Présents : Jordi Brahamcha,
Brigitte Braud-Denamur, Jacques Cassier, Jean-Marc Hovasse, Jean Laulom, Loïc
Le Dauphin, Claude Millet, Claire Montanari, Christine Moulin, Yoshihiko
Nakano, Yvette Parent, Guy Rosa, Vincent Wallez.
Yvette Parent évoque un livre pour enfants intitulé Victor Hugo, la révolte d’un géant. Il s’agit d’un roman de Jean-Côme Nogues publié dans la collection Pocket jeunesse. L’intrigue a lieu pendant les émeutes de 1839. Un jeune poète tombe amoureux de Léopoldine. Blessé par un pot de fleurs pendant l’émeute, il est soigné par Mme Hugo. Le récit est accompagné d’un dossier historique très bien fait.
CLAUDE MILLET : Merci infiniment pour ce très bel exposé. J’ai une petite remarque à faire sur la question de la cellule individuelle. Elle se pose véritablement à partir de la Monarchie de Juillet. Faut-il adapter les modèles américains ou pas ? Les lois qui réforment la pénalité attendront de 1875. Ces lois instituent la cellule individuelle. Elles ne sont, rappelons-le, toujours pas appliquées.
GUY ROSA : L'ancien système, rappelons-le, est celui, très convivial, des dortoirs, des réfectoires, des ateliers. On lui reprochait la promiscuité, la formation de clans, les agressions, et par là d'être l'école du crime. A l'opposé, le modèle de l’encellulement individuel vingt-quatre heures sur vingt-quatre (système dit de Pennsylvanie), sans repas, ni travail en commun et dans un silence imposé absolu. Dans les discussions de la monarchie de Juillet il est très critiqué mais a les faveurs, entre d'autres, de Tocqueville. Le système mixte, finalement institué en 1875, est également américain (modèle d’Auburn); il nemet les détenus en cellulle individuelle que la nuit et laisse la journée et le travail en atelier en vie commune. L’isolement complet, conçu sur le modèle monacal, n’était pas pensé comme il l’est aujourd’hui comme un principe de protection de la vie individuelle, mais comme une contrainte visant l’intériorisation de la culpabilité et de la peine et l’évitement de la contagion du mal. Il générait tant de suicides et de fous furieux qu'il ne fut jamais adopté en France, ni dans aucun autre Etat américain que la Pennsylvanie.
CLAUDE MILLET : Vous avez souligné dans votre exposé que, chez Hugo, c’est la mère qui apprend à lire. Le père enseigne, lui, à écrire. Dans les Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand raconte qu’il a appris à lire avec sa sœur, chez une demoiselle, et à écrire avec un prêtre. Cette répartition des apprentissages renvoie peut-être à des pratiques dominantes à l’époque.
Vous évoquiez la « misogynie d’époque » de Hugo. A la limite, je parlerais plutôt de « philogynie d’époque». La distinction entre l’éducation des femmes et celle des hommes n’est pas due à la haine des femmes, bien au contraire.
Dans la pensée hugolienne, les femmes ne sont pas reléguées aux méthodes pratiques. Observer les insectes, au fond, ne sert à rien. En revanche, il assigne par là aux femmes une fonction de connexion directe avec la nature. Elles ont un rapport d’immédiateté avec l’univers, ce qui ne peut pas signifier qu’elles ont une mission ancillaire. Pour Hugo, contempler une ruche n’est pas une activité bête, mais une action essentielle. Elle permet de raccorder l’homme à l’animal. Reléguer les femmes à cette activité n’est misogyne que de notre point de vue.
ARMAND ERCHADI : De fait, le discours de Hugo sur l’éducation de la femme est bien moins misogyne que celui de Proudhon, par exemple. Les femmes sont d’ailleurs ancrées dans la société, puisque Hugo leur réserve l’apprentissage des langues vivantes.
CLAUDE MILLET : Oui. Elles peuvent alors jouent en cela le rôle de la maîtresse de maison, sachant mettre les invités à l’aise en s’adressant à eux dans leur langue – leur fonction est de « commerce ».
GUY ROSA : De quand date le fragment que vous avez cité sur la distinction entre l’éducation des femmes et celle des hommes ?
ARMAND ERCHADI : Le fragment a été écrit entre 1860 et 1865.
GUY ROSA : Cela le rend contemporain de l’époque où Victor Duruy développe l’enseignement secondaire des filles.
CLAUDE MILLET : Et de fait, l’enseignement qui leur est donné est différent de celui des garçons.
BRIGITTE BRAUD DENAMUR : On leur enseigne la géographie, l’histoire, les lettres et l’économie domestique.
ARMAND ERCHADI : Le terme de « philogynie » me semble effectivement bien convenir pour décrire ce que Hugo pense des femmes. Il aime à distinguer les genres, ayant une sorte de hantise de la femme-hommasse, c'est-à-dire de la femme qui ressemblerait trop à un homme. La distinction des genres ne se fait pas seulement chez les élèves, mais aussi chez les enseignants. Alors qu’il décrit une pulsion mortifère de la part de certains professeurs, les maîtresses d’écoles mènent au savoir dans un éros partagé et lumineux.
CLAUDE MILLET : La complémentarité de l’enseignement des hommes et des femmes est nécessaire si l’on ne veut pas que l’éducation soit réservée aux « marchands de grec et de latin » – qui ne savent pas regarder les ruches.
GUY ROSA : Une thèse qui manque de plus: celle sur la femme chez Victor Hugo.
CLAUDE MILLET : Il y aurait, certes, un grand travail de synthèse à faire.
GUY ROSA : Et l'on aboutirait à une conclusion contradictoire, comme c’est souvent le cas chez Hugo.
GUY ROSA : Il serait intéressant, dans votre étude, de prendre davantage en considération les textes romanesques autres que Les Misérables. Il y a des éléments, dans Notre-Dame de Paris, sur l’enseignement et la pédagogie: Gringoire retourne à l’école à la Cour des Miracles auprès d’Esmeralda laquelle est également maîtresse d'école de sa chèvre; Frollo fait l'enseignement de Jehan.
Dans les Travailleurs de la mer, plusieurs passages concernent l’éducation de Gilliatt, le statut d’autodidacte de Mess Lethierry, par opposition à Ebenezer, qui est un produit pur de l’école.
Le rapport entre Cimourdain et Gauvain, dans Quatrevingt-treize, constitue, lui aussi, un modèle d’éducation, d'ailleurs passablement inquiétant.
CLAUDE MILLET : Après la Commune, Hugo rêve toujours à l’inversion du modèle pédagogique traditionnel et met en avant le modèle de l’enfant-maître. Il lie plus explicitement qu’avant l’ordre répressif de la société et l’ordre répressif de l’éducation. La « pédagogie noire » (Alice Miller) produit les tyrans.
GUY ROSA : Tout cela va dans votre sens et offrirait des prolongements intéressants à votre école pachydermique.
CLAUDE MILLET : Il faudrait revoir le catalogue de l’exposition Lorsque l’enfant paraît (Lorsque l’enfant paraît, Victor Hugo et l’enfance, catalogue d’exposition, Musée Victor Hugo-Villequier, 2002). On y trouve en particulier les bons et les mauvais points que Hugo dessinait pour ses petits-enfants. Il s’agissait de caricatures très ludiques. Les récompenses et les réprimandes s’assortissaient d’un jeu.
ARMAND ERCHADI : Je suis frappé par l’opposition entre le discours politique de Hugo sur l’école – il ne se distingue pas des autres républicains sur le sujet – et son travail romanesque et poétique, qui remet très nettement en cause l’institution. Le Hugo politique refuse de confondre les verbes « instruire » et « éduquer », mais le poète dit exactement le contraire lorsqu’il insiste sur les liens d’affection qui unissent l’enseignant et l’enfant.
CLAUDE MILLET : Oui, mais il ne se situe pas dans la même perspective.
GUY ROSA : Il y a une idée, qu’on ne trouve d’ailleurs pas telle quelle chez Hugo mais qui sous-tend peut-être en partie une partie de ses positions : que l’école enseigne contre elle-même autant que dans son sens; on le sait des parents, qui éduquent par réaction contre eux; on accepte moins de le penser de l'école. C'est pourtant une vérité d'expérience très générale.
CLAUDE MILLET : C’est ce qu’a dit Armand Erchadi lorsqu’il a évoqué l’apprentissage de la révolte de Hugo au sein de la pension.
GUY ROSA : Oui. Le chahut fait partie de l’école.
ARMAND ERCHADI : Mais les mauvais écoliers de Hugo ne sont pas nécessairement ceux d’aujourd’hui…
CLAUDE MILLET : Ce n’est pas certain. L’école est souvent chez Hugo un lieu de violence.
CLAUDE MILLET : Je voudrais revenir sur Ganesh, que vous avez évoqué dans votre exposé. A la question « Hugo connaissait-il Ganesh ? », on peut sans trop de difficulté répondre que oui. Mais je me demande s’il pensait vraiment à Ganesh dans les textes que vos avez cités…
ARMAND ERCHADI : Non. Je ne pense pas.
CLAUDE MILLET : Dans ce cas, je suppose que vous l’évoquez en tant qu’invariant mythologique. Mais je ne suis pas sûre que ce soit nécessaire dans votre communication.
ARMAND ERCHADI : Il est vrai que le thème de l’éléphant est récurrent chez les naturalistes antiques comme chez Buffon, par exemple. On peut faire un rapprochement autour de ce thème dans des cultures éloignées. J’ai fait, dans ma communication, un rapprochement anthropologique, mais je n’ai en aucun cas voulu dire que Ganesh était la source de la mythologie hugolienne de l’éléphant.
CHRISTINE MOULIN : En tout cas, dans le poème « Ce que dit le public » de L’Art d’être grand-père, l’éléphant n’est pas si positif que cela, puisque le personnage appelé « SEPT ANS » termine le poème en disant : « Allons ! Venez ! / Vous voyez bien qu’il va vous battre avec son nez »…
GUY ROSA : C’est un modèle d’éducation animale. La louve en est une autre, bien plus porche… mais Hugo ne l’évoque pas.
LOIC LE DAUPHIN : Hugo cite-t-il parfois le Mahâbhârata ?
CLAUDE MILLET : Oui, dans William Shakespeare. Il en a une connaissance très diffuse. Mais il faut rappeler l’importance de l’intérêt de son époque pour l’Inde, qu’il partage. Cousin a institué dans les lycées la philosophie indienne à partir des années 1840. Les études orientalistes se développent alors. Je vous renvoie à la collection Victor Hugo et l’Orient, dirigée par Franck Laurent, et en particulier.
YVETTE PARENT : Vous êtes-vous penché sur la question de l’autodidaxie chez Hugo ?
ARMAND ERCHADI : Je me suis plutôt intéressé à celle de l’enseignement mutuel. Mais on peut noter que Jean Valjean, par exemple, tire un enseignement des rencontres qu’il fait. Et se souvenir que c’est au bagne qu’il a appris à lire ("Jean Valjean s'était mis à lui enseigner à lire. Parfois, tout en faisant épeler l'enfant, il songeait que c'était avec l'idée de faire le mal qu'il avait appris à lire au bagne. Cette idée avait tourné à montrer à lire à un enfant. Alors le vieux galérien souriait du sourire pensif des anges." (II, 4, 3)).
YVETTE PARENT : L’autodidaxie est chose courante au XIXe siècle.
ARMAND ERCHADI : Ce que vous dites me fait songer à la correspondance de Hugo avec des poètes ouvriers.
YVETTE PARENT : Oui. Les ouvriers typographes, comme certains paysans, d’ailleurs, cherchaient à se cultiver en lisant ce qu’ils trouvaient autour d’eux.
LOIC LE DAUPHIN : L’école catholique refusait absolument de mettre en pratique la méthode mutuelle. Pourquoi Hugo s’est-il rétracté sur ce point ?
JACQUES CASSIER : Les ultras étaient contre cette méthode. Elle était issue des libéraux britanniques.
GUY ROSA : Le « colle-toi ça dans le fusil » de Gavroche peut apparaître comme une forme d’enseignement mutuel.
JEAN-MARC HOVASSE : Dans Napoléon le Petit, il y a un passage qui fait l’éloge du maître d’école et qui a valeur de projet politique. Hugo se situe très clairement du côté des hussards noirs de la république.
CLAUDE MILLET : Ce qui est curieux, c’est qu’on ne trouve, dans ses romans, aucun pion, aucun surveillant, aucun membre de ce petit personnel qui est si présent dans bon nombre de romans du XIXe siècle.
JEAN-MARC HOVASSE : Hugo leur consacre en revanche tout un poème dans Les Contemplations : « Le Maître d’études ».
Je me demandais si Hugo établissait une différence entre l’enseignement et l’instruction.
ARMAND ERCHADI : Il fait, en tout cas, la distinction entre instruire et éduquer… mais il faut bien avouer qu’il ne la respecte pas toujours.
JEAN-MARC HOVASSE : La différence est en effet impossible à percevoir, en particulier dans William Shakespeare.
CLAUDE MILLET : On peut évoquer, en prolongement de votre exposé, le premier acte de Ruy Blas. A la scène 3 de l’acte I, Ruy Blas s’épanche sur l’épaule de Don César de Bazan, et il explique qu’il a été à l’école, et qu’elle n’a réussi à en faire qu’un rêveur.
GUY ROSA : C’est un thème réactionnaire courant dès la Monarchie de Juillet.
ARMAND ERCHADI : Lorsqu’ils citent les propos de Hugo sur la prison et l’école, ses opposants cherchent à souligner l’inanité de sa théorie. Selon certains d’entre eux, si l’école était obligatoire pour tous, les instituteurs ne feraient plus aucun effort puisqu’ils auraient devant eux une « clientèle assurée ».
YVETTE PARENT : Peut-être que l’école obligatoire aurait eu plus d’importance à leurs yeux si on y avait pris en compte la science.
CLAUDE MILLET : On revient sur le débat entre les partisans d’une éducation moderne, fondée sur l’enseignement des sciences et des langues vivantes, et les tenants des humanités.
Hugo ne prend pas parti, je crois, dans ce conflit.
GUY ROSA : Vous avez cité un texte qui dit quelque chose là-dessus. Hugo en appelle à l’idéal. Pour lui, l'enseignement du latin et du grec enseigne l'idéal. Pourquoi? parce qu'il s'agit d'un savoir inutile, mais aussi parce que ce sont les langues des philosophes de la sagesse et de la vertu (Socrate, les stoïciens, Cicéron...), de l'héroïsme sous toutes ses formes (Tite-Live, Juvénal, la Vie des hommes illustres, de Plutarque) et peut-être aussi à cause de la Bible, lue alors dans le christianisme en latin, à la rigueur en grec, et jamais en hébreu.
JEAN-MARC HOVASSE : Elles représentent également la poésie. Virgile, Homère.
CLAUDE MILLET : Pour Hugo, il y a en effet dans ces langues quelque chose de l’ordre de la transmission de l’exemplarité.
ARMAND ERCHADI : Ce qui le rapproche de Rousseau, qui était un lecteur enflammé des récits antiques.
GUY ROSA : Gavroche aussi enseigne l’idéal. Contrairement à ce qu'on attendrait, il n’adresse pas du tout un enseignement utilitaire à ses frères : il leur donne un cours de langue et de civilisation…
La question de l’instruction primaire n’est pas simple. Le patronat qui dirige les industries mécanisées demande alors, contrairement à ce qu’on pourrait penser, à ce que l’enseignement primaire soit obligatoire. Non par philanthropie mais en raison des compétences accrues demandée par le machinisme. Dans les mines et les établissement "paternalistes" des primes sont allouées aux parents d'élèves scolarisés, des gratifications spéciales à ceux dont les enfants obtiennent le certificat d’études, etc. Les écoles des centres paternalistes sont gratuites.
Je me demande si, dans Les Misérables, Jean Valjean crée une école…
ARMAND ERCHADI : À Montreuil-sur-Mer, qui n'avait qu'une école en ruine dans la ville basse (I, 5, 2, p. 129), le père Madeleine construit bien deux établissements, un pour filles, un pour garçons. Par ailleurs, "Il allouait de ses deniers aux deux instituteurs une indemnité double de leur maigre traitement officiel" (p. 129). Déjà, M. Myriel accordait un "Supplément au traitement des pauvres maîtres d'école du diocèse" (I, 1, 2, p. 9).
GUY ROSA : Cette attitude est anachronique à la date où Hugo la place, ou bien prophétique : elle ne devien typique du patronat que sous le Second Empire.
CLAUDE MILLET : Au fond, ce qui me frappe, c’est que Hugo développe à la fois un discours très virulent, radical et peu articulé sur les préoccupations de l’époque, si on met à part les questions de la laïcité et de l’enseignement mutuel. Cela ne signifie d’ailleurs pas qu’il n’est pas profond… mais il est profond dans un mouvement peu précis.
CHRISTINE MOULIN : Ne serait-ce pas parce que le mythe de sa propre enfance l’empêche de penser les choses plus historiquement ?
CLAUDE MILLET : Ou parce qu’il est pris dans des contradictions insolubles. Dans ses interventions politiques, il est en revanche souvent très précis et concret.
Claire Montanari
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