

GABOARDO, s'arrêtant devant l'ivrogne (Onufrio) tombé.

Salut et respect !

(L'ivrogne ronfle avec bruit.)

                         Bien ! ronfle !

(Nouveau ronflement.)

                                           Sangsue humaine

Du tonneau détachée, ivre et de pampre pleine,

Je t'admire ! Le vin renouvelle ton sang.

Soûlard ! Gaboardo te contemple en passant.

S'il n'avait sa bedaine, il envierait ta trogne,

Et, s'il n'était pas goinfre, il voudrait être ivrogne.

 

[T. 539 - vers 1846 [?] - VI, 1012]

Gaboardo insulte et provoque Maglia.

MAGLIA

Certe, il faut qu'on m'ait fait un grand renom de poltron

Pour que Gaboardo soit avec moi si brave !

 

Confirmation de l'émancipation progressive de Gaboardo par cette remarque de Maglia, et aussi ce comportement de révolte vis-à-vis de l'ancien mentor.

 

[T. 90 - après le 10/8/1846 - VII, 552]

GABOARDO (quand on l'arrête et qu'on l'emmène le soir même de son arrivée.)

Dieu ! quel embêtement que cette ville-ci !

 

Là encore, Gaboardo continue sa carrière de gueux en butte aux autorités, se rapprochant de Goulatromba en tant que double grotesque de don César à qui il arrive de semblables aventures. L'arrestation dès l'arrivée en ville est une des marques de la marginalité des gueux, une péripétie récurrente qui en fait des parias, proscrits sans envergure politique, exilés de la société.

 

[T. 1062 - vers 1846 - VII, 563]

DON ANAFESTO

Tu sens bon aujourd'hui, ma parole d'honneur.

Où t'es-tu parfumé, drôle ?

GABOARDO

                                   Est-il donc, seigneur,

Défendu d'exhaler un odeur admirable ?

Je sens bon, voilà tout, c'est mon droit.

(Gaboardo a volé et caché dans ses guenilles la boîte à parfums de l'infante,

dont les flacons sont d'or à bouchons de diamants.)

 

Le superbe vol effectué (un très bon coup) conduit à une incongruité : le gueux parfumé. Cela ne peut que le rendre suspect, et constitue un danger. Comme pour les protagonistes du théâtre d'avant l'exil, sortir de sa condition comporte un danger. Et c'est un rien, une vapeur parfumée, qui dénonce le forfait, considérable, lui, en valeur, puisqu'il s'agit d'or et de diamants ! Le fragment qui suit est encore une illustration des efforts de Gaboardo pour surmonter sa condition, toute honte bue, comme s'il n'acceptait pas tout à fait les désagréments de la vie en lisière de la société. Courageusement, modestement, sur les traces de Figaro plumitif, il voudrait être écrivain public, pamphlétaire, satiriste comme l'indique le titre en anglais (en 1846 !), pour étaler son amertume ou sa rancour. Mais son insignifiance le voue à l'échec. Là encore il n'est plus que fumée.

 

[T. 1094 - 1846 - VII, 564]

THE SATIRIST

Comédie

 

GABOARDO

           Quoi, bravant les bastonnades,

J'ai bâti mon échoppe au pied des colonnades,

Je m'affiche parmi les calomniateurs,

Je suis fille publique au milieu des auteurs,

J'en vis, j'ai mis mon âme en vente dans la rue,

Je me suis établi gredin, plume bourrue,

Pamphlétaire, insulteur, chien aboyant, coquin,

Messieurs, qui veut de moi ? Messieurs, pour un sequin

Je bave sur les gens d'une manière vile ?

Et nul ne sait encor mon nom dans cette ville !

Nul ne m'a menacé de me rompre les os !

C'est fort humiliant. J'ai brûlé mes vaisseaux

Sans que personne même en ait vu la fumée !

 

Par une parenthèse utopique dans la recherche amoureuse, Gaboardo entre en contact avec Zubiri, la Célimène du petit monde des Fragments, et ayant affaire, sans comprendre sans doute, à la femme bifrons, Pholéma, dont la duplicité n'échappe pas à Zubiri, experte. Un jeu de mot sur le nom ? Pholéma = il me la faut ?

 

[T. 928 - vers 1846 (?) - XVI, 340]

GABOARDO

Que pense-tu de Pholéma ?

ZUBIRI

Que de profil c'est une guinche

Et de face une toupie.

 

Une sorte d'escalade dans les bourdes conduit Gaboardo à des actions désastreuses, ainsi qu'en témoigne le fragment mettant en scène un Maglia à la recolle des pots cassés, et retrouvant un Gaboardo ivrogne et goinfre, à la recherche du seul plaisir.

 

[T. 1094 - 10/12/1847 - VII, 560]

Orgie. - Cour des Miracles. - Gueux. - Guenilles. - Bouteilles renversées et cassées.

...

Gaboardo a volé. Ce vol entraîne une catastrophe si l'argent n'est pas retrouvé. Maglia vient dans la cour des Miracles pour tâcher de voler le voleur. Gaboardo boit couché sur sa sacoche pleine d'or.

MAGLIA, survenant.

O goinfres ! Aurez-vous bientôt fini de tordre

Et d'avaler !

GABOARDO, sous une table.

                    Seigneur, tout se passe dans l'ordre !

On se soûle. - On n'a pas de haine pour un sou.

Dévorer comme un gouffre et boire comme un trou,

Voilà mes sentiments chrétiens. Je les affiche.

Je crois en Dieu, je suis paisible. Je me fiche

Des faisceaux des tribuns, de la pourpre des rois,

Et j'aime mieux manger des truffes que des noix !

----------------

 

GABOARDO, observant Maglia, à part.

Il est fort populaire ici. - Diable, il s'approche !

Veillons ! il se pourrait qu'il me prît ma sacoche.

Un homme populaire est capable de tout.

 

Gaboardo veut bien croire en Dieu quand ses sens sont satisfaits, sa soûlerie ne le dépouille pas d'une lucidité de survie, il craint encore Maglia, en est peut-être secrètement jaloux, et même s'il est ridicule et peu digne, il tient à son larcin, à présent qu'il est parvenu à ses fins. En somme, Gaboardo ou le gueux maladroit.

Le temps est cependant venu pour lui de commencer à réfléchir sur sa vocation de gueux. Une figure héroïque a, semble-t-il, été à la source du désir d'être gueux pour Gaboardo - et pourquoi pas ? pour don César et Goulatromba - je veux dire Matalobos, le tueur de loups. Etre frère des voleurs, c'est encourir la haine. Il y a là comme une prière de Gaboardo à Matalobos, de même que Ruy Blas s'adressait par-delà le monde visible à Charles Quint. A chacun ses modèles.

 

[T. 631 - vers 1848 - VII, 559-560]

GABOARDO, levant les yeux au ciel.

... O souvenir du grand Matalobos !

..................

Tu le sais, je fondis en larmes, ô mon maître,

Quand au pied du gibet, un gros moine béat

T'eut pour le paradis signé ton exeat,

Et pendant huit jours, moi que la haine dénigre,

J'eus le regard pensif d'un veau qui pleure un tigre.

 

Enfin Gaboardo, utilisant les procédés de Goulatromba, se glisse dans les paroles de Maglia13, prend le pouvoir en un chant vindicatif et péremptoire qui pourrait s'adresser aussi bien au premier venu qu'à ce maître d'autrefois qu'était Maglia pour Gaboardo.

 

[T. 1018 - vers 1848 - VII, 562]

GABOARDO [MAGLIA], chantant.

Prenez garde, si l'on raisonne et si l'on bronche,

Je prends votre sorbonne et j'en fais une tronche.

Il avoue ensuite sa nature profonde, s'acceptant lui-même.

 

 

[T. 1107 - vers 1848 - VII, 565]

GABOARDO

Moi je suis simplement un goinfre taciturne.

 

Et c'est vrai qu'il y a là une lucidité sur sa façon d'être au monde, comme l'a montré la majorité des fragments de Gaboardo : une parole rare, brève le plus souvent, et, à présent qu'il s'est dégagé de Maglia, une propension à la solitude, qui ne l'engagera pas à la prolixité.

Lorsqu'il rencontre Maglia, c'est davantage sur un pied d'égalité, et ce dernier en vient à se confier tant en matière de foi qu'en goût littéraire (une allusion irrespectueuse à Racine et Athalie)14, en une complicité qui pastiche le " je ne sais quoi " si cher aux classiques.

 

[T. 57 - vers 1848-1850 - VII, 544]

GABOARDO

Que crains-tu ?

MAGLIA

Je crains Dieu, cher Abner; - c'est un vers magnifique

De je ne sais plus qui dans je ne sais plus quoi.

 

Une petite boutade où Victor Hugo se moque de lui-même, ou de ses anciens confrères, " déraillés " par la Révolution de Février 1848, où le danger d'être un gueux déclassé guette Gaboardo :

 

[T. 674 - 1848-1851 - VII, 593]

ORFEO, voyant venir Gaboardo.

Ce bonhomme éreinté doit être un pair de France.

 

Une série d'apparitions où Gaboardo est comme brouillé par les événements de la Seconde République, se faisant dépouiller petit à petit du prix d'ivrognerie par un Onufrio au nez plus éloquent, si j'ose dire (T. 525); où il ne connaît plus les gueux ses congénères - seul Maglia a le secret - (T. 439); et où il se fourvoit probablement quant à sa réputation vis-à-vis des gueux ou des bourgeois (T. 991). Il va jusqu'à faire l'entremetteur entre de vrais faux nobles, de basse et très récente extraction (T. 1103).

 

[T. 525 - vers 1850 - VII, 520]

MAGLIA (voyant venir Onufrio [Gaboardo])

Ce nez n'est pas le nez d'un homme redoutable.

ou

Ce nez n'est pas le nez d'un lâche incestueux.

 

[T. 439 - vers 1850 - VII, 545]

GABOARDO (montrant un gueux).

                           Quel est ce vieux ?

ORFEO

Je connais le visage et ne connais pas l'homme.

...

MAGLIA, approchant.

                                                    Il se nomme

 

[T. 991 - vers 1850 - VII, 561]

GABOARDO

                      ... dans ce quartier suspect

Je suis le vaste objet d'un immense respect.

 

[T. 1103 - vers 1850 (?) - VII, 565]

GABOARDO

...

Un de mes bons amis, le marquis romain Sacripante.

(A Lucinda.)

                          Je t'offre un bon parti,

Mon ami, le marquis romain Sacripanti,

La marquise de Fraîcherivière.

 

Persistant dans sa nature tapageuse, il n'en accède pas moins à une manière de divination, en prédisant des choses flatteuses, et plutôt justes, à Maglia ; et il transforme ses bravades d'antan en une sincère admiration. Désormais, un rapport plus amical s'établit entre les deux personnages. Mais la frénésie le guette, joyeuse, dans l'exercice de sa liberté enfin trouvée de gueux insoucieux (T. 1076).

 

[T. 595 - vers 1850 - VII, 586-587]

GABOARDO, ivre et battant les murs (à Maglia).

Je te promets la gloire et l'immortalité.

MAGLIA

Ne vendons point la peau de l'ours Postérité.

 

[T. 1076 - vers 1850 (ou plus tard) - IX, 928]

GABOARDO

...

Et pendant qu'il (se) fait horriblement de bile,

Moi, je ris à la fraîche aurore et je jubile.

 

Ce parcours de la carrière de Gaboardo après ses première rencontres avec Goulatromba nous l'a montré prenant au fur et à mesure " du poil de la bête ", de manière souvent chaotique, n'échappant pas aux égarements de l'incertitude, ni aux velléités par définition sans lendemain, et cependant affirmant d'une façon de plus en plus personnelle sa vocation de gueux, faite de hardiesse et de solitude.

Le portrait qu'en fait Goulatromba, s'il ne ressortit pas de la réclame trompeuse ou de l'ironie farceuse, constitue Gaboardo en gueux redoutable, brevet délivré par un gueux magnifique (T. 742). Mais la suite (T. 1037) nous montre les limites d'une telle promotion : si Gaboardo veut s'ériger en maître-gueux, Goulatromba, définitif, le remet à sa place, celle du chien ! Néanmoins, Gaboardo s'est suffisamment affirmé pour persister dans l'impertinence face à l'alcade inquisiteur (T. 1097). Un gueux se dépense en vols sans compter ; une différence entre Gaboardo et Goulatromba, et pas la moindre, Gaboardo n'aime pas tuer.

 

[T. 742 - après le 28/6/1851 - VII, 561]

GOULATROMBA, montrant Gaboardo.

                ... Il est célèbre entre nos fortes lames.

Son genre est d'inspirer des passions aux femmes.

J'en sais maintes, monsieur, qui sont folles de lui.

 

[T. 1037 - daté du 10/9/1851 - VII, 562]

Gaboardo leur déconseille le vol.

GOULATROMBA

Vas-tu te mettre à faire ici de la morale !

O le plus monstrueux de tous les animaux !

Tais-toi. Bois, mange et dors. N'ajoute pas trois mots.

Il faut que tu sois gris pour être supportable.

Nous ne te tolérons que couché sous la table.

 

[T. 1097 - vers 1851 (ou plus tard) - VII, 564]

L'ALCADE

Coquin, combien de gens as-tu sur les grand'routes

Robés, volés, pillés, détroussés à loisir ?

Réponds.

GABOARDO

                  Je vous ferais ce compte avec plaisir

Si j'étais plus versé dans la mathématique.

               Tuer un homme,

Selon mon point de vue à moi, c'est incorrect.

 

Depuis que nous l'avons laissé, Goulatromba s'était tranquillement installé dans ses habitudes, prenant la vie avec philosophie, une joie de vivre loin des tourments de Gaboardo, ne dédaignant pas le vagabondage et la marche, et plus heureux qu'un Jean Valjean aux étapes de repos. Si Gaboardo est le goinfre, Goulatromba est le bon vivant qui s'épanouit (sa deuxième plus longue tirade) à la vue de la bonne chère, capable de développement sur un vers latin (quelle provenance ?).

 

[T. 1079 - avant l'exil - VII, 563]

GOULATROMBA, à l'hermite. [sic]

Mon père, comme vous je m'abreuve d'absinthe.

 

[Ms 24.752, f° 337 - vers 1851-1852 - IX, 923]

GOULATROMBA, s'asseyant au coin de la cheminée de l'hôtellerie.

Particularité de cette vie humaine :

Dès l'aube on marche, on rôde, on flâne, on se promène,

On s'éreinte, et le soir, assis sur un vieux banc,

On aime à s'élargir devant un feu flambant.

O cheminée ! Ici chante la lèchefrite;

Ici, par le goulot trop étroit qui m'irrite,

Le vin coule à plein verre et rit, frais et vermeil;

Ici brille, nimbé d'un rayon de soleil,

Le beau cuisinier rose orné d'un ventre énorme;

Ici, dans un brasier fait d'une moitié d'orme,

Un vieux blason rougit sur la plaque de fer;

Ici, noire machine et ployant sous la chair

Comme ploie en octobre un pommier sous les pommes,

Montrant sous son beau jour le chien, ami des hommes,

Brûlant, saignant, joyeux, de viandes encombré,

Chargé du perdreau rouge et du pluvier doré

Et du chevreau courant hier encor sur la roche,

Devant les clairs fagots grince le tournebroche;

Ici le gril pétille et la marmite bout.

Ce coin de l'univers me plaît par-dessus tout.

(Terarum mihi praeter omnes angulus ridet)

 

Dans ces années-là, Goulatromba est en verve de générosité et joue au grand seigneur, bon diable populaire qui fait (re-)naître la dignité dans les bas-fonds. Cela ne va pas sans une certaine fierté toute espagnole, que l'exil, celui de Hugo se répercutant sur " ces gueux de son affection ", va assombrir et renouveller tout à la fois.

 

[T. 1031 - vers 1852 - IX, 930]

Messieurs les drôles

Goulatromba, en guenilles et hautain, distribue de l'argent à un tas de gueux qui se bousculent autour de lui, avec des cris de prière et de joie.

BOMBARDONE, tendant la main avec dignité.

Moi, je dis comme Horace en langage divin :

Si Mécène daignait m'octroyer quelques piastres,

Je serais un faquin camarade des astres,

Et j'irais me cogner la tête au plafond bleu.

 

Goulatromba sait désormais où frayer, et sa chasse amoureuse (T. 1053) a valeur d'exemple pour Gaboardo qui lui en reste aux illusions de la beauté ensorceleuse d'une Zubiri (T. 1084). Notons que Gaboardo est devenu, même en amour, à la fois abrupt et détaché. Mais Zubiri l'a pris dans ses filets.

 

[T. 1053 - vers 1852 (peut-être avant) - IX, 930-931]

(Ils voient passer une vieille femme.)

GOULATROMBA

Que dis-tu de cette compagnonne ?

GABOARDO

Elle a l'air d'un vieux diable ou d'une vieille nonne.

GOULATROMBA

Ami je suis ravi de voir qu'elle te plaît,

Je la prends pour amante.

(Il aborde la vieille.)

 

[T. 1084 - après le 28/3/1852 - IX, 885]

GABOARDO à Zubiri.

Mes atomes crochus ont rencontré les vôtres,

Accomodez la chose ainsi qu'il vous plaira,

Bref ! je suis amoureux, fou, bête et cœtera.

 

Gaboardo, que l'amour inspire, se brosse un autoportrait flatteur de don Juan bestial : le sourcil en accent circonflexe, l'oil rond, la barbe de bouc lui forgent un visage d'amoureux qui pourrait être le masque d'un satyre ; et le dessin en atteste qui transforme le portrait idéalisé (tel que se voit Gaboardo ?), le raturant pour le refaire en une trogne beaucoup moins avenante. Cette confession devant qui ne le connaît pas est une duperie si les spectateurs prennent pour argent comptant l'autopromotion que Gaboardo s'octroie.

 

[Ms 24.752, f° 324 - 1852 (?) - voir dessin au t. XVII, n° 142 - IX, 923]

GABOARDO, se louant lui-même devant des êtres

qui ne connaissent que son nom.

Ayant énormément d'aventures galantes,

Il est forcé d'avoir un cour en caoutchouc.

Il est charmant. Il porte une barbe de bouc,

Et son oil rond, qui semble admirer le beau sexe,

Crie : ô ! sous l'angle aigu d'un sourcil circonflexe.

 

Gaboardo est un ivrogne, sans doute, mais nous avons vu qu'il se dédoublait en Onufrio pour ce trait de caractère. La vérité est que les remplacements de Gaboardo par Onufrio que nous avons déjà constatés sont un peu plus tardifs, ce sont des ajouts faits après coup et dont le beau fragment à la louange de la bouteille est le point d'orgue. Nous observons ainsi le mode de formation des personnages, ici par scissiparité à partir du nez : une de leur particularité se développe et fabrique un autre personnage. Gaboardo laissant désormais à Onufrio la part du lion en matière de lyrisme alcoolique, il se retrouve à la portion congrue, retombant dans ses travers de jeunesse modifiés cependant par l'accoutumance au sentiment amoureux (T. 116 et T. 1060).

 

[Ms 24.752, f° 325 - 1852 (?) - IX, 923-924]

Cabaret

ONUFRIO [GABOARDO], s'épanouissant devant une bouteille.

Le pêcheur bas-breton, tout mouillé par la mer,

Séchant ses durs habits devant un feu de landes,

L'académicien sous quatre houpelandes,

Un écolier qui voit Goton mettre ses bas,

Barabbas quand le mob délivra Barrabas,

Malvina, près d'Arthur assise sur la mousse,

Ne sont pas pénétrés d'un chaleur plus douce,

Ne sentent pas en eux plus de charmant émoi

Et plus d'amour que moi, bouteille, devant toi !

Bouteille ! esprit du sot ! babil de l'hypocrite !

(Il s'assied à une table, et boit.)

Pour savoir qui d'entr'eux a le plus de mérite,

Supposons que les pots passent un examen.

Le ciboire dira : Très chers frères, amen !

La jarre dit : je mets de l'huile dans vos lentilles;

La cruche dit : je mène aux fontaines les filles

Pour les faire embrasser par les garçons. - Pardieu,

Dit la marmite, moi, je mets le pot au feu,

Je suis utile aux vieux pour enfouir des sommes.

Toi, bouteille, tu dis : je rends heureux les hommes.

Buvons ! buvons ! Malheur au lugubre crétin

Qui se fait sobre afin d'apprendre le latin,

La sagesse, le grec, la vie et l'othographe,

Et qui vit tête-à-tête avec une carafe !

Bois de l'eau, tu sauras; bois du vin, tu riras.

Foin du savoir ! Gaîté, viens, je t'ouvre les bras !

Dieu mit la Vérité laide, nue et très vieille,

Au fond du puits, la joie au fond d'une bouteille.

(Il boit.)

Quelle bêtise ! on dit : être heureux comme un roi !

Un trône est peu de chose. On n'a rien devant soi.

Est-on bien assis là ? peut-être. Mais on boude;

Pas le moindre buffet pour y poser son coude.

Pour moi, je le déclare ici publiquement,

Parmi tous les mortels nés sous le firmament,

Je tiens pour le plus grand et pour le plus respectable,

Non l'homme qui s'assied, mais l'homme qui s'attable.

(Saisissant et contemplant sa bouteille.)

Je te bénis, ô toi par qui l'on bat les murs !

Mamelle où, nuit et jour, pendent les hommes mûrs

Comme les blonds enfants pendent au sein des mères;

Ventre mystérieux d'où sortent les chimères,

Les rêves, les projets, les quarts d'heure dorés !

Vase mis par Noé dans les vases sacrés !

Miroir où nous voyons, dans la suave orgie,

Rire en face de nous notre bouche élargie !

 

[T. 116 - après octobre 1852 - IX, 926]

(La porte du cabaret.)

GABOARDO, embrassant la bouteille.

Je vous atteste, ô champs, prés, fleurs et cotera !

Je vous atteste; ô nature ! elle est ma bien-aimée !

Sois témoin, toi soleil, chose bien allumée,

Nombril du ciel, sequin très gros, vie, esprit, feu,

O jeton de présence éternel du bon Dieu !

 

[T. 1060 - Jersey (1852 ?) - IX, 926]

GABOARDO

             Le soir tombait

Et comme je songeais à ma belle maltaise,

Le croissant qui parut ouvrit la parenthèse.

(Peinture de la belle. Dithyrambe. Enthousiasme.

Dernier mot:

Et qui l'épousera sera cocu d'emblée.

Fermons la parenthèse avec ce croissant-ci.)

 

Suit une série de timidités où Gaboardo se paye de mots, selon le diagnostic de Maglia, n'ayant plus le courage de voler et préférant mendier, sans succès (T. 713) ; où il déprime tendrement, prenant conscience du désaccord entre son âme et son corps, ce qui en fait un être profondément désuni (T. 132) ; et où il ne peut plus que constater la supériorité de Maglia lorsque celui-ci brave fièrement les intempéries (T. 638).

 

[T. 713 - vers 1852 - IX, 931]

MAGLIA

Comme vous vous payez de mots facilement !

GABOARDO, déguenillé, hideux.

(Il demande l'aumône à un passant qui le repousse durement.)

C'est sans doute un mari malheureux. Mes succès

Près des femmes me font haïr de tous les hommes.

 

[T. 132 - après le 31/10/1852 - IX, 933]

GABOARDO, plaintif.

Je suis un être doux, pur, quoique infortuné.

     J'ai l'âme en fleur avec de vieilles bottes.

 

[T. 638 - 29/12/1852 - IX, 932]

Pluie à verse. Nuit.

GABOARDO, à Maglia.

             ... homme d'acier !

MAGLIA, secouant ses grègues.

                                  trempé.

 

Goulatromba l'entraîne dans un cambriolage, histoire de renouer avec la vocation des gueux, mais ils sont sous la coupe d'un mystérieux inconnu, Nox ; ils n'ont plus la main. Gaboardo continue de s'illusionner sur son élégance, ce qui ne manque pas de faire rire le jeune page Denarius, recruté pour l'occasion, et Goulatromba sait prendre la distance nécessaire pour se pavaner de ses guenilles, parodiant une fois de plus les concours d'élégance. Si Gaboardo est hideux, son compère est monstrueux, ce qui est un progrès dans l'abjection. D'ailleurs, il semble s'être résigné à se mettre en ménage avec sa pareille, doña Ogremouche, preuve de modestie (T. 999).

 

[T. 1063 - en décembre 1852 - IX, 921]

Minuit. - Les voleurs devant la maison.

...

Nox, chef de la bande. - Peut-être un inconnu, un démon. - Peut-être un fils de famille qui a pris ce nom (A examiner).

NOX, inspectant et sondant la porte.

              C'est barré de trois barres de fer

En dedans. Chêne plein. La porte est toute neuve.

GABOARDO, hideux, en haillons.

Au lieu de la voler, si je rendais la veuve

Amoureuse de moi ?

DENARIUS

(le page, jeune et joli).

                           De toi !

(Il rit.)

GABOARDO

                                    Mais, sans orgueil,

On a tout ce qu'il faut pour égratigner l'oil

Des donzelles qui vont à vêpres les dimanches.

(Tirant sa fraise en loques.)

On a, je crois, du linge

(Montrant son rictus.)

                                 et les dents assez blanches.

(Etalant son mollet.)

La jambe est bien.

GOULATROMBA, monstrueux, en guenilles.

                           Ah çà, vas-tu pas avoir l'air

D'un être qui s'admire, et d'un gaillard tout fier

De ses perfections, rares dans les deux mondes ?

Vois-moi, j'ai ravagé les brunes et les blondes,

Je suis modeste et doux; je dis en plein salon :

- Mesdames, je n'ai pas le nez de l'Apollon;

(Montrant un horrible sombrero troué :)

Mon feutre est quelque peu fané, ma plume est triste,

Mon pourpoint se fait vieux. -

(Il étale toutes ses guenilles.)

                                          L'élégance consiste

A faire bon marché de son propre agrément.

NOX, revenant.

La porte cède. Entrons. Dépêchons. Promptement.

(Ils entrent dans la maison.)

 

[T. 999 - vers 1853 - IX, 937]

GOULATROMBA à doña Ogremouche.

J'obtempère à vos feux.

 

Gaboardo, en revanche, s'il admet son vieillissement, devient enfin adulte en quelque sorte, reste persuadé de sa beauté. Il est plus calme, plus posé qu'autrefois, sachant répondre aves aménité à l'insulte.

 

[T. 1089 - vers 1852-1853 - IX, 928]

LA VIEILLE, à Gaboardo.

Vieux gredin !

GABOARDO

                    Vieux. C'est vrai. Je vieillis, je le sais,

Mais sans en être ému. Je m'argente avec calme.

Pourtant si l'on donnait un prix d'âge,

(Avec un air galant.)

                                                      la palme

Serait à vous, madame.

 

Gaboardo reste néanmoins naïf, se faisant manipuler par un Goulatromba décicément plus malin, disposé qu'il est à croire que Goulatromba pourrait tomber comme lui dans les rêveries de l'amour à la collégienne. Bien entendu, il n'en est rien et Goulatromba récolte le fruit d'une rapine de Gaboardo pour son propre usage ; il a su les mots pour éblouir Gaboardo, comme jadis il en avait usé avec le duc avare, et la conclusion de tout ceci, c'est que Gaboardo trouvera toujours plus gueux que lui.

 

[Ms 24.752, f° 326 - début exil - Pauvert, p. 1069 et Bouquins, "Chantiers", p. 1043-1044]

GABOARDO - GOULATROMBA

GABOARDO

Je te trouve l'air farce. Est-ce que tu serais

Par hasard amoureux ?

GOULATROMBA

                                  Je cherche un antre frais

Pour rêver. Fils, j'ai vu l'autre jour une femme.

Ses yeux m'ont en passant jeté toute son âme.

GABOARDO

Et tu l'as ramassée, imbécile ?

GOULATROMBA

                                            Tu vois

Un mortel qui soupire et qui va dans les bois,

Non pour attendre un coche et récolter des piastres,

Mais pour cueillir des fleurs et contempler les astres.

GABOARDO

Crétin !

GOULATROMBA

              Je vais la nuit regarder sa maison.

GABOARDO

Bouf !

GOULATROMBA

              Ami, je lui fais des vers.

GABOARDO

                                                Splendide oison !

 

Goulatromba profite de l'ébahissement de Gaboardo, lui fourre dextrement la main dans la poche, et lui prend la bourse volée par Gaboardo au vieux bourgeois, puis il s'en va, et laisse Gaboardo méditant sur son ineptie.

Gaboardo qui se prend pour Napoléon (la mémoire comme armoire à tiroirs est un des lieux communs de la légende napoléonienne) expose en mythomane son passé sentimental où il cache peut-être l'essentiel, pour se faire valoir auprès du marquis Platon. Est-ce, parce que, encore une fois, Gaboardo a honte de lui-même?

 

[T. 1068 - après le 2/11/1853 - IX, 927]

Gaboardo. Coluber. Le marquis Platon.

GABOARDO [COLUBER]

Marquis, dans mon passé

J'ai fouillé; j'ai cherché la chose en cette armoire

Que l'homme a dans l'esprit et qu'il nomme mémoire;

J'en ai, l'un après l'autre, ouvert tous les tiroirs,

Dérouillé les secrets, essuyé les miroirs;

J'ai retrouvé Flora, Rousselette, Lucinde,

Suzette la colombe, Impéria la dinde,

Des bals, des coups d'épée et des coups de bâton;

Mais point cette aventure et point cette Goton.

 

Gaboardo a sans doute pris le chemin de l'exil, suivant son créateur qui trimbale avec lui sa tribu secrète, et va en connaître les misères, celles qui attendent les personnes déplacées en un milieu inconnu, à commencer par cette tempête qui le transporte d'Espagne dans les îles anglo-normandes, assurément.

 

[T. 1057 - vers 1853 - IX, 931]

GABOARDO

La tempête en délire

Jouait dans nos agrès comme avec une lyre;

Le vent de mer jurait comme un chat furieux.

 

Puis c'est la rencontre avec un autre exilé, Bofalù, où l'ironie se fait noire et macabre :

 

[T. 990 - 1853 [?] - IX, 931]

GABOARDO, en guenilles.

(A Bofalù en haillons qui mange du pain noir près d'une cruche d'eau, assis sur le pavé.)

A force de bâfrer et de faire ripaille,

Vous finirez, mon cher, par mourir sur la paille.

 

- l'essai de l'autopersuasion de l'accès à l'amour, le désir pathétique d'être regardé par les belles, avec cette réccurence des regards qui percent l'âme (voir le T. 1014, de Goulatromba) :

 

[T. 679 - vers 1853 (?) - IX, 931]

GABOARDO

La belle me lancait des regards diagonaux.

----------------

Moi, pendant ce temps, j'étais par cette belle

Percé de part en part de regards diagonaux.

 

- le retour à la consolation du vin :

 

[T. 663 - vers 1853 - IX, 932]

GABOARDO

                                                     animal

Sache que le bon vin ne fait jamais de mal.

 

- le rêve de l'inaccessible :

 

[T. 1033 - Jersey [1853 ?] - IX, 937]

GABOARDO

J'ai la faiblesse

d'adorer l'or massif.

 

- la susceptibilité ombrageuse qui prend la mouche à la première blessure :

 

[T. 1059 - en novembre 1853 - IX, 989]

GABOARDO

Ah çà, vous moquez-vous ? raillez-vous ? gouaillez-vous ?

Vous gaussez-vous les gens ? Te fiches-tu de nous ?

 

- l'accoutumance au climat marin :

 

[T. 1071 - vers 1854 - IX, 927]

GABOARDO

Marins,

Le vent souffle en hurlant sur les voiles éparses.

Gare l'eau ! l'équinoxe a commencé ses farces.

 

- et peut-être un regain provisoire de l'estime de soi :

 

[T. 618 - vers 1855 ? - IX, 932]

GABOARDO

Primo mihi.

MAGLIA

Tu parles turc avec un talent remarquable.

 

tempéré, il est vrai, par les sarcasmes de Maglia, qui ne se résout pas à lâcher sa tête de turc.

- Maglia sait aussi, à l'occasion, réconforter le pauvre Gaboardo qui n'en peut plus de son nez, rouge comme celui d'un ivrogne, d'un clown, d'un enrhumé de la Manche.

 

[T. 498 - vers 1855 ? - IX, 933]

GABOARDO, se regardant dans un miroir.

J'ai le nez rouge, hélas !

MAGLIA

                                   Mon cher Gaboardo,

Vous avez inspiré de l'amour à des femmes

Qui mettaient des prélats et des sergents en flammes,

A d'autres dont des rois demeuraient étonnés,

Comment n'êtes-vous pas content de votre nez ?

 

- La déchéance continue, avec ses misères physiques (l'emplâtre sur les yeux), les railleries de ce gueux qui le traite de porc, et la nécessité pour Gaboardo de répondre férocement, balayant toute solidarité entre gueux :

 

[T. 105 - [vers 1855 ?] - IX, 935]

Les deux gueux (tous déguenillés et hideux) s'abordant.

BOFON

Salut Gaboardo ! vous êtes monstrueux.

Vêtu de trous, logé dans des trous; sur les yeux

Un emplâtre; c'est beau ! vous alliez, en somme,

La propreté du porc à la laideur de l'homme.

GABOARDO

Salut ! sachez que si vous avez le malheur

De me prendre ma bourse, ô vermineux voleur,

Vous la garderez ! - car ce que ta main immonde

Touche, je n'y voudrais toucher pour rien au monde !

 

Goulatromba, lui, que nous avions laissé en ménage avec Ogremouche, a repris sa liberté, faisant sienne des habitudes de sommeil qui sont sans doute celle de Victor Hugo, poétisant son rapport à la nature, amante plus charmante que la vilaine Ogremouche. Le froid le ramène brutalement à la réalité prosaïque.

 

[T. 1096 - écriture Jersey [1853-1855 ?] - IX, 928-929]

C'est le petit jour.

GOULATROMBA - en haillons, couché sur le pavé, endormi.

On entend sonner cinq heures au clocher voisin. Il soulève la tête, et écoute :

Six heures que je dors ! comme ont dit nos aïeux,

Six heures, c'est assez pour l'homme, jeune ou vieux.

Sept heures au malade. A personne huit heures. -

(Il se dresse debout sur le pavé. Il baîlle.)

O vent du matin, tu m'effleures

Avec amour ! Le ciel rose, tendre et charmant

Rougit comme l'amante au réveil de l'amant. -

Quel froid de chien !

 

Un moment d'autosatisfaction, parodie du Cantique des Cantiques15 , où la crasse, le charbon et la vieillesse n'entament pas sa philosophie ataraxique.

 

[T. 1096 - [écriture Jersey 1853-1855 ?] - IX, 929]

GOULATROMBA (hideux, en guenille, sordide, horrible)

Je suis noir, mais beau.

 

Goulatromba prend encore en bonne part ce qui fait son existence, la drapant d'une ironie dénonciatrice de la vanité des gloires de ce monde.

 

[T. 995 - vers 1854 ? - IX, 929]

GOULATROMBA (à Carcagente)[ou Maglia]

(guenilles - cour des miracles)

                             ... mon cher, une Société

De choix prenait chez moi les glaces et le thé;

Et je te le dirai pour peu que tu l'ignores,

C'étaient des margotons avec des monsignores.

 

Il est toujours le virtuose de la parole qui embobine, additionnée à son goût ancien pour les travestissements, ici particulièrement grotesque. C'est toujours quand il prétend dire la vérité qu'il trompe son monde, et même si c'est réellement la vérité (par exemple, la trilogie de son portrait moral au dernier vers), celle-ci n'est jamais reconnue, car comme le dira plus tard Glapieu, elle " finit toujours par être inconnue ".

 

[T. 95 - vers 1854-1855 - IX, 934]

LE GROUPE DE BOURGEOIS (effaré.)

                                     Mais enfin qu'est-ce

Que ce Goulatromba ?

GOULATROMBA survenant, déguisé en diseuse de bonne aventure.

                                 Veillez sur votre caisse.

Vous le reconnaîtrez à ce signalement :

Un espagnol qui veut qu'on le croie allemand,

Cape déchiquetée en barbe d'écrevisse,

La main du vol, le front du crime, l'oil du vice.

(Il prend à l'un sa montre, à l'autre son mouchoir, à l'autre sa bourse.)

 

Se souvenant du Neveu de Rameau (je n'ai pas eu le temps de rechercher la référence précise), il avoue préférer être, implicitement, immoral et riche, que pauvre et vertueux. C'est un goût presque enfantin de la possession qui l'habite.

 

[T. 1075 - vers 1855 - IX, 927-928]

GOULATROMBA

Il est doux, dit Sénèque, ô Jupiter vainqueur,

De sentir palpiter dans son thorax un cour

Sublime, ferme, pur, honnête et sans reproche.

(Secouant son gousset.)

J'aime mieux sentir battre un écu dans ma poche.

(Agitant le gousset plus vivement.)

Il est là ! Je le sens; mon âme est en émoi.

Il frappe, il sonne, il chante, il danse, il dit : c'est moi !

 

Toujours dans la même veine, il ironise sur le calme du vacarme, la beauté des maritornes, les vins sans doute mauvais et le temps que l'on devine épouvantable. Sinon, il dormirait à la belle étoile. La vie comme elle vient le contente, heureuse nature !

 

[T. 1029 - vers 1855 ( ?) - IX, 930]

GOULATROMBA - béat.

(Dans l'auberge. Au milieu des maritornes, des tournebroches et du vacarme.)

Ce ciel tiède et charmant, le calme de ce gîte,

Les vins prodigieux qu'ici je m'ingurgite,

Les yeux noyés et bleus de ces belles, me font

Planer, ô rêverie, en ton azur profond.

 

Et la musique se poursuit sur la note bleue de l'idéal lorsqu'il rencontre un compatriote soûlographe. Le renversement des valeurs bourgeoises trouve en Goulatromba un avocat sinon pertinent mais sans nul doute sincère.

 

[T. 981 - [vers 1855-1856 ?] - X, 1037]

GOULATROMBA à Gebracabezas.

...

Ton âme est bonne, grande, aimante, généreuse;

Et tu te soûles; c'est une vertu de plus.

 

Enfin, avec le temps, s'est établi entre Goulatromba et Gaboardo une complicité moqueuse. Ils forment un duo efficace qui utilise la vieille stratégie du rire sur soi-même aux dépens d'un troisième larron (ici, la mère Boilu), mobilisant le langage précieux qui donne des sentiments aux objets, convoquant les références bibliques et mythologiques dans une pratique joyeuse et gamine du vol à la tire. Ils dédaignent la nourriture de la cuisinière et préfèrent les complications de la revente des menus objets dérobés.

 

[T. 99 - [écriture Jersey 1853-1855 ?] - IX, 936]

(La cuisine. Les deux gueux arrivent. La mère Boilu les regarde effarée.)

GOULATROMBA à la mère Boilu

(grosse énorme vieille cuisinière au menton orné de goupillons blancs.)

O Vénus de céans ! Vous êtes grasse et belle.

Le fourneau pour vous brûle et vous fait les yeux doux;

Le monstre Tournebroche est amoureux de vous.

Ignorant votre nom, je vous nomme Lucinde.

Pendant que vous plumez chastement cette dinde,

Puisqu'Avril dans les cieux rit aux tendres ébats,

Souffrez qu'on vous dérobe un doux baiser.

(Il se penche sur elle et lui vole sa tabatière dans la poche de son tablier.)

[LA MÈRE BOILU]

                                                                  A bas,

Mufle !

GABOARDO

            Ne faites pas attention aux choses

Que dit ce papillon, grand fureteur de roses.

Chère, il est fat, il est né fat, il sera fat

Jusque dans la vallée âpre de Josaphat.

Embrochez votre dinde avec calme, ô sylphide !

Fermez l'oreille au chant de ce Zéphyr perfide.

(Il lui coupe la jeannette d'or qu'elle a au cou, et fourre l'objet dans sa poche. Ils sortent.)

(Dans la rue.)

Maintenant nous avons de quoi souper. Viens-t-en.

 

La suite de leur périple en compagnie l'un de l'autre montre que le festin conquis se termine en querelle. L'aisance momentanée fait perdre à Gaboardo sa dignité et le replonge dans son travers invétéré. Goulatromba a moralement, mais d'une autre façon que Maglia, l'ascendant sur Gaboardo. Il marque à son encontre une mansuétude méprisante qui le ravale au néant.

 

[T. 98 - vers 1855-1856 - X, 1037]

Gaboardo, ivre, terrible, écumant, menacant, les poings lévés, rugissant, accable Goulatromba d'injures. Après qu'il a fini :

GOULATROMBA, se tournant vers le public.

Je pourrais massacrer cet insecte, seigneur;

Mais je ne daigne pas lui faire cet honneur;

Le tuer, ce serait supposer qu'il existe.

 

Mais tout n'est pas si simple entre ces deux-là. Par un changement d'humeur qui est un véritable bouleversement dans leur relation, Goulatromba pousse à son tour sa plainte, avouant sa pauvreté comme une souffrance, et se résignant à ne plus jamais espérer la richesse.

 

[T. 1023 - vers 1855-1856 - X, 1037-1038]

GOULATROMBA

            Plains-moi, j'ai peu de sous.

GABOARDO

Ton crédit ?

GOULATROMBA

                   Tout est vain, gloire, honneurs, renommée.

Je penche un front rêveur et je dis : la fumée

Du toit d'un pâtre obscur s'en va moins vite au vent,

Hélas ! que les doublons des poches d'un vivant !

Quelques maravédis me seraient fort utiles.

Le crédit, limaçon aux cornes contractiles,

Se retire de moi, pauvre lys indigent,

Et sans me laisser même une trace d'argent.

 

Alors le chant du cygne noir arrive qui prend la mesure d'une vie en une belle tirade (la plus belle, peut-être, de tout cet ensemble des Fragments) pour se résoudre au néant. Goulatromba regrette sa jeunesse, il se sent usé, rapé, limé, rogné, il se réduit à ses vêtements, des haillons, il s'efface, n'ayant pas même espérance en son âme qui n'est plus rien. Gaboardo ne le verra plus.

 

[Ms 24.752, f° 336 - vers 1855-1856 - X, 1038]

GABOARDO

                                  Que fais-tu là ?

GOULATROMBA

                                                        Je suis

Un être qui médite au sein profond des nuits.

Je m'amoindris, mon cher ! je songe à mes désastres.

Ami, je sens s'user mes habits sous les astres,

Ma peau sous mes habits, mon âme sous ma peau.

Mon chapeau sur mon front, mon front sous mon chapeau,

S'usent. A chaque instant notre moi meurt et tombe.

La vie à petit bruit nous râpe dans la tombe.

Nous sommes des haillons cachant des ossements.

Nous fûmes autrefois des maroufles charmants,

Et l'on disait de nous : - Ces gueux ont des Lucindes !

Les truffes et l'amour, les femmes et les dindes,

La jeunesse, les chants, le vin, tout est pour eux. -

Aujourd'hui, nous avons des aspects douloureux.

Le temps, vieux juif, prend l'homme avec sa patte infâme,

Et nous lime, et nous rogne, et rend à Dieu notre âme

N'ayant plus d'effigie et n'ayant plus le poids.

...

 

Bizarrement, Gaboardo, comme libéré de Goulatromba par l'effacement de celui-ci, aspire maintenant au bonheur, pris par la sève d'un renouveau printanier (qui correspond peut-être à une effervescence fantaisiste de Hugo16 ), devient lyrique, ne répugne pas aux Gotons qu'il réprouvait devant le marquis Platon, bref, est complètement transformé par un sentiment amoureux et cosmique. C'est le taciturne qui parle tout d'un coup avec éloquence et abondance (une phrase pour vingt vers, c'est son plus long discours), dans un accès de folie rhétorique qui ressemble à un contre-coup du deuil.

 

[Ms 24.752, f° 330 - vers 1855-1856 - X, 1038-1039]

GABOARDO, en guenilles.

Puisque sur l'almanach le mois de mai rayonne,

Puisque Pâque sourit aux jambons de Bayonne,

Puisque, dans ce doux mois, sortant coiffé de l'eau,

Pareil au grand Louis éblouissant Boileau,

Le beau Phébus joufflu met sa perruque blonde;

Puisque la nymphe nue apparaissant sous l'onde

Allume l'oil lassif des fauves ægipans;

Puisque les grimpereaux, ces petits sacripans,

S'en vont passer la nuit chez les bergeronnettes;

Puisque les savants même et les porte-lunettes,

Ajustant leur besicle à leur nez indiscret,

Pour découvrir un peu quelque antique secret,

Troussent effrontément la jupe de Cybèle;

Puisque le papillon dit à la fleur : ma belle;

Puisque c'est la saison où tout renaît au jour,

Où les sources, les prés et les bois font l'amour,

Où l'âme croit flotter dans une aube azurée,

Où le pâle Adonis s'éprit de Cythérée,

Je ne vois pas pourquoi, portant barbe au menton,

Je ne deviendrais point amoureux de Goton.

 

Dans un hommage au vieux gueux qu'il ne voit plus, Gaboardo, qui poursuit ses errances au clair de lune, reprend l'antienne goulatrombesque qui avait signé les premières paroles de ce dernier.

 

[T. 1024 - vers 1856 - X, 1038]

GABOARDO, regardant le croissant.

Cette tranche de melon m'a vu faire cette sottise.

 

Rajeuni par cette ballade nocturne, Gaboardo considère, par une familiarité toute fraternelle, l'enfant comme un vieux - ou comme si l'enfant lui rappelait Goulatromba ?

 

[T. 2006 - vers 1856 - X, 1061]

Gaboardo à l'enfant

GABOARDO, à l'enfant qui s'en va.

Bonsoir vieux.

 

Puis la chanson refait son apparition, différente du chant vindicatif de naguère, inachevée, comme si Gaboardo était en pleine composition, heureux et léger.

 

[T. 1001 - vers 1857 - X, 1037]

GABOARDO, chantant.

En mai, quand on entend chanter dans les charmilles

Le bouvreuil,

Quand toutes les maisons étalent leurs familles

Sur le seuil,

Quand les petits garçons et les petites filles

Se font l'oeil,

 

Il prend les événements avec philosophie, dans un colloque de gueux (où Vaugirard fait son apparition dans le monde de Gaboardo) dont Maglia reste le maître à penser. Distance vis-à-vis de la vengeance par la douceur d'une femme sur son amant ? Prise de conscience que la monstruosité n'est pas seulement physique mais bien plus souvent morale ?

 

[T. 755 - vers 1857-1858 - X, 1042-1043]

GABOARDO

Le fait est curieux

VAUGIRARD

Complet.

BANQUEROUTE

Réussi.

MAGLIA

Cette action est d'un fini étonnant.

                        ... Jamais elle

Ne se fâche. Elle fait tout en dessous, la belle,

Sans parler, couvrant tout d'une calme épaisseur,

Tranquille, souriante. - Un monstre de douceur.

 

Gaboardo pose en sage qui a appris à lire dans la nature, fruit de l'expérience maritime de l'exil ?

 

[T. 335 - vers 1857-1858 - X, 1141]

GABOARDO

Flocons blancs dans l'azur.

Le vent avec sa carde a cardé les nuées.

 

Gaboardo et Maglia se retrouvent encore - et toujours, serait-on tenté de dire, tant Maglia déambule souverainement dans les Fragments - et reprennent leurs conversations, dans un style attique qui traduit bien leur ébahissement d'être encore là.

 

[T. 469 - vers 1857-1860 - XVI, 349]

GABOARDO

A bas !

MAGLIA

Ah bah !

 

Dans le même temps, Goulatromba, seul, rêve au bonheur ecclésiastique, qui est celui de la fortune qu'il n'a jamais eu. Il y a là une manière de regretter sa condition qui est presque poignante quand on a vu Goulatromba infiniment plus philosophe. Cela préfigure aussi le désir initial de Mouffetard, qui lui sera récompensé de son éloquence par vingt-cinq pistoles (c'est-à-dire ~ 100 écus, ~ 500 francs-or, ~ 15 000 francs actuels, soit la somme que Goulatromba a extorqué en son temps au vieux duc avare)17 .

 

[T. 121 - vers 1860-1861 - XII, 1003]

GOULATROMBA

Si j'avais seulement, net et ne devant rien,

Deux ou trois millions, je trouverais moyen

De mener une vie aimable et grassouillette.

J'aurais comme un évêque une chaude douillette,

J'aurais comme un chanoine une fraîche Goton.

 

Gaboardo n'a connu qu'un bref instant d'euphorie, il se remet à boire et l'ivresse le place en face de son malaise ontologique, car il ne se comporte pas comme le voudraient les préceptes goulatrombesques et il fait plus l'ange que la bête, ce qui le gêne.

 

[T. 992 - vers 1861-1863 - XII, 1004]

GABOARDO (ivre et battant les murs).

Je suis vraiment un ange. - Oui, quelquefois j'oublie

De donner des soufflets dans ma mélancolie

Aux marmots que je vois autour de moi grouiller;

Je bois fort peu; parfois je passe, sans fouiller

Dans leurs poches, auprès des gens qui font la sieste,

Et dans ces moments-là, je sens que sous ma veste,

J'ai des commencements d'ailerons.

 

S'habituant au néant, il constate que quand on a mangé, il n' y a plus rien dans l'assiette. Cette peur de manquer relève là aussi sans doute d'une vision encore enfantine des choses.

 

[T. 992 - vers 1861-1863 - XII, 1005-1006]

GABOARDO, rêvant après avoir mangé.

Tout finit par finir, hélas ! La boustifaille

Elle-même est néant, ô sombre vérité !

Et trouve un grand plat vide à son extrémité.

 

Ivre derechef, en pleine déchéance, il ne tient plus debout, vomit vraisemblablement (après le repas de boustifaille), et a des visions : il prend une vieille pour une jeune beauté, ce qui ne lui serait sans doute pas arrivé avant. On a le sentiment d'assister à une clochardisation (le mot est très laid et reflète bien la transformation finale de Gaboardo).

 

[T. 1085 - vers 1861-1863 - XII, 1006]

GABOARDO,ivre-mort et roulant au côté d'une borne.

                                                         Tonnerre !

Je digère aujourd'hui moins bien qu'à l'ordinaire.

----------------

(Il voit passer une affreuse vieille en haillons et la prend pour une beauté.)

                                                   La coquine

Pour me montrer sa jambe a levé sa basquine.

 

La philosophie s'empare de lui, dans une angoisse de plus en plus existentielle, comme s'il subissait une influence décalée de Goulatromba. Le sentiment d'être démuni, tel un oison, la peur du gibet (qui est le souvenir du grand Matalobos, modèle des gueux), la vision fantasmatique de la vie comme une " lugubre architecture ", l'ont profondément troublé. Il doit s'estimer heureux d'avoir survécu à de telles prédispositions.

 

T. 1066 - vers 1863-1865 - XII, 1006]

GABOARDO

                                          La conjecture

Fantastique et parfois lugubre architecture

Montait dans mon esprit, et, lamentable oison,

Je voyais mon gibet grandir à l'horizon.

 

Les années passent et font de lui un homme qui se remémore avec attendrissement ses anciennes amours, et prosaïse ses anciens sentiments. Ou bien est-il encore étonné d'être de nouveau amoureux ? L'emploi de viscère au singulier est rare précise le Robert ; ainsi Gaboardo.

 

[T. 1074 - vers 1867 - XIV, 1194]

GABOARDO

                           Le cour humain ! c'est là

Un drôle de viscère.

 

Gaboardo toujours admiratif de Maglia suppose que celui-ci va devenir (enfin) riche grâce au don d'un duc. Cela le chagrine car cette éventualité rabaisserait à ses yeux la gloire de Maglia, pauvre et digne, admiré parce que pur de la corruption de l'argent. Mais Maglia est si éloigné de ces préoccupations éthiques d'un Gaboardo qui n'a rien compris qu'il admet la bonne fortune avec abnégation.

 

[T. 611 - fin exil [1868-1870 ?] - XIV, 1150]

GABOARDO

Et si cet homme enfin te flétrit d'un pourboire

Enorme ? S'il outrage et méconnaît ta gloire

Au point de te corrompre et de te faire don

De plus d'or qu'en un bois l'âne n'a de chardon ?

Si d'un riche cadeau ce duc te mortifie ?

MAGLIA

J'en supporte l'idée avec philosophie.

 

Gaboardo est aussi le portraitiste des gloires passées : celle de Maglia ? la sienne propre ? son cour, fossile ? - avec la volonté d'embellir l'aridité d'un tel sujet.

 

[T. 1110 - fin exil [1868-1870 ?] - XIV, 1152]

GABOARDO

.... je veux, si je peins ce fossile,

Orner de quelques fleurs ce sujet difficile.

 

Goulatromba a survécu à ces années de solitude, mais cette fois le temps est venu de passer définitivement la main. Il nous présente Groardo - son fils adoptif ? - comme le pire possible, sans être pour cela le meilleur, car Goulatromba s'estime à raison avoir été le plus laid et le plus gueux des gueux : le gueux par excellence. Manière laconique de tirer sa révérence.

 

[T. 1073 - fin exil - XIV, 1152]

GOULATROMBA, montrant Groardo.

C'est le pire, on pourrait cependant trouver mieux.

 

Gaboardo achève cette saga de la misère par quelques fusées tirées au hasard.

C'est d'abord l'amateur d'art qui reprend la critique exercée en leur temps sur cette même statue par un Vaugirard vers 1853, puis par un Maglia vers 1856 : la bonne réplique qui court de gueux en gueux18.

 

[T. 1069 - vers 1870 - XIV, 1151] [voir aussi IX, 958 et X, 1118]

GABOARDO, contemplant l'Hercule Farnèse.

Quel râble !

 

Et Gaboardo est de plus en plus laconique, de plus en plus ivrogne, monologuant dans son coin pour parler à sa bouteille.

 

[Carnet 13.473 - fin 1871 - XVI, 257]

GABOARDO, au vin qu'il boit.

Sois fameux.

 

Puis il est au bout de l'aphasie, ne sachant plus que dire, et Vaugirard, dont c'est la deuxième apparition dans cette série de fragments et qui a repris vis-à-vis de Gaboardo le flambeau de Maglia, essaie, sans succès, de le faire accoucher de la parole.

 

T. 2025 - 1871-1872 - XVI, 268-269]

GABOARDO

Alors j'ai tempêté.

VAUGIRARD

Que ?

 

Enfin, Gaboardo se résout à assumer l'emploi de Socrate, tenant audience à la cour des miracles, mais conseillant le silence à son auditoire, constitué de deux gueux aux noms bavards, d'origine parisienne et italianisante - une internationale des gueux verra-t-elle le jour ? Ce silence recommandé vis-à-vis des femmes, semble-t-il, est la leçon que Gaboardo a tiré de sa vie, comme s'il avait parlé à tort et à travers, source de bien des déconvenues.

 

[Carnet 1874 - 1874 - Pauvert, p. 1094]

Cour des miracles

Garoupet - Stalmazante - Gaboardo

GABOARDO, à son auditoire

Très chers, tournez sept fois vos langues dans vos gueules

Avant de dire un mot, car ce sont des bégueules.

 

Et pour son apparition finale, Gaboardo renâcle une dernière fois, n'acceptant pas la main-mise de Vaugirard sur Ogremouche qui, ne l'oublions pas, a été la compagne de son ami Goulatromba. Peut-être aussi Gaboardo a-t-il renoncé à l'amour et souffre-t-il de voir ce Vaugirard encore vert ? Ce qui surprend, c'est que les gueux sont incurables : Gaboardo, comme en l'ancien temps, appelle son ultime frère de misère " marquis " et celui-ci, alors qu'il a les pieds dans la boue, regarde obstinément vers les étoiles.

 

[T. 1064 - 1874-1875 - XVI, 276-277]

- Tous en guenilles -

GABOARDO, surprenant Vaugirard en élégance et en galanterie

avec la vieille Ogremouche :

O marquis incurable !

----------------

...

VAUGIRARD

                 J'aime Ogremouche.

GABOARDO

Mon cher tu fais ce rêve insensé, l'idéal.

 

Au terme de ce parcours en compagnie de ces deux larrons de la misère, nous pouvons faire un bilan de leur présence effective au cour des Fragments.

L'un, Goulatromba, s'exprime en de beaux morceaux d'éloquence qui sont autant de prises de pouvoir par la parole (42 scènes d'un total de 347 vers pour 242 vers où il parle effectivement, et 4 apparitions muettes), avec une légère tendance au monologue qui s'accentue avec le temps (3 sur 20 scènes jusqu'en 1851, soit 13,5 %, et 6 sur 22 jusqu'en 1870, soit 30 %). Il frappe par ses expressions audacieuses et par l'ironie qu'il sème en toutes circonstances. Il est souvent sur le régime des réflexions philosophiques.

L'autre, Gaboardo, avec plus du double de fragments, obtient un temps de parole similaire (87 scènes d'un total de 391 vers et 11 répliques en proses, pour 287 vers et 6 répliques où il parle effectivement - je compte les sucharges d'Onufrio - et 10 apparitions muettes), mais en des interventions, sauf exceptions, très brèves et tendant de plus en plus vers le monologue (9 sur 40 scènes jusqu'en 1851, soit 22,5 % ; 16 sur 34 jusqu'en 1860, soit 47 % ; et 8 sur 13 jusqu'en 1875, soit 61,5 %). Il subit et réagit bien plus qu'il ne maîtrise les arguments qu'on lui oppose. Il est souvent pris au dépourvu et parfois sa parole se réduit en un inachèvement panique.

Goulatromba a d'abord été un gueux espagnol, voleur de grand chemin, dans la lignée de Matalobos ; il a été l'ami, le frère de cour de don César ; il s'est imposé au fil de ses apparitions, remplaçant au pied lévé Matalobos et Maglia, endossant les haillons des autres pour tracer sa route ; il n'a pas oublié d'être amoureux et de se moquer de la cour traditionnelle prodiguée par les jeunes nobles espagnols ; il a vite su se nourrir des pensées de Maglia, notamment en ce qui avait trait à la misogynie ; il a su être laid avec panache ; puis il a voulu sortir de sa condition, être un conquérant aussi vaste que Matamore, gagner au jeu ; la réalité des conquêtes possibles l'a promptement ramené à plus de modestie ; il en a pris son parti avec un goût parfois immodéré de l'autodérision ; il a su voler les avares avec dextérité, il a su faire peur à bon escient ; il s'est vanté de faire rougir les filles et il a encouragé Gaboardo par la flatterie ; l'exil lui a donné le statut d'une sorte de prince des gueux, qui sait pleinement assumer les vicissitudes de l'existence, partager ses richesses mal acquises et se délecter des menues joies possibles ; il a voulu connaître l'amour avec sa pareille, Ogremouche ; il a fait des farces à son compère Gaboardo, puis s'est retrouvé seul, sur le pavé, au petit matin ; l'acceptation du difforme, de la vieillesse soudaine, du mal, de la mendicité et de la soûlerie des uns et de Gaboardo en particulier l'a conduit sans y prendre garde à regarder la mort en face, dans une confrontation avec le néant et l'injustice du temps inexorable ; une survie quasi post-mortem a brisé sa fierté et l'a laissé dans l'état de doux rêveur, qui n'a plus qu'à passer la main à un gueux pire faute de mieux ; Goulatromba ou le gueux parangon.

Gaboardo a d'abord été un jeune gueux mal dégrossi, qui a appris à la rude école de Maglia ; la rencontre de Goulatromba a été déterminante dans son évolution, elle a eu lieu dans une caverne, comme si le mythe platonicien avait encore une efficacité chez ces personnages marginaux qui éprouvent un désir de liberté presque enfantin ; il a cherché l'amour, prenant acte de son physique avantageux selon lui, mais en se fourvoyant auprès d'une Zubiri ; il a trouvé en Onufrio plus ivrogne que lui et plus misérable en Goulatromba, et plus intelligent en Maglia ; il s'est assumé petit à petit, non sans rechutes, parvenant à prendre la véritable mesure de Maglia, sachant cultiver l'amitié avec Goulatromba ; puis l'exil est venu, au cours duquel il a scellé une alliance avec Goulatromba pour être sur les bons mauvais coups ; une sagesse très relative s'est faite jour en lui, due à l'expérience de la mer et des vents, de la nature et à l'attention portée une fois par hasard à un enfant qui partait ; mais toujours les mésaventures amoureuses, le péché mignon du vin, lui ont plombé les ailes qu'il se sentait pousser ; toujours la réalité de sa condition misérable lui a fait prendre douloureusement conscience de sa position de déclassé, même parmi les gueux ses semblables, comme s'il s'était trompé dans sa vocation ou l'avait envisagée sous des apparences mille fois plus glorieuses ; enfin, une acceptation de la vieillesse et de la vie vécue (plus que de la misère ou du manque d'amour) lui offre sur le tard une dignité inespérée, qu'il n'avait certes pas au tout début, ruant dans les brancarts et accumulant les bourdes ; Gaboardo ou un gueux ordinaire parmi tant d'autres.

Cette mise en perpective chronologique des fragments racontant Goulatromba et Gaboardo a permis, me semble-t-il, de bien les différencier l'un de l'autre. Goulatromba, par ses réparties, prend en charge le monde des gueux et sa laideur et sa misère ; Gaboardo compose un personnage beaucoup plus enclin à la solitude et à la rêverie taiseuse. Le premier est assez extraordinaire, avec un physique exceptionnel, proche de la bête, et le second pourrait nous ressembler dans ses incertitudes. En commun, ils ont un mode de vie, d'un point de vue théâtral, troué de toutes parts, leurs apparitions étant les chiffons rapiécés de la gigantesque guenille que dessine leur histoire désunie, morcelée, brisée, fissurée, chaotique,. fragmentée.

Bien-sûr, l'étude des milliers d'autres fragments donnerait des résultats à la fois similaires et contraires. Les innombrables gueux, malgré leur diversité, due à l'invention perpétuelle dont leur seuls noms sont la marque la plus évidente, due aussi aux différences dans le temps de parole pris en charge par chacun d'eux, certains saisis de logorrhée sublime et d'autres peinant à exprimer des banalités, l'ensemble des personnages qui grouillent au hasard parmi tous ces textes si surprenants à bien des égards, l'on a peine à les agencer sans éviter des répétitions parfois lassantes. Il est difficile de voir à quelles pièces de théâtre Victor Hugo ouvrait quand il accumulait ces répliques, ces tirades, ces noms étranges. Sans doute était-ce une fantasmagorie nécessaire à sa pratique de l'écriture, sans autre but qu'elle-même, ou comme un vivier de bons mots et de réflexions en situations. Aujourd'hui, la pratique du théâtre et des arts du spectacle vivant et des arts de la représentation, pour faire court, du cirque au cinéma, nous font accepter comme tels des " matériaux " aussi singuliers que les fragments de texte, l'hétéroclite ne nous fait plus peur et le kitsch est devenu une sorte de bon goût-bis. Alors la matière de cet agencement des faits et paroles d'un Gaboardo et d'un Goulatromba pourrait fort bien constituer ou le canevas d'un roman social, ou les étapes d'un road-movie poétique et underground, ou les éléments disjoints d'un happening muséal, ou les petites interventions pittoresques des acteurs d'un spectacle de rue modeste et se voulant populaire, ou la collection des perles jolies à dire d'une manière inspirée lors de récitals poétiques, ou.

Les possibilités ne manquent pas et c'est ce qui fait dramatiquement le charme inépuisable des Fragments, et me fait souhaiter leur floraison de mauvaises herbes dans toutes les formes que l'imagination des créateurs de tous poils voudraient bien leur donner.

Ils sont pour moi la malle aux merveilles d'un théâtre idéal, ce rêve insensé.

 

 


1Toute la lyre, "Ouvres inédites de Victor Hugo", Paris, J. Hetzel et Cie (Imprimerie Quantin), 2 vol., 1888. Des éditions enrichies au fur et à mesure paraîtront en 1893, 1897 et 1935 ; voir la notice et la bibliographie dans l'édition Bouquins, Poésie IV, 1986, pp. 1122-1133.

Dans cette dernière édition, douze "pièces" forment la section VII, 22, mais l'on peut rattacher au moins trois autres textes : en VI, 63 (Gabonus : "La belle s'appelait mademoiselle Amable."), en VII, 19 (Trianon : "Messeigneurs, mous aurons pour lustre la grande Ourse."), et en VII, 21 (le chour des racoleurs), ainsi que trois chansons de Maglia ( les numéros VI, XI et XXI de la section VII, 23), sans compter d'autres "poésies" qui feraient de très beaux "poèmes dramatiques".

2Voir le "Répertoire des principaux personnages de la fiction hugolienne", au tome XVI de l'édition chronologique des Ouvres complètes, Paris, Club français du livre, 1967-1969, pp.1275-1298 (je l'appelerai édition Massin), et le chapitre XXIII de Plein Feux sur Victor Hugo, Comédie-Française, 1981, pp. 194-255, par Arnaud Laster.

3Voir le fragment T. 992, en XII, 1004 :

" Bombarda / Depuis quand Bombarda n'a-t-il plus votre estime ? / (ou tout autre nom goulatrombesque)"

4Voir l'article de Roger Bellet, "Le G majuscule dans l'onomastique hugolienne", pp. 9-16, in G comme Hugo, Université de Saint-Etienne, Travaux LV, Centre Interdisciplinaire d'Etudes et de Recherches sur l'Expression Contemporaine, 1987.

5Voir Angelo, tyran de Padoue, III, I ,3 ,11 et III, III, 1.

6Voir Ruy Blas IV, 3, vers 1751-1758 :

"Plus loin, tu trouveras un trou noir comme un four,

Un cabaret qui chante au coin d'un carrefour.

Sur le seuil boit et fume un vivant qui le hante.

C'est un homme fort doux et de vie élégante,

Un seigneur dont jamais un juron ne tomba,

Et mon ami de cour, nommé Goulatromba,

- Trente écus ! - Et, dis-lui, pour toutes patenôtres,

Qu'il les boive bien vite et qu'il en aura d'autres."

7C'était l'opinion de Jean-Bertrand BARRÈRE. Voir p. 231, Tome 1 de La Fantaisie de Victor Hugo , 3 vol., Klincksieck, 1972-1973. "Hugo les [les gueux] envie au fond de lui-même et ses voyages ne lui donnent-ils pas, pour un temps, l'impression d'être l'un de ses vagabonds, traînant sur les routes, libre de son temps dont lui-même n'est jamais assez riche, voyageur inconnu, comme il a le souci constant de le demeurer, voyageur sans bagage, symboliquement libéré des dernières entraves matérielles inventées par la société. C'est du respect, mêlé de tendresse, qu'il éprouve pour ses gueux plus ou moins imaginaires, dont le désouvrement passe à ses yeux pour poésie et le silence pour méditation. Aussi, de ces gueux rencontrés en voyage, n'en a-t-il oublié aucun, leur livrant dans son esprit le domaine le plus large qu'il possédait, son imagination, et dans son ouvre la maison la plus hospitalière et la plus fantasque, tout spécialement dressée à leur intention, le Théâtre en liberté , c'est-à-dire l'une des ouvres où peut-être il se trouve sans contrainte le plus lui-même, où à coup sûr il se soucie le moins des autres. Eh bien, ces fantoches délicieux du Théâtre [sic], ces grotesques par excellence, ces gueux de son affection, c'est sur les routes, dans les champs, à la porte des auberges, qu'il les a, un à un, recueillis et collectionnés pour ne plus les oublier."

Barrère faisait allusion notamment à des passages publiés dans Bouquins, Voyages , 1987, dans la rubrique [En marge du Rhin], sous les titres [Les bohémiennes], p.461 et " Episode des bateleurs", pp. 463-470.

8Respectivement sous les n° 20, 21 et 22 dans le tome XVII de l'édition Massin.

9Je donne le numéro du fragment selon la leçon de la publication qui en a été assurée par Guy Rosa et Anne Ubersfeld pour l'édition Massin, suivi de la datation proposée (et quelquefois, entre crochets, selon mon hypothèse) et du numéro de tome, et du chiffre de la page. J'ai également harmonisé le plus possible la présentation des didascalies et ai bien-entendu supprimé dans un même fragment tout texte qui n'avait pas de rapport avec Goulatromba et Gaboardo, ou qui, en cas de blanc concernant le locuteur, ne me permettait pas de le leur attibuer.

10Voir Michel BUTOR, " La voix qui sort de l'ombre et le poison qui transpire à travers les murs", in Répertoire III , Les Éditions de Minuit, Paris, 1968, pp. 185-213.

11Voir le fragment Ms 24.752, f° 300, donné en deux parties : IX, 892 et XIV, 1140, datées respectivement de 1852-1855 et 1869, et commençant l'un par : "Je veux l'épouser ! - Fichtre ! ah fichtre ! l'hyménée ! " et l'autre par : " Philosophons, mon cher, au sujet d'Oliva."

12Voir Le Banquet 215 a-d, de Platon, dans l'édition de Philippe Jacottet au Livre de Poche, 1991, pp. 118-119, notamment ce passage : " De plus, je déclare qu'il ressemble à Marsyas, [c'est Alcibiade qui parle de Socrate, comme Maglia voudrait peut-être que don Alcibiadès vît Gaboardo.] au satyre Marsyas. Qu'il y ait entre vous un air de famille, toi-même, Socrate, tu n'en disconviendras pas ; mais d'autres points communs ? Ecoute-moi : tu es un effronté railleur. Quoi ? tu n'es pas d'accord ? Je pourrais produire des témoins. Tu ne joues pas de la flûte ? mais si, et autrement bien que lui ! Marsyas, oui, charmait les hommes en soufflant dans sa flûte, comme le font aujourd'hui encore tous ceux qui jouent ses airs ; ceux qu'Olympe jouait, tenez ! je prétends qu'ils sont de Marsyas, qui fut son maître. Et ces airs de Marsyas, qu'ils soient interprétés par un bon flûtiste ou une exécrable joueuse, sont les seuls qui puissent nous ensorceler et révéler du même coup ceux d'entre nous qui ont besoin des dieux et des mystères, parce que ce sont des airs divins. De toi à Marsyas, la seule différence est que tu obtiens le même résultat sans l'aide d'aucun instrument, par le seul pouvoir des paroles. Le fait est que nous nous soucions comme d'une guigne (pardon !) des paroles des autres, fussent-ils d'excellents orateurs, tandis que, si c'est toi qui parle ou même un médiocre orateur rapportant tes propos, nous voilà tous, hommes, femmes ou enfants, étonnés et ensorcelés !"

13Une fois de plus, c'est le jeu de l'écriture, de la rature, du fait de Hugo, qui donne ce pouvoir de substitution à un personnage sur un autre, et dont je tire, abusivement peut-être, ces conclusions sur l'émancipation progressive de Gaboardo par rapport à Maglia.

14Il s'agit du vers 64 à la première scène du premier acte, prêté à Joad, grand prêtre, et adressé à Abner ," l'un des principaux officiers des rois de Juda " ; "Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte."

15Voir la note de l'édition Massin, qui donne le verset : " Je suis noire, mais belle, filles de Jérusalem ! " (Ct, 1, 5).

16Voir La Fantaisie , op. cit., Tome 2, p. 88, où Barrère établit une relation de cause à effet entre des périodes sombres et des délassements conduisant à ce qu'il appelle la fantaisie de Victor Hugo : " [.] nous avons vu la fantaisie apporter successivement à la jalousie et au labeur (1834-1843), au deuil (1843-1850), puis à la colère (1851-1853), et maintenant au vertige de l'inconnu (1853-1855) la salutaire réaction d'une vitalité indomptable et répondre chaque fois à un besoin particulier et à un instinct de compensation [.] ."

17Voir le fragment Ms 24.752, f°° 315-322, du 10 septembre 1872, en XVI, 289-293, (ou aussi, dans Bouquins, Théâtre II , 1985, pp.544-549), où Mouffetard commence ainsi :

" Je croirais être au siècle enchanté de la fable

Si l'on m'offrait dix sous d'une façon affable ;

Avec dix sous j'aurais de quoi boire, manger,

Et cueillir sur Goton la fleur de l'oranger.

Une somme d'où sort le bonheur, voilà, certe,

Un beau rêve ; mais quoi ! cette rue est déserte ;

Et d'ailleurs l'idéal vous échappe toujours."

18Voir les fragments T. 1087 en IX, 958-959 et T. 708 en X, 1118.

Le premier :

" ... Aux Tuileries - aux pieds de l'Hercule Farnèse

Devant le piédestal (scène d'amour éthérée entre Denarius et Balminette)

Derrière le piédestal. Adorable.

Vaugirard, rêveur, regardant l'Hercule.

Quel râble ! "

Le second :

" Mièvrerie. Idylle de petits bergers céladons maigres et roses faisant une cour platonique à des mijaurées quasi sylphides. Terminée par ce monologue de Maglia devant l'Hercule Farnèse (qui est dans un coin du jardin)

- Quel râble ! "