Colette Gryner : Le temps dans Les Contemplations

Communication au Groupe Hugo du 20 mai 2000
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    Je prépare une thèse sur le temps dans Les Contemplations. J'exposerai aujourd'hui quelque réflexions sur les mots du temps et la notion de recueil lyrique. 

 

I)  Une première question, fort simple, vient à l'esprit : Hugo utilise-t-il les mots du temps ? Est-ce un thème important dans cette oeuvre ?

On bénéficie dans ce domaine d'un travail de grande ampleur mené par Etienne Brunet sur Le Vocabulaire de Victor Hugo[1]. Trois gros volumes qui analysent le vocabulaire de Hugo selon les méthodes de la linguistique quantitative.

Le corpus hugolien étudié par Etienne Brunet comprend, outre Les Contemplations, Les Feuilles d'automne, Les Rayons et les ombres, Le Rhin, La Fin de Satan, Les Chansons des rues et des bois, les trois séries de La Légende des siècles, Notre-Dame de Paris, Les Misérables, Les Travailleurs de la mer, Ruy Blas, Hernani, Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Lettres à la fiancée, Correspondances[2]. La fréquence des mots fait l'objet de comparaisons  à partir d'un calcul dit par "écart réduit". Cet écart est calculé en faisant l'hypothèse que le texte où la fréquence du mot est étudiée se comporte comme l'ensemble du corpus de référence. Les chiffres donnés par Etienne Brunet établissent des comparaisons internes et externes. La fréquence d'un mot dans l'oeuvre de Hugo  est appréciée en prenant en compte la chronologie des oeuvres et le genre auquel elles appartiennent.  Quant aux comparaisons externes, elle sont établies entre, d'une part, le corpus hugolien pris dans son ensemble ou selon la distinction prose/vers, d'autre part, divers corpus enregistrés par le Trésor de la langue française : soit l'ensemble des oeuvres du XIXe et du XXe siècle, soit les oeuvres de l'époque (1815-1892), soit la prose littéraire de l'époque, ou encore les textes en vers de l'époque.

Le sujet qui nous occupe, le vocabulaire du temps, la question que nous posons - le temps est-il un thème chez Hugo ? -, sont traités par Etienne Brunet[3] :

 

Est-ce un thème hugolien, comme ce fut un thème de Chateaubriand, dont Proust allait développer l'orchestration ? On pourrait le penser à lire certains titres de recueils poétiques comme les Feuilles d'automne, les Chants du crépuscule, ou la Légende des siècles. Mais on peut aussi en douter [...] Si l'on compare Hugo à l'ensemble du corpus des XIXe et XXe siècles, les écarts négatifs et positifs s'équilibrent. Mais si le corpus de référence se limite à l'époque, de 1815 à 1885, alors le déficit ne fait plus de doute ... [4]

 

La réponse donnée est clairement non. Chiffres à l'appui, Etienne Brunet montre qu'en comparaison avec les textes de l'époque, Hugo utilise moins les mots du temps, et que ce déficit s'accroît encore si l'on compare le corpus en vers de Hugo avec les textes en vers de l'époque.[5]

Le déficit des mots du temps chez Hugo s'accentue même au fil des années. C'est un fait que tout lecteur de Hugo peut repérer à la simple lecture des textes. Dans cette trajectoire[6], Les Contemplations occupent une place médiane à la fois sur l'axe chronologique - le recueil de 1856 est situé au centre de la production hugolienne - et sur l'axe de la fréquence des termes du temps. Les Feuilles d'automne sont l'oeuvre qui comporte le plus de mots du temps, La Légende des siècles celle qui en comporte le moins. Les Contemplations sont placées au centre de ce mouvement. A partir de ce recueil s'opère une décrue des mots du temps. 

Si l'on veut être un peu plus précis, on peut relever quelques fréquences de mots dans quatre recueils lyriques représentatifs de l'activité de Hugo de 1830 à 1877 : Les Feuilles d'automne (1830), Les Rayons et les Ombres (1840), Les Contemplations (1856) et L'Art d'être grand-père (1877).  Le corpus ainsi constitué est homogème[7]. Nous en donnons ici quelques exemples. 

Le mot temps apparaît 23 fois dans Les Feuilles d'automne, soit compte tenu du nombre de pages[8], 19,6 %; 24 fois dans Les Rayons et les ombres, soit 18,6 % ; 66 fois dans Les Contemplations, soit 21 %; 6 fois dans L'Art d'être grand-père, soit 3,9 %.

Le mot passé 15 fois dans Les Feuilles d'automnesoit 12,8 % ; 14 fois dans Les Rayons et les ombre soit 10,8 % ; 27 fois dans Les Contemplations soit 8,5 % ; 4 fois dans L'Art d'être grand-père soit 2,6 %. 

Le mot avenir 11 fois dans Les Feuilles d'automne soit 9,4 %, 12 fois dans Les Rayons et les ombres soit 9,3 %, 12 fois dans Les Contemplations soit 3,8 %, 6 fois dans L'Art d'être grand-père soit 3,9 %.

Le mot oublier 11 fois dans Les Feuilles d'automne soit 9,4 %, 11 fois dans Les Rayons et les ombres soit 8,5 %, 9 fois dans Les Contemplations soit 2,8 %, 1 fois dans L'Art d'être grand-père soit 0,6 %.

Le mot siècle 14 fois dans Les Feuilles d'automne soit 11,9 %, 21 fois dans Les Rayons et les ombres soit 16,2 %, 14 fois dans Les Contemplations soit 4,4 %, 2 fois dans L'Art d'être grand-père, soit 1,3 %.

Ces mots subissent une première érosion dans Les Contemplations avant de disparaître presque totalement dans L'Art d'être grand-père. Comment expliquer  cette désaffection pour les mots du temps dans la poésie lyrique de Hugo?

 

Etienne Brunet donne deux explications qui ne nous satisfont ni l'une ni l'autre. La première est que Hugo s'intéresserait davantage à l'espace qu'au temps : "Hugo voit les choses et les êtres dans l'espace. Et il ne les voit pas dans le temps."[9]  La seconde est d'ordre psychologique :

 

...les attributs de l'âge, qui ont marqué Hugo avant l'âge, Hugo les perd précisément avec l'âge. Les contemporains qui l'ont connu quarante ans plus tard - ce ne sont pas les mêmes - ont été frappés pas son rire et sa verdeur. Ce gaillard-là, grand retrousseur de manches et grand trousseur de filles, n'a plus de temps à perdre avec le temps.[10]

 

Dans les deux cas, le tort d'Etienne Brunet est de ne s'interroger ni sur la difficulté à définir ce qu'est le temps, ni sur la difficulté à délimiter les mots du temps[11]. Or le vocabulaire du temps pose un problème de délimitation, en raison des difficultés inhérentes à la définition de la notion elle-même Le fait que le temps soit un élément constitutif du langage lui-même complique encore le problème.

Il faudrait envisager la possibilité que Hugo puisse dire le temps sans les mots du temps, ou du moins sans les mots retenus par Etienne Brunet comme portant en eux la notion de temps.

 

Pour tenter d'approcher ces difficultés de façon plus concrète, nous proposons un classement du vocabulaire du temps, en distinguant, assez grossièrement, trois catégories de termes attachées chacune à un aspect de la notion[12]

Une première catégorie, la plus aisée à délimiter, comporte les mots de la mesure du temps. Ce sont des divisions du temps qui permettent de situer dans le calendrier ou d'indiquer une durée, comme heure, jour, semaine, mois, année... Ce sens serait le sens étymologique de tempus dont la racine tem signifierait "proprement division, section, de là particulièrement division du temps".[13]

Un deuxième groupe de mots renvoie au caractère abstrait de la notion.  Ce sont des mots comme temps, moment, éternité, souvenir, oubli, mémoire, histoire... On les retrouve avec une grande régularité dans les ouvrages de philosophie ou les articles de dictionnaire qui traitent de la notion de temps. 

Enfin un troisième ensemble, dont l'extension, on le verra, pose problème, exprime le changement continuel qui affecte les êtres et les choses. Il comporte les mots qui désignent les différents âges de la vie (jeune, vieux, enfant, adulte, aïeul) et plus généralement des mots comme  naître, vivre, mourir...

Comment ces trois catégories sont-elles représentées dans Les Contemplations ? Ce qui revient à poser la même question que précédemment :  Hugo utilise-t-il les mots du temps ? - en essayant d'y apporter une réponse plus fine.

 

Les mots de la mesure du temps, qu'ils soient utilisés pour dater ou pour indiquer une durée, ne sont pas employés de façon égale dans Les Contemplations. On note en effet un déficit en ce qui concerne les divisions du temps de l'horloge. Mais d'autres mots sont au contraire très fréquents.

Minute est employé une fois, semaine une fois, année six fois... Le mot heure est tout de même employé 81 fois. Mais ce chiffre  présente un  déficit par rapport à l'oeuvre totale de Hugo (-0.8). Son emploi dans les recueils en vers de Hugo est aussi déficitaire par rapport au corpus externe de référence (- 1,8). Toutefois, il  convient de rectifier l'idée que les mots de la mesure du temps seraient absents des Contemplations. Or c'est l'impression que l'on peut avoir en lisant Etienne Brunet : "Parmi les déficits figurent les divisions du temps de l'horloge : minute, heure, jour, semaine, mois, année. Hugo n'est sensible à la marche du temps que lorsque le rythme s'élargit aux dimensions du siècle, de l'avenir, de l'éternité." (p.345) 

Mais tous les lecteurs du recueil le savent bien. Hugo utilise les divisions du temps qui se rattachent aux cycles naturels, celui du jour et de la nuit, et celui des saisons. Les mots du jour et de la nuit : aube, crépuscule, soir, matin, jour, nuit, ont des fréquences parfois très élevées, comme pour aube qui apparaît 69 fois (plus 14.8 par rapport à l'ensemble de l'oeuvre) et nuit 250 fois (plus 16.8). Le cycle des saisons avec surtout les noms printemps et hiver. Enfin, si le mot date n'apparaît que deux fois, si le mot année est peu employé, les dates constituent des repères constants dans le texte : chiffres du jour ou de l'année, noms des mois (en particulier avril, mai, juin, juillet, août, janvier). "Mars 1856", "1830-1843", "juin 1839", "octobre 1842", "juin 1831", "juin 1842", "avril 1840", "juillet 1830", "août 1840" sont par exemple des dates qu'on relève au début du recueil. Or ces indications temporelles, pourtant nombreuses, sont peu visibles dans un relevé statistique dans la mesure où elles sont éparpillées entre plusieurs entrées[14]. De façon plus essentielle, c'est leur rôle de marqueur de chronologie, c'est leur importance dans la structuration de l'oeuvre, qui n'est pas pris en compte dans un relevé purement quantitatif. Les conclusions d'Etienne Brunet apparaissent donc faussées.

 

Les mots plus abstraits comme durée, éternité, éternel, instant, moment, passé, souvenir, oubli, temps... forment une liste de termes attendus dans une étude thématique du temps. Ils apparaissent au coeur de toute réflexion sur le temps humain lorsque le temps est conçu comme objet de discours. Ce sont les mots sur lesquels se fonde Georges Poulet dans ses Etudes sur le temps humain[15]

Ces mots, qui disparaitront pratiquement dans L'Art d'être grand-père, résistent encore pour certains à ce mouvement d'érosion dans Les Contemplations. Ainsi le mot temps est encore présent : on trouve 23 occurrences dans FA, 24 dans RO, 66 dans les CONT mais 6 seulement dans AGP. Les mots éternité, éternel, éternellement sont aussi très employés dans Les Contemplations. Par contre,  souvenir, passé, oublier, siècle voient le nombre de leurs occurrences diminuer déjà fortement. 

La désaffection progressive pour ces mots confirmerait l'affirmation d'Etienne Brunet selon laquelle le temps n'est pas un thème chez Hugo. Plus précisément, nous dirions que le temps cesse peu à peu d'être un thème dans la poésie lyrique hugolienne. Mais cela ne signifie nullement que Hugo se détourne de toute réflexion sur le temps au fil des années et qu'il ne parle plus du temps. Il nous semble plutôt que le recueil de 1856 inaugure une nouvelle façon d'écrire le temps. 

 

Un dernier ensemble de termes se rattachent à la notion de temps défini comme changement continuel qui affecte toutes choses. Dans cette définition, est prise en compte la direction du temps, son caractère irréversible. Alors que l'espace peut être parcouru dans un sens ou dans un autre, le temps ne le permet pas. Il y a un cours du temps. Par exemple, les êtres naissent, vivent puis meurent.

Etienne Brunet a ainsi retenu une liste assez nombreuse de ces mots, - nous la citons entièrement - adolescent, adulte, âge, ancien, enfance, génération, jeune, jeunesse, mort, mourant, mourir, naissance, naître, vie, vieillard, vieillesse, vieillir, vieux, vivre, qui tous se rapportent aux âges de la vie. Il aurait pu retenir aussi des termes qu'il a classés dans la structure thématique de la famille mais qui avaient leur place ici comme enfant, aïeul, grand-père... Ainsi le mot enfant apparaît 64 fois dans Les Feuilles d'automne soit 54 %, 79 fois dans Les Rayons et les ombres soit 61 %, 158 fois dans Les Contemplations soit 50,3 %, 103 fois dans L'Art d'être grand-père soit 67 %.

L'emploi spécifique, et de plus en plus important de ces termes chez Hugo,  pour désigner des rapports des êtres au temps (filiation, succession, génération) serait apparu de façon plus évidente. Ainsi dans L'Art d'être grand-père, où les mots abstraits du temps disparaissent au profit de mots comme enfant, père, mère, petit, grand, aïeul, grand-père... Termes de la famille, certes, mais non poésie intimiste réduite au cadre familial. Au contraire, L'Art d'être grand-père, comme l'a montré Anne Ubersfeld[16], est un plaidoyer pour la clémence politique, où le combat pour l'amnistie des Communards s'inscrit dans une réflexion plus large sur le Progrès et l'évolution de l'univers, matière et esprit, hommes et bêtes.

 

D'autres termes posent problème. En effet, la définition du temps comme changement continuel amène à étendre le champ d'investigation. Cette définition, en s'opposant à l'idée d'un temps mesuré,  nous rapproche de l'idée de durée. Il faut tenir compte non plus de la mesure du temps, qui n'est qu'un nombre, mais si l'on peut dire, du temps lui-même, du temps vécu. Or, la conscience du temps est liée de façon quasi inextricable au mouvement. Certes, le mouvement n'est pas le temps. Mais s'il n'y avait pas de mouvement, que ce soit le mouvement des astres, ou les tours du potier comme dit Augustin[17], nous n'aurions pas conscience du temps. Ce n'est pas le mouvement lui-même qui signifie le temps, mais le mouvement appréhendé par une conscience. 

 

L'extension de la liste des termes à  retenir peut alors sembler excessive. Elle est cependant nécessaire. Etienne Brunet retient dans le champ sémantique du temps des mots comme long, court, lent, lenteur, vitesse qui expriment une mesure du mouvement.  Mais il ne retient pas courir, passer, tomber.. qui signifient des mouvements. Les conclusions ne peuvent, dans ces conditions, être correctes.

Une certaine tradition amène aussi à voir le temps essentiellement comme ce qui est passé. On limite alors l'analyse du temps aux vestiges du passé. Le mot ruine par exemple, se trouve dans la liste établie par Brunet. Ce qui demeure du passé n'est pas la totalité de ce qui a été présent, un tri s'est effectué, il reste des ruines, des souvenirs, des vestiges, mais il n'en est pas de même lorsque le temps est envisagé comme présent; c'est alors la totalité de ce qui est qu'il faut englober. 

 

La tombée de la nuit, le passage de l'oiseau, l'herbe qui frémit ou le bouquet qui se penche, peuvent exprimer une certaine conscience du temps. Tomber, passer, frémir, se pencher ou encore le mot extase, auraient donc à notre sens leur place dans la catégorie des mots qui se rattachent au temps en tant que changement continuel. 

On note que ce sont des termes dont l'emploi est quantitativement important dans l'oeuvre de Hugo. Par exemple,  pencher (ou se pencher)[18] présente un écart positif de 9.9 en comparant Hugo au corpus TLF XIX-XXe siècle, de 10.8 par rapport à l'époque, de 5.8 en comparant la poésie de Hugo à celle de son époque. On relève 39 emplois du mot dans Les Contemplations, soit un écart de + 9.8 par rapport au corpus hugolien. Même excédent pour extase : +10.9 en comparant Hugo au corpus TLF XIX-XXe siècle, +10.0 par rapport à l'époque, +1.9 en comparant la poésie de Hugo à celle de son époque, + 6.7 dans Les Contemplations avec 20 occurrences. 

Mais, bien entendu, il s'agit de mots que Hugo utilise, lui, particulièrement dans Les Contemplations. A la différence des deux autres catégories de mots du temps, il est impossible de dresser a priori une liste de ces termes. Seule une démarche sémasiologique est ici possible. Chaque auteur, chaque texte, a ses mots de prédilection. Chez Mallarmé, ce serait peut-être  ployer, aboli, fuir...

 

On comprend dès lors qu'Etienne Brunet puisse dire, sans nuance : "Hugo voit les choses et les êtres dans l'espace. Et il ne les voit pas dans le temps."[19]  C'est qu'il ne prend pas en compte le fait que le mouvement ne se comprend pas seulement en fonction de l'espace mais aussi en fonction du temps. Si l'on peut traverser une prairie de part en part, si l'on peut la parcourir en sens inverse et refaire le même chemin, c'est-à-dire si l'on peut accomplir le même mouvement dans l'espace, au sens mécanique du terme, on ne peut cependant jamais refaire le même acte. C'est le sens du célèbre aphorisme d'Héraclite : "Tu ne te baigneras jamais deux fois dans la même rivière". 

 

On a donc vu que ce sont certains mots du temps que Hugo n'utilise pas, ou utilise de moins en moins. Or comme la liste proposée par Etienne Brunet ne retient que ces termes au détriment d'autres termes, la conclusion ne peut être que le temps n'est pas un thème hugolien. Et à la limite, on en conviendra. Hugo utilise de moins en moins les termes abstraits du temps, essentiellement des substantifs, ceux qui font du temps un objet du discours. De même on conviendra que Hugo utilise peu  les mots du temps de l'horloge, les mots de la mesure exacte et sociale du temps, termes qu'on trouve rarement dans la poésie et sur lesquels Brunet se fonde pour dire que le temps est un "cadre dans le récit" et qu'il n'est qu'"un thème en poésie".[20]

Mais cela ne signifie ni que la conscience hugolienne du temps[21] se limite à ces quelques mots, ni qu'elle ne se constitue qu'avec ces quelques mots. Le temps n'est pas seulement un thème de la poésie lyrique. Bien des poèmes de Hugo sont des textes essentiels sur le temps sans pour autant comporter les mots du temps auxquels Brunet réduit son étude, et surtout sans que le temps y soit un thème du discours. Hugo ne fait pas un discours sur ce qu'est le temps mais, si l'on peut dire, montre le temps en acte. Il n'utilise pas le mot date mais il date ses poèmes. Il n'utilise pas le mot enfance mais il met en scène des enfants, il les fait parler et agir. Il n'utilise pas le mot éternité mais il dit "Dieu regarde" (on peut mettre en rapport, pour les opposer, l'expression du poème "Eclaircie", Cont. VI, 10, que nous venons de citer, et les vers du recueil Les Rayons et Ombres : "Quand je rêve sur la falaise,/ Ou dans les bois, les soirs d'été,/ Sachant que la vie est mauvaise,/ Je contemple l'éternité", "Coeruleum mare", XL). Les Contemplations  marquent à ce titre un tournant dans la poésie de Hugo : le temps y est encore un thème mais il n'est pas que cela.

 

Il nous semble ainsi qu'on peut distinguer d'un côté le temps constitué, où le temps est un objet du discours et un thème de réflexion (le plus souvent sous la forme du sujet logique, et il n'est alors pas étonnant que les substantifs soient privilégiés), de l'autre ce que nous appelons les constituants du temps. Ceux-ci intègrent le fait que le temps n'est pas une notion tout à fait comme les autres, à la fois du point de vue philosophique et du point de vue linguistique.

 

II)  Nous proposons maintenant un deuxième point de réflexion concernant le recueil. En quoi le temps est-il un élément de structuration du recueil ?  

Il l'est à plus d'un titre. Chacun connaît la division du recueil des Contemplations en deux parties "Autrefois. 1830-1843", "Aujourd'hui. 1843-1855", les propos de Hugo dans la préface : "Vingt-cinq années sont dans ces deux volumes", les problèmes que pose la datation des poèmes, avec des dates fictives pour la plupart, la double perspective temporelle, à la fois rétrospective comme dans les Mémoires et diariste comme dans un journal intime, etc... Mais ce n'est pas de cela dont nous allons parler aujourd'hui. Ce qui nous intéresse ici, c'est simplement le recueil comme livre, ensemble composé de poèmes. Peu importe pour le moment ce que disent ces poèmes. Le simple fait qu'un recueil lyrique soit composé de poèmes, ce que, je crois, l'on m'accordera, est intéressant du point de vue du temps. 

 

En effet, chaque poème d'un recueil renouvelle ipso facto le "temps de l'énonciation" dans la mesure où chaque poème est lié à un acte d'énonciation. Celui-ci peut être daté, c'est souvent le cas dans Les Contemplations, ou non daté. Le fait qu'Hugo date ses poèmes attire certainement  l'attention du lecteur sur la multiplicité des actes de parole que sont les poèmes et leur rapport au temps. Mais que chaque poème soit daté ou qu'il ne le soit pas, il n'en demeure pas moins que le "temps de l'énonciation" de chaque poème existe et donc que la multiplicité des poèmes multiplie aussi les moments d'énonciation. Cela signifie qu'une durée s'établit, de poème en poème, à travers le recueil. Et ce, quel que soit l'ordre des poèmes. D'un poème à l'autre, il y a finalement construction d'une durée par le jeu même de la discontinuité du texte qu'est le recueil. Les "blancs" qui séparent visuellement les poèmes matérialisent une séparation temporelle entre des moments d'énonciation distincts. Cette durée est un effet du texte lui-même; elle n'a rien de biographique. Elle est le résultat de la structure énonciative du recueil lyrique. Cette durée n'a rien à voir non plus avec le sens des textes, même si, évidemment, des relations de sens peuvent s'établir entre l'ordre des poèmes et la durée du recueil. Il  y a là, d'abord, un effet produit par la forme du recueil. A partir de cette unité que forme le recueil, une organisation des poèmes, chronologique (si les poèmes sont datés) ou quasi narrative (si les poèmes suivent le fil d'une histoire), est envisageable. Elle ne l'est que dans un second temps. Par exemple, si le fait de terminer un recueil par le mot "Commencement!" surprend (il s'agit du dernier mot du poème "Ce que dit la bouche d'ombre", qui clôt le dernier livre des Contemplations), c'est bien que le recueil constitue un tout, ayant une durée, dont le début et la fin sont constitués par l'acte d'énonciation du premier et du dernier poème.

 

La mise en page du texte poétique peut, à notre sens, être comprise comme une transposition, dans l'ordre de l'écrit, du temps qui existe dans la communication orale, et peut-être même comme la conversion dans l'espace du texte écrit de ce qui relève d'abord de la pensée et donc du temps. Car ce que "je pense" est d'abord dans le temps avant d'être dans l'espace. Il n'est donc peut-être pas nécessaire de requérir le mythe d'une oralité primitive pour comprendre le rôle de la mise en page comme moyen de figurer dans l'écriture le dynamisme de la parole, son caractère temporel. L'important dans l'usage du "blanc" n'est peut-être pas tant de restituer une impression d'oralité que "de donner une image concrète des allures de la pensée" comme dit Claudel (Sur le vers français, 1925), ou si l'on préfère une image du temps de l'écriture : "Le blanc n'est pas en effet seulement pour le poème une nécessité matérielle imposée du dehors. Il est la condition même de son existence, de sa vie, de sa respiration." (Claudel, La philosophie du livre, 1925. Commentaire du grand poème typographique de Mallarmé). Le "blanc" est  donc un élément essentiel de l'écriture du recueil et non seulement une "mise en page" du poème. Une conséquence majeure de cette énonciation spécifique au recueil concerne le "je" de l'écriture. L'alternance du texte et du "blanc",  par la durée qu'elle constitue tout au long du recueil, permet en effet de créer une durée de la parole poétique où le "je" n'est plus nécessaire, au sens où il n'a pas besoin d'être réitéré. "Une ordonnance du livre de vers poind innée ou partout, élimine le hasard; encore la faut-il pour omettre l'auteur" écrit Mallarmé dans Crise de vers

 

Du coup, on peut se demander si le recueil, avec sa structuration temporelle, n'est pas un élément de définition du genre lyrique. La question est légitime, à moins de penser que Hugo est le seul à publier des poèmes dans un recueil.

 

En effet si la poésie lyrique apparaît comme composite, "bigarrée", formée de pièces rapportées, de morceaux détachables, pour reprendre les expressions d'Olivia Rosenthal dans son article sur la poésie au XVIe siècle[22], il ne faut peut-être pas voir dans ce caractère composite une absence de définition. Car on ne peut parler de caractère composite que par rapport à un tout. Et ce tout, nous faisons ici l'hypothèse que c'est le recueil.

Le terme "entrejet", utilisé au XVIe siècle pour définir le recueil d'emblèmes[23], nous semble indiquer de façon assez précise le mode de composition du recueil lyrique. 

 

L'entrejet,  indique la distance (dans le temps ou dans l'espace), l'intervalle. Dans un sens plus actif, l'entrejet est l'intervention ou l'interruption. Entrejet signale donc un hiatus, ce qui à la fois sépare (comme l'intervalle) et ce par quoi deux éléments sont réunis.[24]

 

Il y a une distance entre les poèmes : distance dans l'espace, c'est ce qu'on appelle les "blancs"; distance dans le temps. Cette distance sépare; elle est aussi ce par quoi les pièces sont réunies en un recueil. Cette caractérisation est donc une définition "positive" du texte lyrique. Si le recueil lyrique est composite, s'il est fait de "hiatus", cela ne signifie pas qu'il n'ait pas de composition, pas de structure.

La  volonté de publier les poèmes en recueil, ce que font Pétrarque, Maurice Scève, Ronsard, Du Bellay par exemple, est une façon d'élever la poésie au rang des genres nobles. On sait que le genre lyrique, longtemps mal ou non défini, était en effet souvent perçu comme un genre mineur, un "fatras" de formes, dont la diversité semble égale à la diversité des pièces d'un recueil. La définition que donne Furetière du mot "poème" au XVIIe siècle reflète bien la difficulté pour la poésie lyrique à être reconnue comme oeuvre à part entière : "Ouvrage, composition en vers avec des pieds, rimes, et cadences nombreuses. Les vrais poèmes sont les épiques et dramatiques, les poèmes héroïques, qui décrivent une ou plusieurs actions d'un héros. Les vers lyriques, sonnets, épigrammes et chansons ne méritent le nom de poème que fort abusivement". La constitution d'un ensemble, d'un livre, pouvait donner au lyrisme un statut comparable à celui de l'épopée. Le titre de Ronsard Sonnets pour Hélène (1578) indique par la référence à Homère cette ambition.

La thèse que défend  K.Stierle à propos de la poésie lyrique, et qui fait état de son caractère composite, est au contraire "négative". Le lyrisme ne serait que "transgression", "écart" par rapport à des genres qui eux seraient bien définis :

 

De tout ce que l'enseignement traditionnel des trois catégories fondamentales de la poésie : lyrique, épique et dramatique, met en question, le plus important est que le principe générique de la poésie lyrique doit être tenu pour absolument incommensurable aux principes génériques de la poésie épique et dramatique. La poésie lyrique n'est pas un discours parmi d'autres discours, pourvu d'un schème discursif propre. (...) La poésie lyrique se définira comme transgression des schèmes discursifs.(...) La poésie lyrique est ordinairement reliée à un schème discursif qu'elle enfreint d'une manière spécifique, marquée.[25]

 

On notera  que K. Stierle parle ici de lyrisme et non de recueil lyrique. La différence est peut-être plus importante qu'il n'y paraît car elle occulte ce que l'analyse de la structure du recueil poétique peut apporter à la compréhension du genre lyrique. On définit le genre narratif en relation avec le roman et non avec le romanesque. Pourquoi chercher à définir le genre lyrique en relation avec le lyrisme et non avec le recueil lyrique ?

Une condition toutefois est nécessaire pour que le recueil et sa durée soit un élément signifiant, c'est que le recueil lyrique existe comme livre, comme structure finie, voulue par l'écrivain. A moins que l'on considère que c'est l'acte de lecture lui-même qui crée cette unité, quelle que soit la volonté qui a présidé ou qui a manqué à l'organisation du recueil.[26]

 

En effet, historiquement, on ne peut affirmer que la poésie lyrique n'existe que dans et par le recueil lyrique. Bien des poètes ont publié des poèmes séparément, et les ont regroupés en recueil seulement lorsque l'occasion s'en présentait. L'autonomie du poème ne peut évidemment être contestée. Le poème forme lui-même un tout signifiant, une oeuvre à lui tout seul.

On notera qu'il n'est évidemment pas un hasard si les titres des oeuvres lyriques sont généralement des noms au pluriel, énonçant par là la pluralité dont le recueil est fait. La définition du  mot recueil dans les dictionnaires, l'emploi qui en est fait dans des titres qu'on a pu relever dans diverses anthologies, montrent que le recueil lyrique n'est pas considéré le plus souvent comme un livre constitué mais n'est que le regroupement fortuit de pièces d'un même auteur ou de plusieurs auteurs. Ainsi le Recueil Jehan Marot publié par son fils, Clément Marot, en 1534, regroupement des poèmes considérés comme les meilleurs de l'auteur, première occurence du mot. De nos jours, on parlerait dans ce cas plutôt d'anthologie que de recueil[27]. Même sens dans le Dictionnaire françois de Pierre Richelet (1680) où le mot recueil apparaît pour désigner un recueil de textes :

 

"Extrait de ce qu'il y a de bon et de beau dans un livre. Choix de ce qu'il y a de beau dans plusieurs auteurs. Ramas de diferentes pièces. Assemblage de diverses choses qui concourrent toutes à une fin. (...)

"On ne voit point mes vers, à l'envie de Montreuil, Grossir impunément les feuillets d'un recueil" Dépreaux, Satires, 2. L'art est un recueil de divers préceptes qu'on met en pratique pour une fin utile à la vie de l'homme. Ablancourt, Lucien. Tome 2]"

 

La contradiction entre le tout et la partie ne se fait pas à l'avantage du premier. C'est le caractère disparate des choses recueillies qui est souligné plus que le fait que tous les éléments puissent concourrir à une même fin. Aussi la justification donnée pour recueillir des textes est de l'ordre du jugement de valeur. Ce sont les meilleurs textes qui méritent d'être recueillis. Il n'y a pas de justification interne à cet assemblage. L'utilisation du mot "corps" dans la définition de recueil au XVIIIe siècle, dans le Dictionnaire de Féraud[28],

 

Recueillir"sens 3. Compiler. Réunir en un corps des choses éparses ça et là dans les livres". "Recueil se dit dans le troisième sens du verbe. Amas de divers actes, écrits, etc., Recueil de Poésie, de Pièces d'Eloquence, de Musique, d'Estampes, etc. Faire un Recueil, des Recueils.

 

fait apparaître l'idée d'un tout organique. Mais elle est contrebalancée par des termes qui insistent sur le caractère "épars" des choses recueillies "ça et là". Le recueil de textes - l'expression "Recueil de Poésie" est citée - , est le résultat d'une compilation, c'est un "amas de divers actes, écrits". Enfin, dans le Dictionnaire de la langue française de Robert, la référence au recueil lyrique est mise en valeur dans l'ordre de l'article. L'expression "recueil de vers, de poèmes" est donnée en premier pour ouvrir la liste de tous les recueils possibles. Mais, là aussi, c'est une impression de dispersion qui l'emporte en raison du caractère énumératif de l'article; plus de vingt-quatre types de recueil sont énumérés, du recueil de vers au recueil de chansons en passant par le recueil de pensées, de citations, de faits historiques, de plans...

Lorsque le mot recueil est utilisé dans un titre, il renvoie toujours à des ouvrages d'anthologie, additionnels, collectifs le plus souvent. Du Recueil de diverses poésies, tant de feu sieur de Sponde, que des sieurs du Perron, de Bertaud, de Porchères, et autres... recueillies par Raphaël du Petit Val (1597), aux Poëtes français, recueil des chefs-d'oeuvre de la poésie française depuis les origines jusqu'à nos jours avec une notice littéraire sur chaque poëte (...), précédé d'une intoduction par M.Sainte-Beuve, publié sous la direction de M.Eugène Crépet, 4 vol., Paris, Gide-Hachette (1861-1863), en passant par le Recueil de plusieurs diverses poésies (1598), le Recueil des plus beaux vers édité par Malherbe (1627), comprenant des textes de Malherbe et de ses élèves, le Recueil de divers rondeaux (1639), le Nouveau recueil (1650), comprenant des textes de Voiture, Benserade, Chapelain..., le Recueil de diverses poésies choisies (1660-1666), le Recueil de pièces galantes en prose et en vers de Mme la Comtesse de La Suze et M. de Pelisson (1663, puis 5 éditions augmentées jusqu'en 1691), le Recueil de poésie chrétiennes et diverses, édité par La Fontaine (1691), comprenant des textes de Malherbe, Maynard, Racan, etc., la liste est longue[29]. Le principe en est le même : ce sont des recueils qui n'ont pas de construction interne.

 

De même, Musset a publié son oeuvre poétique dans des recueils qui ne constituent que des regroupements de pièces, souvent déjà publiées séparemment, dont le nombre et l'ordre sont modifiés d'édition en édition En 1840, il publie Poésies complètes, volume composé de trois parties, qui reprennent des oeuvres pour une bonne part  publiées antérieurement, de genres divers (et c'est un point peut-être à souligner puisqu'il est en quelque sorte un argument a contrario pour notre propos[30]). Le recueil est complété en 1850 par "Poésies nouvelles (1840-1849)", auxquelles s'ajoutent encore en 1851 d'autres pièces. En 1852, paraît une édition en deux volumes "Premières poésies" et "Poésies nouvelles", complétée à nouveau en 1854. De plus, de nombreux textes n'ont pas été recueillis par Musset : "On rencontre, disséminés çà et là, dans des journaux et dans des revues, une cinquantaine de morceaux, en vers et en prose, généralement fort intéressants, et qui ne figurent dans aucune édition" écrit en 1910 Paul Peltier.[31] Bref, le recueil lyrique n'est pas un niveau structurel qui intéresse Musset.

On pourrait dire la même chose pour bien d'autres poètes. Par exemple, Théophile Gautier, dont le recueil  Emaux et camées, a connu pas moins de six éditions du vivant de l'auteur, avec des modifications  importantes dans le nombre et l'ordre des poèmes. On passe ainsi des dix-huit poèmes de la plaquette de 1852 à trente-huit dans l'édition de 1863 puis à quarante-sept dans l'édition de 1872. Presque tous les textes d'Emaux et Camées ont connu une publication en revue avant d'entrer dans le recueil, et certains ont été publiés simultanément dans le recueil et en revue (par exemple, "Le monde est méchant" publié dans l'Artiste le 1er août 1852 alors que le recueil est inscrit dans la Bibliographie de la France du 17 juillet 1852). Aussi étonnant que cela puisse paraître, puisque cela va à l'encontre des vers célèbres qui terminent le poème "L'art" :

 

Sculpte, lime, cisèle ;

Que ton rêve flottant

   Se scelle

Dans le bloc résistant !

 

le recueil n'est pas considéré par Gautier comme un "bloc résistant" où sceller les poèmes.

Les recueils collectifs du Parnasse contemporain[32] (premier Parnasse 1866, second Parnasse 1869-1871, troisième Parnasse 1876), portant en sous-titre l'expression de "recueil de vers nouveaux", révélatrice de l'importance donnée au vers plus qu'à d'autres unités de sens, publient des poèmes de Gautier, Banville, Sainte-Beuve, Hérédia, Copée, Vaquerie, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Lecomte de Lisle...mais pas de Hugo. Peut-être la publication en revue ou en recueil collectif est-elle, en effet, ce qui sépare profondément Hugo des Parnassiens, dans la mesure où celui-ci donne une place beaucoup plus importante, que ne le font ceux-là, au recueil constitué comme livre.

 

Même Les Fleurs du mal de Baudelaire (1857) ne soutiennent pas, de ce point de vue, la comparaison avec Les Contemplations de Hugo. 

Certes, il s'agit d'un recueil organisé. Barbey d'Aurevilly fait l'éloge de cette composition du recueil qui tranche sur les habitudes de l'époque "...il y a ici une architecture secrète, un plan calculé par le poète, méditatif et volontaire. Les Fleurs du mal ne sont pas à la suite les unes des autres comme tant de morceaux lyriques dispersés par l'inspiration et ramassés dans un recueil sans d'autre raison que de les réunir. Elles sont moins des poésies qu'une oeuvre de poétique de la plus forte unité. Au point de vue de l'art et de la sensation esthétique, elles perdraient beaucoup à n'être pas lues dans l'ordre où le poète, qui sait ce qu'il fait, les a rangées. Mais elles perdraient bien davantage au point de vue de l'effet moral."[33] La constitution du livre comme "parfait ensemble"[34], est triplement marquée: par le nombre total de pièces, cent, auxquelles s'ajoute la pièce d'ouverture "Au lecteur"; par la progression narrative des poèmes, de "Bénédiction" (I) à "La mort des Artistes" (C); enfin par la composition en cinq sections "I. Spleen et idéal", "II. Fleurs du mal", "III. Révolte", "IV. Le vin", "V. La mort", les cinq actes du drame de "l'esprit dans le mal"[35]. On sait ensuite ce qu'il est advenu du recueil. Condamné pour outrage à la morale publique et aux bonnes moeurs, le livre est amputé de six poèmes capitaux. Les éditions de 1861, 1866 et 1868  ne pourront refaire ce qui a été défait, malgré les espoirs de Baudelaire :  "Le seul éloge que je sollicite pour ce livre, écrit-il à Vigny (12 ou 13 déc. 1861; CG, IV, 9), à qui il envoie un exemplaire de la seconde édition, est qu'on reconnaisse qu'il n'est pas un pur album et qu'il a un commencement et une fin. Tous les poèmes nouveaux ont été faits pour être adaptés à un cadre singulier que j'avais choisi." 

 

Cependant près de la moitié du recueil de 1857, 48 pièces,  y compris "Au lecteur", a été publié séparément dans des revues et des périodiques entre 1845 et 1857. Baudelaire n'a donc pas considéré d'emblée que le recueil, en tant que livre organisé, était lié de façon consubstantielle et nécessaire à son oeuvre. Bien sûr, on peut comprendre ces publications séparées comme des tentatives pour un poète encore inconnu de se faire lire. La voie la plus sûre pour obtenir un contrat d'édition est de faire connaître d'abord ses textes, et donc de publier des pièces en revues. Les difficultés financières de Baudelaire expliquent aussi qu'il ait eu besoin constamment de rentrées d'argent. Cependant l'explication n'est peut-être pas suffisante. Yves Florenne reconnaît cette caractéristique de l'oeuvre poétique de Baudelaire, quoiqu'il insiste sur l'unité ultime du recueil : "Nous sommes en présence d'une oeuvre -insistons sur une- qui a commencé de vivre séparée en chacun de ses éléments : les poèmes."[36]  L'organisation du recueil a été tardive. Baudelaire semble avoir songé assez tôt à la publication en volume sans toutefois parvenir à construire un recueil qui le satisfasse comme le recueil de 1857. 

Plusieurs recueils furent projetés, annoncés, parfois publiés : en 1845, 1846 et 1847, annonce des Lesbiennes, en 1848, annonce des Limbes; le 9 avril 1851, dans Le Messager de l'Assemblée paraissent Les Limbes, comprenant onze poèmes, avec l'indication suivante : "Ces morceaux sont tirés du livre Les Limbes, de Charles Baudelaire, qui doit paraître prochainement chez Michel Lévy, rue Vivienne, et qui est destiné à retracer l'histoire des agitations spirituelles de la jeunesse moderne"; d'un côté, la publication de "morceaux", de l'autre le projet d'un recueil qui possède un ordre quasi narratif. Mais ce projet ne transparaît pas du tout dans l'ordre des poèmes publiés[37]. Le 1er juin 1855, une première version des Fleurs du mal paraît dans  La Revue des Deux Mondes[38] : il s'agit alors d'une suite de dix-huit poèmes. On y voit une amorce de construction, qui n'existait pas dans Les Limbes. La publication commence  avec la pièce intitulée "Au lecteur" (I) et se termine  par le poème "L'amour et le crâne"(XVIII), pièce qui terminera dans l'édition de 1857  la section II  "Fleurs du mal". Quant à la composition de l'édition de 1857, on ne sait pas grand chose, sinon qu'elle semble avoir été faite en collaboration avec l'éditeur de Baudelaire, Auguste Poulet-Malassis : "nous pourrons disposer ensemble l'ordre des matières des Fleurs du mal, - ensemble, entendez-vous, car la question est importante." écrit le poète à Auguste Poulet-Malassis dans une lettre du 9 décembre 1856 (C.G., p.364). Les critiques citent souvent ce texte pour montrer la  volonté de Baudelaire de construire un recueil, mais on lit aussi dans cette réclamation un implicite, à savoir que ce n'est peut-être pas une habitude chez Baudelaire. Du reste, il n'hésite pas à publier entre-temps dans des périodiques douze pièces encore inédites avant la publication du volume.

Ces quelques éléments d'information concernant la genèse des Fleurs du mal donnent plutôt l'impression que Baudelaire n'a pas vu dans la construction du recueil toute l'importance qu'il lui accordera une fois l'oeuvre menacée par la censure. Peut-être Les Contemplations, publiées en octobre1856, quelques mois avant que Baudelaire ne se préoccupe de la disposition de la matière de son recueil, ont-elles influencé Baudelaire dans l'idée qu'un recueil lyrique est un livre.

 

Sur cette toile de fond, la pratique éditoriale de Hugo apparaît avec un singulier contraste. Le mot recueil utilisé par Hugo pour parler des Contemplations n'est pas anodin : "Les pièces de ce diable de recueil sont comme les pierres d'une voûte. Impossible de les déplacer" écrit Hugo à Noël Parfait, le 12 juillet 1855. Hugo lui donne le sens de livre composé, sens moderne imposé de nos jours par une conception structuraliste de l'oeuvre, mais qui ne va pas de soi à l'époque. Seuls deux poèmes des Contemplations font l'objet de publication séparée, hors recueil, alors que c'est une pratique éditoriale on ne peut plus courante au XIXe siècle, comme on l'a vu[39].  Finalement, le résultat de cette enquête est assez inattendu : il montre une profonde originalité de Hugo dans sa pratique d'édition et sa conception du recueil. C'est donc le fait de ne vouloir publier ses poèmes que dans le cadre d'un  recueil qui doit nous étonner.

 

 

III) Pour comprendre cette particularité, on peut esquisser une généalogie des Contemplations,

en rapprochant le recueil d'autres oeuvres de Hugo et en soulignant la permanence de certaines préoccupations (comment rendre compte du temps ?  Comment écrire des poèmes qui ne soient pas "hors du temps" ?) et la recherche continuelle qui l'accompagne d'oeuvre en oeuvre.

 

Il faut remonter, nous semble-t-il, à la publication en 1828 d'Odes et Ballades. Après cette date, Hugo ne publie plus d'édition augmentée de ses recueils lyriques. Il garde ses poèmes dans un tiroir et ne les publie qu'en recueil. Son attitude face à ses manuscrits change aussi à cette date. Alors qu'il a jusqu'alors offert ses pièces autographes, pratique courante à l'époque, il y renonce définitivement et prend un soin extrême de ses manuscrits.[40]

La notoriété, le succès, sont certainement des facteurs expliquant que Hugo puisse se permettre de ne pas publier en revue. Mais l'explication n'est pas suffisante. Il y a un choix littéraire dont on ne peut éluder la signification. 

Le recueil de 1828 est constitué de pièces déjà publiées pour la plupart. Certaines pièces ont été publiées dès 1819, dans le Recueil de l'Académie des Jeux Floraux ou dans Le Conservateur littéraire, périodique fondé par les frères Hugo. Le recueil constitué en 1822, Odes et poésies diverses, ne comporte qu'un tiers de pièces inédites. En 1828, Hugo reprend les trois recueils publiés en 1822, 1824 (sous le titre de Nouvelles odes), et 1826 (sous le titre d'Odes et Ballades), et les refond en un seul ouvrage auquel il redonne le titre précédent. Il y ajoute "l'Ode à la Colonne" et dix nouvelles pièces. 

Surtout, il modifie la constitution de son recueil. "Pour fondre ces trois volumes en deux tomes dans la présente réimpression, divers changements dans la disposition des matières ont été nécessaires." écrit-il dans la préface.[41] La solution adoptée par Hugo est en fait un compromis entre un classement thématique ou générique et un classement chronologique. Au premier volume regroupant les "Odes historiques" fait suite un volume regroupant "les pièces d'un sujet capricieux", opposition binaire qui sera un moment celle des Contemplations, mais dans un ordre inverse ("poésie pure" qui correspond en quelque sorte à l'âme et à l'imagination du poète/"flagellation de tous ces drôles..." qui correspond à l'histoire), avant la séparation du projet en deux livres distincts, celui des Châtiments et celui des Contemplations

Mais à l'intérieur de ce classement, les pièces sont datées et classées par "ordre de dates".[42] Hugo y insiste tout au long de sa préface. Les poèmes ainsi présentés offrent "le développement de la pensée de l'auteur dans un espace de dix années (1818-1828)" (expression qu'on retrouve, à peu de chose près, dans la préface des Contemplations "Vingt-cinq années sont dans ces deux volumes. Grande mortalis aevi spatium..."). Le recueil lyrique garde trace des "dates de (l)a pensée". Apparaît ici le programme d'une écriture lyrique historicisée, temporelle, qui se déploie à la fois dans l'ordre du recueil et dans la composition du poème.

En effet, dès la préface de 1822, Hugo propose un "système de composition lyrique"[43] qui a pour but de redonner vie à l'ode, en lui ôtant son caractère figé, monotone et froid. Les critiques insistent sur le premier aspect de la démonstration de Hugo qui incrimine "l'abus des apostrophes, des exclamations, des prosopopées, et autres figures véhémentes". Dans la seconde partie, Hugo propose de jeter dans l'ode "quelque chose de l'intérêt du drame", grâce au "développement (d'une) idée (...) qui s'appuyât dans toutes ses parties sur le développement de l'événement qu'elle raconterait."  Si l'on y prête garde, on trouve ici un rapprochement singulier entre le fait de raconter et l'objet à raconter, à savoir "les idées" (il faut "pla[cer] le mouvement de l'Ode dans les idées plutôt que dans les mots" écrit Hugo). La justification de la composition d'Odes et Ballades s'inscrit ainsi dans une réflexion plus large, qui va du poème, à l'oeuvre, en passant par le genre, réflexion commencée dès la préface de 1822 sur la composition du poème, et poursuivie dans la préface de 1826 sur l'ordre interne de l'oeuvre, qui "résulte du fond même des choses, de la disposition intelligente des éléments intimes d'un sujet".

Bernard Leuillot souligne donc avec raison l'importance de la refonte des textes d'Odes et Ballades: "Pour la première fois, quelque trente ans avant Les Contemplations, un recueil de Hugo peut se lire comme "les mémoires d'une âme" (...) L'auteur est devenu son propre architecte : sa méthode consiste désormais à faire jouer entre eux les effets de chaque poème."[44]  En effet, une "méthode" se dessine, fondée sur la structure temporelle du recueil, méthode à laquelle se tiendra "désormais" le poète, et qui ne trouvera sa pleine réalisation que dans Les Contemplations. Bernard Leuillot indique ici un cheminement, une généalogie, dont on peut essayer de retrouver d'autres jalons.

 

Faute de temps, on propose ici d'indiquer un rapprochement avec le Journal de ce que j'apprends chaque jour (juillet 1846-février 1848) .

Ecrire "L'histoire au jour le jour"[45], est le projet du Journal commencé par Hugo le 20 juillet 1846, et tenu quotidiennement jusqu'au 23 février 1848. Ce Journal, considéré par Hugo comme  est un échec, est aussi un jalon dans l'écriture des Contemplations. Le premier texte du Journal formule en effet un programme qui peut être lu comme un avant-projet de ce que sera le recueil de 1856:

 

J'ai remarqué qu'il ne se passe pas de jour qui ne nous apprenne une chose que nous ignorions, surtout dans la région des faits. Souvent même ce sont des choses que nous sommes surpris et presque honteux d'ignorer. Un homme quelconque qui tiendrait note jour par jour de ces choses laisserait un livre intéressant. Ce serait le registre curieux des accroissements successifs d'un esprit. - Du moins de la partie de l'esprit qui peut s'accroître par ce qui arrive du dehors. Une pensée contient toujours deux sortes de choses, celles qui y sont venues par inspiration, et celles qui y sont venues par alluvion. Ce serait l'histoire de ces dernières. J'ai l'intention, pour ce qui me concerne, d'écrire ce journal. Je le ferai sommairement , car le temps me manque. Je le commence aujourd'hui 20 juillet 1846, jour de ma fête. Je regrette de le commencer si tard.[46]

 

Il s'agit de trouver une combinaison entre la forme du journal, l'écriture au jour le jour, et la constitution d'une histoire, non celle des faits notés au jour le jour mais, à travers ceux-ci, celle d'un esprit. Dans Les Contemplations, il s'agira d'écrire les "mémoires d'une âme", terme plus large que celui d'esprit mais qui l'englobe. L'image de l'"alluvion" est reprise dans celle, inverse, et plus noble, du filtre: "L'auteur  a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. La vie, en filtrant goutte à goutte à travers les événements et les souffrances, l'a déposé dans son coeur", et dans celle de "l'eau profonde et triste, qui s'est lentement amassée là, au fond d'une âme." (préface des Contemplations)

D'autres liens existent entre les deux oeuvres. A l'époque où Hugo écrit ce Journal, en juillet 1846, l'été de la mort de Claire, il commence à écrire les poèmes qui constitueront le noyau du livre IV des Contemplations. Et Hugo a indiqué lui-même ce lien, de façon abrupte, en évoquant, en conclusion de sa note constatant l'échec de son projet, le souvenir de Léopoldine : "J'écris tout ceci en songeant à ma fille que j'ai perdue il y a bientôt quatre ans, et je tourne mon coeur et mon âme vers la providence." Conclusion aberrante en apparence, comme le souligne Guy Rosa, lequel poursuit en montrant les rapprochements entre le Journal et Les Contemplations, l'un et l'autre "journal, mémoires également d'un je impersonnel évidé de son moi par le deuil"[47].

 

Toutefois une différence s'impose entre le Journal et Les Contemplations. Elle explique en partie l'échec du  projet de 1846. Un an après avoir commencé son journal, Hugo constate : 

 

29 juillet 1847 - Après un an je reconnais et je constate que le plan que je me traçais est presque impossible à réaliser. Je le regrette, car cela eût pu être neuf, intéressant, curieux (...)

 

Le plan tracé est en effet impossible à réaliser, il le sera dans Les Contemplations car alors le poète travaille à partir de textes déjà écrits. Le problème qui se pose à Hugo est d'ordre temporel. Hugo l'a méconnu, pensant que son échec venait de la difficulté à "écrire froidement chaque jour ce qu'on a appris ou cru apprendre", à être "impersonnel". Comme l'a montré Guy Rosa, il y avait incompatibilité entre "la forme même du journal" et "l'objectivité recherchée."[48] Mais peut-être le projet de 1846 contenait-il  d'autres ambitions. Certes, il est difficile d'écrire "comme si de rien n'était", comme un "homme quelconque" qui ne saurait pas que ces notes constitueront un livre, mais la difficulté vient de la double perspective temporelle que Hugo adopte dans son projet. Il voit qu'il lui faut écrire au jour le jour mais il adopte le regard rétrospectif de celui qui a le livre en main. "Un homme quelconque qui tiendrait note jour par jour de ces choses laisserait un livre intéressant. Ce serait le registre curieux des accroissements successifs d'un esprit." La "froideur" qu'Hugo se désespère de ne pas avoir quand il écrit au jour le jour, il la trouvera dans le recul du temps. Ce n'est pas du reste de froideur, ou d'objectivité qu'il s'agit, mais de la possibilité de maîtriser et d'ordonner une matière, si émouvante soit-elle encore pour le poète, parce que déjà écrite.

 

Les contraintes mais aussi les possibilités d'écriture du journal ne sont peut-être pas apparues tout de suite à Hugo. Ainsi l'édition critique établie par René Journet et Guy Robert montre que Hugo copiait toutes les dates de son journal. Lorsqu'il lui arrivait de prendre du retard, il copiait les dates des jours où il n'avait rien écrit et remplissait par la suite les "blancs". Par exemple, les dates 25, 26, 27 août 1846, écrites le 28, ont d'abord été laissées avec des "blancs". Le texte qui remplit, après coup, l'espace laissé libre a donc un certain format. Il ne peut dépasser les quelques lignes laissées en suspens. A moins d'écrire dans la marge, comme c'est le cas pour le texte daté du 27 Juillet 1846, ajouté en marge de celui écrit le 29. A partir de septembre 1846, à l'époque du pélerinage à Villequier, certains "blancs" ne sont plus remplis (à la date du 27, 29 septembre, on retouve des dates vierges, de même les 11, 20, 31 octobre, etc..). Ils ne sont peut-être pas apparus après coup si insignifiants que cela à Hugo. Le "blanc" est l'équivalent d'une durée dont on sait qu'elle existe mais dont l'auteur ne dit rien, ou presque. En ce sens, ces "jours laissés vides remplis d'abord avec du retard puis demeurant blancs"[49] font partie de l'oeuvre du point de vue de sa structure temporelle.

 

C'est une technique d'écriture qu'on retrouve dans Les Contemplations. On pense évidemment à la fameuse ligne de points encadrée par des "blancs" à la date du 4 septembre 1843. On peut penser aussi aux sortes d'"ellipses temporelles" entre les poèmes, par exemple dans le livre IV, où de nombreux textes sont datés des anniversaires de la mort de Léopoldine, laissant les intervalles vides, temps mort où le jour est comme la nuit : "4 septembre 1852", "Novembre 1846, jour des morts", "4 septembre 1844", "4 septembre 1845", "4 septembre 1846", "3 septembre 1846", "4 septembre 1847", "4 septembre 1852". Mais le terme d'"ellipse temporelle", qui est utilisé en narratologie, ne convient pas, puisque c'est en fait le procédé inverse qui est mis en oeuvre. Fondamentalement, le recueil lyrique joue avec la discontinuité temporelle alors que le récit joue avec la continuité. Il ne s'agit donc pas de faire l'ellipse d'une durée mais de la constituer, puisque le recueil lyrique, lui, a affaire avec la discontinuité des textes. On peut penser aussi à ces poèmes que la critique juge insignifiants, qui semblent là pour combler les trous (Hugo n'a-t-il été assez accusé de s'autoriser des faiblesses ?),  comme "A un poète aveugle" (I, 20), dont Albouy dit lui-même "on s'explique mal cette pièce de 1842". Ne s'agirait-il pas, plutôt, avec ce type de textes, de marquer le temps qui passe, un peu comme on le ferait en indiquant seulement une date sur une page blanche ? Ces hypothèses restent à développer. 

 

 

Les liens entre poésie lyrique et temps restent en grande part à étudier. On a vu que les mots du temps, s'ils sont évidemment indispensables dans une telle étude, ne sont pas suffisants. Le temps n'est pas seulement un thème de la poésie lyrique. Les Contemplations, ne serait-ce qu'avec la disposition des poèmes en un recueil, construisent une temporalité qu'on serait tenté d'appeler lyrique. Certainement, Hugo a eu conscience de ce qu'impliquait la publication d'une oeuvre de "poésie pure" après la publication des Châtiments. Il ne pouvait accepter l'idée qu'on puisse croire qu'il renonçait à être de son temps, lui qui avait dû renoncer à fouler la terre de son pays. Jalon dans une oeuvre toujours en devenir,  Les Contemplations seraient ainsi une oeuvre profondément temporelle, où le temps ne serait pas un simple objet de réflexion mais où une pensée du temps se constituerait, en acte.

 


[1].          Brunet (Etienne), Vocabulaire de Hugo, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 3 volumes, 1988. Le premier volume commente les données. Le deuxième volume donne les informations brutes sous la forme d'un index appelé "dictionnaire des fréquences". Le troisième volume comprend divers index utilisables seulement pour de nouveaux traitements informatiques. 

[2].          On ne commentera pas le choix de ces oeuvres. Il est cependant évident que ce choix, contraint (le corpus exploité est celui communiqué par l'Institut national de la langue française de Nancy) ou non contraint, n'est pas sans incidence sur les résultats obtenus. On regrettera surtout l'absence des Châtiments et de L'Art d'être grand-père.

[3].          Volume 1, troisième partie, chapitre 2 : "les mots grammaticaux" et quatrième partie, chapitre 3 : "les structures thématiques".

[4].          op.cit., p.345.

[5].          D'après Etienne Brunet, lorsque le corpus de référence est celui de 1815 à 1885, l'écart réduit est est de -5,65; quand l'on compare le corpus en vers de Hugo, l'écart est de -14,39.  (voir op.cit., p.345)

[6].          Pour une visualisation de cette trajectoire, voir le graphique 218 donné par E. Brunet.

[7].          Rappelons qu'Etienne Brunet, lui, associe dans un même corpus, dit "poésie en vers", la poésie lyrique et la poésie épique. Sont classés dans la même rubrique "recueils de poésie" : Les Feuilles d'automne, Les Rayons et les ombres, Les Contemplations, La Fin de Satan, Les Chansons des rues et des boisLa Légende des siècles.

[8].          Les chiffres sont ceux donnés par E.Brunet à l'exception de ceux de L'Art d'être grand-père que nous avons relevés nous-même. Le calcul est un simple pourcentage -et non un calcul dit par "écart réduit". Nous avons pris comme base de comparaison le nombre de pages de chaque recueil dans l'édition Laffont, "Bouquins".

[9].          op.cit., pp.237-239.

[10].         op.cit., pp.347-349.

[11].         Ce qu'il fait, par contre, sur l'espace : "L'espace est un second cadre, qui croise celui du temps. Il est plus difficile à cerner, car tout concourt à la constitution de l'environnement spatial : les objets, les lieux, mais peut-être aussi les êtres animés, les mouvements, tout ce que l'on touche et tout ce qui vous touche, tout ce qui bouge et ce qui ne bouge pas", op.cit., p. 351.

[12].         Nous avons laissé de côté pour le moment les mots dits grammaticaux, et les autres morphèmes, ainsi que le vocabulaire imagé du temps (par exemple le mot rayon pour désigner le souvenir ou le mot aurore pour désigner la jeunesse). Précisons aussi que certains mots peuvent passer, selon leur emploi, d'une catégorie à une autre, en particulier selon qu'ils sont employés au sens propre ou au sens figuré, ou dans des locutions grammaticales.

[13].         Nous suivons dans notre classement les trois sens distingués dans l'article "temps", in Lalande (André), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 1ère édition 1926, 18è édition 1996.

[14].         Plusieurs de ces mots sont répertoriés par E.Brunet dans la rubrique "lumière" et n'apparaissent donc pas dans le relevé des mots du temps.

[15].         Poulet (Georges), Etudes sur le temps humain, Plon, 1952, réédition Pocket, collection Agora.

[16].         Ubersfeld (Anne), Paroles de Hugo, éditions sociales Messidor, 1985, chapitre 10 : "L'aïeul infini".

[17].         Saint-Augustin, Les Confessions, traduction, préface et notes par Joseph Trabucco, Flammarion, GF, 1964.

[18].         L'index de E.Brunet ne distingue pas les emplois pronominaux du verbe des autres emplois (pencher/se pencher). On verra dans la seconde partie de la thèse que la distinction est cependant intéressante à faire pour montrer l'évolution de l'écriture du temps.

[19].         op.cit., pp.237-239.

[20].         "Le temps, cadre dans le récit, est un thème dans la poésie", op.cit., p.351

[21].         Selon l'expression d'Etienne Brunet, op.cit.,p.345.

[22].         Olivia Rosenthal, "Marqueterie, bigarrure, entrejet au XVIè siècle ou le texte de poésie en question", in Les genres insérés dans la poésie, Lavorel (Guy), Bobillot (Jean-Pierre), Cédic, Université Jean Moulin Lyon III, 1996, pp.11-27.

[23].         L'expression "marqueterie, bigarrure, entrejet" est en effet tirée de la définition que Jean de Tournes, en 1615, donne du mot "embleme", dans sa préface au recueil d'emblèmes d'Alciat (Emblemes, traduit par Jean le Fèvre en 1536). On notera aussi cet emploi du terme, relevé dans le Dictionaire de la langue française du 16e siècle de Huguet. "Encore que ce mot de Bigarrures soit une excuse suffisante pour y faire entrejecter quelque chose, il a mal pris ma conception. Tabourot des Accords, Les Bigarrures, Avant-propos.(...)"

[24].         Définition d'Olivia Rosenthal, d'après le Dictionaire de la langue française du 16e siècle de Huguet, op.cit, p.12-13.

[25].         Stierle (Karlheinz), "Identité du discours et transgression lyrique", in Poétique, novembre 1977, n°32, p.430. Il nous semble qu'il n'y a pas lieu, contrairement à ce que dit K.Stierle, d'opposer le lyrisme aux autres genres. Pour chaque genre, il y a des "schèmes discursifs" dominants et des "transgressions", des "écarts", des mixages.

[26].         Hypothèse qu'il nous faudra reprendre. Il est certain que bien des phénomènes de temporalité relèvent de la lecture. C'est la lecture, par exemple, qui organise à travers la linéarité du texte des réseaux de sens, qui transpose dans un ordre logique, celui nécessaire tout simplement à la compréhension, ce qui est placé dans l'ordre de la succession, qui relie de façon quasi narrative ce qui est épars...

[27].         C'est du reste le terme utilisé par Sainte-Beuve dans son Introduction aux Poëtes français, recueil des chefs-d'oeuvre de la poésie française depuis les origines jusqu'à nos jours avec une notice littéraire sur chaque poëte (...), publié sous la direction de M.Eugène Crépet, 4 vol., Paris, Gide-Hachette (1861-1863): "L'idée d'une Anthologie française, d'un choix à faire dans le champ si vaste de notre poésie, est heureuse." p.IX, volume I.

[28].         Dictionnaire critique de la langue française par Jean-François Féraud (1787).

[29].         Sources : Jarrety (Michel), (dir.), La poésie française du Moyen-âge jusqu'à nos jours, PUF, 1997 ; Lachèvre (frédéric), Bibliographie des recueils collectifs de poésies publiés de 1597 à 1700. Slatkine reprints, Genève, 1967 ;Vicaire (Georges), Manuel de l'amateur de livres du XIXe siècle. 1801-1893. Somerset House, Teaneck, 1973.

[30].         Il est vrai aussi que le théâtre de Musset est "poétique". Mais le terme est bien vague et le sujet trop compliqué pour qu'on s'y arrête. Maurice Allem dans son introduction aux Poésies complètes d'Alfred de Musset, édition de la Pléiade, Gallimard, 1957, souligne que Musset est plus classique que ses contemporains dans la mesure où il entend poésie au sens de création littéraire.

[31].         cité par Maurice Allem, ibid, p.14.

[32].         Le Parnasse contemporain, recueil de vers nouveaux, Lemerre, Slatkine reprints, 1971, trois volumes 1866, 1871, 1876.

[33].         extrait de l'article envoyé par Barbey d'Aurevilly à Baudelaire, cité in Baudelaire (Charles), Les Fleurs du mal, édition critique de Jacques Crépet et Georges Blin, refondue par Georges Blin et Claude Pichois, Corti, 1986, p.418.

[34].         L'expression est de Baudelaire, "Notes et documents pour mon avocat", cité in Baudelaire (Charles), Les Fleurs du mal, édition critique de Jacques Crépet et Georges Blin, refondue par Georges Blin et Claude Pichois, Corti, 1986, p.435.

[35].         ibid, p.437.

[36].         Baudelaire (Charles), Les Fleurs du mal, édition établie, présentée et annotée par Yves Florenne, Librairie générale française, le livre de poche, 1972, p.332.

[37].         Il s'agit des poèmes suivants :"Le spleen ["Pluviôse irritée..."], Le mauvais moine, L'idéal, Le spleen [Le mort joyeux], Les chats, La mort des artistes, La mort des amants, Le tonneau de la haine, La Béatrix [De profundis clamavi], Le spleen [La cloche félée], Les hiboux". Entre-crochets sont indiqués les titres définitifs.

[38].         Revue des Deux Mondes, 1er juin 1855, XXVe année, nouv. période, seconde série, Tome dixième, volume 2, pp.1079-1093.

[39].         Il s'agit de "Chose vue un jour de printemps" III, 17 et du "Revenant" III, 23, le premier publié le 25 décembre 1854 dans l'Almanach de l'exil puis le 3 janvier 1855 dans l'Homme sous le titre "Un grenier ouvert au hasard" (Journet, Notes..., p.102), le second en 1882 (Albouy, notes éd. Gallimard, p.471), après la publication de l'oeuvre entière. On peut noter aussi que "Il fait froid" II, 20 a été envoyé à Juliette joint à une lettre le 1er janvier 1838 et que le poème "Epitaphe" III, 15 a été écrit pour Mme Lefèvre, la soeur d'Auguste Vaquerie à qui Hugo l'a envoyé dans une lettre du 13 mai 1843.

[40].         Voir De Biasi (Pierre-Marc), "Le manuscrit spectaculaire", in Hugo, de l'Ecrit au livre, Etudes réunies et présentées par Béatrice Didier et Jacques Neefs, Presses Universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 1987.

[41].         Victor Hugo, Oeuvres complètes,  Laffont, "Bouquins", volume Poésie I, p.51.

[42].         L'expression revient à deux reprises. On relève aussi les expressions  qui marquent le même souci du temps : "trois moments", "trois âges", "espace de dix années", "trois époques", "progression".

[43].         Oeuvres complètes,  Laffont, "Bouquins", volume Poésie I, p.55

[44].         Notice, p.1052.

[45].         C'est le titre d'une petite chemise dont R. Journet et Robert disent qu'"elle ne semble pas avoir contenu grand'chose" dans la note page 11, in Journal de ce que j'apprend chaque jour (juillet 1846-février 1848), édition critique par René Journet et Guy Robert, Flammarion, Cahiers Victor Hugo, 1965.

[46].         Journal de ce que j'apprends chaque jour, in Victor Hugo, Oeuvres complètes, Laffont, "Bouquins",  vol."Histoire", p.595.

[47].         Rosa (Guy), op.cit., p.140.

[48].         Rosa (Guy) et Trévisan (Carine), Nabet (Jean-Claude), Raineri (Caroline), "Génétique et obstétrique : l'édition des Choses vues", in Hugo, de l'écrit au livre, Didier B, éd, p.139.

[49].         Rosa (Guy), op.cit., p.141.