GROUPE HUGO
Equipe de recherche "Littérature et civilisation du XIX° siècle"
Séance du 21 octobre 2000
Présents: Anne Ubersfeld, Claude Millet, Marieke Stein, Bernard Degout, Claude Rétat, Olivier Decroix, Marie Tapié, Ludmila Wurtz, Bernard Leuilliot, Jacques Seebacher, Arnaud Laster, Vincent Wallez, Stéphane Mahuet, Stéphane Desvignes, Agnès Spiquel, Delphine Gleizes, Colette Gryner, Sandrine Raffin, Jean-Marc Hovasse, Jean-Luc Gaillard, Marguerite Delavalse, Josette Acher, Denis Sellem, Françoise Chenet, Armand Erchadi, Anne Buissart, Thomas Harlay, Sharon Lubkemann Allen.
Excusés: Guy Rosa (endeuillé), Sylvie Vielledent et Bertrand Abraham (malades), Chantal Brière, Philippe Andrès, Françoise Sylvos (éloignée, mais qui parlera en janvier).
J.-M. Hovasse prend la
parole pour excuser G. Rosa, communiquer les informations que celui-ci lui a
demandé de transmettre et regretter que de probables erreurs de manipulation ne
lui aient pas permis de communiquer le texte de G. Rosa sur l’adaptation des Misérables à TF1.
NDLR. Erreurs réparées, le voici
joint.
- Saint-Pétersbourg : A. Ubersfeld prend les devants en annonçant un grand colloque Hugo à Saint-Pétersbourg et peut-être à Moscou. D. Sellem précise qu’il est à l’origine du projet, préparé avec l’Institut français de Saint-Pétersbourg : plusieurs membres du groupe pourraient participer à ce colloque itinérant.
- Besançon : J.-M. Hovasse signale un colloque “ Hugo et la politique ” à l’automne. A. Spiquel ajoute que l’initiative et la maîtrise de ce colloque reviennent à des universitaires de Besançon, historiens (surtout) et littéraires.
- Amiens : A. Spiquel prépare un colloque “ Hugo et le romanesque ” qui aura pour particularité de ne pas traiter des romans mais de la notion de romanesque dans toute l’œuvre.
- Paris (musée d’Orsay) : Ce colloque, provisoirement intitulé « Du visible au visuel », aura lieu en septembre 2002. La liste des intervenants est en cours de préparation.
- Cerisy : les propositions de communication (à faire à G. Rosa ou à Florence Naugrette ou à Myriam Roman) sont pour l’instant peu nombreuses. Mieux vaudrait pourtant ne pas attendre d’être sollicité : les autres colloques semblent si fermement encadrés que celui-ci aura peut-être à gagner à être un « espace de liberté ». F. Chenet, qui a proposé de parler de “ Hugo et l’écriture du silence ”, voudrait des précisions sur les modalités pratiques du colloque : elle offre son aide pour l’organisation. J. Seebacher signale que les travaux actuels de Y. Gohin portent sur l’indicible.
A. Ubersfeld propose un sujet général de colloque, sur Hugo et la révolution poétique (ou Hugo et la poésie du XIXème siècle).
D. Sellem fait circuler un article de La Pensée russe (n° 4321, 8-14 juin 2000), traduit par ses soins, qui relate le don du buste de Hugo par la Mairie de Paris à la ville de Moscou.
J.-M. Hovasse (et Guy Rosa), attirent l’attention sur la publication en Livre de Poche de La Légende des Siècles – Première série (édition C. Millet). Son mérite ne se réduit pas être la seule édition séparée de ce texte : préface, notes, dossier, etc. sont en tous points remarquables –et vigoureux. C. Millet précise que Hachette n’a, malheureusement, pas voulu publier les deux autres séries. Cependant la première est assez paradigmatique dans l’histoire de la réception de Hugo.
J.-M. Hovasse rapporte les vantardises de G. Rosa, concernant le site du Groupe Hugo. Dans “ Les Signets de la B .N .F. ” (http://www.bnf.fr/web-bnf/liens/index.htm), site de référence s’il en est, qui répertorie et classe tous les sites dont les objets sont susceptibles de croiser ceux de la BNF elle-même, celui du groupe figure en première ligne de la liste “ Littérature française du XIXème siècle ”. Il en va de même du site équivalent du CNRS. Dans les deux cas, les rédacteurs ont pris la peine de consulter les sites dont ils donnent la référence et d’en rédiger eux-mêmes les notices : ils écrivent en connaissance de cause et, lorsqu’on connaît les habitudes du web, on leur en est d’autant plus reconnaissant.
J. Seebacher : Qui pourrait me donner des précisions sur une pièce intitulée Bonsoir Monsieur Pantalon ? Hugo y fait allusion, ainsi que de nombreux autres auteurs : s’agit-il d’un titre ou d’une réplique?
V. Wallez : Il faudrait vérifier chez Scribe ou Augier.
A. Laster : J’ai une question à vous soumettre concernant la mention, dans l’adaptation cinématographique de Proust par Ruiz, d’un certain « Salvini », sculpteur. A l’extrême fin du film, l’ange de la Mort lui apparaît et lui propose de revisiter sa vie : Salvini refuse et dit préférer revisiter son œuvre. L’ange lui répond que c’est impossible car son œuvre contient la vie et les œuvres de tous les hommes : il lui faudrait pour ce faire l’éternité. Savez-vous qui est cet homme et d’où provient ce conte ?
Revenant sur la séance précédente, F. Chenet tient également à rendre hommage au Conservateur du Musée de Villequier, Evelyne Poirel, qui lui a procuré des informations sur l’exemplaire de Juliette Drouet des Vies des saints pour tous les jours de l’année (in-12, Paris, 1809), annoté par elle après la mort de sa fille. Une fiche des annotations, quand elles étaient lisibles, a été établie : apparemment, Juliette Drouet note ses souvenirs en mêlant la mort de Claire et celle de Léopoldine et en relevant les coïncidences de dates. Ces annotations, qui datent de 1859, proviennent de la même écriture et sont de la même encre.
F. Chenet ajoute, à l’intention de J. Seebacher, qu’on trouve mention du « chêne d’Allouville » dans Océan vers (Ed. Laffont, Poésie IV, p. 992, F° 88, daté de 1856-58), mais apparemment pas ailleurs.
A. Laster : a vu Lucrèce Borgia, monté à Nanterre : assez catastrophique. Y a-t-il quelqu’un pour défendre cette pièce? [Silence : tout le monde est d’accord ou personne ne l’a vue...]
Selon A. Ubersfeld, répondant après la communication de L. Wurtz, ce spectacle est impensable : au premier acte, dix Lucrèce sont sur scène, au deuxième vingt, au troisième cinquante... Mais le public a beaucoup applaudi. A la multiplicité des personnages?
Elle a eu l’occasion de voir une autre mise en scène de la pièce, à Avignon puis à Marseille. Comédienne étonnante et public enthousiaste. Les choix étaient justes. Il faut espérer que ce spectacle pourra être montré à Paris, au moins pour le bicentenaire.
F. Chenet revient sur l’antisémitisme de Hugo, qu’elle avait abordé lors d’une séance précédente : Les Burgraves n’ont pas donné lieu à un véritable procès, mais à des protestations des Israélites concernant l’allusion à des meurtres rituels d’enfants. Il existe une lettre de Hugo à ce propos, datée du 11 juin 1843, envoyée au directeur des Archives israélites et publiée le mois même dans ce journal –voir Œuvres complètes du Club français du livre (Ed. Massin, tome 6, p. 1232). Une distinction importante est faite dans Préface de mes œuvres et post-scriptum de ma vie entre auteur dramatique et personnage (Ed. Laffont, Critique, p. 711), où Hugo oppose cette fois-ci le personnage particulier au « moi multiple » de l’auteur.
A. Laster lit intégralement la lettre du 11juin 1843, pour qu’on en ait le coeur net.
F. Chenet : Massin a eu le souci de traquer tous les accès d’antisémitisme de Hugo, alors que c’est un fait d’époque ; des éléments, peu cités, de cette lettre sont à mettre au crédit de Hugo. Ainsi, les chrétiens sont présentés comme des barbares et des oppresseurs. L’évolution de Hugo est nette dans le poème « La vie aux champs » (Les Contemplations I, 6), où les Juifs sont clairement désignés comme des opprimés [et caractérisés par leur « misère »: « la misère / Du peuple juif, maudit qu’il faut enfin bénir », Ed. Laffont, Poésie II, p. 263)]. En 1882, il s’élèvera contre les pogroms. A la même époque, il préside le Comité d’aide aux persécutés.
C. Millet : Dans Les Châtiments, le mot « juif » fonctionne comme une injure.
A. Laster : Dans plusieurs dictionnaires du vingtième siècle, « juif » signifie encore « avare ». Mais il semble que l’on observe un regain d’antisémitisme de Hugo dans Les Châtiments, sans doute dû au style pamphlétaire. Il faut à Hugo du temps pour évoluer par rapport aux Juifs, comme par rapport à Napoléon.
C. Millet : On peut noter la même évolution chez Michelet. Il utilise des métaphores violentes, antisémites à nos yeux, où les Juifs sont comparés par exemple à une nuée de sauterelles. Mais l’ensemble de son discours montre finalement que la fondation de la culture occidentale - à la Renaissance - s’est constituée à partir de l’Antiquité biblique. La famille humaine, orientale et occidentale, s’est instaurée à la même époque, et par le recours au peuple juif. Le quinzième siècle, lui, s’était fondé sur l’Antiquité gréco-romaine. Ces idées restent cependant prises dans une écriture qui ne se défait pas de l’image du Juif au nez crochu.
J. Seebacher : Michelet dénonce la religion juive comme religion de la nuit, où l’obscurité est constante. Il y a là un anti-biblisme fondamental.
C. Millet : Pas dans le passage sur la Renaissance.
C. Rétat : Peut-être parce qu’à partir d’un livre une résistance s’est formée.
J. Seebacher : Michelet adhère à un antisémitisme populaire où se mêlent des positions militantes progressistes, nettement anticapitalistes.
C. Millet : En même temps, il affirme que l’usure est le seul choix laissé aux Juifs, et la cause de leurs malheurs.
B. Leuilliot : Michelet a également des pages très violentes pour dénoncer la trahison de la Révolution par Bonaparte. Mais l’antisémitisme de Hugo lui survit : Rochefort est le parrain d’un de ses petits-enfants.
A. Laster : Vous ne pouvez pas tenir Hugo pour responsable de Rochefort ou de Léon Daudet !
B. Leuilliot : On ne peut pas nier qu’il y ait une appartenance de l’individu Hugo à l’histoire : comme par hasard, ce sont ses héritiers. Je n’accuse personne mais je décris une situation politique et historique.
A. Laster : Jeanne a divorcé à temps ! Et l’évolution de Hugo dans ce domaine, jusqu’en 1882, a été positive.
B. Leuilliot : Je ne dis pas que Hugo est antisémite ; pour Georges Batault et l’Action Française, Hugo est Juif : le plus beau compliment.
J. Seebacher : Avant la Seconde Guerre Mondiale et avant l’occupation, régnait en France comme ailleurs un antisémitisme généralisé –d’ailleurs souvent confondu, à tort, avec l’antijudaïsme. Son sens et sa valeur n’ont rien à voir avec l’antisémitisme moderne.
A. Ubersfeld : Il faut comprendre les réactions antisémites du dix-neuvième siècle et les nôtres, qui existent encore d’une certaine façon. Car le lien entre Juifs et capital, entre Juifs et argent, a été établi d’une manière profonde et parfois inconsciente. Un article du Monde, paru ces jours derniers, racontait l’histoire d’un certain Weill, arrivé de Pologne sans argent et qui est devenu un des plus grands financiers mondiaux. Que pensent les gens en lisant ça?
D. Sellem : Voltaire avait déjà traité le sujet, de façon caricaturale et violente. Mais face aux fortunes subsistent de grandes misères.
A. Ubersfeld : Oui, en Europe de l’Est surtout.
J. Seebacher : Nous trouvons un magnifique exemple de postérité de Hugo chez Péguy, qui en a renouvelé la lecture. Il résume bien les propos de Hugo et de Michelet, partagé qu’il est entre la haine des Juifs (qu’il appelle les « charnels ») et la fascination devant leurs capacités intellectuelles et financières. On peut se reporter à la biographie de Péguy par Romain Rolland, remarquable.
A. Ubersfeld : Pour moi, les racines réelles de l’antisémitisme sont à chercher dans la peur ou la haine du travail de l’intelligence sous toutes ses formes (à cause du goût juif connu pour le chiffre ou les lettres, via les commentaires du Livre Saint). Par exemple, en Europe de l’Est, les parents qui veulent marier leur fils ne recherchent ni la plus riche ni la plus belle, mais la « futée », « die kluge ».
J. Acher : L’évolution de Hugo se donne à voir clairement dans une correction apportée au « Journal des idées, des opinions et des lectures d’un jeune jacobite de 1819 », dans Littérature et philosophie mêlées : il supprime un passage antisémite largement inspiré de Voltaire. Etait-ce en 1834, ou plus tard? C’est une question.
A. Laster : Hugo n’a pas été le seul à souffrir de la recherche effrénée de ses rapports avec les Juifs, Proust aussi. Si l’on mentionne souvent dans sa biographie qu’il est le petit-fils d’un agent de change juif (et fortuné), on passe sous silence son ascendance catholique paternelle. Ce côté chrétien, revendiqué par Proust, l’a conduit aux manifestations d’antisémitisme qu’on lit dans A la Recherche du temps perdu.
J. Seebacher : C’est d’époque. A ce moment, les Juifs vivaient repliés sur eux-mêmes : ils faisaient bloc en se mariant entre eux.
F. Chenet : Non, il existe une forme d’assimilation des Juifs au début du vingtième siècle. Mais actuellement, on assiste à un retour à l’identité juive.
B. Leuilliot : Le personnage le plus intéressant de la Recherche est Palamède [de Guermantes, baron de Charlus], parce qu’il est à la fois dreyfusard et antisémite.
F. Chenet : Le refus de l’intégration est le reproche le plus grave fait aux Juifs et l’un des fondements de l’antisémitisme. Ils se mettent eux-mêmes dans un ghetto.
V. Wallez : Savez-vous que ce mot provient d’un quartier de Venise [où les Juifs étaient assignés à résidence]?
Dans le théâtre de Hugo, les personnages de Juifs posent problème. Dans Cromwell, Hugo nomme Manassé-Ben-Israel « le Juif ». Il ne caractérise pas ainsi les catholiques ou les protestants. Faut-il alors mettre en scène ce personnage de façon pittoresque ?
J. Seebacher : Manassé-Ben-Israel est un rabbin dont le rôle historique a été très important : c’est lui qui a négocié auprès de Cromwell et obtenu la permission de départ des Juifs d’Angleterre. Dans le texte de Hugo, le personnage, présenté comme un grand intellectuel voire un mage, fait pendant à celui de Milton.
A. Ubersfeld : Le pittoresque des Juifs de Cromwell, s’il existe, est compensé et exalté par leur grandeur prophétique. D’une certaine façon, ce personnage est davantage un grotesque.
A. Laster : Comme tous dans cette pièce.
V. Wallez : Mais que faites-vous du confesseur de Cromwell? Leur haine est réciproque. Manassé est un personnage plus profond.
J. Seebacher : Il faut relire Cromwell à cette lumière : Manassé semble un ambassadeur comme les autres alors qu’il vient demander quelque chose d’essentiel, “ l’Israëlie ”.
F Chenet : Les rapports entre Hugo et Proust sont bien attestés ; et l’on peut voir en Proust un héritier de Hugo, comme je l’ai montré dans un article du Bulletin des Etudes proustiennes. Par exemple, le personnage de tante Léonie proviendrait de Léonie d’Aunet. La une de La Silhouette de 1845 relate à mots couverts le flagrant délit d’adultère - Hugo bénéficiait de l’immunité - et se présente comme une énigme facile à déchiffrer, dans ses clés comme dans sa mise en page : c’est un bon exemple de « rhétorique de l’imprimé », à partir de trois articles. Précisément sous le récit de l’adultère, où le rôle de Hugo échoit à un certain « Pécopin », apparaît dans un article (sur le Salon) le nom de Hugo et dans un autre (sur un café) la mention d’un « billard ». Dans ce même café trouve place, dans les brouillons de Proust, une conversation entre Léonie et le curé de Saint-Hilaire. Ce passage a été ensuite supprimé. Guimbaud signale dans une note que Proust travaillait à une vie de Chopin ; or Chopin orthographie le nom de Léonie ainsi (« Billard »)...
A. Laster et J. Seebacher : Hugo faisait lui-même des jeux de mots douteux sur le billard...
B. Leuilliot : Tout cela prouve seulement que Proust est « le Victor Hugo du pauvre ». N’a-t-on pas abandonné, faute de moyens, l’adaptation des Travailleurs de la mer pour tourner celle de La Recherche ?
A. Laster : On prédit au jeune héros qu’il sera « un Victor Hugo, une espèce de Vaulabelle ».
F. Chenet : Pour savoir qui est ce Vaulabelle, il faut se reporter à l’édition de la Pléiade de Proust. Il s’agirait d’un ami d’Alphonse Karr, qui écrit des vaudevilles.
A. Laster : Cela sert surtout à montrer la confusion totale de celui qui émet cette identification.
J. Seebacher : Selon le Grand Dictionnaire universel du dix-neuvième siècle de Larousse, Achille Thomas de Vaulabelle est né en 1819.
B. Degout : Il a écrit une grande Histoire des deux Restaurations, un ouvrage de référence.
F. Chenet : Mais il existe un autre Vaulabelle, son frère : Eléonore.
Ouvrant la biographie de Michaud, F. Chenet lit l’article correspondant. On note, au passage, la mention d’une de ses pièces, La propriété c’est le vol et l’allusion à son frère, Achille de Vaulabelle, l’auteur de l’Histoire…(ouvrage que Proust connaît, précise B. Leuilliot). A. Laster choisit de se reporter au Dictionnaire de Larousse qui consacre un long article à Achille et, pour Eléonore, renvoie seulement à « Jules Cordier », un de ses noms de plume. Selon A. Laster, cela signifie que le Vaulabelle de Proust est bien Achille et non son frère, qui semble seulement connu sous son pseudonyme.
Communication de L. Wurtz: « La ligne de pointillés dans Les Contemplations » (voir texte joint)
J. Acher : Dans le poème sur la mort de l’enfant, faut-il lire en filigrane une allusion à Léopold, mort en bas âge et remplacé par Léopoldine ?
L. Wurtz : Oui, bien sûr ; je vous renvoie à la note de P. Albouy.
A. Ubersfeld : Il me semble ici que l’impensable, davantage que celui de la mort, est l’impensable du temps, de la sortie du temps. Tout à coup la mort casse la continuité temporelle de la vie, celle de l’individu ou celle des générations. Ou même l’évolution du peuple. La liaison que vous avez établie entre l’individu et le peuple est capitale. La date du 4 septembre 1843 est expulsée de la chronologie car le temps lui-même est mis en question : il devient impensable. « La parole expire où commence le cri », comme vous l’avez rappelé. Ici, la parole signifie la mainmise de la pensée sur le temps. Au moment où la parole s’arrête commence l’irreprésentable. Mais le retour de l’espérance est possible, comme le prouve le passage de la mort (pensée comme définitive) au sommeil. La représentation du temps cassé cède la place à celle du temps arrêté, simplement suspendu. Le poème Le Revenant [Contemplations, III, 23] est un vœu devant l’impossible.
A. Laster : Ce poème a eu beaucoup de succès.
F. Chenet : Il semble que la comparaison entre la mort de Léopoldine et celle de Claire Pradier redonne la voix à Hugo. Comment ce parallèle se manifeste-t-il dans le dispositif typographique?
A. Ubersfeld : Un poème l’a pour sujet [un, au moins: Claire P., V, 14].
F. Chenet : Le recueil tout entier est travaillé par cette double perte. Il faudrait étudier les annotations de Juliette Drouet pour voir comment elle met en contact, au moins chronologiquement, les deux morts.
J. Seebacher : Merci à L. Wurtz d’avoir montré avec tellement de précision le décalage temporel instauré par cette ligne de points dans la structure Autrefois/Aujourd’hui. Je suis également tout à fait d’accord avec ce que vient de dire A. Ubersfeld.
Mais comment ne pas penser, quand on lit « Ce livre doit être lu comme on lirait le livre d’un mort », à Chateaubriand et à ses Mémoires d’outre-tombe ? La tombe change, passant de celle de l’auteur Chateaubriand à celle de Léopoldine. Mais les points communs sont nombreux et connus. Comme Chateaubriand, Hugo a voulu faire une grande carrière historico-politique. Et il est, comme lui, devenu le chantre du libéralisme. Cependant si Chateaubriand revient comme un mort-vivant, Hugo revient comme un fantôme : il ne s’agit pas d’une simple opération de renversement, il y faut une sorte de révélation. Le poème sur le mariage de la fille devrait apparaître beaucoup plus haut dans le recueil, être plus éloigné de la mention de sa mort. C’est l’indice que le recueil tourne autour d’une étoile double - ou d’une spirale- : le mariage et le tombeau/l’abîme/la mort. Pour Hugo, le mariage et la mort sont deux pertes qui fondent à la fois sa propre perte et son salut (sa qualité de voyant). La conversion due à ces deux pertes, à cette étoile double, réapparaît dans En marche, partie qui définit le progrès politique de la seconde partie des Contemplations. Pour les rapports de Hugo avec les républicains et les socialistes, on a tout intérêt à se reporter à P. Albouy
L’abîme est également un thème essentiel des Travailleurs de la mer et des Misérables. Dans Les Misérables, la fontaine où Cosette va puiser de l’eau et auprès de laquelle elle rencontre Jean Valjean n’est pas nommée, mais Hugo savait que son toponyme était, précisément, « l’Abîme » -et une rue de Montfermeil porte encore actuellement ce nom. La genèse du roman montre un système de conversion analogue. Elle a lieu au chapitre « Buvard bavard » qui articule tout à la fois les deux phases de la rédaction et la sublimation de la pulsion incestueuse. Cette étape est essentielle à l’achèvement des Misérables comme à celui des Contemplations. L’abîme des Contemplations sert à construire l’abîme des Misérables, sur lequel la rédaction reste en suspens en 1848. Mais une autre mention de l’abîme, également toponymique, est à noter : les archives de Périgueux, que je dépouille actuellement, signalent que Hugo passe dans la région le 6 septembre 1843, au moment d’un intense débat municipal sur l’adduction d’eau depuis la source de l’Abîme… Son frère Abel d’autre part la mentionne comme une des principales curiosités de la Dordogne. Or cette région est l’une de celles où l’on découvre trace de Valjean, sur le territoire de la Chapelle-Gonaguet [Les Misérables, deuxième partie, livre III, ch. XI, “ Le numéro 9430 reparaît, et Cosette le gagne à la loterie ”, cf. compte rendu du 16/09/2000].
C. Millet : Puis-je parler de Dieu ? On pourrait penser que la ligne de points confirme l’absence de Dieu par l’absence de mots et confine au passé les arts poétiques tels qu’ils sont exprimés dans Réponse à un acte d’accusation et Suite... [I, 7 et I, 8] :
« Car le mot, c’est le verbe et le verbe, c’est Dieu ».
La présence - l’incarnation - trouve un point limite dans cette mort : à partir de cette ligne de points, le poète devra passer par le négatif du langage, l’en-dessous de la parole, l’inarticulé (les discours des crapauds et des pierres), les cris, les pleurs dans la nuit, Ce que dit la bouche d’ombre. Il s’agit là de l’effondrement du discursif. Ce passage par le désastre intime et politique semble nécessaire pour inventer un nouveau lyrisme. La réflexion hugolienne sur le lyrisme comme parole incarnée, investie par une présence, est mise au défi par cette absence-là.
A. Laster : Une autre ligne de points aurait pu clore Dieu après :
« Et je vis au-dessus de ma tête un point noir. »
A. Spiquel : Paul Eluard a recours également au non-dit dans Le temps déborde, au moment de la mort de sa femme. Dans ce poème la date forme vers :
[ »Vingt-huit novembre mil neuf cent quarante-six »: cet alexandrin constitue un poème entier – Œuvres complètes, tome II, La Pléiade, Gallimard, 1968, p. 108].
A. Ubersfeld: Si la ligne de points est parole du mort ou de la mort, elle apparaît déjà dans Autrefois : dans Crépuscule et dans le poème jumeau Le Revenant. Quelque chose du tombeau parle et le poète accepte alors de se saisir de l’irreprésentable. Son travail poétique s’applique aussi au passé : Crépuscule, qui date en réalité de 1854, a été replacé dans Autrefois.
J. Seebacher : Il faudrait également étudier le système de mise en abyme, en superposant les deux volets Autrefois et Aujourd’hui, qui fonctionnent en miroir. Mais la mort transforme la perspective de la vie passée : moi-même devient un autre.
F. Chenet : C’est ce qu’indique « Buvard bavard ». Il faut se servir du miroir pour décrypter le message, mais il ne faut pas oublier que ce miroir inverse la réalité.
Prochaine séance: samedi 25 novembre 2000 ; exposés de Claude Millet : « Victor Hugo édite L’Archipel de la Manche » et de Jean-Marc Hovasse : « La Revue des Deux Mondes publie des poèmes de Victor Hugo (1831-1865) »
Sandrine Raffin