GROUPE HUGO
Université Paris 7 - Equipe de recherche "Littérature et civilisation du XIX° siècle"

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Séance du 8 avril 1995

Présents : Guy Rosa, France Vernier, Christine Cadet, Jim Phillips, Arnaud Laster, Pierre Laforgue, Valérie Presselin, Marguerite Delavalse, Florence Naugrette, Cécile Laplassotte, Ludmila Wurtz, David Charles, Franck Laurent, Josette Acher, Myriam Roman.
Excusées : Véronique Dufief, Anne Ubersfeld, Delphine Gleizes.


Informations

Dans toutes les bonnes librairies : 

— une édition d'Hernani commentée et présentée par Yves Gohin, en «Folio théâtre».
— une édition des Contemplations —sans vers faux !— commentée et présentée par Pierre Laforgue, en Garnier-Flammarion.
— des extraits des Misérables, choisis et présentés par Florence Naugrette dans la nouvelle collection des classiques Bordas : accompagné de questionnaires et de dossiers pédagogiques, ce livre a été conçu, précise F. Naugrette, pour les élèves de troisième et de seconde.
— le livre de Claude Gély sur Les Misérables, publié en Poche critique et épuisé, vient d'être remis à jour et réimprimé (Editions interuniversitaires à Mont-de-Marsan).
— Les actes du colloque «Statisme et mouvement au théâtre», organisé à La Sorbonne par Michel Autrand, paraîtront sous peu aux éditions La Licorne, à Poitiers, coll. «Colloques» : nous pourrons y lire une communication d'A. Ubersfeld sur Claudel, et un article de P. Laforgue sur Hernani et Les Burgraves.

Spectacles

Le soir, grâce à quelques sous qu'il trouve toujours moyen de se procurer, l'homuncio entre à un théâtre. En franchissant ce seuil magique, il se transfigure ; il était le gamin, il devient le titi. Les théâtres sont des espèces de vaisseaux retournés qui ont la cale en haut. (Les Misérables, III, I, 3)

— Nous ne sommes que trois à avoir vu Les Misérables de Claude Lelouch : Pierre Laforgue, Christine Cadet et moi-même, et nous avons apprécié le film. P. Laforgue rappelle quelques transpositions de Lelouch : la charrette de Fauchelevent devient un piano, Gavroche ne meurt pas sur la barricade mais le jour du débarquement des troupes alliées en Normandie, en allant faire sauter le bunker qui surveille la plage... Quelques réserves toutefois sur l'interprétation de Myriel par Jean Marais.
Je me permets de vous signaler deux articles intéressants sur le film de Lelouch : celui des Cahiers du cinéma (numéro d'avril), qui dresse un parallèle entre Henri Fortin (le Jean Valjean du XXème siècle joué par Jean-Paul Belmondo) demandant comme prix de ses services à ceux qu'il rencontre de lui lire le roman de Hugo (H. Fortin n'a jamais appris à lire) et Schéhérazade qui raconte, elle aussi, parce que la fiction, le conte, plus exactement la "légende" ne font qu'un avec la vie. Le film de Lelouch se présente d'ailleurs plutôt comme un hommage aux Misérables que comme une adaptation au sens propre. Le deuxième article paraîtra dans le numéro de mai de Positif (sur le jeu d'échos et de parallèles dans le film de Lelouch, qui fait que Henri Fortin commence sa vie comme Cosette, la poursuit comme Jean Valjean, tandis qu'André Ziman est à la fois Cosette, Fantine, et Myriel).

— A. Laster précise que trois autres versions filmées des Misérables sont en projet : un film de Polanski, avec Gérard Depardieu, un téléfilm avec Roger Hanin, et un film américain, dans lequel Cosette fonderait un journal avec l'argent de sa dot (sic).

— A. Laster nous rappelle que le service culturel de Paris III propose des places à tarif réduit pour :
* Mille francs de récompense
* Fidelio, de Beethoven, au Châtelet
* Iphigénie en Tauride, de Gluck, à Bastille. Les 18 avril et 12 mai, entre autres dates possibles.
— Enfin, ajoute Arnaud Laster, ne manquez pas le 17 avril à la télévision, le film de Werner Herzog, Fitzcarraldo, l'histoire d'un homme qui veut construire un opéra dans la jungle amazonienne : le très bref extrait d'Hernani qu'il présente en vaut vraiment la peine !


Exposé de Pierre Laforgue : «Hugo lecteur de Balzac. De Montégnac à Montreuil-sur-mer.» (voir texte ci-joint)


Discussion :

Les Misérables comme une réponse au Curé de village ? Pour un dialogue Balzac / Hugo.

Guy Rosa : — J'ai trouvé ton exposé passionnant et je suis d'accord avec le lien que tu établis entre Le Curé de village et le flagrant délit d'adultère avec Léonie Biard, mais pour une autre raison : tout semble se passer comme si Hugo avait trouvé dans le personnage de Véronique Graslin une image de lui-même. Véronique est aussi coupable que Hugo et cependant, comme lui, n'est pas punie par la société, tandis que Tascheron et Léonie le sont. L'expérience vécue par Hugo et la fiction élaborée par Balzac montrent la même contradiction entre le jugement moral et le jugement social et l'énormité du poids de la culpabilité et de la dette qui pèsent sur celui qui bénéficie de cette contradiction. Véronique Graslin paie d'une vie entière donnée à la re-socialisation du village l'indulgence injuste de la société envers elle; Hugo a peut-être pensé qu'il ne lui restait rien d'autre à faire et que Balzac lui dictait son devoir. Mais non sans révolte.
Car j'insisterais davantage que tu ne l'as fait sur l'opposition de Hugo au roman de Balzac : Les Misérables sont une réponse au Curé de village, mais une réponse qui est une contestation. La question commune aux deux livres est celle du rapport du crime avec la société. Rapport réglé par la pénalité -sur laquelle Balzac lui-même signale qu'il ne partage pas la position de Hugo-, mais aussi par l'utopie. Elle semble les rapprocher puisque, dans les deux cas, l'entreprise de socialisation passe par l'impunité du crime qui donne lieu à une régénération sociale utopique: Madeleine accomplit à Montreuil-sur-Mer à peu près la même tâche que Véronique Graslin. Mais il fait aussi tout le contraire, provoquant la perte de Fantine, et ce que Balzac donne comme un accomplissement est, dans Les Misérables, une fausse route. Cette différence majeure, par laquelle surtout Hugo répond à Balzac, s'explique.
La thèse générale de Balzac est que la société se fonde sur -et consiste dans- la répression des instincts, des potentialités du moi. L'individualité, par elle-même, est naturellement sauvage et hors de toute loi -rousseauisme à l'envers. La socialisation procède ainsi, dans Le Curé de village, de la répression des énergies individuelles, naturelles et criminelles : les individus qui repeuplent Montégnac sont tous des marginaux plus ou moins révoltés, quand ce ne sont pas des criminels (Farrabesche, le curé Bonnet, le polytechnicien en rupture de ban Gérard). De manière significative d'ailleurs, la communauté utopique de Montégnac se fonde avec la construction d'un "barrage". Ce qui produit la société, c'est le crime réprimé : dans Splendeurs et misères des courtisanes, le meilleur policier sera l'ancien criminel.

Pierre Laforgue : — Javert aussi vient du monde du bagne.

G. Rosa : — Oui, mais ce n'est pas un ancien bagnard. Pour Balzac -comme d'ailleurs pour la pensée commune aujourd'hui encore-, la société repose sur le jeu contraire de l'intérêt et de la Loi: l'intérêt individuel est son moteur; la Loi le réprime et bloque la désagrégation sociale à laquelle il conduirait s'il s'exerçait seul. Les couples antinomiques sont: individu/société, intérêt/loi. Ce ne sont pas ceux de Hugo qui contredit profondément dans Les Misérables la théorie balzacienne de la société.
Tout un jeu de décalages par rapport à la fable balzacienne viennent la contester: l'utopie sociale n'est pas le fait d'une femme très riche -princière et presque royale à la fin-, mais d'un homme très misérable; elle échoue au lieu de réussir; Jean Valjean subit une condamnation disproportionnée et Véronique bénéficie d'une impunité imméritée; Myriel condense les deux figures distinctes, dans Le Curé de village, du prêtre évangélique et de l'évêque représentant de l'institution sociale; Farrabesche, l'ancien bagnard, s'éloigne volontairement de la société, pas Jean Valjean; la famille Tascheron part se re-socialiser aux États-Unis, paradis de la libre entreprise, Thénardier aussi, mais pour des motifs et une fin exactement inverses, etc.

P. Laforgue : — Devenir négrier est plutôt le rêve de Vautrin... L'opposition entre Le Curé de village et Les Misérables est celle de l'Église et de l'Évangile.

G. Rosa : — Oui, mais de manière complexe. Hugo les oppose implicitement, mais fortement, par l'improbabilité de leur conjonction dans le personnage irréel de Myriel; Balzac, au contraire, résout leur contradiction dans le trio des ecclésiastiques -l'évêque politique, le curé de village et leur synthèse dans le coadjuteur génial-, très différents mais complices. Complices en particulier de "recel de malfaiteur" en s'abstenant de livrer à la justice Véronique Graslin qu'ils savent coupable. Myriel agit de même, mais tout le texte dit l'invraisemblance de son comportement. Celui des trois prêtres de Balzac est parfaitement vraisemblable: comment dénoncer une aussi grande dame, dont la pénitence peut faire tant de bien et qui finira par rétablir la justice? Tu as établi un parallèle entre la confession de Véronique mourante et la dénonciation de Jean Valjean à Arras, mais on rapprocherait plus volontiers la mort de Véronique et la mort de Valjean. Elles sont antithétiques ; l'une est glorification et achève de tout concilier, l'autre est un scandaleux et nécessaire approfondissement de la misère... Quant aux aveux d'Arras, il faut alors les rapprocher de la double confession que Véronique fait de son crime : confession proprement dite à l'abbé Bonnet et aveu à demi volontaire des regards et de quelques mots auxquels l'évêque devine que la jeune femme a été la complice de Tascheron ; la société n'ignore pas la culpabilité de Véronique. Mais, conformément à la doctrine balzacienne des fondements du lien social, elle canalise et emploie cette énergie. La différence entre Le Curé de village et Les Misérables est que l'aveu fonde la socialisation chez Balzac -Véronique entreprend la fertilisation de la vallée après avoir été découverte par l'évêque et s'être confessée au prêtre- et qu'il y met fin chez Hugo.

P. Laforgue : — Mais Bonnet est tenu par le secret de la confession, tandis que lors de la confession publique, tout le village est réuni.

G. Rosa : — Je voulais rapprocher la structure ternaire des deux romans : un héros fautif a quelque chose à cacher / au milieu du roman, il divulgue son secret / le roman se termine par une confession. La différence entre les deux romans est que dans Les Misérables, le voyage à Arras met fin à l'utopie ; dans Le Curé de village, le fait que le crime soit connu du curé Bonnet et de l'évêque, au contraire, la rend possible. D'autres oppositions complètent celle-ci. Chez Balzac, l'utopie est le fait de toute une société ; chez Hugo, d'un individu isolé. L'utopie de Montreuil est capitaliste et industrielle ; celle de Montégnac reproduit un modèle agricole, une société d'Ancien Régime. Surtout, tu l'as dit, l'une est durable: elle dit le vrai de la société; l'autre est éphémère: elle dit son illusion sur elle-même.

P. Laforgue : — Capitalisme ne signifie pas exclusivement industrie.

G. Rosa : — Oui, mais l'utopie de Montégnac présente un système pré-capitaliste, qui repose sur le grand domaine (comme celui des Aigues dans Les Paysans) et sur des liens de vassalité. L'utopie de Montreuil est capitaliste au sens propre du terme, mais Hugo montre que le capitalisme est bloqué par la misère.

P. Laforgue : — Le système de Montégnac me semble au contraire capitaliste : Véronique est l'épouse d'un banquier ; elle est conseillée par un autre banquier...

G. Rosa : — Mais Balzac est réactionnaire: tout cet argent qui n'est généré par aucun lien social et n'en génère aucun ne conduit qu'au vol et au crime. Il ne devient producteur de société qu'une fois reconverti en grand domaine terrien féodal -et presque explicitement monarchique. Montégnac met en place une régression économique: du commerce (de ferraille de surcroît) et de la banque vers la terre, avec château et fermes.

P. Laforgue : — Tous les paysans de Montégnac ne sont pas des fermiers.

Franck Laurent : — Les productions du domaine sont-elles écoulées sur le marché extérieur ? Cela peut être un moyen de préciser le statut de l'exploitation.

P. Laforgue : — Des productions sont envoyées à l'Exposition.

F. Laurent : — Ce qui pose un problème, car cela ne signifie pas que Montégnac vende ses produits à l'extérieur.

G. Rosa : — Que Les Misérables soient une réponse au Curé de village s'observe à quantité de détails. Ainsi le rapprochement antithétique que l'on peut faire entre l'attitude de Myriel et celle de l'évêque auprès du condamné à mort. L'évêque se rend auprès du condamné avec l'intention de faire triompher la religion et de récupérer l'argent volé, sans grand souci du salut de son âme. Et le curé ne fait guère qu'ajouter cette préoccupation aux deux autres, qui sont aussi les siennes; c'est d'ailleurs lui qui récupère l'argent. Il y a là un tel cynisme que les commentateurs "de gauche" de Balzac y ont vu une dénonciation.

P. Laforgue : — Ils en ont aussi vu une dans les extraordinaires précautions dont Balzac entoure la confession finale de Véronique: seuls l'entendent ceux à qui elle n'apprend pas grand chose ou dont il n'est pas à craindre qu'ils la répètent; les paysans n'entendent rien: justice publique est faite -sans le moindre risque de scandale; c'est trop beau. Mais dans le double geste de l'évêque et du curé auprès de Tascheron, il s'agit tout de même de rendre à un condamné son humanité.

G. Rosa : — Effectivement, Balzac réconcilie Tascheron et Véronique avec Dieu ; Hugo aussi pour Jean Valjean, mais pas du seul fait de l'intervention de Myriel; il y faut aussi le crime, le seul vrai crime du héros, l'attentat sur Petit-Gervais.

P. Laforgue : — Toutefois, à la fin du chapitre consacré à Petit-Gervais, le lecteur retrouve Jean Valjean agenouillé devant la porte de l'évêque, sans oublier le rôle des flambeaux dans la conversion de Jean Valjean.

G. Rosa : — C'est bien ce que je dis: Jean Valjean ne s'agenouille devant la maison de Myriel qu'après l'épisode de Petit-Gervais. Il garde les flambeaux, mais aussi la pièce d'argent. Myriel seul n'aboutit à rien -sinon à se faire voler et à ne pas empêcher le second vol. La conscience ne naît en Jean Valjean qu'après la double rencontre de Myriel et de Petit-Gervais.
L'essentiel reste que chez Balzac, l'utopie réussit, tandis qu'elle échoue chez Hugo. Les Misérables sont une réponse à Balzac : la société n'est pas fondée sur la répression des énergies individuelles sauvages, sur la canalisation de l'intérêt par la loi (et la religion); individu, société, loi, religions, intérêt sont du même côté face à la désindividualisation misérable ou sublime, à l'humanité dont la misère est l'envers aussi infini qu'elle, au devoir, à la religion, à toutes les formes de dépouillement: désintéressement, fraternité, sacrifice, mort, exil, indigence.

N.B. Nous ne cacherons pas que Guy Rosa n'a pas dit tout cela. Le 8 avril 1995, il a écouté Pierre Laforgue en secouant la tête d'un air capable, comme un homme qui a bien compris et qui sait ce qu'il va répondre. Puis il est intervenu, avec une sorte de naïveté irritée, pour ne dire qu'une partie de ces choses. Seulement, revoyant le texte de Myriam Roman, il en profite, assez déloyalement je dois le reconnaître, pour tenter de remédier à son défaut d'éloquence et de présence d'esprit.

France Vernier : — Ce qui me gêne dans cette comparaison du Curé de village et des Misérables, c'est qu'elle rapproche un roman dans lequel l'utopie tient la place centrale et la fresque hugolienne, où l'utopie de Montreuil n'est qu'un élément. En outre, le thème du rachat du criminel est fréquent à l'époque. Pourquoi choisir Le Curé de village plutôt que Le médecin de campagne, par exemple ?

P. Laforgue : — Ma perspective n'était pas une comparaison des deux romans, pas plus qu'une étude des sources. Je l'ai précisé en commençant mon exposé : j'adopte une perspective génétique et me situe en 1845.

G. Rosa : — Je suis d'accord avec P. Laforgue pour faire du Curé de village une matrice importante du roman de Hugo, avec Splendeurs et misères des courtisanes, bien sûr.

F. Vernier : — Mais on peut regarder aussi du côté de l'œuvre hugolienne, du Dernier jour d'un condamné, par exemple.

Arnaud Laster (à P. Laforgue) : — Ton exposé reposait sur des indices, des suppositions, des rapprochements, moins que cela, sur des analogies. Toutes choses bien fragiles sans preuves matérielles qu'au moins Hugo a lu en 1845 Le Curé de village.

G. Rosa (à A. Laster) : — C'est parce que tu vois cela dans l'idée d'une recherche des sources, mais il s'agit plutôt de mettre en valeur une configuration générale.

Florence Naugrette : — Peut-être le problème réside-t-il dans l'acception que l'on donne au mot «source».

P. Laforgue : — A proprement parler, Le Curé de village n'est pas une source, mais un élément génétique fondamental.

A. Laster : — Il faudrait une preuve que Victor Hugo a lu ce roman de Balzac.

G. Rosa : — Les parallèles sont vraiment très nets, inévitables, lorsqu'on relit Le Curé de village.

F. Vernier : — Cependant les thèmes du forçat, de la fille-mère, etc. sont largement répandus à l'époque.

P. Laforgue : — Oui, mais je n'ai pas parlé de "thèmes", ni même de types de personnages; ce sont les configurations (d'intrigue, de situation et de personnages) qui sont semblables dans les deux romans.

A. Laster : — Il est en tout cas certain que Hugo a travaillé aux Misères avant la première date portée sur le manuscrit, celle du 17 novembre 1845.

P. Laforgue : — Sans doute et je crois l'avoir dit, sans crainte d'extrapoler puisqu'on n'en a aucune preuve matérielle.

F. Laurent : — Ce qui me frappe dans les deux romans, c'est que les deux condamnés mentionnés, Tascheron et le condamné qu'assiste Mgr Myriel, ont une éducation incomplète et sont largement autodidactes. Or, une des thèses de droite, et de Guizot lui-même, est qu'une éducation lettrée du peuple ne peut que remplir les prisons. La loi de 1833, d'ailleurs, ne propose rien au-delà d'une éducation technique. Autant je vois la position de Balzac, autant la position de Hugo me semble confuse. Que penser de ce condamné à moitié lettré des Misérables, de Claude Gueux ? Dans les années 1845, la position de Hugo n'est pas claire ; on peut penser à son attitude vis-à-vis des poètes-ouvriers.

P. Laforgue : — Les petits frères de Gavroche sont des misérables, mais à qui la Magnon a donné une éducation de bourgeois : une fois livrés à eux-mêmes, ils doivent apprendre la survie et la misère.

F. Vernier : — Pour Hugo, à la différence de Balzac, commettre un crime et aller en prison ne signifie pas être condamné : la société n'a pas obligatoirement raison et la prison peut être une forme d'apprentissage.

G. Rosa : — C'est le cas des prisonniers auxquels Hugo s'intéresse dans ces années-là.... Autre chose: faut-il rapprocher la cour de l'évêque de Limoges dans Le Curé de village du chapitre I, 1, 12 des Misérables ?

P. Laforgue : — J'y avais pensé, mais ce chapitre est une addition de l'exil.

G. Rosa : — Dans l'hypothèse d'une réponse au roman de Balzac, le travail d'emprunt, de contestation et de réécriture du Curé de village pourrait se poursuivre après l'exil. Ce serait même assez vraisemblable.

P. Laforgue : — Pourquoi pas? Mais mon hypothèse de travail est différente. Il me semble que l'intertexte des Misérables change au cours de la genèse : en 1847, Hugo s'inspire de Splendeurs et misères des courtisanes, comme en 1845, il avait à l'esprit Le Curé de village. De même, quand il écrit sur l'Angleterre dans William Shakespeare, il utilise une certaine documentation; mais, revenant au sujet plus tard pour L'Homme qui rit, il emploie une documentation toute autre, alors qu'il aurait pu reprendre la même.

G. Rosa : — Tu rejoins la thèse implicite de Jean Gaudon : le roman des Misères connaît un double départ, un premier directement consécutif au flagrant délit, qui n'aboutit pas, et un second avec la mort de Claire Pradier. On peut effectivement coupler cette double "détermination" biographique avec un double rapport à Balzac. Ce qui est sûr, c'est que si les relations de Hugo avec Vigny et Lamartine, par exemple, ont été beaucoup travaillées, il n'en va pas de même pour Balzac. Elles sont pourtant très étroites et très étranges, au moins du côté de Balzac. La Cousine Bette, démarque l'histoire familiale et personnelle de Hugo, le flagrant délit en particulier, avec une précision scandaleuse étonnamment agressive. On aimerait savoir comment Hugo a réagi au portrait, d'ailleurs prophétique, que Balzac donne de lui dans le personnage du vieux baron libidineux, Hulot (bien changé depuisLes Chouans, à croire que Balzac connaissait Léopold-Sigisbert...la Touraine?...). La Cousine Bette est publié en octobre 1846; il y avait de quoi, pour le moins, faire relire Le Curé de village et faire prêter attention à Splendeurs et misères déjà partiellement publié. Bref, il est dommage qu'une étude complète des rapports de Balzac et Hugo n'ait pas été faite à ce jour.


Exposé de Florence Naugrette : «Les mises en scène du théâtre de Hugo de 1870 à 1994» (voir texte ci-joint)


Discussion : Jouer le théâtre de Hugo...

P. Laforgue : — Vous terminez sur une citation de Vitez qui s'inspire, me semble-t-il, de Lorenzaccio.

G. Rosa : — En fait, lors de votre soutenance, ce n'est pas l'emploi de L'École du spectateur ni de Lire le théâtre qui vous a été reproché (au contraire), mais du Roi et le bouffon. D'ailleurs, on ne vous a pas reproché de l'employer mais de ne pas avoir profité du fait que vous pouviez être plus libre et plus inventive en vous intéressant davantage au Théâtre en liberté. On n'a pas non plus regretté que vous n'ayez pas dénoncé les contresens des metteurs en scène, mais que vous ayez trop exclusivement cité leurs commentaires, même lorsqu'ils étaient indigents. Dans les deux cas c'était le signe d'une dépendance que vous aviez les moyens d'éviter.

F. Laurent : — Une petite anecdote édifiante en guise d'apéritif, à propos du caractère injouable du théâtre de Hugo. La fille d'une amie devait passer une audition avec Lindon ; elle avait choisi un passage de l'acte II d'Hernani. Elle joue la scène une première fois. Lindon s'enquiert de l'auteur de la pièce, et apprenant qu'il s'agit d'Hernani et de Hugo, entame le couplet connu : Hugo ? mais c'est nul, injouable, etc. Notre comédienne demande alors à rejouer la scène, estimant qu'elle avait mal interprétée la première fois. Elle recommence ; Lindon s'exclame : «Extraordinaire ! Je vais relire tout Hugo». L'histoire ne dit ni s'il l'a relu, ni s'il l'avait lu. En fait, le théâtre de Hugo n'est pas injouable, mais très difficile à jouer.
Souvent le metteur en scène est amené à ne rendre qu'un aspect de l'œuvre. La mise en scène d'Hernani par Vitez mettait l'accent sur le personnage de Don Carlos. Déséquilibre fâcheux, car l'échec final d'Hernani montre clairement, chez Hugo, les limites de l'entreprise politique de Don Carlos. Le Vème acte met en scène le triomphe du passé mortifère. Le destin d'Hernani renvoie à l'entreprise de Don Carlos et c'est leur association qui permet de dégager le sens de l'œuvre. Privilégier l'un aux dépens de l'autre conduit à fausser la signification de la pièce.

F. Vernier : — La notion d'«injouable» n'a guère de sens. La preuve est faite depuis belle lurette qu'on peut tout jouer, même des romans !

A. Laster (à F. Naugrette) : — Tu disais qu'il fallait éviter les jugements de valeur, mais le fait même que tu aies choisi certaines mises en scène plutôt que d'autres implique tout de même un jugement de valeur.

F. Naugrette : — Oui, mais comme je l'ai expliqué, c'était ma démarche : sélectionner quelques mises en scènes riches, et proposer à partir de ce choix une analyse qui, elle, ne relève pas d'un jugement de valeur.

F. Laurent : — Certains textes sont difficiles à lire, tant qu'on ne les a pas vus. Et même quelqu'un d'aussi brillant que Butor peut écrire, à côté d'analyses très justes sur le théâtre de Hugo, que Mille francs de récompense est «un vaudeville assez longuet pour distribution des prix» ! Or les mises en scène récentes ont montré la réussite de cette pièce.

A. Laster : — On peut aussi penser aux mises en scène des pièces de Hugo pour la télévision, notamment celles des Burgraves et de Torquemada, tout à fait remarquables.

F. Laurent : — Pour noter un détail amusant, les critiques de Sartre et des intellectuels communistes sont exactement celles des romantiques libéraux, de Stendhal par exemple...

G. Rosa : — Une étude statistique -et non qualitative- de la réception montrerait sûrement que les pièces les plus jouées, et les plus étudiées, sont Ruy Blas ou Mille francs de récompense, N'est-ce pas parce qu'elles ont le sens le plus lisible? Celui des autres est devenu problématique. Leurs héros aussi. C'est pour cette même raison qu'il est plus facile pour les metteurs en scène de mettre en valeur les personnages secondaires.

A. Laster : — Je serais partisan que l'on fasse étudier les mises en scène d'une pièce avant même qu'on les fasse lire, mais à condition de comparer par la suite les mises en scène aux pièces qui les ont engendrées. Par exemple, dans la mise en scène de Don Giovanni, par Peter Sellars, Don Juan et Leporello étaient joués par deux frères jumeaux : tout le rapport social du grand seigneur et du valet se trouvait de ce fait exclu.

F. Naugrette : — Oui, mais on ne peut pas tout jouer et le metteur en scène est amené à faire des choix. En ce qui concerne les jugements de valeur, je précise que ce sont pour moi ceux qui sont fondés sur des a priori de lecture. Je me suis efforcée de regarder un spectacle sans attente précise, et je me suis laissée surprendre par les mises en scène.

Myriam Roman


Equipe "Littérature et civilisation du XIX° siècle", Tour 25 rdc, Université Paris 7, 2 place Jussieu, 75005 Tél : 01 44 27 69 81.
Responsable de l'équipe : Guy Rosa .