Transcription par Nicole Savy du libretto de Pécopin conservé à la Maison Victor Hugo

 

 

 

Ce texte inédit, à notre connaissance, est un chaînon intermédiaire entre la lettre XXI du Rhin, « La légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour », et Le Ciel et l’Enfer, féérie de 1853 qui s’inspire lointainement du précédent, mais se trouve plus proche du libretto que nous transcrivons ici. Ses auteurs, Hippolyte Lucas, ami de Victor Hugo, et Eugène Barré, l’ont visiblement consulté. La correspondance entre Hugo et Lucas montre qu’ils ont écrit leur féérie sans intervention du poète.

 

Le libretto de Pécopin est conservé à la maison de Victor Hugo. Il s’agit d’un ensemble non daté, de six feuilles doubles pliées et numérotées par des lettres, soit vingt-quatre pages. Le texte a été dicté à Juliette Drouet, ce qui a valu à l’ensemble d’être classé parmi les manuscrits de Juliette et non répertorié dans ceux du poète.

 

Victor Hugo a relu après sa dictée et opéré une correction importante dans la grande marge laissée à gauche par Juliette Drouet, plus quelques ajouts entre les lignes. Ils figurent ici en rouge, à commencer par les indications initiales qui sont de sa main.

 

Les rares fautes d’orthographe et la ponctuation sont corrigées.

 

Le commentaire de ce texte a été donné en communication au Groupe Hugo, le 24 mars 2018

 

***

 

 

Libretto

Dicté par moi

 

A)

Scène première

 

Une forêt. Un chevalier endormi au pied d’un arbre. On entend une fanfare et un bruit de chasse qui va s’enfonçant et se perdant dans la profondeur du bois.

La terre s’entr’ouvre. Une flamme en sort, puis un démon, le démon Erilangus (c’est le démon chasseur de la forêt thuringienne). Le démon éclate de rire et jette un regard railleur au chevalier endormi.

- Ah, dit-il, te voilà. C’est toi qui dors ici, beau chasseur Pécopin. Pardieu cela se trouve bien. Je guette ton âme et je l’aurai. Tu as dit, en baisant les mains de Bauldour ta jolie fiancée, cette parole imprudente l’autre jour : si jamais je te suis infidèle, ô Bauldour, que le démon prenne mon âme. Par le pape, tu l’as dit. Eh bien moi, le diable Erilangus, je te rendrai infidèle à Bauldour, et je prendrai ton âme.

- Je t’en défie !

Erilangus se retourne étonné et voit une figure blanche, ailée, lumineuse debout à côté du chasseur toujours endormi.

- Pardieu c’est toi, bonne fée Ave ?

- Moi-même.

- Que diable viens-tu faire ici ?

- Et toi-même qu’y viens-tu faire ?

- Je viens perdre Pécopin.

- Et moi je viens le sauver.

- Si je le rends infidèle à Bauldour sa fiancée, son âme est à moi.

- J’en conviens. Mais tu n’y parviendras pas.

- Laisse-moi essayer.

- J’y consens. L’amour est une vertu ; comme la vertu il doit grandir par l’épreuve. Je te permets d’éprouver Pécopin. 

Duo. La fée et le démon continuent leur lutte. Ils s’adressent chacun leur tour au chevalier endormi et lui parlent à l’oreille chacun de leur côté. Le démon dit à Pécopin que l’amour d’une femme n’est rien, que sa fiancée n’est pas plus belle que toute autre jeune fille ; qu’elle n’est que la fille d’un simple chevalier, et que s’il veut y renoncer lui Pécopin, il sera riche, puissant, illustre et qu’il pourra épouser la fille d’un prince, car voici un diplôme de comte de l’Empire que l’empereur envoie à Pécopin à condition qu’il renoncera à Bauldour.

La fée dit au chevalier que l’amour c’est le bonheur, qu’il vaut mieux être un simple gentilhomme heureux et fidèle qu’un prince accablé de remords et d’ennui, que la vie est déserte quand le cœur est vide, etc. – Cependant Erilangus tire de sa ceinture un parchemin scellé de cire rouge qu’il place dans la main de Pécopin. C’est le B) diplôme de comte du Saint Empire.

- Te voilà comte, dit le démon, mais il faut oublier Bauldour.

- Jamais, s’écrie Pécopin, et il se réveille. Il est seul dans la forêt. Les deux esprits ont disparu au cri qu’il a poussé. Tout effaré, il croit sortir d’un rêve, mais il a encore le diplôme à la main. Cette tentation du démon avait donc quelque chose de réel. Il déchire le diplôme et le foule aux pieds en répétant les vers : « Si jamais je te suis infidèle, ô Bauldour, que le démon prenne mon âme. »

[Le passage qui suit est barré]-On entend de nouveau la fanfare. Le bruit de la chasse se rapproche. Pécopin court rejoindre ses compagnons.

[ En marge]  En ce moment une voix qui semble venir du ciel se fait entendre dans la solitude du bois : « Chevalier, tu as bien agi, tu es sorti victorieux de la première épreuve. Continue. Beaucoup d’autres épreuves t’attendent. Le démon ne te quittera pas, mais moi, ta bonne fée, je ne te quitterai pas non plus. Prends ce talisman. Tant que tu le porteras sur toi, tu seras jeune ; si un danger menace ta vie, il te sauvera. Mais n’oublie pas ceci, si tu perds ce talisman ou si tu t’en sépares, tu vieilliras en un instant de toutes les années que tu auras laissées derrière toi. Maintenant te voilà armé, combats ! Surtout garde le silence sur tout ce que tu entends en ce moment. »

Une turquoise gravée de caractères magiques tombe aux pieds de Pécopin. Il la ramasse et s’agenouille en remerciant la fée. Le tonnerre gronde. Un nuage s’abaisse. Tout disparaît.

 

 

 Scène deuxième

 

 La chambre de Bauldour, petit intérieur gothique allemand, frais, charmant et gracieux. On y sent dans tous les détails la présence d’une jeune fille. Un missel, un prie-Dieu, une Madone, une volière, des fleurs partout.   

Bauldour seule. Elle est à son rouet, assise sur sa chaise de bois sculptée. Elle file et elle chante. Air. Bauldour est heureuse, elle aime, dans quelques jours elle va épouser son fiancé, Pécopin, le beau chevalier, le plus adroit chasseur et le meilleur tireur d’arbalète du Rhingau. Elle l’attend, il va venir, quel bonheur.

Entre un groupe de jeunes filles, les compagnes et les suivantes de Bauldour. Elles lui annoncent l’arrivée de Pécopin, qu’elles ont vu entrer sous la grande porte du château. Joie de Bauldour et de ses compagnes. Chœur. Entre Pécopin. * Scène d’amour avec Bauldour. Duo. Ils vont se marier. Félicité suprême ! etc.

* [interligne] Il a le talisman suspendu à son cou.  

Au milieu de ce bonheur, la porte s’ouvre. Survient le sire de Falkemburg, père de Bauldour, vieillard sévère. Pécopin est en ce moment aux genoux de sa fiancée. – Sire Pécopin, dit le père, levez-vous. Vous ne devez plus songer à épouser ma fille.

Surprise.

- Je viens d’être nommé comte par l’Empereur, ajoute le sire de Falkemburg, et il me faut maintenant un comte pour gendre. Chevalier Pécopin, allez, distinguez-vous, faites la guerre, devenez comte du Saint Empire et je vous donnerai Bauldour.

Douleur des deux amants, cris, larmes, prière. Le chœur se joint à eux. Tous deux supplient à genoux le comte qui reste inflexible et qui chasse Pécopin. Bauldour tombe évanouie dans les bras de ses compagnes. Tableau. Finale.

 

 

C) Acte deuxième

 

Scène première

 

Une gorge de montagne d’un aspect sauvage.

Pécopin, en proie à une profonde douleur, est assis sur un quartier de rocher. Un homme passe près de lui et lui pose la main sur l’épaule. Pécopin se retourne. Cet homme porte une grande arbalète à la main. – Chevalier, dit-il à Pécopin, avez-vous vu passer là-haut le milan de Heimburg ?

- Je regarde la terre et non le ciel, dit Pécopin. Je ne vois rien que la douleur qui est en moi. 

- Pardieu, chevalier, reprend l’autre, seriez-vous maladroit tireur et prenez-vous en si grand souci les revers de la chasse ? Quant à moi, je suis plus patient que vous. Voilà trois jours que j’épie dans cette montagne le milan de Heimburg qui détruit nos faisans, le vautour de Vlosberg qui extermine nos lanerets[1] et l’aigle de Rheinstein qui tue nos émerillons[2]. Ce sont trois hardis et redoutables oiseaux. Le milan vole si haut que la flèche ne l’atteint pas, le vautour passe si vite qu’on le manque toujours et l’aigle est, Dieu me damne ! un véritable aigle d’acier que le javelot frappe sans le blesser. Voilà trois jours donc que je les guette, et sans succès. Toutes mes flèches retombent comme des soldats vaincus. Eh bien, je ne me décourage pas. Tenez, voici l’heure où les trois oiseaux vont passer à peu de distance l’un de l’autre pour aller chercher leur proie. Je vais essayer encore. – Pardieu, ajoute-t-il en levant les yeux, voilà le milan.

L’homme lève son arbalète, ajuste, le coup part. – Rien, dit-il, je l’ai encore manqué.

- Donnez, dit Pécopin.      

Pécopin prend l’arbalète, ajuste à son tour, lâche le coup, et un moment après on voit le milan tomber au fond du théâtre dans un précipice.

- Bien, dit l’inconnu, mais ce n’est peut-être qu’un coup de hasard ? Tenez, voici le vautour.   

Pécopin ajuste, le coup part, le vautour tombe.

- Puisque vous y êtes, dit l’homme, viendrez-vous à bout de l’aigle, c’est le plus malaisé ? Je le vois là-bas qui arrive à tire-d’aile. Il passe là au coin du rocher, le voyez-vous ?  

Pécopin ajuste, le coup part, l’aigle tombe. 

- Pardieu, sire chevalier, dit l’inconnu, vous êtes un beau chasseur. Voulez-vous venir à ma cour ? Je suis le Palatin, je vous ferai comte.

- Vous me ferez comte, monseigneur ! s’écrie Pécopin, c’est tout ce que je désire, c’est le but de mes ambitions, c’est la condition qui m’est imposée pour épouser Bauldour.  

- Venez alors.

- Je vous suis, monseigneur.  

Et Pécopin suit le comte palatin qui n’est autre que le démon Erilangus. Tous deux sortent.

 

 

Scène deuxième 

 

Intérieur d’un palais magnifique. Une salle ducale splendidement décorée. Tout l’aspect d’une fête.

C’est fête en effet dans le palais palatin. Le comte palatin a invité à une grande réjouissance et à un gala royal ses capitaines et ses D) soldats qui vont partir pour la guerre de Bourgogne. Il entre avec Pécopin, son favori, suivi de toute sa cour. Danse. Ballet. Symphonies. Etc.

- Monseigneur, dit Pécopin, vous m’avez fait comte et vous m’avez comblé de biens. Maintenant donnez-moi le bonheur. Permettez-moi de m’en retourner à Falkenburg et d’aller épouser Bauldour.

- Pécopin, dit le comte, puisque tu m’y obliges il faut que je te dise une mauvaise nouvelle. Le sire de Falkemburg a hérité du duché d’Alsace, et son ambition a augmenté. Tu ne peux plus être son gendre. Un comte ne lui suffit plus, il lui faut un prince maintenant.

Affliction de Pécopin.

- Que ne restes-tu avec moi ? dit le comte palatin. Tu épouseras ma cousine la Palatine et tu seras heureux. Oublie cette Bauldour.

- Monseigneur, il faut à la Palatine le fils d’un roi et moi je ne suis qu’un chevalier. 

- Tu me suffis. 

- J’aime Bauldour.

[Interligne] - À la bonne heure, dit le Palatin.

- Monseigneur, voici les trompettes qui sonnent, votre armée se met en marche. Laissez-moi prendre rang parmi vos capitaines, j’irai avec eux à la guerre de Bourgogne, j’y rencontrerai l’Empereur. Il me fera prince et j’épouserai Bauldour, puisqu’il faut être prince pour cela. 

- Va donc, dit le comte palatin.  

L’armée, bannière au vent, remplit le fond du théâtre. Clairon, fanfare, chœur guerrier auquel se mêle le chœur des femmes et du peuple. Pécopin se joint vivement aux soldats et part avec eux. Finale.

 

 

Acte troisième

 

Scène première

 

Une terrasse couverte d’une tente sur le toit d’un palais d’Orient. [Interligne] C’est le palais du calife, commandeur des croyants, à Bagdad.

La sultane favorite est là, entourée de ses femmes. Chœur. La sultane aspire à s’évader et gémit de la jalousie du calife.

Entre un esclave noir. Il s’approche mystérieusement de la sultane. Les femmes sortent. La sultane a remarqué à travers ses jalousies un mendiant qui vient souvent s’asseoir sous les fenêtres du palais. Le mendiant, qui est étranger, est jeune et de bonne mine quoiqu’accablé de misère et vêtu de haillons. La sultane s’est éprise d’un violent amour pour lui. Et cet esclave noir a tout deviné. Il vient révéler à la sultane le secret qu’elle ose à peine s’avouer à elle-même, et il lui offre d’introduire sur le champ dans le palais, à la faveur de la nuit qui tombe, le mendiant qui l’intéresse. La sultane accepte. L’esclave noir, qui n’est autre que le démon Erilangus, s’approche du bord de la terrasse et fait un signe à deux autres esclaves noirs qui sortent.

Erilangus au fond du théâtre, la sultane sur le devant. Duo.

La nuit est venue. Les lourdes portières de la tente s’entrouvrent. Les deux esclaves noirs reparaissent, amenant le mendiant. C’est Pécopin : Pécopin en haillons, la barbe et les chevaux en désordre, le teint brûlé par le soleil comme un homme qui a fait de longs voyages et qui a subi de longues misères. Il a sur les yeux un bandeau que les Noirs lui ôtent sur un signe de la sultane.    

Scène entre la sultane et Pécopin. Elle lui demande qui il est, il lui raconte ses malheurs. Il a été fait prisonnier dans la guerre de Bourgogne, vendu comme esclave, il s’est évadé et après bien des infortunes, le voilà dans l’Inde, seul, pauvre, étranger, implorant la pitié des passants, exposé à mille embûches et en proie à mille périls.

[Le passage qui suit est barré]- Je veux vous faire un don, dit la sultane. Prenez ce talisman. Tant que vous le porterez sur vous, vous serez jeune. Quand vous serez en danger de mort, il vous sauvera. Mais n’oubliez pas ceci, si vous le perdez ou si vous vous en séparez, vous vieillirez en une minute de toutes les années que vous aurez laissées derrière vous.

Pécopin prend le talisman. Depuis quelques instants, Erilangus et les Noirs ont disparu et l’ont laissé seul avec la sultane.    

- Madame, dit Pécopin, d’où vient que vous vous intéressez ainsi à moi, pauvre misérable ? En quoi ai-je pu le mériter et qu’ai-je fait pour cela ?  

- Je vous aime, dit la sultane.  

[En marge] La sultane avoue à Pécopin son amour. Elle a tout préparé. Elle veut s’enfuir avec lui, elle a ses diamants, son écrin. Elle a gagné les eunuques qui gardent le sérail. Si Pécopin veut l’aimer, il sera riche avec elle, ils seront libres et heureux. Scène passionnée à développer. Pécopin redit à la sultane son amour pour Bauldour. Elle insiste et supplie. Duo. Pécopin résiste. 

Duo. Pécopin révèle à la sultane son amour pour Bauldour. Elle insiste et veut qu’il reste près d’elle. Il refuse.

Tout à coup, Erilangus, qui est sorti pendant cette scène, rentre. Il amène le calife. Quatuor. Entrent les femmes et les esclaves, et le calife furieux ordonne aux eunuques de précipiter Pécopin du haut de la terrasse du palais.

[Interligne] Erilangus s’approche de Pécopin déjà saisi par les esclaves, et lui offre à voix basse de lui sauver la vie s’il veut renoncer à Bauldour. Pécopin refuse. Chœur final. Les eunuques exécutent l’ordre du calife. Pécopin est lancé du haut de la terrasse.

 

 

Acte quatrième

 

Scène première

 

Le Bois des pas perdus dans les Vosges.

Le talisman a sauvé Pécopin. Mettre en scène dans cet acte les chapitres neuf, dix, onze, douze, treize et quatorze de la Légende.

 

 

Acte cinquième

 

Scène première

 

La chambre de Bauldour, absolument telle qu’on l’a vue au premier acte. Seulement au lieu d’une jeune fille on voit une vieille femme décrépite qui file au même rouet, et qui au lieu d’une chanson joyeuse chante une chanson triste.

La porte s’ouvre. Entre Pécopin, toujours jeune, beau et rayonnant. La vieille pousse un cri : « Pécopin !

- Où est Bauldour, dit-il ?

- C’est moi », répond la vieille.

Surprise de Pécopin. La chasse nocturne F) a duré cent ans, mais il aime toujours Bauldour. C’est son cœur qu’il aime plus encore que sa beauté. Il est heureux de la retrouver. Il l’épousera. Duo.  

- Mais, lui dit-elle, je suis bien vieille, et vous êtes bien jeune. 

- J’ai le même âge que toi, répond-il. Et il arrache de son cou le talisman.  

- Vois, lui dit-il, cette turquoise magique. C’est à elle que ma jeunesse est attachée. Tout à l’heure, quand je l’aurai jetée par cette fenêtre dans le torrent, au lieu d’un jeune homme, ma Bauldour, tu n’auras plus près de toi qu’un vieillard. 

- Arrête, lui dit-elle, ne fais pas ce sacrifice.  

Mais il ne l’a pas écoutée et il a jeté le talisman.

Au même instant le tonnerre gronde, le plancher s’entrouvre, la fée Ave apparaît. 

- Oui, dit-elle, vous serez du même âge tous les deux, et elle touche du doigt Bauldour. Et ce n’est pas Pécopin qui vieillit, c’est Bauldour qui rajeunit. 

- Vous vous êtes aimés, reprend la fée, vous êtes restés fidèles l’un à l’autre, toi Pécopin malgré les épreuves, toi Bauldour malgré l’attente. Soyez récompensés par le bonheur, par l’amour, par la jeunesse éternelle.  

La chambre de Bauldour s’écroule et se change en un palais éblouissant, plein de fées et de génies. Chœur. Finale.


[1] Petits faucons.

[2] Petits faucons.