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Séance du 22 avril 1989

Présents : non noté


 

Informations

Jacques Seebacher a chargé Guy Rosa de présenter ses excuses pour son absence.  

Léon-François Hoffmann, Professeur invité de l'Université de Princeton, spécialiste de littérature française du XIXe et de l'histoire et de la civilisation de Haïti, présente à S.T.D. une série de conférence sur Haïti et sa culture au mois de mai. Nous aurons le plaisir de l'entendre parler de «Bug Jargal» lors de la prochaine séance, le Samedi 20 mai. Pour juin, rien n'est prévu actuellement. Guy Rosa propose le cas échéant de continuer son exposé du Hugo sénateur de la Troisième République, (à moins que le conservateur des périodiques de la Bibliothèque Nationale accepte de faire une communication sur «Le Rappel».   

Arnaud Laster nous informe d'une représentation de la «Lucrèce»«Borgia» de Donizetti au théâtre des Champs-Élysées, le 17 juin. Il nous fait savoir également que toutes les places sont déjà réservées.       

Nous tenons à remercier J. Cl. Fizaine d'avoir bien voulu nous faire parvenir une version tapuscrite de sa communication. 


Communication de Jean-Claude Fizaine  : «Droits de l'homme, colonisation et esclavage chez Hugo »  (voir texte)


Discussion

A. Ubersfeld a engagé le débat en faisant remarquer que la problématique mise en évidence par J. Cl. Fizaine est une problématique dont nous ne sortons pas: celle de la reconnaissance de l'autre. Et cela parce que cette exigence ne s'accorde pas avec ce à quoi on pourrait la référer, à savoir l'humanisme. C'est en effet de la reconnaissance de la différence que se prévaut aujourd'hui l'apartheid en Afrique du Sud. L'apartheid n'est rien d'autre que l'institution, apparemment légitimée par cette reconnaissance, de l'autonomie des communautés: habitats séparés, encadrements éducatifs indépendants, etc. Inversement, c'est aussi tout le problème du jacobinisme et de cet espèce de déni de l'autre que fut l'interdiction d'enseigner autre chose que le français en France. Et l'excision, l'infibulation, le devoir de respecter la charia dans les pays musulmans sont autant d'aspects actuels d'un même problème. Problème complexe, dans la mesure où la solution n'est pas de magnifier la différence pour la rendre intangible. On sait qu'en Afrique, le respect des identités linguistiques interdirait toute possibilité de communication. Et c'est parce qu'il a compris à quel point la gestion des différences était peu évidente que Lévi-Straus a opéré un virage à cent degrés [moi, G.R., je dirais à 180ø, mais je laisse Claude enfoncer le platane si elle y tient] sur la question des destructions culturelles.     

Cl. Millet voit dans «Burg Jargal» un roman de la séparation des différents, à partir d'une critique corrosive de l'universalisme des lumières, stigmatisé en particulier par le personnage du bourgeois négrophile philosophe, dont la négrophilie n'est que l'intérêt bien entendu du négociant moderne.  La philosophie des Lumières est ainsi ramenée à un ridicule, ridicule dont le narrateur-héros d'Auverney préfère être épargné, ce qu'il dit explicitement à un des officiers sous la tente. Du coté des noirs, la philosophie des Lumières (version déiste) est parodiée dans le culte institué par le bouffon Habibrah, sur l'autel d'une caisse de Dubuisson et Cie, pour Nantes. Exit l'Homme des Lumières, qui laisse place aux noirs et aux blancs. Et le métissage, le mélange, la fusion, sont partout dans le roman des principes négatifs, voyez le griffe Habibrah. Burg Jargal n'est pleinement un héros positif que parce qu'il renonce à son utopie amoureuse -mêler son sang à celui de Marie-,parce qu'il est de race pure, et parce que, malgré son amitié pour d'Auverney, il rejette la proposition de celui-ci de changer de camp, et de venir combattre avec lui. Le métissage est traîtrise, compromission, compromis; la pureté est séparation, et héroisme. C'est dans cette pureté de la différence que se fonde finalement l'amour des deux héros, mais de ces deux individualités sublimes, l'une est destinée à la mort, Burg Jargal, l'autre à la mélancolie, d'Auverney. De solution politique à la problématique de la différence, point. Mais ce que le roman institue, c'est une logique séparatiste vs universaliste.       

J. Cl. Fizaine précise que le négociant négrophile est un physiocrate, et que Dubuisson est une sucrerie modèle, ce que Hugo a pu lire dans Moreau de Saint-Merry. Il se réfère par ailleurs à la préface dans l'édition "Bouquins" de J. Seebacher, pour faire état d'une coupe de «Burg Jargal» en cinq actes, sur le modèle de la tragédie. Dans cette perspective, le roman serait moins une réflexion sur la gestion de la différence qu'une tragédie sur fond historique.       

A. Ubersfeld objecte: la tragédie n'est pas une forme, mais un type de systématisation des valeurs. Le fait que «Burg Jargal» soit une tragédie reste une piste intéressante dans la mesure où la tragédie est une opposition de valeurs, sans solution, fut-elle mortelle.       

J. Cl. Fizaine évoque alors un projet du jeune Hugo, une tragédie reprenant la mythologie de la révolte contre l'esclavage et qui aurait eu pour héros Spartacus, projet mentionné par B.Leuillot dans sa préface à «Han d'Island» (édition Folio).       

A. Laster voit là une permanence de la pensée hugolienne, et cite un passage superbe de «Toute La Lyre» (III, 20), dont R.Journet précise qu'il était initialement destiné à «Dieu» : 

     

«Ce que vous appelez dans votre obscur jargon:

- Civilisation - du Gange à l'Orégon,»      

Des Andes au Thibet, du Nil aux Cordillères,

Comment l'entendez-vous, o noires fourmilières?

De toute votre terre interrogez l'écho.

Voyez Lima, Cuba, Sydney, San-Francisco,

Melbourne. Vous croyez civiliser un monde

Lorsque vous l'enfiévrez de quelque fièvre immonde,

Quand vous troublez ses lacs, miroirs d'un dieu secret

Quand vous violez sa vierge, la forêt;

Quand vous chassez du bois, de l'antre, du rivage,

Votre frère aux yeux pleins de lueurs, le sauvage,

Cet enfant du soleil peint de mille couleurs,

Espèce d'insensé des branches et des fleurs,

Et quand, jetant dehors cet Adam inutile,

Vous peuplez le désert d'un homme plus reptile,

Vautré dans la matière et la cupidité,

Dur, cynique, étalant une autre nudité,

Idolâtre du dieu dollar, fou qui palpite,

Non plus pour un soleil, mais pour une pépite,

Qui se dit libre, et montre au monde épouvanté

L'esclavage étonné servant la liberté!» 

  

G. Rosa demande si la thèse du droit d'être colonisé et du devoir de coloniser est fréquemment mise en avant à l'époque, de même que la distinction entre une bonne colonisation et une mauvaise, celle du colonisateur qui s'avère barbare, tigre civilisateur de lions.    

J. Cl. Fizaine répond par la négative. Cette distinction à l'intérieur de la démarche coloniale est rare, parce que le débat politique est faussé. La droite refuse la colonisation pour des raisons budgétaires et financières. Dans la guerre d'Algérie, le lobby anticolonial est un lobby de droite. Et l'argumentation contraire n'est pas humanitaire, mais économique: la colonisation est un placement financier. L'argument humanitaire n'est invoqué que par les utopistes, et, sous la Troisième République seulement et très massivement après la mort de Hugo, par la classe politique pro-colonialiste, mais comme argument supplémentaire.    

G. Rosa souligne alors le caractère progressiste de la distinction hugolienne entre une bonne colonisation et une colonisation barbare - ce que nos remords post-coloniaux nous empêchent d'apprécier, par anachronisme.  A. Ubersfeld insiste sur la date du texte précédemment cité, 56-57, qui témoigne d'une perspicacité politique extraordinaire. A. Laster remonte encore plus loin avec la Conclusion du «Rhin», par conséquent avant le scandale de Pélicier. Dans cette conclusion, Hugo parle d'un droit à la colonisation, mais problématise cette affirmation en ajoutant que l'Angleterre et la Russie réussiront leur entreprise coloniale, à la différence de la France, qui n'est pas assez barbare pour la réaliser avec succès. La France n'a pas à prendre position dans une colonisation qui est barbare, et en même temps la colonisation est propagation de la sociabilité  européenne. L'argumentation est tordue: 

           

«Désormais, éclairer les nations encore obscures, ce sera la fonction des nations éclairées. Faire l'éducation du genre humain, c'est la mission de l'Europe.

Chacun des peuples européens devra contribuer à cette sainte et grande oeuvre dans la proportion de sa propre lumière. Chacun devra se mettre en rapport avec la portion de l'humanité sur laquelle il peut agir. Tous ne sont pas propres à tout.

La France, par exemple, saura mal coloniser et n'y réussira qu'avec peine. La civilisation complète, à la fois délicate et pensive, humaine en tout, et, pour ainsi parler, à l'excès, n'a absolument aucun point de contact avec l'état sauvage. Chose étrange à dire et bien vraie pourtant, ce qui manque à la France en Alger, c'est un peu de barbarie. Les turcs allaient plus vite, plus sûrement et plus loin; il savaient mieux couper des têtes.

La première chose qui frappe le sauvage, ce n'est pas la raison, c'est la force.

Ce qui manque à la France, l'Angleterre l'a; la Russie également.

Elles conviennent pour le premier travail de la civilisation; la France, pour le second. L'enseignement des peuples a deux degrés, la colonisation et la civilisation. L'Angleterre et la Russie coloniseront le monde barbare; la France civilisera le monde colonisé. » (p. 432, "Bouquins") 

      

Ce type de discours, il semble évident que le scandale de Pélicier l'ait rendu impossible ultérieurement, au sens où il mettra la France au même "degré" que l'Angleterre, la Russie, ou l'ancienne Turquie. En revanche, la cruauté du général français ne fera que valider l'idée, géniale pour l'époque, d'une proximité essentielle du colonisé et du colonisateur dans la barbarie.    

S. Emmerich recadre la question coloniale sous la Troisième République : la droite continue de condamner dans les années70 la colonisation pour des motifs économiques, tandis que la gauche voit en elle le seul moyen pour la France, après la défaite contre la Prusse, de s'imposer comme nation forte.     

G. Rosa observe qu'il faudrait en réalité rentrer dans le détail. Au Vietnam la pénétration catholique date du 18ème siècle; elle est donc beaucoup plus ancienne que les entreprises de Ferry, et les rivalités sur place entre pouvoir administratif et encadrement clérical sont très vives. Il faut prendre en compte des questions politiques concrètes sur le terrain, et voir comment s'affrontent différents modes de colonisation - les intéressés faisaient la différence. Ce n'est que plus tard, autour de 1900, avec Lyautey, que s'est imposé un modèle de colonisation qui n'a rien avoir avec la colonisation assimilatrice réalisée en Algérie (les bâtiments français dans la medina ou en contiguïté avec elle), celui d'une colonisation à développement séparé, ou plus concrètement, d'apartheid (les villes françaises à bonne distance des medina). G. Rosa pose la question de savoir si ce modèle est théorisé avant sa réalisation par Lyautey, du vivant de Hugo.       

La définition de G. Rosa de la colonisation française (une colonisation de peuplement et non, comme l'Angleterre, une colonisation d'exploitation économique marchande) provoque des remous dans l'assemblée. J. Cl. Fizaine doute de l'assimilation des Algériens. Cl. Millet, évoquant (vaguement) l'architecture anglo-indienne et la littérature victorienne, bien plus tournée vers ses nouveaux territoires que la littérature française, exotisme de Loti compris, pense que si dans une certaine mesure colonisation assimilatrice il y a eu, elle fut anglaise, non française. A. Ubersfeld, plus précisément, donne une preuve du fait que l'idée d'assimilation n'est jamais devenu une réalité de la colonisation française : en 1958, le général de Gaulle promet solennellement la scolarisation de l'Algérie dans la décennie suivante. L'assimilation n'a jamais fonctionné comme une idéologie constructive : elle n'a été qu'une idéologie de façade.       

Toutefois, A. Laster donne raison à G. Rosa quant à la pluralité des modes de colonisations et des civilisations qui en ont découlé. G. Rosa essaye [on pourrait même dire: tente vainement] alors de donner à cette pluralité une origine et un enjeu communs, valant aussi bien pour les opérations en Indochine que pour le déplacement de la Frontière aux Etats-Unis: le développement mondial du marché créé par la production industrielle européenne et l'existence de contacts entre les populations européennes émigrées et le reste du monde, ou dit autrement l'envahissement économique et démographique du monde par l'Europe. Les chiffres de Chaunu sont parlant: quarante millions d'Européens, contre huit millions et demi d'Africains, sont venus aux Amériques. Dans ces conditions, les contacts étaient inévitables; la question n'était pas de leur existence, mais de leur gestion. Le problème politique était donc celui-ci:laisser ces contacts se développer de manière anarchique - sur le mode du déplacement de la frontière tel qu'il s'est réalisé en Amérique du Nord par exemple- ou agir autrement et comment? Car les Etats n'ont pas l'initiative. Partout la question se pose dans des termes identiques, même si les circonstances ne sont pas les mêmes. Ainsi en Indochine, où c'est la présence d'établissements commerciaux et religieux français qui finit par provoquer une intervention étatique inévitable. Le XIXème siècle des politiques et des intellectuels a dû répondre aux phénomènes de rencontre des populations et des civilisations généré par le développement industriel, la surcharge démographique européenne et par la modification des conditions de transport. Que l'on puisse envisager ces rencontres de la manière dont Hugo le fait peut paraître réactionnaire maintenant, dans des conditions de rapport entre les nations toutes différentes, mais ne l'était pas en réalité, eu égard à ce contexte de mutation. La colonisation a consisté non pas à exercer une pure volonté de puissance, mais à administrer des contacts qui, de fait, étaient inévitables. Ce qui ne veut pas dire qu'ils ont été bien administrés, mais qu'ils ne pouvaient pas ne pas l'être, d'une manière ou d'une autre. Et celle que propose Hugo n'est ni surprenante, ni sotte, ni scandaleuse. Un peu "irréaliste" seulement.    

A. Ubersfeld récuse alors l'assimilation de l'Amérique et des comptoirs indiens, qui à ses yeux sont des colonies de statuts complètement différents. G. Rosa acquiesce, tout en réaffirmant que les conditions générales sont identiques, même si les circonstances sont différentes. A. Ubersfeld renvoie à la géographie de l'émigration démographique: l'Afrique du Sud, l'Amérique, l'Australie, bref les pays vides, et non l'Inde où plus que d'émigration il convient de parler de gestion des comptoirs économiques. G. Rosa recommence: même si la colonisation a pris des formes différentes dans des contextes eux-mêmes différents, elle a répondu à une seule et même question, celle de savoir comment gérer et penser une mutation internationale radicale, due à la fois à la pression des déséquilibres démographiques, à l'essor des transports et à l'évolution économique. La pensée colonialiste -et donc celle de Hugo- n'est pas intrinsèquement perverse: elle est seulement une réponse à cette question du contact des civilisations. A. Laster embraye alors sur le fait qu'on peut lire des textes de Hugo très violemment anti-colonialistes, ne serait-ce que le texte sur la mise à sac du Palais d'Eté dont il a été question lors d'un groupe Hugo d'automne 88.     

A. Ubersfeld réclame plus de précision, et moins d'amalgame:entre 1830 et 1860, les choses se sont modifiées: un phénomène incomparable est survenu, le phénomène américain. De l'Amérique, on trouve des traces partout; le reste est très ultérieur, et ne s'est pas passé de la même manière. La France n'a pratiquement rien géré (ni pensé) en Algérie. Il faut donc sérier historiquement la question coloniale, et pour l'heure, parler de celle-ci dans les années 60-70.     

Le propos de G. Rosa et de J. Cl. Fizaine est différent : il s'agit de rendre compte d'une cohérence et d'une continuité dans la perspicacité historique de Hugo, et cela dans le temps de sa biographie mais aussi dans le temps global du processus de colonisation. L'intérêt de la position de Hugo est précisément dans cette saisie globale de la question coloniale comme mise en contact de civilisations jusqu'alors séparées. En outre, J. Cl. Fizaine fait remarquer que cette saisie globale du phénomène colonial correspond à une réalité historique concrète: l'Algérie n'a été en somme qu'une compensation à la perte de Saint-Domingue, et l'on ne peut étudier l'histoire de l'Algérie indépendamment de l'histoire haïtienne. A. Ubersfeld est d'accord sur ce point, mais il ne lui semble valoir que pour les Antilles.

Fizaine, tenant de la saisie globale de la question coloniale, insiste sur l'importance fondamentale de la perte de Saint-Domingue. Haïti indépendante, c'est la fin de la clause de l'exclusivité et le passage juridique à la colonisation de type XIXème siècle. A. Ubersfeld reconnaît que l'exemple des Antilles est en effet parlant, mais réaffirme la spécificité du phénomène américain,  de sa frontière, et d'une manière plus générale la nécessité d'une étude analytique du phénomène de la colonisation.    

J. Cl. Fizaine ajoute un aspect nouveau, et bien intéressant, à l'idée de globalité du phénomène colonial: tout se passe comme si, dans l'Histoire et aux yeux de Hugo, la réponse à la question de la mise en contact de civilisations jusqu'alors séparées relevait d'une dialectique de la colonisation/décolonisation. C'est d'une telle logique que relève, dans l'Afrique d'aujourd'hui, la décision des gouvernants de garder les frontières arbitraires tracées et imposées par la colonisation : ces frontières sont des cicatrices de l'Histoire, et comme telles ne sauraient être purement et simplement effacées. C'est aussi en substance ce que disait Hugo aux cubains: vous avez été hispanisés par la contrainte, mais cette hispanisation vous appartient désormais, et un ressentiment éternel contre vos colonisateurs ne serait que stérile. En d'autres termes, le prix à payer pour entrer dans l'Histoire, c'est cette dialectique - violente - de la colonisation suivie d'une guerre d'affranchissement.   

A. Ubersfeld repose sa question, qui n'est pas une objection:est-ce que Hugo tient le même discours sur la colonisation en 40et en 60? J. Cl. Fizaine reconnaît qu'il est important de bien situer Hugo par rapport aux circonstances dans lesquelles il écrit. En 70, lorsqu'il parle de l'Algérie, la colonisation est faite.   

A. Laster dit qu'effectivement il faut prendre garde à ne pas amalgamer à l'excès «Burg Jargal» et ce qui suit, et cela cette fois dans une perspective plus biographique qu'historique : Hugo lui-même a fait des réserves sur la prise en compte de ses texte savant 27. J. Cl. Fizaine est d'accord : le texte de «Burg-Jargal»est ambigu, et Villemain a reproché à Hugo d'avoir écrit contre les noirs. Cl. Millet pense que ce roman, plutôt qu'ambigu est problématique, et que le refus d'écrire "en style blanc" du personnage-narrateur signe précisément cette exigence de problématisation de l'écriture de l'Histoire, écriture qui s'inscrit nettement en opposition par rapport à la philosophie des Lumières certes, mais qui est en même temps beaucoup trop compliquée et critique pour être simplement réactionnaire.   

G. Rosa, non pas parce qu'il croit en un Hugo ambigu, mais parce qu'il prend en compte l'ambiguïté du colonialisme de gauche pour nous aujourd'hui, fait remarquer que Hugo sénateur a voté tous les crédits d'envoi de troupes destinées à la conquête coloniale, qu'il meurt suffisamment tard pour être le témoin de toute la colonisation, celle de l'Indochine, celle de la Tunisie, et celle d'une grande partie de l'Afrique, et qu'il ne vote jamais contre. A. Laster explique cet assentiment sinon ce soutien par le fait que colonisation signifie alors civilisation.  

A. Ubersfeld repose sa question, celle du rapport entre les prises de position de Hugo et leurs circonstances. Il faudrait en particulier savoir, à chaque fois que l'on fait référence à un écrit de Hugo évoquant la question coloniale, ce  qu'à ce moment précis on pouvait en savoir, et ce qu'on pouvait en dire. En ce qui concerne l'Algérie, on a su très peu de choses et tard; il faut tenir compte de la diffusion et de la confusion des informations.  

Pour répondre à cette demande de précision, J. Cl. Fizaine évoque le cas Gautier. On sait qu'en 48, alors que la Révolution lui avait fait perdre la plupart de ses biens, il a projeté de partir en Algérie, i.e., de repartir à zéro, de reconquérir, dit-il, sa liberté. Il ne s'agit évidemment que d'un cas individuel, mais il reflète la manière de penser du groupe Girardin, Bugeaud compris.   

R. Journet complète ces données en précisant qu'Abel Hugo, le7 juin 1847, fait une démarche pour obtenir une concession de 6000 hectares en Algérie. Et il a été recommandé par Hugo. L'épisode est raconté dans le «Journal de ce que j'apprends chaque»«jour».  

6000 hectares de terre: le problème majeur, souligne G. Rosa, est celui de savoir si l'on colonise le sol ou l'habitant. Il est plus simple de coloniser le sol  que de coloniser l'habitant, un arabe restant toujours un arabe. Il y va toutefois de la Déclaration universelle des droits de l'Homme, dans laquelle figure le droit imprescriptible à la propriété. Cette contradiction entre l'universalisme hérité et le colonialisme pratiqué est rationalisée par un lieu commun de l'Histoire universelle version progressivo-populationniste : le nomade mérite à peine le nom d'homme parce que son errance induit un peuplement peu dense, et que seule la densification de la population permet de voir naître une civilisation. Le premier age de l'humanité est nomade, le second sédentaire. Faut-il alors sédentariser les arabes ? Non, répond Lyautey, il faut les laisser à leur vie de nomades, et occuper les terres. Bref obéir à la logique de la différence, et de l'apartheid, contre la logique de l'universalité, et de l'assimilation. Le XIXème siècle apparaît alors comme un processus de déplacement de l'universel au différent, ce qui éclairerait les oscillations tensives de Hugo, et son probable revirement vers 1860.

 Claude Millet


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