Chantal Brière : Le langage architectural dans les romans de Hugo

Communication au Groupe Hugo du 22 javier 2000
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A l’exception de Bug-Jargal, aucun des romans de Victor Hugo n’échappe totalement à ce que son compagnon de voyage, Charles Nodier, appelait le « démon Ogive » [1] , c’est-à-dire à cette passion, à ce « goût violent pour l’architecture » [2] que proclame Gringoire, au livre X de Notre-Dame de Paris, quand, revenu des échecs littéraires et conjugaux, il s’adonne avec une réelle jouissance à l’amour moins perfide des pierres. Une passion que le Victor Hugo raconté s’emploie à faire remonter à l’enfance comme un élan inné, modèle de rétrolecture édifiante d’une destinée :

 

« A peine avait-il dix ans que, déjà, il tenait pour sacrées la vie et les œuvres de l’homme. Déjà, il voulait qu’on abattît les échafauds et qu’on laissât debout les monuments, déjà il défendait les pierres, où les hommes mettent leur pensée, et les âmes, le livre où Dieu met la sienne. » [3]

 

            En réalité, il semble difficile de dire dans quelles circonstances exactes Victor Hugo entre « en architecture », difficile d’évaluer quel dosage subtil d’expériences vécues (voyages réguliers, fréquentations d’artistes, de spécialistes) et de lectures a présidé à cette vocation qui ne se démentira jamais, ni ne se départira tout à fait de sa tonalité combative, au point de faire apparaître Hugo comme l’un des plus ardents défenseurs de ce qu’il est convenu de désigner aujourd’hui sous le terme de Patrimoine.

 

            Dans Victor Hugo et l’art architectural [4] , Jean Mallion dresse l’inventaire des édifices représentés dans l’ensemble de l’œuvre ; il souligne que, durant les années qui séparent Han d’Islande de Notre-Dame de Paris, Hugo s’est forgé une idée constante et définitive en matière d’esthétique architecturale. Au cours de sa vie ses goûts ne varieront guère : la Renaissance, si mal nommée, signe pour lui la mort de la grande architecture, celle de  la pensée de pierre , et les édifices construits ultérieurement, vides de sens, ne méritent que sarcasmes ; la palme revenant sans conteste à la rue de Rivoli dont l’ordonnance rectiligne reste la cible favorite de son ironie.

             Le roman hugolien devait s’ouvrir à ce chantier historique, à ce combat pour la mémoire monumentale. Le plaidoyer le plus célèbre est bien évidemment le chapitre « Ceci tuera cela », ajouté au livre V de Notre-Dame de Paris, qui conféra à Hugo la compétence jugée nécessaire pour siéger au Comité des Arts et Monuments. L’entrelacs métaphorique qui structure ce texte développe la doctrine de l’unité des arts. Premier d’entre eux, l’architecture apparaît, au même titre que l’écriture, comme l’expression la plus achevée, résultant de l’union d’une forme et d’une idée. Il nous a semblé intéressant que Hugo ait particulièrement choisi le roman pour représenter et questionner  l’art architectural. La définition étymologique du mot architecture proposée par Daniel Payot, dans Le philosophe et l’architecte, permet une  relecture de « Ceci tuera cela » :

 

« L’étymologie nous apprend qu’il s’agit d’un composé : « tecture » nomme l’action de bâtir […] ; quant au terme « archè » qui lui est apposé, on le traduit traditionnellement de trois façons : le commencement […], le commandement […], le principe […] L’archè s’ajoute à la tecture. Cet ajout porte tout de suite à conséquence. Il se trouve maintenant en rapport avec ce qui n’est pas d’emblée lui-même, avec ce qui diffère de lui et avec quoi cependant il se compose […] La simple tecture devient, par ce rapport archi-tecture. Si nous employons, en général, ce mot, nous désignons donc une construction qui n’est pas simple bâtisse : qui en diffère par un supplément d’archè. L’architecture est relation, composition ; l’édifice architectural est une construction supplémentaire. » [5]

 

           Pour représenter un édifice, chaumière ou palais, le texte romanesque s’affiche, lui aussi, comme construction supplémentaire, supplément de mots et supplément de sens qu’exhibe la description architecturale. L’auteur, féru d’architecture, voyageur antiquaire, a recours à un lexique spécialisé qui authentifie les édifices. « Ceci tuera cela » annonce cette mise en scène d’une nomenclature. Pour parler d’architecture, l’auteur interrompt le fil narratif : « Ceci tuera cela » s’engage dans une digression, sentier détourné qui risque de heurter et de lasser les lectrices [6] lorsque priorité est donnée au texte descriptif, voire explicatif. Entre cet appendice, cet inventaire supplémentaire et le projet romanesque existe une tension. Comment l’objet architectural s’insère-t-il dans le roman, comment en devient-il un élément signifiant ?

          Enfin, le chapitre « Ceci tuera cela » confère au roman une dimension poétique et philosophique. Lorsque Hugo confronte les « deux livres, deux registres, deux testaments » de l’Humanité : « la bible de pierre et la bible de papier », il célèbre le même élan créateur. Sa réflexion théorique recourt systématiquement aux métaphores et aux symboles. La symbiose entre architecture et écriture s’opère à travers une rhétorique, un savoir-faire qui signe l’acte de création.

 

 

Un supplément de mots

           Ce sont les mots, matériau linguistique, qui nomment et élèvent l’édifice. Dans tous les romans, la présence de l’architecture se manifeste à travers un réseau toponymique précis ; y compris la lointaine Norvège, références bibliographiques à l’appui, y compris même l’Océan avec ses écueils, « ces maisons de la vague » [7] , chaque lieu est figuré par des constructions réelles, des bâtiments choisis pour leur valeur emblématique capable d’assurer l’ancrage géographique et historique de la fiction romanesque mais également d’authentifier, comme par contamination, les édifices imaginaires. Des fenêtres du palais de Corleone-lodge qui n’existe pas, il est possible de découvrir « parfois une rivière qui était la Tamise, parfois une grosse tour qui était Windsor. » [8] . Symboliquement, Quatrevingt-treize oppose Paris à la Vendée et la salle des Tuileries, où siège la Convention, à la Tourgue. De même que les Tuileries, la Tourgue résulte d’une histoire architecturale, histoire orientée, selon les époques, vers la défense ou vers l’esthétique. Château-fort, elle recèle des pièges et des passages secrets conformes à « la tradition du pays » [9]  ; certaines particularités la rapprochent de sites connus, visités par Hugo. Les maîtres du lieu, les princes Gauvain, agissent comme les plus grandes familles du pays, leur demeure s’apparente donc aux châteaux qui ont marqué l’histoire. L’évolution de la Tourgue s’explique par le besoin de « copier Versailles » [10]  ; à la tour médiévale fut ajouté un pont sur piles et « sur ces piles, on construisit, comme à Chenonceaux, un édifice en style Mansard, plus logeable » [11] . Il n’est pas jusqu’au nom de la bastille familiale qui ne prenne son sens dans une tradition : l’étymologie des mots travaillés par l’usure ou l’impropriété  garantit une forme d’historicité :

 

« La Tourgue, abréviation paysanne, signifie la Tour-Gauvain, de même que la Jupelle signifie la Jupellière, et que ce nom d’un bossu chef de bande , Pinson-le-Tort, signifie Pinson-le-Tortu. » [12]

 

           Si, comme d’autres écrivains de son époque, Hugo se trouve affecté, selon Philippe Hamon, d’une maladie, « celle de « voir l’architecture » » [13] , plus que d’autres, il construit sa représentation architecturale, en jouant des règles de la perspective. Du gros plan au détail lointain, le récit adopte parfois une organisation quasi picturale qui n’est pas sans évoquer les œuvres du dessinateur. Notre-Dame, en gros plan, donne son nom au roman, mais ses tours se profilent aussi au point de fuite de nombreuses descriptions de Paris. Les dômes de la Salpétrière, des Invalides ou du Val de Grâce se découpent aussi dans le ciel parisien et leur évocation, si brève soit-elle, semble garantir l’existence des édifices de premier plan que sont la masure Gorbeau ou le couvent du Petit Picpus. L'œil est comme attiré vers le détail vrai. A la vision en hauteur souvent étudiée chez Hugo, il serait possible d’adjoindre le goût de la répartition des volumes, le jeu des plans et des découpages.

 

           Tous les édifices, œuvres monumentales ou simples bâtisses, prennent forme grâce à un vocabulaire technique, un lexique spécifique qui compte environ 350 mots dont la plupart sont présents dans Notre-Dame de Paris. Ce lexique comporte une désignation des édifices selon leur appartenance à l’une des catégories que définit le Dictionnaire Encyclopédique Larousse du XIX° siècle :

-l’architecture religieuse (différents cultes, monuments funéraires)

-l’architecture civile (habitations privées, édifices publics, édifices commerciaux, prisons, hôpitaux et lieux de spectacle)

-l’architecture militaire (édifices fortifiés, ouvrages défensifs)

-l’architecture hydraulique (ponts, phares, quais)

        Il faut ajouter à cela un très grand nombre de termes monosémiques relevant de l’architecture ornementale, extraits d’ouvrages spécialisés ou de dictionnaires, désignant les façades, les éléments en saillie, les arcs, les renforts, les ouvertures, les escaliers et les motifs ornementaux.

         L’importance de ce vocabulaire fait de la description architecturale le lieu d’une mise en scène du savoir et de la compétence linguistique. Elle est dépositaire d’une connaissance et de sa transposition ; elle reproduit d’ailleurs la démarche scientifique de l’archéologie. Nommer, décrire et classer furent les taches essentielles des sociétés savantes « qui accomplissaient, écrit Françoise Bercé, la même démarche fondatrice que Linné et ses disciples définissant une taxinomie des espèces naturelles. La mémoire nationale pouvait, dès lors, être enrichie de tous les monuments reconnus, nommés, inventoriés. » [14] . Les interventions de Hugo au Comité des Monuments vont dans le même sens puisqu’elles portent sur la nécessité de travailler sur la terminologie, en particulier « pour les diverses parties architectoniques des monuments » [15] . Plus encore, il souhaite allier le mot à la représentation graphique, comme le mentionne le compte rendu de séance : « Il croit que la désignation du cintre par exemple, sera toujours insuffisante, en quelque bon style qu’elle soit faite, car il y a au moins quatre types de cintres très difficiles, sinon impossibles à décrire. Il désire donc qu’on dresse pour les formes architectoniques une série d’alphabets chronologiques comme on le fera pour les formes paléographiques. » [16]

              Même au sein des contraintes fictionnelles, l’œuvre littéraire traduit l’œuvre architecturale au plus juste ; le savoir-faire linguistique rend hommage au savoir-faire technique et artistique, non sans risques. En effet, la spécialisation des termes retient l’attention du lecteur, au détriment de l’objet représenté ; les marques les plus évidentes de l’illusion référentielle « déréalisent » la représentation. Soit, la lecture procède par recoupement ou contiguïté sémantique vers une signification qui n’exclut pas l’approximation. En l’absence d’élucidation, les mots « pouquelaie » ou « arradash », par exemple, transmuent leur opacité en fragment poétique. Soit, le langage architectural s’accompagne d’un discours métalinguistique, le texte descriptif tourne à l’explicatif et subit une sorte de dédoublement pour « parler des mots au lieu de parler des choses » [17] . La description lexicale se superpose à la description architecturale par des procédés d’équivalences, des recours aux analogies et à la glose :

 

« …des patios à l’espagnole, qui sont de petites cours quadrangulaires entre de grands bâtiments » [18]

 

« Une retirade valait mieux. Une retirade, c’est un retranchement à angle rentrant, sorte de barricade chevronnée… » [19]

 

           Il va de soi que la présence de définitions, d’explications, de reformulations conduit à une inflation du texte descriptif. Amateur et érudit, Hugo intègre la langue de l’architecture en tant que matériau de base, indispensable à la crédibilité de sa représentation, non sans excès. Mais architecte lui-même, il ne peut perdre de vue la structure de son propre édifice qui répond à de semblables critères d’équilibre, de proportion au service d’une dynamique narrative.

 

La description architecturale : une construction supplémentaire

        Décrire un édifice met en jeu toutes les opérations de lecture du réel, de la transposition à l’interprétation, de l’appréciation technique à l’évaluation esthétique, au risque de ménager dans le roman des moments « hors-texte » qui dérogent parfois aux impératifs narratifs, puisque, comme le rappelle Philippe Hamon : « Qui dit récit, dit transformation et orientation. » [20] . Ce postulat souligne d’emblée le dilemme essentiel qui sous-tend les rapports de la représentation architecturale et de la narrativité. Comme tout autre sujet de description (portrait, paysage…), la description architecturale oppose un « état des lieux » statique à la conduite du projet romanesque. Plus que tout autre objet de description, elle concentre un certain nombre d’objectifs : le souci didactique de transmettre le mot juste, l’outil adéquat, le discours normatif d’un jugement esthétique commentant une œuvre tout en la reconstruisant par l’écriture. Autant d’exigences qui multiplient les tensions au sein de la cohérence romanesque en modifiant l’attitude du lecteur attentif aux structures syntaxiques et logiques du récit, attitude qui peut aller jusqu’au rejet pur et simple du passage. Rappelons ici les critiques acerbes formulées par Barbey d’Aurevilly à l’encontre des digressions et descriptions hugoliennes, accusées de déséquilibrer, voire de dénaturer le roman :

 

« Lui, l’architecte amoureux de l’architecture, mais que l’architecture n’aime pas, n’a jamais compris l’harmonie qu’en vers […] Dans le premier volume de l’Homme qui rit, il ne bâtit pas : il plaque. Faiseur par pièces et par morceaux, il coupe le fil à son récit et à ses personnages avec des dissertations abominables, dans lesquelles se débattent, comme dans un chaos, les prétentions d’un Trissotin colossal. » [21]

 

            Barbey d’Aurevilly fustige le grand esprit qui s’abaisse à « des besognes inférieures de pédant et de faiseur de dictionnaires » [22] . La teneur polémique du propos et le conservatisme militant mis à part, reste le reproche fondamental qui considère tout effet de liste comme un sentier dévoyé de l’écriture romanesque. Si nous opposons à cette lecture celle de Michel Butor, nous constatons une curieuse symétrie qui a précisément pour axe la métaphore architecturale. L’excursus descriptif ou réflexif est analysé comme une ligne perpendiculaire de la narration hugolienne ; le rapport qui ferait de cette « parenthèse » un simple détail de l’ensemble est inversé :

 

« Celle-ci est la fenêtre d’un édifice qui permet de voir le passage à l’intérieur duquel celui-ci est construit. Nous n’avons nullement là un détail agrandi de l’anecdote, mais au contraire ce dont cette anecdote n’est qu’un détail… » [23]

 

         Autre époque, autre lecture : au « placage » répond le « massif » ; le roman est perçu comme une totalité signifiante.

          Il est vrai que nombre de descriptions d’édifices succombent à la tentation du morceau choisi. D’abord parce qu’elles constituent des chapitres autonomes, depuis le panorama de la ville de Drontheim jusqu’au plan précis et numéroté de la Tourgue, en passant par les livres de Notre-Dame de Paris consacrés à la cathédrale et à la ville, aux édifices repaires que sont  Plainmont ou la Jacressarde dans les Travailleurs de la mer. Ensuite, parce que Hugo, quelle soit la taille de la séquence descriptive, se plaît à en souligner les contours, à en accentuer les limites grâce à l’emploi presque systématique de formules introductives et conclusives redondantes. Ce démarquage affirme dans le même temps la posture d’autorité de celui qui décrit, libre d’intervenir au moment opportun, de décider du caractère exhaustif de son texte et même de mettre en parallèle les techniques descriptives. Les chapitres « Paris à vol d’oiseau » et « Une bastille en province  » s’achèvent l’un et l’autre par un résumé aussi succinct et dépouillé que le texte qu’il condense est détaillé et documenté ; le croquis succède au tableau comme si s’exprimait là, non sans ironie, tout l’arbitraire de l’écrivain, conscient de ses choix et de ses capacités à les traduire. L’écriture a le pouvoir de construire, de restaurer les édifices, c’est ce qu’affirme, a contrario, le motif récurrent de la démolition :

 

« Cette ruine est aujourd’hui tout à fait démolie, il n’en reste aucune trace. » [24]

« On a démoli l’ancien palais, ce qui a un peu démoli les anciens usages. » [25]

« Ce serait vainement qu’on chercherait aujourd’hui, dans l’anse du Houmet, la maison de Gilliatt, son jardin, et la crique où il abritait la panse. Le Bû de la rue n’existe plus. » [26]

 

          Les constructions textuelles que sont les descriptions n’existent que le temps d’une lecture.

        Tentation du morceau choisi encore parce que pour être à la hauteur de son objet, la description affiche une écriture artiste ou scientifique. Michel Collot a analysé, par exemple, le style baroque  des descriptions du palais de Corleone-lodge et du phare d’Eddystone. Il insiste sur « le plaisir que Hugo prend à écrire ces formes capricieuses, qui correspondent si bien à ses propres tendances stylistiques. » [27] . Le phare d’Eddystone est le prétexte à l’édification d’un écueil rhétorique, isolé dans le flux narratif, dont Michel Collot rappelle le caractère superflu. En débordant de broderies architecturales et poétiques, l’édifice et le texte  mobilisent le regard :

 

« On y prodiguait les balcons, les balustres, les tourelles, les logettes, les gloriettes, les girouettes. Ce n’étaient que mascarons, statues, rinceaux, volutes, rondes-bosses, figures et figurines, cartouches avec inscriptions. » [28]

 

          Nourrie des souvenirs du voyageur archéologue ou du lecteur d’ouvrages érudits, la description architecturale ne se contente pas de transposer une œuvre déjà composée, elle mime la densité de l’édifice. Lorsque, devant la chapelle de la rue des Bernardins, Gringoire commente à Frollo, la facture d’un escalier, les mots s’emboîtent comme les degrés de celui-ci, le langage rivalise de technicité avec son modèle par le jeu, sans doute ici ironique, des allitérations et des homéotéleutes:

 

« Voilà un escalier ! chaque fois que je le vois, je suis heureux. C’est le degré de la manière la plus simple et la plus rare de Paris. Toutes les marches sont par-dessous délardées. Sa beauté et sa simplicité consistent dans les girons de l’une et de l’autre, portant un pied ou environ, qui sont entrelacés, enclavés, emboîtés, enchaînés, enchâssés, entretaillés l’un dans l’autre, et s’entre-mordent d’une façon vraiment ferme et gentille ! » [29]

 

            Néanmoins, à y regarder de plus près, il nous semble qu’aucune description de bâtiment, aussi prolixe et arbitraire soit-elle, n’est totalement inopérante dans la dynamique narrative. L’architecture hugolienne raconte et se raconte. Certains édifices se construisent par étapes, au fil de descriptions partielles ou de points de vue différents. La lecture procède alors par recoupements et reconstitutions : la demeure d’Ursus est une roulotte hybride dont la dénomination ne saurait être exacte et définitive. Une inscription, lisible par tous, permet de l’identifier :

 

« Les passants pouvaient, par le trou de la lucarne de l’arrière, lire au plafond de la cahute cette enseigne, écrite à l’intérieur, mais visible du dehors, et charbonnée en grosses lettres : URSUS, PHILOSOPHE. » [30]

 

           Cette première description sert de référent aux évocations ultérieures d’une « chose qui était là » que le personnage découvre mais  que le lecteur reconnaît. A partir de ces marques originelles et immuables, la carriole pourra subir toutes les transformations, liées à son succès ou à sa déchéance, elle sera toujours identifiable. La description sollicite la mémoire du lecteur, l’édifice s’inscrit dans la durée narrative.

            La présence et le regard des personnages dramatisent la représentation architecturale en motivant la description. Ils redéfinissent l’édifice comme lieu de vie , comme espace d’une expérience individuelle ou collective. Michelle Fléchard, parvenue au terme de sa quête douloureuse, voit « sortir de l’extrême horizon une haute tour ». [31] Les caractéristiques architecturales, qui permettent au lecteur d’identifier l’édifice, révèlent au personnage l’horreur de la situation  :

 

« …et dans la déchirure la tragique bastille, soudainement démasquée, se dressa visible tout entière, donjon, pont, châtelet, éblouissante, horrible, avec la magnifique dorure de l'incendie, réverbéré sur elle de haut en bas. » [32]

 

          Les édifices qui jalonnent leur parcours modèlent les personnages : la quête d’Ordener passe par des sites précis, le condamné à mort est transféré dans trois lieux que son journal mentionne dans ses en-têtes, Jean Valjean, Clubin, Gwynplaine progressent dans des lieux à l’image de leur destinée. L’architecture figure l’ascension ou la perdition, elle marque les étapes de l’initiation et symbolise l’adéquation entre ce que Philippe Hamon appelle « l’habitat » et « l’habitant ». Plusieurs titres de livres en témoignent : « Tel maître, tel logis » dit combien Gillenormand vit encore au XVIII° siècle, « A maison visionnée, habitant visionnaire » explique l’exclusion de Gilliatt. Étranger, il loge dans une maison étrange, isolée, dont il accepte la précarité :

 

« Ils vivaient seuls, et évités. Ils se suffisaient […] La maison avait été chétivement réparé, assez pour y vivre. Il ne pleuvait dans les chambres que par les très gros temps […] La maison était suffisamment meublée de deux coffres de chêne, de deux lits, de six chaises et d’une table, avec ce qu’il faut d’ustensiles. » [33]

 

            Mess Lethierry fait également corps avec sa maison. Il représente la réussite guernesiaise, réussite maritime qui inclut le risque financier. C’est à crédit qu’il a acheté sa maison, les Bravées, dont le nom renforce l’image positive du personnage. Sa situation « entre mer et jardin » résume les centres d’intérêts de ses deux occupants et reproduit aussi la double identité de l’île anglo-normande, accentuant encore l’enracinement de son propriétaire. L’impopularité de Gilliatt, véritable pestiféré logeant dans « une sorte de lazaret » [34] s’oppose à la gloire de Lethierry dont la maison « faisait partie de la muraille même du port » [35] de Saint-Sampson.

           Le personnage et l’édifice se façonnent mutuellement : le corps de Quasimodo a été comme modelé par la cathédrale qui l’a vu grandir, l’esprit de Gauvain s’est forgé entre les vieux murs de la bibliothèque du château féodal. Parfois, eux-mêmes actants, les bâtiments connaissent une destinée heureuse ou malheureuse.

          Habités, abandonnés, visités, assaillis ou incendiés, les édifices sont bien des lieux de récits qui prêtent leurs structures au déroulement romanesque. Certains détails ont leur importance dans les chemins de traverse du récit ; ils apparaissent comme des motifs narratifs stylisés, souvent annonciateurs des événements à venir. Le sens du roman passe par ces visites guidées et ces écritures de pierre à déchiffrer.

 

Un supplément de sens

             Si « l’architecture a été la plus grande écriture du genre humain. » [36] , sa représentation littéraire se doit de multiplier les moyens rhétoriques capables de traduire « un supplément de production, dans une éminence particulière du faire constructeur : dans sa « poésie » » [37] . Peu de descriptions chez Hugo s’en tiennent à leur valeur explicative et référentielle. Le recours aux images, utile à l’élucidation de quelques termes techniques, traduit plus souvent un glissement systématique vers une représentation symbolique. Les mots de l’architecte trouvent un écho poétique qui amplifie le pouvoir figuratif  du bâtiment. Il faut rappeler l’image utilisée par Hugo à propos de l’hôtel de ville de Bruxelles : « une fantaisie de poète tombée de la tête d’un architecte » [38] . Une inversion des termes permettrait de définir nombre de descriptions architecturales présentes dans les romans. Personnifications et images anthropomorphiques confèrent aux édifices une dimension métaphorique. Les masures aux allures de vieilles femmes dessinent le portrait du Paris médiéval, de Weymouth ou de Saint-Malo, son double continental :

 

« Une confusion de tanières de bois sculptées, et vermoulues, ce qui est une autre sculpture, d’informes bâtisses branlantes à surplombs, quelques-unes à piliers, s’appuyant les unes sur les autres pour ne pas tomber au vent de mer, et laissant entre elles les espacements exigus d’une voirie tortue et maladroite, ruelles et carrefours souvent inondés par les marées d’équinoxe, un amoncellement de vieilles maisons grand’mères groupées autour d’une église aïeule, c’était là Weymouth. » [39]    

 

            Les baraques de la ruelle Coutanchez, décrites presque dans les mêmes termes, et parmi elles la Jacressarde, offrent le faciès du crime qui s’abrite derrière leurs murs. L’espace métaphorique prolonge le principe de réversibilité et de redondance entre les personnages et les bâtiments. Comme le personnage, l’édifice vieillit et porte les marques de sa décrépitude. Il meurt et sa dépouille hante le paysage : la Tourgue surgit du passé, tel un spectre. A ses côtés subsistent quelques restes de la charpente du corps de logis, « sorte d’ossature à travers laquelle passait le jour, et qui se dressait auprès de la tour, comme un squelette à côté d’un fantôme. » [40] . L’édifice est un corps dont l’anatomie est parfois exhibée sans pudeur ; sa façade comporte des yeux et une bouche, son intérieur révèle des entrailles tortueuses. Le voyageur ou le personnage s’engage dans ce parcours intime, à la limite de la transgression. La même sensualité exacerbée émane des méandres du palais de Corleone-lodge que de la caverne immergée (« le dedans d’un édifice sous mer »)où Gilliatt s’est égaré.

 

            La création métaphorique est favorisée par des analogies, des oppositions. Aux archétypes architecturaux que sont les pyramides, le Labyrinthe et la tour de Babel qui fournissent de nombreuses comparaisons et métaphores, Hugo mêle des références plus prosaïques. Les différents règnes naturels se confondent : l’exemple le plus constant étant  le madrépore qui appartient au règne animal mais que sa forme corallienne apparente au règne minéral. Le caractère hybride de l’animal sollicite l’imaginaire et le rapprochement avec toute forme de labyrinthe naturel ou architecturé s’impose facilement.

        L’architecture se fait poésie à l’image de la longue liste des châteaux gravée par Ursus sur les parois de sa cahute : chaque château a les contours d’une strophe, architecture poétique pour une poésie architecturale dont se souviendra Gwynplaine :

 

« Les peintures et les énumérations d’Ursus, ses inventaires lyriques, ses dithyrambes de châteaux, de parcs, de jets d’eau et de colonnades, ses étalages de la richesse et de la puissance, revivaient dans la pensée de Gwynplaine avec le relief d’une réalité mêlée aux nuées. » [41]

  

Presque un commentaire de Hugo sur sa propre écriture. Le roman trouve dans l’architecture une expression riche qu’il transforme en matériau poétique. Le langage technique et le langage poétique ne s’opposent pas, ils témoignent du même travail, du même goût pour les mots, quelquefois rares et précieux.

           L’écriture métaphorique traduit le caractère essentiellement symbolique de l’architecture dont parle Hegel et que le chapitre « Ceci tuera cela » met en évidence :

 

« Le symbole avait besoin de s’épanouir dans l’édifice.

L’architecture alors se développa avec la pensée humaine ; elle devint géante à mille têtes et à mille bras, et fixa sous une forme éternelle, visible, palpable, tout ce symbolisme flottant. » [42]

 

          La valeur emblématique de l’architecture trouve pleinement son rôle dans la représentation romanesque qui met en scène la société et l’Histoire. L’édifice, « monument et document » [43] , selon la formule de Philippe Hamon, témoigne des structures sociales. Construction babélienne, la société écrase les plus faibles : la verticalité des bâtiments, la répartition de leurs étages, la mention de leurs surplombs organisent cette superposition oppressante. Le vertige saisissant le personnage qui parvient au faîte de l’édifice social est à la mesure de l’espace à franchir :

 

« Un homme qui s’est endormi dans un trou de taupe et qui se réveille sur la pointe du clocher de Strasbourg ; c’était là Gwynplaine. » [44]

 

Dans un plan horizontal, l’œuvre bâtie délimite une géographie symbolique des espaces sociaux antithétiques :

 

« La rue commençait par deux maisons […] La maison de droite était plutôt un toit qu’une maison, rien de plus chétif ; la muraille était de torchis et le toit de paille ; il y avait plus de chaume que de mur […] La maison de gauche était large, haute, toute en pierre, avec toit d’ardoises. Fermée aussi. C’était chez le Riche vis-à-vis de Chez le Pauvre […] Il y avait dans l’hôtel de pierre et dans le logis de chaume la même surdité aux misérables. » [45]

 

         De la ville médiévale au décor urbain du XIX° siècle, les limites n’ont guère évolué et les maisons de pierre restent sourdes. Si l’ascension sociale du personnage prend la forme d’édifices, elle passe aussi par le franchissement des limites figurées par les portes : porte « légitime » et porte « bâtarde », porte « d’apparat » et porte « de souffrance », « grande porte dorée » pour Gwynplaine ; d’autres portes jalonnent l’itinéraire de Jean Valjean.

 

          Mais surtout, l’édifice fixe un moment de l’Histoire, autorise ou dénonce une lecture des événements passés : « L’histoire passe, l’art reste. » [46] . Le défenseur des monuments qu’est Hugo estime la valeur d’un tel témoignage. Dans une note de Notre-Dame de Paris , il plaide pour le Palais des Tuileries qui doit être considéré comme une relique. Porteur des stigmates de l’Histoire, il en est le corps glorifié :

 

« Les Tuileries ne sont plus simplement un chef-d'œuvre de l’art du seizième siècle, c’est une page de l’histoire du dix-neuvième siècle. Ce palais n’est plus au roi , mais au peuple. Laissons-le tel qu’il est. Notre révolution l’a marqué deux fois au front. Sur l’une de ses façades, il a les boulets du 10 août ; sur l’autre, les boulets du 29 juillet. Il est saint. » [47]

 

        Le lexique architectural a ainsi valeur d’indice archéologique et idéologique. L’histoire, qui ne connaît pas de second plan, affleure dans des détails qui concentrent le passage du temps et l’esprit des siècles. Les modifications architecturales, si souvent développées par Hugo, méritent une interprétation attentive sans quoi le monument échappe à son sens premier. D’ailleurs, les erreurs de l’histoire monumentalisées n’échappent pas au jugement : c’est le « tuyau de poële » de la Bastille ou « la fausse colline monument »  de Waterloo. Quant aux barricades, elles se dressent sur un chaos de débris architecturaux. L’histoire en train de se faire a besoin de détruire pour reconstruire.

 

             De Han d’Islande à Quatrevingt-treize, l’histoire a lesté la description architecturale : les tours des châteaux norvégiens prêtaient leurs silhouettes crénelées au décor gothique stylisé, la Tour Gauvain, véritable emblème féodal, construction séculaire, semble, malgré la densité de ses pierres, une représentation politique et idéologique. 

 

             Entre langage technique et langage symbolique, la représentation architecturale mime le processus de création qui donne d’abord forme, puis sens à la matière. En construisant comme en écrivant, l’homme ordonne le chaos et, même si son œuvre ne fait figure que de retouche du modèle divin, il prouve son existence en y inscrivant son empreinte. L’architecte et l’écrivain bâtissent un monde auquel ils insufflent l’esprit pour échapper au néant et à l’effacement. Cependant, la pensée analogique qui rapproche d’une part l’architecture divine, la nature, et l’architecture humaine, d’autre part l’architecture et l’écriture, nous semble conduire nécessairement à un troisième  rapprochement entre la création littéraire et la création divine. Le modèle architectural ne serait peut-être alors que la médiation nécessaire à la formulation de cette analogie, la tour de Babel de Hugo .

 


[1] Œuvres complètes de Victor Hugo, édition chronologique publiée sous la direction de Jean Massin, Victor Hugo  raconté par un témoin de sa vie, II, p. 1043. Sauf indication contraire, toutes les citations des textes de Victor Hugo seront empruntées à l’édition Massin, Club français du livre.

[2] Notre-Dame de Paris, tome IV, p. 270.

[3] Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, Paris, Plon, « Les Mémorables », 1985, II, 4, p. 196.

[4] Victor Hugo et l’art architectural, Paris, PUF, 1962.

[5] Daniel Payot, Le philosophe et l’architecte, Paris, Aubier, 1982, p. 53, 54.

[6] Notre-Dame de Paris, tome IV, p. 136.

[7] Les Travailleurs de la mer, tome XII, p. 689.

[8] L’Homme qui rit, tome XIV, p. 308.

[9] Quatrevingt-treize, tome XV-XVI/I, p. 421.

[10] Ibid., p. 423.

[11] Ibid., p. 423.

[12] Ibid., p. 423.

[13] Philippe Hamon, Expositions. Littérature et architecture au XIX° siècle, José Corti, 1989, p.12.

[14] Les lieux de mémoire, « Arcisse de Caumont et les sociétés savantes », Gallimard, Quarto, tome 1, p. 1570.

[15] Procès-verbal de la séance du 18 janvier 1835, cité par Jean Mallion, Victor Hugo et l’art architectural, Appendices, p.652.

[16] Ibid., séance du 8 février 1835, p. 653.

[17] Philippe Hamon, Du Descriptif, p . 78.

[18] L’Homme qui rit, tome XIV, p. 308.

[19] Quatrevingt-treize, tome XV-XVI/I, p. 432.

[20] Expositions, Littérature et architecture au XIX° siècle, p. 32.

[21] Nain jaune, « l’Homme qui rit », 25 avril et 23 mai 1869.

[22] Ibid.

[23] Répertoire II, « Victor Hugo romancier », p. 218.

[24] Quatrevingt-treize,tome XV-XVI/I, p. 423.

[25] L’Homme qui rit, tome XIV, p. 334.

[26] Les Travailleurs de la mer, tome XII, p. 570.

[27] Michel Collot, « L’esthétique baroque dans L’Homme qui rit », L’Homme qui rit ou la parole-monstre, Paris, Sedes , p. 104.

[28] L’Homme qui rit, tome XIV, p. 93.

[29] Notre-Dame de Paris, tome IV, p. 272.

[30] L’Homme qui rit, tome XIV, p. 44.

[31] Quatrevingt-treize, tome XV-XVI/I, p.452.

[32] Ibid., p. 474.

[33] Les Travailleurs de la mer, tome XII, p. 559.

[34] Les Travailleurs de la mer, tome XII, p. 561.

[35] Ibid., p.585.

[36] Notre-Dame de Paris, tome IV, p. 137.

[37] Daniel Payot, Le philosophe et l’architecte, p. 80.

[38] France et Belgique, tome V, p. 1270.

[39] L’Homme qui rit, tome XIV, p. 117.1270.

[40] Quatrevingt-treize, tome XV-XVI/I, p. 423

[41] L’Homme qui rit, tome XIV, p. 231.

[42] Notre-Dame de Paris, tome IV, p. 137.

[43] Expositions, Littérature et architecture au XIX° siècle, p.56.

[44] L’Homme qui rit, tome XIV, p. 282.

[45] Ibid., p. 116.

[46] France et Belgique, p. 1289.

[47] Notre-Dame de Paris, tome IV, p. 109.