Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo faisant référence ou allusion à l'oeuvre
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Année 1833
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Année 1834
[Roman]
[Claude Gueux]
[Mardi 24 juin 18341]
Vous avez interrompu par un malentendu absurde le cours d’une belle et heureuse journée. Ceci est d’autant plus fâcheux que dans le moment où vous étiez le plus injuste envers moi – moi j’étais tout amour pour vous. Dans le moment où vous suspectiez ma loyauté, j’étais le plus sincèrement du monde fière et glorieuse de vous appartenir. Je devrais être fâchée contre vous d’avoir gâté ma belle journée, mais je vous aime, et je ne suis que triste de n’être pas comprise toujours et dans toutes les occasions de la vie par vous que j’aime plus qu’un homme.
Juliette
Adresse2:
Pr vous
Mardi 24 juin 1834
Montmartre – Claude Gueux
Les deux arbres3 –
BnF, Mss, NAF 16322, f.153-154
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette.
Lettre publiée par Paul Souchon, Juliette Drouet « Mon grand petit homme… », Mille et une lettres d’amour à Victor Hugo, Gallimard, 1951, p. 49.
1) Date rajoutée sur le manuscrit d’une main différente de celle de Juliette, et qui se déduit de l’adresse.
2) Paul Souchon ne transcrit pas cette adresse, dont les deux dernières lignes sont très ardues à déchiffrer.
3) Hugo a écrit une première version de Claude Gueux en septembre 1832. Il se met à l’écriture du texte définitif le 20 juin 1834 et le termine quatre jours plus tard, le 24 juin. Le manuscrit, offert à Juliette, porte cette dédicace : « À ma Juliette bien-aimée, à qui j’ai lu ces quelques pages immédiatement après les avoir écrites, le 24 juin 1834, sur la colline Montmartre, entre trois et quatre heures après-midi. Il y avait deux jeunes arbres qui nous donnaient leur ombre, et au-dessus de nos têtes, un beau soleil – moins beau qu’elle. » (Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo. Avant l’exil, Fayard, 2001, p. 625).
[Roman]
[Claude Gueux]
[Théâtre]
[Marie Tudor]
Samedi 10 h. du soir
sept. 341
[Après le 6 juillet 1834]2
« Car il avait de mauvaises habitudes d’éducation qui dérangeaient sa dignité naturelle plus souvent qu’il n’aurait fallu. »
Claude Gueux, V. H.
Moi aussi, j’ai de mauvaises habitudes d’éducation qui dérangent ma dignité naturelle plus souvent qu’il ne faudrait. C’est que, moi aussi, j’ai à me plaindre du sort et de la société. Du sort parce qu’il m’a jeté dans une condition au-dessous de mon intelligence, de la société qui me retranche chaque jour de la portion d’amour et de bonheur que tu partages si généreusement avec moi, mon Albin3 bien-aimé. Oh ! je t’aime plus encore depuis que j’ai été ingrate envers toi. Oh ! je t’estime et je te respecte plus encore depuis que j’ai été injuste et coupable envers toi. Pardonne-moi.
« N’est-ce pas, l’amour rend bien méchant ? » Marie Tudor V. H.4
Mon bien-aimé, mon Victor, ne m’abandonne pas. Aime-moi. Si je meurs avant le terme, je veux qu’on te porte mon cœur, comme le pauvre Claude fit à Albin de son dernier morceau de pain, le dernier jour de sa vie5. Moi, je veux qu’on te porte mon cœur que tu dois posséder au-delà même de ma vie.
Aime-moi, pardonne-moi, fais de moi ce que tu voudras.
Je t’aime.
Ici ma vie.
Là mes baisers.
Partout
Juliette
Adresse :
À toi mon bien-aimé
BnF, Mss, NAF 16322, f. 204
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette.
Lettre publiée par Paul Souchon, Juliette Drouet « Mon grand petit homme… », Mille et une lettres d’amour à Victor Hugo, Gallimard, 1951, p. 47 ; et par Evelyn Blewer, Juliette Drouet, Lettres à Victor Hugo, Fayard, 2001, p. 28.
1) Date rajoutée sur le manuscrit d’une main différente de celle de Juliette. On ne comprend pas ce qui autorise cette datation.
2) Précision apportée par Evelyn Blewer dans Juliette Drouet, Lettres à Victor Hugo, Fayard, 2001, p. 28. Evelyn Blewer prend en considération la parution de Claude Gueux à cette date dans la Revue de Paris.
3) Meilleur ami de Claude Gueux en prison, Albin partage avec lui sa ration de pain.
4) Marie Tudor, réplique de Gilbert, acte I, scène 3 : « Pardon, Jane. N’est-ce pas, l’amour rend bien méchant ? » (Citation identifiée par Evelyn Blewer, ibid., p. 28).
5) Claude Gueux fait porter sa ration de pain à Albin le jour de son exécution : « Il pria le geôlier de faire porter de sa part ces ciseaux à Albin. Il dit aussi qu’il désirait qu’on ajoutât à ce legs la ration de pain qu’il aurait dû manger ce jour-là. » ( CFL, t. V, p. 250).
Année 1835
[Théâtre]
[Cromwell]
Samedi 3 janvier 1835
Il est 11 h ½ à ma pendule. Depuis que tu m’as quittée, mon cher bien-aimé, j’ai fini de lire Cromwell et travaillé jusqu’à présent à raccommoder mes chemises. Je t’ai attendu patiemment. Je crains bien que cette patience ne m’ait pas servi à grand-chose car il me semble que tu ne viendras pas ce soir. Il est déjà bien tard. On vient de frapper à l’instant même à la porte cochère. Le battement de cœur que la joie m’avait donné, espérant que c’était toi, dégénère en un affreux étouffement que je conserverai toute la nuit s’il plaît à Dieu que tu ne viennes pas me dire bonsoir avant.
Ne me gronde pas, mon cher Victor, si je pleure et si je souffre de ton absence. Je suis sûre que cela ne peut pas être autrement, puisque j’ai essayé de retenir mes larmes et d’employer mon temps à toutes sortes d’occupations. Rien n’y fait, il faut que je sois triste. Je ne peux pas m’accoutumer à être heureuse sans toi, à vivre où tu n’es pas.
Voici qu’il est minuit moins un quart à ma pendule qui retarde. J’ai peut-être une chance que tu viennes ce soir. Tout ce que je peux faire, mon bien-aimé, c’est de ne pas te laisser voir à quel point je souffre puisque cela te déplaît.
Ainsi, bonsoir. Tâche de penser à moi avec amour. Moi, je n’ai que cela à faire.
Ah ! Te voilà enfin…
BnF, Mss, NAF 16323, f. 1-2
Transcription de Jeanne Stranart et Véronique Cantos assistées de Florence Naugrette
Année 1836
[Théâtre]
[Marie Tudor]
23 janvier 1836, samedi soir, 7 h. 20 m
Mon cher petit homme bien aimé, il paraît que M. B. vous a retenu jusqu'à présent, à mon grand regret. J'espère qu'aucun autre fâcheux ne s'opposera à ce que vous veniez très tôt ce soir. Cher petit homme, vous êtes bien bon et bien gentil d'être venu me voir un peu tantôt. Vous aviez l'air un peu triste,. Le chagrin de nous quitter si tôt mis à part, vous étiez encore fort triste. De quoi ? je ne sais, mais cela m'inquiète chaque fois que ce phénomène arrive. Je crains toujours que [illis.] embarras de position ou la fatigue du travail de la nuit ou je ne sais quoi de plus malheureux encore ne soit la cause véritable de cet abattement que vous appelez préoccupation. Je te le dis avec amour et avec douceur mon chéri, mais je suis vraiment très tourmentée de ton air triste chaque fois que tu l'as. Je ne sais pas si je fais bien en refusant l'engagement du Théâtre Saint-Antoine1. Je crains d'un côté de faire peser sur toi ce nouveau déficit dans mes finances. D'un autre côté aussi, je tremble de sacrifier à tout jamais un avenir déjà bien compromis par l'événement de Marie Tudor2et par deux années d'absence de la scène. Je ne sais que résoudre. J'ai fait humainement tout pour mon amour. Je suis prête à tout faire encore pour diminuer et alléger le fardeau que tu portes avec tant de courage et de persévérance. Si tu crois que cela te soulagera en acceptant, je suis prête, mais cette raison est pour moi la seule bonne, la seule déterminante. Dis-moi franchement comme à ton âme, comme à ta bien-aimée, ce qu'il faut que je fasse je le ferai et ne te parlerai jamais plus de ce que j'aurais fait, que cela réussisse ou non.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16326, f. 23-24
Transcription d'André Maget assisté de Guy Rosa
1) Juliette quitte la Comédie-Française, où elle est pensionnaire depuis deux ans sans avoir reçu aucun rôle à jouer. Elle donne sa démission à Jouslin de la Salle, et entre en relation avec Anténor Joly et Ferdinand de Villeneuve, directeurs du Théâtre de la Porte-Saint-Antoine, récemment ouvert, depuis décembre, près de la Bastille.
2) Le 7 novembre 1833, après une piètre prestation dans le rôle de Jane, dans Marie Tudor, que Hugo avait écrit pour elle, Juliette Drouet se voit retirer le rôle, qu'elle n'aura joué qu'un soir. L'humiliation est cuisante et durable. Elle ne se remettra jamais de cet échec.
[Théâtre]
29 janvier 1836, vendredi matin, 10 h.
Bonjour mon cher petit adoré, bonjour. Comment vont tes petits boyaux ? J'en suis bien en peine sachant que tu t'obstines à travailler toutes les nuits, malgré cela. Moi, j'ai dormi comme un sabot, ce qui ne m'a pas empêchée de penser à toi et de t'aimer de toute mon âme.
Je vais me lever aussitôt que je t'aurai écrit, pour faire mon ménage, mon pot au feu et pouvoir être prête dans le cas où tu viendrais me chercher. Il fait bien beau. Manière1 n'a pas encore envoyé mais il est encore bien bonne heure. Sais-tu que ta bûche ne s'est pas éteinte le moins du monde et qu'on l'a retrouvée ce matin tout à fait en feu ! Voilà ce qui fait que nous brûlons la chandelle par les deux bouts tout en voulant faire des économies.
Mon cher petit Toto, je t'aime. Je voudrais devenir une grande ACTEUSE, d'abord pour jouer tous VOS RÔLES, et puis pour gagner beaucoup d'ARGENT, et puis pour vous ENRICHIR ce qui serait assez PHAME2. Voilà les raisons qui me font désirer d'être quelque chose. Ce sont toutes des raisons d'amour, des raisons de jalousie, des raisons de tendresse. Je te prie, mon cher petit bien aimé, si tu vois jour à me faire avancer d'ici peu d'y employer tous tes moyens, tu me rendras un grand service et tu me feras un grand bonheur tout à la fois.
Je t'aime tant mon adoré, je serais si fière et si heureuse de m'élever par toi et de te soulager dans la charge que tu as prise sans calculer tes forces et tes ressources, que tu peux bien me pardonner ce mouvement d'ambition qui n'est que de l'amour.
Je te baise sur tes lèvres fraîches et parfumées comme un bouquet.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16326, f.47,48
Transcription d'André Maget assisté de Guy Rosa
1) Un des créanciers de Juliette Drouet.
2) Graphie emphatique pour « femme ».
Année 1838
[Théâtre]
[Hernani]
15 janvier [1838], lundi soir 6 h. ¼
Non, mon cher petit homme, je ne suis pas de mauvaise humeur, mais je suis triste et par-dessus tout je suis jalouse. Je me figure que la résistance que tu apportes depuis que nous sommes revenus de voyage à te montrer avec moi en public tient à ce que tu veux faire croire à quelqu’un ou à quelqu’une que notre liaison n’existe plus. Je ne peux pas m’empêcher de croire cela chaque fois que je te vois me refuser de me mener quelque part. Il est impossible que depuis cinq mois tu n’aies pas trouvé au moins une occasion de me satisfaire. Voilà, mon ami, ce qui me rend maussade et irritable. Il est difficile quand on a une pareille épine dans le cœur de rire et d’être de belle humeur. Dans tous les cas je te préviens que j’irai demain à ta répétition1. Si je me trompe, et je ne demande pas mieux, je te demande pardon à genoux et de toute la contrition de mon pauvre cœur qui t’aime trop ; si je me trompe, tu es le plus admirable et le meilleur de tous les hommes, et je suis la plus bête et la plus laide des créatures comme j’en étais déjà la plus méchante et la plus vieille. Mais si je ne me trompe pas aussi, qu’est-ce que vous serez, vous ? Je ne veux pas penser à cela, j’en deviendrais folle. J’aime mieux supposer que tu m’aimes et croire que tu ne me trompes pas pour avoir le bonheur de te rendre la justice qui t’est due. Pauvre adoré, combien tu as travaillé pour gagner tant d’argent, et quel chagrin pour moi de le voir déjà dépensé car le loyer, la bonne et les reconnaissances pour lesquelles j’ai mis 50 F de côté, ne me laissent dans ma bourse que 15 F C’est vraiment affreux. Ô mon pauvre bien-aimé, si tu ne me trompes pas, et si tu m’aimes autant que tu m’es dévoué, quel homme tu es et que je suis peu de chose auprès de toi ! Cependant je t’aime de toute mon âme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 5-6
Transcription de Nathalie Gibert-Joly assistée de Gérard Pouchain
Lettre publiée par Paul Souchon, Mille et une lettres d’amour à Victor Hugo, Gallimard, 1951, p. 132-133.
1) Hernani est en répétition à la Comédie-Française. C’est la première reprise depuis la création en 1830. Marie Dorval (dont Juliette Drouet est jalouse) y reprend le rôle de doña Sol créé par Mlle Mars. Ligier joue don Carlos. Joanny joue toujours don Ruy Gomez et Firmin Hernani.
[Théâtre]
[Hernani]
22 janvier [1838], lundi midi ¾
Bonjour, mon cher petit homme. J’aurais bien des choses à vous dire que je ne vous dirai pas parce que vous ne comprendriez pas et que cela vous ennuierait peut-être. Tâchez, mon petit homme, que je puisse aller demain à HERNANI1. C’est bien le moins que je puisse vous admirer à la scène puisque je n’ai pas d’autre moyen de vous voir et de vous entendre.
Je deviens de plus en plus stupide, je n’ai pas assez d’esprit et je ne sais pas ASSEZ ÉCRIRE pour me permettre plus longtemps de vous écrire deux fois par jour. Quand vous m’aimiez et que j’étais heureuse, je le pouvais parce que l’amour est indulgent et que le bonheur rend hardie la plus timide et la plus bête. Mais aujourd’hui que cinq ans de possession vous ont à ce point blasé sur moi que vous ne trouvez que des prétextes pour vous éloigner de moi et jamais pour vous en rapprocher, vous trouverez bon que je m’abstienne de toute espèce d’écriture, comme je trouverai aussi très bon que vous n’insistiez pas auprès de moi par pur compliment et formalité. Ainsi mon ami dès aujourd’hui je suspends mes ECRITURES, c’est un parti que j’aurais dû prendre depuis longtemps mais j’espérais toujours que je me trompais. Aujourd’hui je suis sûre que vous êtes le meilleur et le plus généreux des hommes, mais que vous ne m’aimez plus.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 11-12
Transcription de Nathalie Gibert-Joly assistée de Gérard Pouchain
1) Hernani est repris à la Comédie-Française depuis le 20 janvier. C’est la première reprise depuis la création en 1830. Marie Dorval y reprend le rôle de doña Sol créé par Mlle Mars. Ligier joue don Carlos. Joanny joue toujours don Ruy Gomez et Firmin Hernani.
[Théâtre]
[Hernani]
23 janvier [1838], mardi après-midi 1 h.
Bonjour, mon cher petit homme adoré, bonjour, mon pauvre bien-aimé, je t’aime. Vous avez été bien taquin et bien gentil cette nuit. Je vous pardonne et je vous aime. Mme Guérard1 est venue pendant que je dormais savoir s’il y avait des places. Elle reviendra tantôt à ce qu’elle a dit. Je te recommande toujours de me mener à HERNANI ce soir2. Je veux absolument le voir chaque fois qu’on le donnera. Tenez-vous le pour dit et ne manquez pas de m’y mener. Mon pauvre petit homme, tu as encore travaillé, cela ne finira jamais. Les besoins se renouvellent sans cesse, et de plus tu as [illis.] à qui il faut que tu donnes 200 francs. Si tu avais voulu, nous aurions pu nous procurer cet argent avec beaucoup moins de peine et nous serions à l’heure qu’il est heureux et tranquilles dans mon lit, déjeunant ensemble et nous aimant de toutes nos forces. Au lieu de cela, mon cher petit amant, vous tuez vos yeux toutes les nuits et moi je souffre, et je crois que votre amour ne résistera pas à une si longue et si dure épreuve. Je t’aime, mon adoré, je t’aime de toutes mes forces, je ne t’ai jamais autant aimé. J’en suis malade, j’ai un mal de tête ce matin qui me faisait crier. J’ai cependant marché hier. Je t’aime, je ne sais pas te dire autre chose, je n’ai pas autre chose dans l’esprit et dans le cœur. Je t’aime à bientôt mais toujours à ce soir.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 15-16
Transcription de Nathalie Gibert-Joly assistée de Gérard Pouchain.
1) Marchande de modes, amie de Juliette Drouet.
2) Hernani est repris à la Comédie-Française depuis le 20 janvier. C’est la première reprise depuis la création en 1830. Marie Dorval y reprend le rôle de doña Sol créé par Mlle Mars. Ligier joue don Carlos. Joanny joue toujours don Ruy Gomez et Firmin Hernani.
[Théâtre]
[Hernani]
26 janvier [1838], vendredi après-midi 2 h. ¾
Bonjour, mon cher adoré, comment vas-tu ? Moi je ne me ressens de rien, sinon que j’ai une courbature et encore mal à la tête, ce qui n’est rien en comparaison de ce que cela aurait pu être, et nous sommes bien heureux d’en avoir été quittes pour la peur. Il paraît que vous ne tombez que quand vous versez, c’est toujours bon à savoir. Je t’aime, mon grand Toto, je t’aime tous les jours davantage, cela n’est pas possible et cela est cependant sans que je sache moi-même comment cela se fait car du premier jour où je t’ai connu je t’ai aimé autant qu’à présent. C’est bien vrai, mon adoré. Je ne me lasse pas de te dire cela, et je crains que tu ne t’ennuies à l’entendre. Je ne suis pas sûre de ton amour comme du mien. Et puis je sais si mal exprimer ce que je sens, si bien que pour une autre que moi ce doit être bien bête et bien ennuyeux. Et je t’aime tant, et je te sais si dévoué, et j’ai tant le désir de te plaire. J’ai été bien inquiète de ta soirée, hier, mon cher petit homme, et quoique je me doutasse où tu étais, je n’en étais pas plus rassurée. Le petit accident de cette nuit, le plaisir de te voir m’ont fait oublier que j’avais à te demander quelles étaient les FEMMES qui avaient dîné chez Salvandy1 et celles à qui vous avez parlé. Mais vous ne perdrez pas pour attendre, je vous réserve un fameux interrogatoire auquel il ne vous sera pas difficile de répondre si vous n’êtes pas sincère. Je vous attends, mon Toto, avec bien de l’impatience. Je reste au lit pour me dorloter un peu, j’ai très mal à la tête et je suis toute courbaturée, et puis je veux aller demain à HERNANI2. Je vais envoyer chez Mme Guérard3 pour lui demander si elle peut venir demain, autrement j’irai avec Suzette. Jour4, Toto, jour, mon petit o5. Je t’adore, à tout à l’heure, n’est-ce pas ? Je t’aime tant.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 19-20
Transcription de Nathalie Gibert-Joly assistée de Gérard Pouchain
1) Homme politique (1795-1856). Élu à l’Académie française en 1835. Ministre de l’Instruction Publique sous le second ministère Molé (à partir du 15 avril 1837). Le 26 janvier 1838, il nomme les membres d'un nouveau Comité historique des monuments et des arts, dont fait partie Hugo. Il votera pour Hugo plusieurs fois (dont la dernière) à l’Académie française. Lors de la réception de Hugo à l’Académie, c’est Salvandy qui sera chargé de la réponse.
2) Hernani est repris à la Comédie-Française depuis le 20 janvier. C’est la première reprise depuis la création en 1830. Marie Dorval y reprend le rôle de doña Sol créé par Mlle Mars. Ligier joue don Carlos. Joanny joue toujours don Ruy Gomez et Firmin Hernani.
3) Marchande de modes amie de Juliette.
4) Diminutif de « bonjour ».
5) Diminutif, par aphérèse, de « To », lui-même diminutif de « Toto ».
[Théâtre]
[Hernani]
26 janvier [1838], vendredi soir 5 h. ¾
Chère âme, si je ne consultais que mes forces je ne t’écrirais qu’un mot, mais j’ai mon cher petit tyran qui me fera remplir toute cette feuille de papier sans en passer une ligne, ce tyran-là s’appelle AMOUR. Je vais bien me soigner pour être demain soir tout à mon HERNANI1. Soyez jaloux si vous voulez, mais je vous ai donné pour RIVAUX tous les beaux de votre pièce et d’ailleurs j’ai ma justification toute prête et puis c’est votre cor c’est comme votre voix2, vos beaux vers, c’est comme toute votre adorable personne. Je dis bien mal toutes les belles pensées d’amour qui m’oppressent le cœur. Ce n’est pas ma faute si l’esprit est bête quand le cœur est si plein d’amour et de poésie. Et puis je suis très souffrante ce soir, et si ça n’empêche pas d’aimer ça empêche du moins de le dire aussi bien. Mon adoré, je vais prendre mon bain de pieds. Je n’en puis plus et pour peu que cela dure encore une heure je serai stupide incurable. Tu m’as promis de venir tout de suite, j’y compte. Ce serait bien mal de me tromper dans un moment comme celui-ci où j’ai tant besoin de ta vue pour me donner du courage et pour me faire oublier les cent et une douleurs qui me lardent, me tiraillent et m’assomment dans tous les sens.
À tout à l’heure donc. Quand tu liras ceci, il sera tard, tu auras froid, et moi je penserai à cela avec tristesse et regret car je voudrais réchauffer tes pieds avec mes baisers, tes lèvres avec mon sourire.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 21-22
Transcription de Nathalie Gibert-Joly assistée de Gérard Pouchain
1) Hernani est repris à la Comédie-Française depuis le 20 janvier. C’est la première reprise depuis la création en 1830. Marie Dorval y reprend le rôle de doña Sol créé par Mlle Mars. Ligier joue don Carlos. Joanny joue toujours don Ruy Gomez et Firmin Hernani.
2) Citation d’Hernani, Acte V, scène 3, v. 1986.
[Théâtre]
[Hernani]
[Poésies]
[Les Voix intérieures]
[Presse]
27 janvier [1838], samedi après-midi 2 h.
Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour, mon cher petit Toto. Je suis toujours la même, c’est-à-dire très souffrante et très grognon car le mal de tête me rend folle. Je me suis fait [illis.] le front avec le vinaigre et je n’en ai éprouvé aucun soulagement. Je vais essayer du vulnéraire1 mais j’en espère peu. Cependant je veux aller à HERNANI2 ce soir. Je m’y ferais plutôt porter que de n’y pas aller. Je suis sûre de ne pas sentir mon mal au moins pendant qu’on le jouera. Pauvre cher adoré, c’est bien vrai que je ne sens plus aucun mal quand j’entends ta douce et admirable poésie. Tu as oublié hier ou tu n’as pas voulu emporter les deux journaux qui te rendaient justice, et moi j’aurais voulu les faire lire par tout le monde tant il y a de bonne foi, d’intelligence et de conviction dans ces deux articles3 sur les Voix intérieures, articles que les journaux français se sont bien donné de garde de reproduire ni d’imiter. Je suis triste et désespérée de sentir tant de bonnes et belles choses au-dedans de moi, sans pouvoir en émettre une seule qui ne soit tordue, bancale et défigurée. Je sens pourtant bien tous tes admirables chefs-d’œuvre et je t’aime encore mieux, mais tout cela ne me donne pas d’esprit, au contraire. Je ne m’en chagrinerais pas autant si je ne craignais pas que tôt ou tard cela n’éteigne [ton amour ?] qui est plus que mon bonheur, qui est ma vie, mon souffle, mon âme. Tout m’est un sujet de crainte, je crois que tu ne m’aimes plus autant qu’autrefois, et c’est ce qui m’alarme dans l’avenir. Je voudrais bien pouvoir me rassurer. Je voudrais bien que de toi-même tu démentisses mes douloureux et cruels soupçons, mais tu es si froid et si préoccupé que tu ne t’en aperçois même pas ; cependant je souffre beaucoup, [va ?]. J’ai peine à finir ma lettre, ma tête me tourne et tout mon corps me semble brisé et meurtri. Je ne sais pas comment je m’en tirerai pour aller et pour revenir. Une fois dans ma petite loge je ne crains plus rien, le tout est d’y arriver. Vraiment je souffre horriblement. Enfin, à la grâce de Dieu et du tas de neige. Je vais me lever, je vais me secouer, je vais me forcer à manger, et si tout cela ne me suffit pas, tant pis, je m’en lave les mains et cela ne me regarde plus.
Jour4, mon grand Toto, jour, mon grand Victor, jour, mon adoré. C’est ce soir que je vais en entendre de belles sur vous. Sublime, admirable, comme le grand Corneille, un géant, Victor Hugo, grand comme le monde. Bravo ! Bravo !! Bravo !!!!! Tout cela me bassinera le cœur et la tête et fera disparaître tous mes bobos, quitte à les reprendre après la représentation.
Je t’adore, mon Toto. Eux, les hommes, ne font que t’admirer.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 23-24
Transcription de Nathalie Gibert-Joly assistée de Gérard Pouchain et Florence Naugrette
1) Médicament appliqué sur les plaies.
2) Hernani est repris à la Comédie-Française depuis le 20 janvier. C’est la première reprise depuis la création en 1830. Marie Dorval y reprend le rôle de doña Sol créé par Mlle Mars. Ligier joue don Carlos. Joanny joue toujours don Ruy Gomez et Firmin Hernani.
3) À élucider.
4) Diminutif de « bonjour ».
[Théâtre]
[Hernani]
28 janvier 1838, 11 h. ¼ du soir
Mon cher petit bien-aimé, vilain, bête, méchant et menteur de Toto, vous n'êtes pas revenu comme vous me l'aviez si bien promis. Je vous aurais écrit bien plus tôt tout mon tas de sottises si Mme Pierceau1 n'était pas venue dîner et si elle ne faisait pas que de s'en aller à présent. Je suis furieuse contre vous et même si vous ne venez pas tout de suite juste juste sonnant sonnant vous aurez affaire à moi. Jour, mon petit nono. Sans bêtise, je suis très fâchée contre vous. Je voudrais savoir ce qui vous a empêché de venir ? Du reste, la mère Pierceau m'a formellement demandé la faveur d'assister à la prochaine représentation de HERNANI2, avec moi dans ma compagnie. Elle enverra dimanche [papier déchiré] servante savoir le n° de la [papier déchiré] loge il y a. À moins que ce ne soit une loge du centre, elle ira partout. D'un autre côté, si je ne suis pas sûre qu'on donne la pièce mercredi ou jeudi de cette semaine, j'irai chercher ma Claire demain. Il est bien juste que cette pauvre petite soit payée de sa peine. Donnant, donnant. M[OI] SEULE JE RESTE CONFINÉE] ! Il n'y a que [moi] qu'on ne récompense pas de la peine, de l'ennui et de l'absence auxquels je suis en proie depuis un bout de l'année à l'autre. Hum…. Si je vous aimais moins, je me vengerais d'une atroce façon, mais je vous aime, voilà le diable et je suis trop heureuse d'entrevoir le bout de votre nez une fois par jour.
Juliette
J'ai grillé hier ma lettre en voulant la faire sécher à la lampe. [Telle] est l'image de mon cœur et la lumière de vos yeux .
BnF, Mss, NAF 16333, f. 27-28
Transcription de Nathalie Gibert-Joly assistée de Gérard Pouchain.
1) Couturière, amie de Juliette Drouet.
2) Hernani est repris à la Comédie-Française les 20, 23, 25, 27, 29 et 31 janvier et les 6, 9, 12, 18, 21, 23 février.
[Théâtre]
[Hernani]
29 janvier 1838, lundi soir 5 h.
Je n'ai pas beaucoup d'espoir de vous revoir bientôt, mon cher petit homme. Vous ne vous prodiguez jamais, vous, et quand vous donnez une petite matinée grande comme ça — vous vous dépêchez de la faire payer par une journée d'attente et d'ennui longue comme ça ————————————1.
Cependant, et pour n'être pas en dette avec vous, je vous donne tout de suite votre contingent d'écriture dans le cas où vous me feriez la grâce de me mener à HERNANI2. Je vous assure que vous faites très mal de me priver de cette cinquième représentation. Vous verrez, vous ne vous êtes pas aperçu hier au soir du chagrin que vous m'avez fait en prenant pour prétexte de ne pas venir chez moi quand Mme Pierceau3 y est. Il faut que vous m'aimiez bien peu pour souffrir la pensée que Mme Pierceau puisse faire oublier votre absence ou même la faire supporter, et si vous ne le croyez pas il faut que vous m'aimiez encore bien moins pour vous jouer de moi et de mon amour avec de pareils prétextes. Vous ne vous apercevez pas de ce qui [se] passe en moi, quand vous me parlez ainsi, mais cela me fait bien du mal. Allez, je me suis endormie très tard et j'ai eu tout le temps de repasser tout le chagrin qu'à votre insu vous venez de me faire. J'espère, mon cher adoré, que ce que tu m'as dit hier de Janin et de sa marquise n'était pas un reproche indirect de la gêne et du travail excessif que tu t'imposes bien malgré moi. Tu dois assez le savoir si tu me crois sincère et si tu écoutes les prières que je te fais tous les jours de ne pas te tuer par un dévouement au-dessus des forces humaines. Je suis si persuadée que tu dois un jour succomber sous faix que toute allusion à cela m'est suspecte et que je demande avec douleur 50 francs le moment où tu parles de tes fatigues et celui qui doit nous séparer, car, mon adoré, je t'aime plus que les autres femmes ne sont capables d'aimer. Ce n'est pas moi quand tes forces, c'est-à-dire ton amour, seront épuisées, qui te condamnerai à passer toutes tes nuits pour loger, vêtir et nourrir une vieille femme qui ne sera plus bonne alors qu'à t'aimer silencieusement et avec résignation dans le coin de quelque grenier ou sur le lit de quelque hôpital. Le jour où tu seras là tu seras délivré de moi. C'est que je t'aime, vois-tu, avant tous les besoins et au-dessus de toutes les richesses de la terre.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 29-30
Transcription de Nathalie Gibert-Joly assistée de Gérard Pouchain.
1) Le trait court jusqu'au bout de la ligne.
2) Hernani est repris à la Comédie-Française les 20, 23, 25, 27, 29 et 31 janvier et les 6, 9, 12, 18, 21, 23 février.
3) Couturière, amie de Juliette Drouet.
[Théâtre]
[Hernani]
30 janvier 1838, mardi après-midi, 1 h. ¾
Bonjour, cher adoré, bonjour, mon petit bien-aimé chéri. Je m'endors toujours tard, c'est ce qui est cause que je me réveille toujours tard. Il faudrait déranger toutes mes habitudes pour me ramener à faire du jour le jour et de la nuit la nuit. Mais comme après tout cela importe peu, j'aime autant rester comme je suis pourvu que je rêve de toi comme je l'ai fait aujourd'hui. C'était très doux et très gentil. Je voudrais bien savoir, mon amour, si on donnera demain ou après HERNANI1. Je l'ai tant promis à cette pauvre Claire que ce serait bien malheureux si on ne le donnait pas. J'espère que tu auras eu des nouvelles du théâtre aujourd'hui, que tu sauras si on le donnea un de ces deux jours.
J'étais bien triste cette nuit quand tu es venu parce que je croyais que tu étais allé chez M. de Séguier et de là au théâtre, mais quand tu m'as eu dit avec ta douce et charmante voix que tu étais resté chez toi à travailler, je n'ai plus senti que le regret de t'avoir soupçonné injustement et la joie de te revoir. Je t'aime tant. Je ne sais que t'aimer et puis toujours t'aimer. Jour, mon petit [l' ?] homme. Il dégèle toujours, il fait très vilain dans les rues.
Je suis fâchée, mon adoré, que vous ayez préféré mettre hier vos petites beuttes en place de vos bonnes, respectables et confortables BAUTTES2. Au moins, vous n'auriez pas les pieds mouillés et je n'aurais pas à craindre les rhumes et les fluxions de poitrine dont Dieu nous garde car je serais capable d'en mourir de chagrin.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 31-32
Transcription de Nathalie Gibert-Joly assistée de Gérard Pouchain.
1) Hernani est repris à la Comédie-Française les 20, 23, 25, 27, 29 et 31 janvier et les 6, 9, 12, 18, 21, 23 février.
2) Graphie emphatique pour « bottes ».
[Théâtre]
[Hernani]
31 janvier 1838, mercredi matin, 11 h.
Bonjour, toi que j'aime de toute mon âme, bonjour, mon adoré. Je n'avais pas beaucoup d'espoir de te voir cette nuit et cependant j'en éprouve un regret et une tristesse aussi vive que si c'était un désappointement. C'est toujours comme cela que je sens ton absence, mon chéri bien-aimé. C'est que ta présence pour moi c'est la vie, c'est l'air et le soleil. Voilà bien longtemps que mon soleil ne se prodigue pas. Aussi je suis malingre, souffrante et triste. Je ne suis pas ingrate pourtant car je sais bien, mon Toto adoré, que tu te dévoues nuit et jour pour moi, dévouement qui me désespère car il me prend le meilleur de notre bonheur, les heures que nous pourrions passer ensemble, nos heures de joie et d'amour. Quand je pense à cela, je pleurerais et je maudirais presque ton courage et ta persévérance. C'est que je t'aime tant, mon cher bien-aimé.
C'est aujourd'hui que Mme K.1 doit venir. N'en prends aucun souci, mon adoré, mon cœur est tout à toi et ma vie est aussi pure que la tienne. Je n'ai que toi dans la pensée, que toi dans l'âme, et si je parle de quelqu'un, ce ne sera que de toi, ce sera pour t'admirer et t'adorer.
Je t'écris tout de suite ma grosse lettre parce que ce soir je ne veux pas faire perdre un mot de l'admirable pièce à ma pauvre Claire qui ne s'est mise en train de travailler que dans l'espoir de voir le HERNANI2. J'ai encore bien mal à la tête, je compte sur lui pour me l'ôter. Ce ne serait pas la première fois que cela me serait arrivé en l'écoutant parler. C'est un fameux baume que les beaux vers de mon Toto. Si vous en aviez goûté une seule fois, vous, vous ne voudriez plus autre chose.
Si vous étiez bien i3 vous viendriez tout de suite et vous resteriez jusqu'au soir n'avec moi. Mais vous êtes incapable de ce beau trait. Il y a bien longtemps que les actions d'ÉCLAT ne vous sont plus connues que par les autres. Autrefois vous en faisiez à la douzaine chaque jour, c'est que vous m'aimiez dans ce temps-là de tous les amours possibles. À présent c'est bien différent, vous êtes l'homme le moins HÉROÏQUE et le plus VERTUEUX de France et de Navarre. Moi je vous adore comme toujours et je vous attends plus que jamais.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 35-36
Transcription de Nathalie Gibert-Joly assistée de Gérard Pouchain.
1) Laure Kraft, amie de Juliette Drouet.
2) Hernani est repris à la Comédie-Française les 20, 23, 25, 27, 29 et 31 janvier et les 6, 9, 12, 18, 21, 23 février.
3) Abréviation usuelle, probablement pour « gentil ».
[Théâtre]
[Hernani]
1er février 1838, jeudi soir, 7 h. ½
Tu n'es pas revenu, mon cher adoré, heureusement que Mme Pierceau1 n'avait pas à sortir. J'ai fait au reste ma petite sortie sur le théâtre et j'ai trouvé la même discrétion et le même silence dans Mme Pierceau. Il est évident que depuis la 1ère représentation de HERNANI2, il s'est passé quelque chose d'extraordinaire que nous ne connaissons pas. Tout cela ne serait rien et moins que rien si cela n'empêchait pas les écus d'arriver dans notre poche. Je dis notre poche comme la servante du curé. Pauvre adoré, quelle haine et quelle animosité, et comme tu restes bon, noble, généreux et grand au milieu de tout ça. Que je t'aime, mon Toto. Que je te trouve beau, que je te trouve admirablement bon. Mon Dieu, que je t'aime. Je voudrais te le dire toujours et te le prouver toujours. Je voudrais être ton chien pour te suivre partout et me coucher à tes pieds, bien vrai, bien vrai, mon Toto adoré. Si tu pouvais venir bientôt, ça serait bien heureux pour mon pauvre cœur. Je prendrais ton cher petit bras et nous irions à pied jusque chez nous en nous aimant bien. QUEL BONHEUR ! Je t'attends, mon Victor chéri. Je vous attends, Nono. Soir, pa, soir, man, dors bien mon enfant.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 37-38
Transcription de Marie Rouat assistée de Gérard Pouchain
1) Couturière amie de Juliette Drouet.
2) Hernani est repris à la Comédie-Française les 20, 23, 25, 27, 29 et 31 janvier et les 6, 9, 12, 18, 21, 23 février.
[Théâtre]
[Hernani]
5 février 1838, lundi 1 h. après-midi
Bonjour, cher bien aimé, penses-tu à moi un peu au milieu de tes occupations sans nombre ? Moi je ne fais que cela, il est vrai que je n'y ai pas grand mérite car je n'ai pas autre chose dans l'esprit et dans le cœur. Il a fait bien froid cette nuit, mon cher petit homme, et vous n'aurez sans doute pris aucune précaution pour vous en garantir, petit bêta ? Je voudrais être sûre de la représentation de demain1. Je ne sais pas pourquoi je suis inquiète et tourmentée à ce sujet, il me semble que Beauvallet2 ne t'a pas assez promis. C'est que ce serait si fâcheux d'arrêter non pas le succès de la pièce, ce qui est impossible, mais l'argent qu'elle était si bien en train de donner dans NOS POCHES, que ce serait bien fâcheux si l'interruption se prolongeait. Au reste, tu sais mieux que moi comment tu as trouvé le Beauvallet hier et ce qu'il t'a promis. Je voudrais bien voir cette représentation-là. C'est la seule distraction que je me permette depuis plus de cinq mois. Il est vrai que cette seule vaut mieux que toutes les autres, mais enfin ce n'est pas une raison pour me l'ôter. Au contraire, j'espère donc avoir demain un petit coin d'où je verrai mon HERNANI, non pas celui du hideux Firmin3 mais celui si beau, si noble et si terrible de mon grand TOTO. Jour, mon cher adoré, je vous aime. Allez ! ça vous est bien égal, mais moi je vous adore comme si c'était nécessaire à votre existence. Vous verrai-je bientôt, mon Toto ? J'ai bien besoin de vous baiser depuis la tête jusqu'aux pieds et plus encore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 47-48
Transcription de Marie Rouat assistée de Gérard Pouchain
1) Hernani est repris à la Comédie-Française les 20, 23, 25, 27, 29 et 31 janvier et les 6, 9, 12, 18, 21, 23 février.
2) Pierre-François Beauvallet (1801-1873) : acteur de mélodrame, puis tragédien à la Comédie-Française, et auteur dramatique. Professeur au Conservatoire de Paris de 1839 à 1872. Il interprète Saltabadil dans Le roi s'amuse en 1832, et le rôle-titre d'Angelo tyran de Padoue en 1835.
3) Firmin, créateur du rôle d'Hernani en 1830, le reprend en 1838.
[Théâtre]
[Hernani]
6 février 1838, mardi soir, 5 h. ¼
Je t'écris coup sur coup, mon bien-aimé, parce que j'ai des douleurs de tête si vives que je ne suis pas sûre de pouvoir le faire plus tard. Ensuite je t'ai écrit une lettre si bête et si maussade que j'ai hâte de la faire oublier. Je t'aime, mon Victor adoré, je t'aime de toute mon âme. Plus je suis méchante et plus je t'aime, et tu sais si je suis méchante ? Je voudrais bien aller ce soir à HERNANI1. Ça n'en prend guère la tournure ; enfin si je n'y vais pas, je serai bonne à ma manière et je t'aimerai de toutes mes forces. Il est impossible d'écrire avec les deux plumes dont tu t'es servi hier au soir : même si après les avoir éreintées vous les retaillez. Mais non, vous me laissez cette besogne-là à moi qui aime mieux je ne sais pas quoi d'ennuyeux et d'impossible que de tailler une plume.
Mon petit Toto, je ne sais pas si c'est moi qui me suis vue tantôt dans votre chère petite personne mais vous me paraissiez triste et de mauvaise humeur. C'est sûrement un reflet de mon charmant petit individu. Aussi je ne vous en veux pas, seulement je vous adore, voilà tout. Je souffre tant de la tête que j'ai un grand mérite même à t'écrire toutes les bêtises ci-contre. Je t'aime mon Toto.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 51-52
Transcription de Marie Rouat assistée de Gérard Pouchain
1) Hernani est repris à la Comédie-Française pour douze représentations les 20, 23, 25, 27, 29 et 31 janvier et les 6, 9, 12, 15, 17 et 20 février.
[Théâtre]
[Hernani]
10 février 1838, samedi, 6 h. ¼ du soir
Mon pauvre petit bien-aimé, j'ai peur que tu n'aies froid aux pieds et à ton cher petit dos. Mon pauvre enfant chéri, je ne suis pas une seconde sans penser à toi et sentir mon cœur tout entier ému de pitié et d'amour. Mon bien-aimé, mon Victor, comme je t'aime. Il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais d'amour comme le mien.
Jour, mon Toto. Jour, mon petit o. Jour, mon gros To. Prends garde de laisser mouiller tes épaules, prends garde d'avoir froid. Et puis viendez très tôt me chercher. Je ne suis heureuse qu'avec vous. C'est bien vrai, mon petit homme, c'est bien vrai, mon cher bien-aimé. Si tu veux, demain matin j'enverrai chercher Mlle François pour venir avec moi à HERNANI1. Elle sera ravie et moi j'aime mieux elle que Suzette2 qui est stupide et qui ne comprend rien de rien. Si tu veux, je ferai cela, ce sera très gentil. J'ai de plus en plus la preuve que le D… empêche la mère Pierceau3 d'aller à HERNANI et même d'en parler ; la pauvre femme se signerait volontiers lorsqu'elle entend seulement ce nom-là. Moi je ris dans ma barbe et je t'admire autant que je t'aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 63-64
Transcription de Marie Rouat assistée de Gérard Pouchain
1) Hernani est repris à la Comédie-Française pour douze représentations les 20, 23, 25, 27, 29 et 31 janvier et les 6, 9, 12, 15, 17 et 20 février.
2) Servante de Juliette Drouet.
3) Couturière, amie de Juliette Drouet.
[Théâtre]
[Hernani]
11 février 1838, dimanche après-midi, 1 h. ½
Bonjour, mon cher bien-aimé, comment vont tes yeux ? Comment va toute ta personne adorée ? Vous aviez donc répétition ce matin que vous n'êtes pas venu déjeûner avec moi ? Je vous attendais cependant bien, mon petit homme. Je ne t'en veux pas, mon Toto, je te fais seulement remarquer que nous sommes peu souvent ensemble. J'ai envoyé chez Mlle François ce matin. Elle a accepté ma proposition avec des rugissements de joie, elle faisait de l'écume et des bonds1. Et moi j'aime mieux son enthousiasme que la fétide stupidité de mon esclave2. Je vous écris tout de suite une grosse lettre parce que d'ici à tantôt je n'aurai que le temps juste de m'apprêter parce que je veux être tout à fait au lever de rideau. À propos, et ma loge ? J'espère que tu l'as ? Morte ou vive, je la veux. D'abord je ne suis pas femme à me passer deux fois de suite de mon HERNANI, de mon bonheur. Je compte donc sur toi à la vie, à la mort pour ce soir. Il a fait un joli temps ce matin, voime, voime, un fort joli temps. Pauvre adoré, tous les soirs, quand tu m'as quittée, j'ai un besoin, une envie de t'écrire à laquelle j'ai toutes les peines du monde à résister. Il me semble que je ne t'ai pas dit le quart des choses que j'avais à te dire. Il me semble que je n'ai pas assez profité de ta présence adorée pour te donner l'amour et les caresses qui me débordent et m'oppressent le cœur. Aussi, mon bien-aimé, je te le dis : aussitôt que tu n'es plus là, je voudrais pouvoir t'écrire des volumes entiers. Heureusement pour tes chers beaux yeux, je ne me satisfais pas. J'ai eu un moment honte de moi cette nuit quand je te disais que je ferais la coquette. Pauvre bien-aimé, au lieu de me gronder, toi tu fermais tes pauvres yeux malades. Oh ! J'étais ignoble et si j'avais osé, je me serais donné des coups de poing dans le nez. Mon adoré, mon Victor, mon ange, je suis une bête envieuse et jalouse mais je t'aime et je ne ferai rien qui puisse t'inquiéter ou augmenter la fatigue et le travail auquel tu te condamnes avec une si adorable résignation. Je t'aime, mon Toto. Je t'aime avec le cœur et les entrailles.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 65-66
Transcription de Marie Rouat assistée de Gérard Pouchain
1) Invitation à aller voir Hernani, repris à la Comédie-Française pour douze représentations les 20, 23, 25, 27, 29 et 31 janvier et les 6, 9, 12, 15, 17 et 20 février.
2) C'est Suzette, la servante, qui est visée.
[Théâtre]
[Hernani]
12 février 1838, lundi midi
Bonjour, mon petit homme bien-aimé, bonjour, comment que vous allez ce matin ? Moi je vais très bien, mais j'irais encore mieux si je vous avais vu et si j'avais déjeûné avec vous. Je m'apprête pour aller ce soir à HERNANI1. J'espère qu'il n'y aura aucune anicroche et qu'on voudra bien enfin tenir la promesse faite par l'affiche. Je suis impatiente d'arriver à ce soir. Il y a si longtemps que je ne l'ai vu, mon HERNANI. Et c'est si admirablement beau ! Je voudrais être à ce soir dans ma petite loge avec mon cher petit Toto dans le fond, que je pourrai baiser des yeux et des lèvres à chaque beau vers. Vous n'êtes pas jaloux ? Si, je veux que tu sois jaloux même de vous ou bien c'est que tu ne m'aimes pas. Jour, Toto, je dis tout plein de choses qui veulent dire : je t'aime, je te trouve beau, je te trouve grand, je t'adore. Vous n'êtes pas venu cette nuit cependant ? C'est que vous aurez sans doute eu une répétition ce matin ? Tâchez de vous y conduire honnêtement car j'ai là mes argus et j'arriverai moi-même comme la foudre au milieu de vos [illis.] coh ! coh ! coh ! [illis.] En attendant ayez bien souci de vous, ne vous laissez pas avoir froid aux pieds et n'ayez pas mal à la tête comme moi car c'est bien gênant. Chère âme, si vous aviez le moindre petit sentiment de votre conservation, vous feriez faire vos habits de flanelle tout de suite. Je vous assure que vous et votre petit Toto vous vous en trouveriez bien, très bien. Je suis bien fâchée à présent de vous avoir rendu la flanelle car si je l'avais, je vous ferais faire tout cela de force. Ce n'est pas pour te tourmenter, mon adoré, car je sais combien d'autres choses importantes tu as dans la tête, mais celle-ci est une des plus pressées et des plus importantes, c'est pour cela que je voudrais qu'elle fût faite. Je t'aime, mon Toto. Je t'aime de toutes mes forces et bien plus encore. Je baise en souvenir et en désir tes cheveux, tes yeux et tes dents.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 67-68
Transcription de Marie Rouat assistée de Gérard Pouchain
1) Hernani est repris à la Comédie-Française pour douze représentations les 20, 23, 25, 27, 29 et 31 janvier et les 6, 9, 12, 15, 17 et 20 février.
[Théâtre]
[Marion de Lorme]
13 février 1838, mardi après-midi, 2 h.
Bonjour, mon cher petit bien-aimé, bonjour, mon adoré. Sans doute tu es à la répétition ? Jusqu'à ce que MARION soit donnée, je ne pourrai plus compter sur toi le matin ? Je ne t'en veux pas, bien au contraire, pauvre âme. Je souffre de ton absence mais je ne t'accuse pas. Je hâte de tous mes vœux la fin des répétitions pour que nous soyons un peu plus l'un à l'autre, et puis pour être sûre que la rage des comédiens qui ne jouent pas dans cette pièce a été impuissante devant le succès, car c'est encore ma pièce de prédilection que MARION. Je la sais tout entière, c'est le moyen le plus sûr de ne rien perdre de toutes ces merveilles éblouissantes. Jour, mon Toto, jour, mon Toto chéri. Jour, onjour. Je vais écrire une petite lettre de remerciements à Mme Kraft et puis après je me lèverai car je suis encore au lit, paresseuse ! Je m'endors toujours si tard que ça n'est pas étonnant et puis j'économise mon bois pendant ce temps-là, c'est toujours ça de gagné. Je voudrais bien savoir si le Védel1 a paru à la répétition et comment il s'est tiré d'arrêter la seule pièce qui lui fait de l'argent pour donner celles qui lui font 300 et moins. Quelle haine et quelle rage au fond de tous les salamalecs de tous ces gens-là. Pour trois ou quatre d'honnêtes, il y en a vingt d'ignobles et de stupides crétins qui aimeraient mieux l'enfer avec François que le ciel avec toi. Je dis François pour les C. D., les Sc.2 et autres. Moi je t'aime toujours plus, voilà mon opignon.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 69-70
Transcription de Marie Rouat assistée de Gérard Pouchain
1) Alexandre-Louis Poulet, dit Védel (1783-1873) : d'abord caissier de la Comédie-Française, il devient directeur-gérant de la Comédie-Française, du 1er mars 1837 au 8 mars 1840. Hugo entre en procès avec lui pour obtenir le respect du contrat qui prévoyait la reprise de Marion de Lorme et d'Hernani, après son retour à la Comédie-Française en 1835 avec Angelo. Mais Védel, moins favorable au drame romantique que son prédécesseur Jouslin, tarde à exécuter ce contrat, préférant jouer Casimir Delavigne, Scribe et leurs partisans. Hugo finit par gagner son procès : Hernani est repris en janvier-février 1838, Marion de Lorme en mars.
2) Sans doute s'agit-il de Casimir Delavigne et de Scribe. Hugo était revenu à la Comédie-Française avec Angelo tyran de Padoue en 1835. Son contrat prévoyait la reprise la même année d'Hernani, et de Marion de Lorme. Mais le théâtre tarde à respecter ses engagements. Hugo, pour obtenir la reprise de ses pièces, entre en procès avec Védel, directeur-gérant de la Comédie-Française : il l'accuse de favoriser à ses dépens la coterie des auteurs classiques et « juste-milieu », parmi lesquels Scribe et Delavigne, qui lui font barrage, pour des raisons de rivalité littéraire, et non pas pour des raisons économiques, puisque précisément ses pièces sont largement bénéficiaires.
[Théâtre]
[Hernani]
20 février 1838, mardi après-midi, 1 h.
Bonjour mon Toto chéri. Vous êtes à la répétition, mon adoré et moi je vous aime. Je vous aime, mon Toto, je t'aime. Mme Lanvin n'est pas venue, Mme Guérard1 m'a envoyé ce matin, pendant que je dormais, un petit brimborion roussi que tu pourras donner à Dédé si le cœur t'en dit. Je suis très vexée d'être forcée de faire les honneurs de ma loge au père Pasquier la prochaine fois qu'on donnera HERNANI2. ET MOI ? J'aurai donc un nez de carton ? Ça n'est pas très drôle. Il me semble, Toto, que si vous ne prenez que cette loge-là, vous pouvez très bien me conserver ma toute petite ? Je n'ai que ce plaisir-là depuis longtemps, vous le savez bien ? Il ne faut donc pas me l'ôter. Je serai si gentille de soir qu'il faudra bien que vous me fassiez grâce, et tu le feras, n'est-ce pas, mon Toto adoré ? J'ai un grandissime mal de tête. Je crois que c'est ma vertu qui demande à sortir. C'est à vous, qui avez la clef, à lui ouvrir la porte. Jour, onjour. Je vous aime. Je voudrais baiser vos petites pattes. Il y a bien longtemps, bien longtemps que je ne les ai vues. Je ne sais pas si je les reconnaîtrais. Jour Toto. Jour mon petit o.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 91-92
Transcription de Marie Rouat assistée de Gérard Pouchain
1) Mme Guérard, marchande de modes, devient amie avec Juliette Drouet. Elle assiste à l'enterrement de Claire Pradier à Saint-Mandé, le 11 juillet 1846.
2) Hernani est repris à la Comédie-Française pour douze représentations les 20, 23, 25, 27, 29 et 31 janvier et les 6, 9, 12, 15, 17 et 20 février.
[Théâtre]
[Marion de Lorme]
20 février 1838, mardi soir, 7 h.
Mon cher petit homme, il me semble que vous prolongez vos répétitions plus que de raison et cela me tourmente. Une fois par hasard encore, passe, mais tous les jours c'est trop. Et je ne m'explique pas le pourquoi. Mme Lanvin n'est pas venue. Il paraît que M. Pradier continue son petit système, c'est d'autant plus agréable que je ne pourrai pas avoir ma robe pour MARION1, quoique j'en aie absolument besoin si je ne veux pas passer pour la plus sale et la plus déguenillée des créatures. Je suis de fort mauvaise humeur ce soir. Je vois bien que l'amour et l'amour et toujours l'amour ne mène pas à grand-chose, si ce n'est au bonheur à reculons car pour moi j'avance peu dans ce chemin-là. Il est vrai que je te vois à peu près un quart d'heure par jour en deux fois. C'est une bonne compensation et puis tu passes toutes tes nuits à travailler pour me donner du pain et de la viande, ce qui fait bien dans une liaison d'amour. Hélas !!!!... J'ai tort de me plaindre mais je ne peux pas m'en empêcher. Je t'aime trop.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 93-34
Transcription de Marie Rouat assistée de Gérard Pouchain
1) Marion de Lorme est reprise à la Comédie-Française les 8, 10, 12, 15, 17 et 20 mars.
[Théâtre]
[Marie Tudor]
22 février 1838, jeudi midi
Mais, mon Toto, à quoi pensez-vous donc ? Voilà bientôt un mois que vous ne m'avez fait l'honneur de déjeûner avec moi. Pour peu que vous me donniez deux pièces par an et que vous en fassiez reprendre autant, je mourrai vierge et martyre de ma fidélité. Il me semble qu'il y aurait moyen pour un cœur bien amoureux d'arranger tout cela ? Je vous en ai déjà indiqué un qui est très facile et que vous pouvez suivre sans troubler en rien l'ordre et la marche de vos répétitions. Il y a cinq ans vous auriez bien su mener de front et à bien le théâtre et l'amour. Qu'il vous souvienne de MARIE TUDOR. Et ne dites pas que vous travaillez plus à présent que dans ce temps-là car vous savez bien dans votre conscience que ce n'est pas le travail qui vous empêche de venir prendre quelques heures de repos avec moi le matin. Ce n'est pas le travail qui vous fait préférer Les deux MÈRES1 de la Porte-St-Martin à un tête-à-tête de deux heures avec moi et chez moi. Je ne suis pas ingrate, mon Toto, je sais tout ce que vous faites de généreux et de dévoué pour moi. Mais je sais aussi que vous ne m'aimez plus d'amour.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 95-96
Transcription de Marie Rouat assistée de Gérard Pouchain
1) Alix ou les deux mères, drame en cinq actes de Charles Desnoyer et Alphonse Brot, fut créé à la Porte Saint Martin le 13 février 1838, et publié chez Barba.
[Théâtre]
[Marion de Lorme]
23 février 1838, vendredi après-midi, [ 5 h. ¾ ?]
Mon cher petit homme, je ne veux pas partir sans vous avoir donné mon petit contingent de tendresse. C'est une habitude à laquelle il me serait difficile de renoncer, pour ne pas dire impossible. J'ai cependant bien des choses encore à faire avant de partir, à dîner d'abord. Je vais avec Suzette1 puisque Mme Lanvin a soi-disant un rendez-vous ce soir à [ 5 illis.] avec Pradier. Je suis en retard parce que j'ai voulu suppléer au bain pour un lavage à fond. Aussi je viens de finir seulement et il est probable que je ne partirai pas à 6 h. précises. J'aime mieux vous écrire que d'être à l'heure juste. D'ailleurs puisqu'il faut que j'attende l'heure du spectacle chez la couturière, j'aime autant t'attendre ici en vous écrivant. C'est plus amusant et plus doux. Mme Kraft2 ne m'a rien envoyé. Je crois que je suis flouée mais ça m'est parfaitement et supérieurement égal. Je donnerais tous les mouchoirs et tous les cols du monde pour vous voir une minute plus tôt. Et si vous étiez venu ce soir je ne me serais même pas aperçue qu'on me manquait de parole. Jour mon petit o, qu'est-ce qui vous a retenu ? Ça ne peut pas être la répétition3 puisqu'il n'y en a pas eu. Ça me contrarie d'autant plus de ne pas avoir vu le bout de votre nez depuis tantôt que je serai forcée probablement d'aller au théâtre sans coupon, ce qui me vexe horriblement. Je t'aime toujours, je te l'écris avec une plume exécrable mais dans mon cœur je t'aime à la perfection et à l'adoration.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 97-98
Transcription de Marie Rouat assistée de Gérard Pouchain
1) Servante de Juliette Drouet.
2) Laure Kraft, amie de Juliette Drouet.
3) Marion de Lorme sera reprise le mois suivant à la Comédie-Française.
[Théâtre]
[Marion de Lorme]
24 février 1838, samedi midi
Bonjour mon cher petit homme, bonjour mon adoré. Je ne te verrai que tantôt car tu dois être à ta répétition1 à présent. Mme Lanvin n'est pas encore venue. Si elle vient et qu'elle apporte l'argent de M. Pradier, je m'en servirai pour l'affaire en question. Jour mon petit Toto. Jour mon petit homme. Jour onjour. As-tu pris du repos cette nuit ? Tu devrais, mon adoré, ménager tes yeux. Nous pourrions faire quelque sacrifice pour te donner le temps de te reposer un peu. Je n'ai pas très bonne grâce à te dire cela. Ce sont des paroles et rien de plus, mais, mon ami, tu m'as ôté la possibilité de faire des actions, tu le sais bien ! Quant à mes dépenses personnelles, je sais dans ma conscience que je ne fais rien que de nécessaire et d'essentiel pour ne pas paraître sale et dans la misère. J'écris beaucoup trop sur ces choses car cela nous donne à tous les deux une attitude peu convenable. D'un autre côté je suis triste de savoir que toutes tes nuits sont engagées dans un travail pénible et à cause de moi, qu'il m'est impossible de ne pas m'en occuper sans cesse, surtout quand je crains que cela n'altère l'estime et l'amour que tu as pour moi. Je t'aime. Je t'adore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 99-100
Transcription de Marie Rouat assistée de Gérard Pouchain
1) Marion de Lorme sera reprise le mois suivant à la Comédie-Française.
[Théâtre]
[Angelo tyran de Padoue]
27 février 1838, mardi soir, 7 h. ½
Il me semble, mon adoré, que pour une femme qui ne verra pas ANGELO ce soir, je n'ai pas été trop grognon ? C'est que de vous voir me rend si heureuse que j'oublie tous les griefs que j'ai contre vous. C'est bien vrai, mon adoré petit homme. J'aurais été cependant bien heureuse d'entendre ANGELO ce soir. Que le diable emporte le Védel. Aussi c'est sa faute1. J'avais si bien compté sur mon ANGELO pour mon MARDI-GRAS que j'ai un fameux NEZ DE CARTON à l'heure qu'il est et qui ne me sert de rien puisque je ne vais au bal que cette nuit. Voime, voime, je vais au bal avec une pipe et du bon rouge. Jour Toto. Je te connais. Ohé ! LES VOLEUSES !... vous m'avez raconté une jolie petite anecdote sur LAFAYETTE dont je vais faire mes choux gras. Et puis je vous aime, mon Toto, voilà qui est bien sûr. Jour. Tâchez de venir un peu tôt ce soir, sans cela il y aura pas de bonheur pour la pauvre Juju le jour où tout le monde s'amuse. Je vais bien vous désirer, bien penser à vous et bien vous aimer pour vous faire venir plus vite.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 111-112
Transcription de Marie Rouat assistée de Gérard Pouchain
1) Angelo tyran de Padoue ne sera repris à la Comédie-Française que le 25 mars (remerciements à Jacqueline Razgonnikov pour cette information). Alexandre-Louis Poulet, dit Védel (1783-1873) : d'abord caissier de la Comédie-Française, il devient directeur-gérant de la Comédie-Française, du 1er mars 1837 au 8 mars 1840. Hugo entre en procès avec lui pour obtenir le respect du contrat qui prévoyait la reprise de Marion de Lorme et d'Hernani, après son retour à la Comédie-Française en 1835 avec Angelo. Mais Védel, moins favorable au drame romantique que son prédécesseur Jouslin, tarde à exécuter ce contrat, préférant jouer Casimir Delavigne, Scribe et leurs partisans. Hugo finit par gagner son procès : Hernani est repris en janvier-février 1838, Marion de Lorme en mars.
[Théâtre]
[Marion de Lorme]
28 février 1838, mercredi soir, 6 h. ½
Avant de prendre mon bain, mon adoré, je vous écris votre petite lettre pour vous rappeler, si vous l'aviez oublié, que je vous aime de toute mon âme. J'ai eu la visite de Mme Guérard1 qui a déjeuné chez moi fort maigrement mais c'était de circonstance MERCREDI DES CENDRES. Enfin, elle désire avoir beaucoup de places pour MARION, ce qui ne sera guère possible. J'ai vu aussi tantôt la mère Lanvin.
Mercredi soir, 11 h. ½
Je reprends ma lettre un peu tard. C'est qu'après avoir pris mon bain et pendant que je dînais j'ai eu la visite de Mme Lanvin et de son cousin qui croyaient fermement qu'on donnait la pièce demain2. Avant j'avais vu aussi la mère de Mme Guérard. J'ai aussi ma petite foule, moi. Je les ai tous remis à samedi. Ensuite j'ai arrêté tous mes comptes, et puis je t'écris et puis je pense à toi et puis je t'adore et puis tu es mon beau et bon Toto. Soir pa, soir man. Il paraît qu'il pleuvait fort il y a une heure puisque Mme Lanvin est remontée prendre mon parapluie ; tâchez de ne pas vous laisser mouiller et de venir très tôt. Je vous adore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16333, f. 115-116
Transcription de Marie Rouat assistée de Gérard Pouchain
1) Mme Guérard, marchande de modes, devient amie avec Juliette Drouet. Elle assiste à l'enterrement de Claire Pradier à Saint-Mandé, le 11 juillet 1846.
2) La reprise de Marion de Lorme à la Comédie-Française est plusieurs fois repoussée.
Année 1841
[Copie]
7 août [1841], samedi matin 11 h. ½
Bonjour cher Toto bien aimé. Bonjour mon ravissant petit homme. Bonjour mon GRAND ARTISTE. Bonjour bonjour, je suis folle de vous. Je vous écris tard mais toutes mes affaires sont faites. Vous pouvez m’apporter à copier tout de suite, je suis prête et je m’appliquerai bien et je ne ferai pas de [illis.] et je mettrai bien à la ligne.
Vous pouvez en juger par cette esquisse d’une femme appliquée à faire des ALINÉAS. [elle se dessine assise à sa table, copiant]. Ceci doit vous rassurer, vous encourager et m’apporter de la copie dare-dare. J’espère que je ne suis pas en reste de dessin avec vous et quand même vous me devez du retour. Je vous en tiens quitte pour une petite culotte1 tantôt au cabaret. Il fait si beau et il y a si longtemps que je ne suis sortie que vous devriez me donner ce bonheur-là aujourd’hui. Cependant je n’y compte pas car je sais combien tu es pressé par ton travail. Aussi, mon pauvre amour, je m’apprête à rester chez moi le plus possible. Je te demande seulement de venir me voir une pauvre petite minute et de m’apporter de la copie. Avec ça je tirerai ma journée avec courage. Je t’aime mon Toto.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16346, f. 123-124
Transcription de Florence Naugrette
1) Culotte : familier pour « petit festin » ou « boire un verre ».
[Théâtre]
[Lucrèce Borgia]
[Copie]
Bonjour Toto. Bonjour mon petit o1. Si c’est aujourd’hui qu’on juge votre procès2, bonne chance et prompt débarras. Je n’ai plus qu'un mois et 25 jours, je n’aurais même rien du tout à attendre pour être mise en possession de ma [petit dessin carré un peu confus3] mais vous êtes un homme monstrueux Monseigneur et vous me faites tirer la [elle se dessine tirant une longue langue] d’un pied de long pour une chose qui m’est légitimement due. Puisse l’internelle consolacion vous être à tout jamais refusée pour vous apprendre à me torturer comme vous faites.
J’espère que vous gagnerez votre procès et que vous viendrez m’en apporter tout de suite la nouvelle parce que je n’entends pas la plaisanterie moi entendez-vous ? Il fait bien beau ce matin mais il fait bien froid aussi. C’est demain que j’aurai ma pauvre péronnelle. J’aurais voulu pouvoir lui montrer votre cher petit buste mais je vois bien que cet affreux Barbedienne n’est pas prêt à me l’envoyer4. Que le Bon Dieu le rapatafiole. J’ai oublié de te dire hier qu’en mettant 50 F de côté il ne me restait plus que 10 F voilà ce que c’est que [les provisions ?]. Cependant par obéissance je les ai mis de côté jusqu’à nouvel ordre. Il me semble aussi que vous ne m’avez pas donné à copier. Vous savez pourtant que c’est mon seul vrai plaisir. Si vous venez de bonne heure je vous en demanderai. En attendant je me brosse le ventre au soleil et je grelotte à vous rendre jaloux. Je vous attends avec une impatience peu modérée et un amour idem. Ne me faites pas languir.
Juliette
Vente Artcurial, 14 décembre 2010 (Thierry Bodin expert).
Transcription de Jean-Marc Hovasse
1) Diminutif, par aphérèse, de « Toto », lui-même diminutif de « Victor ».
2) L’opéra de Donizetti adapté de Lucrèce Borgia, créé à Milan en 1833, est joué au Théâtre-Italien à la fin du mois d’octobre 1840. Hugo fait arrêter ces représentations en février 1841, après avoir refusé à Monnier le droit de publier sa traduction en français du livret ; mais Monnier avait passé outre. Hugo fait savoir aux directeurs de théâtres parisiens et de province qu’ils s’exposent à un procès en contrefaçon s’ils représentent l’opéra. Les théâtres de Metz, Nancy et Lyon ayant bravé cet avertissement, Hugo, soutenu par la SACD, intente un procès en contrefaçon contre le traducteur, l’éditeur de musique et le directeur du théâtre de Metz. Hugo et son avocat Paillard de Villeneuve gagnent leur procès. Après l’appel, le jugement définitif est prononcé le 5 novembre 1841.
3) Sans doute s’agit-il de la petite « boîte à tiroirs » que Victor Hugo offrira à Juliette Drouet quinze jours plus tard, le 19 novembre. Voir CFL, t. VI, p. 1266.
4) Juliette Drouet reçoit un « charmant petit buste » de Victor Hugo le 29 novembre. Voir Mille et une lettres d’amour, p. 225. Il s’agit très vraisemblablement d’un buste en bronze, lauré ou non, par David d’Angers, fondu par F. Barbedienne. Certains laurés sont datés de 1842, d’autres, sans laurier, sont sans date.
Année 1843
[Théâtre]
[Les Burgraves]
28 janvier [1843], samedi matin midi
C’est donc aujourd’hui que vous me faites sortir, mon bien-aimé ? Entre nous le jour n’est guère bien choisi mais comme je ne veux pas vous refuser je ferai ce que vous voudrez. Pauvre ange bien aimé, comment vas-tu ? Moi j’ai passé une nuit mauvaise, j’ai peu dormi à cause des douleurs d’estomac et de tête. Ce matin je suis toute malingre. Cependant il faut que je me dépêche dans le cas où tu viendrais me prendre. Je ne comprends pas comment tu pourras en trouver le moment par exemple, mais cela ne me regarde pas ; tu connais les allures des gens à qui tu as affaire mieux que moi et tu sais sur quoi tu peux compter.
Je t’aime mon Toto chéri, je t’aime mon Toto bien aimé, je t’aime. Tu es beau, tu es bon, je t’adore.
Je vais faire tout mon possible pour n’avoir pas besoin d’argent d’ici à jeudi. Claire1 vient ce soir, je lui ferai faire le travail en question sur les lettres et sur mes papiers, si elle en a le temps toutefois. Ce sera un genre de divertissement assez médiocre, heureusement qu’elle n’est pas habituée à plus de [illis.] que cela. Cependant pour l’encourager je lui promettrai les Burgraves si elle travaille bien et si elle est bonne fille d’ici à la représentation. Ce qui ne sera pas une petite besogne au train où tous ces gens-là y vont. Le fauteuil de Pénélope n’était rien en comparaison des Burgraves. Enfin avec de la patience, autre MAXIME2 qui n’est pas neuve, on vient à bout de tout. Nous verrons ça je l’espère.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16351, f. 85-86
Transcription d’Olivia Paploray assistée de Florence Naugrette
1) Fille de Juliette Drouet et du sculpteur James Pradier (1826-1846).
2) Jeu de mots sur Mlle Maxime, qui reçoit le rôle de Guanhumara dont Rachel ne veut pas, et qui entre en conflit avec Hugo. Après la trente-deuxième répétition, Hugo lui retirera le rôle, qui échouera finalement à Mme Mélingue. Le 3 mars, Mlle Maxime réclamera son rôle devant le tribunal de première instance, mais sera déboutée de sa demande. Juliette Drouet l’accable de ses sarcasmes dans ses lettres.
[Théâtre]
[Les Burgraves]
15 mars [1843], mercredi matin 10 h. ¾
Bonjour mon Toto adoré, bonjour mon bien-aimé. Tes habits mouillés ne t’ont pas fait de mal cette nuit ? Tu auras peut-être pensé à les ôter tout de suite en rentrant, je l’espère du moins. Moi, je me suis enrhumée, je ne sais ni quand ni comment mais j’ai un rhume de cerveau hideux. Tout cela ne sera rien si nous avons le dessus ce soir, et nous l’aurons. Suzanne1 est ravie de la pensée d’aller battre des mains et pousser des hurlements dans une loge à elle. Je te réponds qu’elle s’en acquittera à merveille. Je n’ai vu aucun Lanvin2 mais je ne les crois pas très regrettables pour cette fois-ci. Dans les toutes premières représentations, je ne dis pas, parce qu’alors ils ne se mêlent pas de faire de la littérature. Mais autrement, je les craindrais plus que je n’y aurais de confiance, non pas qu’ils ne soient de très bonne foi, les pauvres gens, mais parce que le mieux, avec de pareilles intelligences, est l’ennemi du bien.
Une chose qui portera bonheur aux Burgraves, c’est aujourd’hui le jour anniversaire du mariage de ta fille. Il est bien juste que ce soit un jour de victoire et de consolation pour toi, mon pauvre père et mon grand poète. Aussi ce soir j’ai la conviction que nous enterrons les Maximilien3 et leur honteuse opposition. Je regrette de n’être pas homme dans des occasions comme celle-ci, mon adoré, pour pouvoir lutter corps à corps avec tes ennemis. Après l’amour tendre et passionné de la femme, il y a chez moi un respect, une vénération, une admiration et un dévouement qui iraient très bien au plus honnête et au plus intelligent des hommes. Je te réponds que si le travestissement humain pouvait se faire comme pour les vêtements, ton chef d’escadron ne se serait pas montré une seconde fois aux Burgraves. Enfin, cela ne se peut pas et c’est grand dommage car je ne me serais pas fait faute de porter la culotte pendant toutes ces représentations.
Je n’ai pas pensé hier à te demander si tu avais envoyé une place à [illis.] qui en demandait une à la dernière représentation d’une manière grotesque et charmante à la fois ? Il y avait aussi plusieurs autres individus dont j’ai oublié les noms qui te demandaient des places. Au reste tu n’aurais pas manqué de gens à qui les donner, l’important étant de les bien donner.
J’espère que je te verrai un moment de la journée et que tu ne me laisseras pas seule toute la soirée dans ma loge ? Autrefois tu ne me quittais presque pas et cela n’en allait pas plus mal, au contraire ; l’amour protège qui le sert bien et je suis sûre que tous les baisers que tu me donnerais ce soir se résoudraient en chiquenaudes monstrueuses sur le nez des Maximilien3. C’est à toi de voir si tu veux me faire cette joie et leur donner ce plaisir.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16351, f. 233-234
Transcription d’Olivia Paploray assistée de Florence Naugrette
1) Suzanne Blanchard, servante de Juliette Drouet depuis 1839.
2) Les Lanvin sont des amis de Juliette Drouet, qui aideront Hugo à fuir en exil.
3) Jeu de mots : partisans de Mlle Maxime, à qui a été retiré le rôle de Guanhumara, et qui a été déboutée de son procès pour le récupérer.
Année 1846
[Poésie]
[Les Contemplations]
2 novembre [1846], lundi après-midi 3h.
Je vous attends, Toto, et je voudrais bien ne pas vous attendre davantage si cela vous était égal. Mme Guérard1 sort de chez moi ; elle aussi vous a attendu deux heures. Mais, moins patiente que moi, elle s’en est allée furieuse. J’aurais presque envie d’en faire autant mais comme cela n’attraperait que moi je me ravise et je reste à mon poste absolument comme le cavalier à pied tournant le dos à son cheval. Cher adoré, mon petit Toto bien-aimé, j’ai le cœur plein de bon amour et de douce confiance. Je crois à ce que tu m’as dit cette nuit absolument comme je crois à ce que je sens d’adoration pour toi. Aussi je suis heureuse malgré ton absence et…
6 h. ¾
Ce n’est pas interrompu par le brouillard, comme les nouvelles télégraphiques, mais par notre chère petite FARIMOUSSE, ce qui est moins nébuleux. Malheureusement vous ne restez pas assez longtemps et le peu de temps que vous passez chez moi ne m’appartient pas puisque vous travaillez sans lever les yeux. Mais c’est égal, je suis heureuse tout de même et je te vois partir avec un inexprimable regret. Si tu étais dans mon pauvre cœur dans ce moment-là tu n’aurais jamais le courage de t’en aller, tant ce que j’éprouve est douloureux et triste. J’espère que tu vas revenir comme cela t’est déjà arrivé…2
8 h. ¼
Mon espoir a été réalisé, mon doux bien-aimé. Maintenant je t’attends sur de nouveaux frais d’espérance, de désir et d’amour. Tâche que ce ne soit pas trop long. Songe que je t’ai très peu vu après tout puisque tu as travaillé tout le temps sans lever une seule fois les yeux sur moi et sans m’adresser une parole3. Je sais bien que je pouvais te regarder4, et je ne m’en suis pas privée, mais je ne te vois pas aussi bien quand tu ne me regardes pas un peu toi-même de temps en temps5. Mon Toto je te baise de toutes mes forces.
Juliette
MVH, a 7809
Transcription de Florence Naugrette
1) Marchande de modes, amie de Juliette Drouet.
2) Le lendemain, Hugo écrit le poème des Contemplations « Paroles dans l’ombre », sur le thème de ce paragraphe et du suivant. Le poème débute ainsi : « Elle disait : C’est vrai, j’ai tort de vouloir mieux ; / Les heures sont ainsi très doucement passées ; / Vous êtes là ; mes yeux ne quittent pas vos yeux, / Où je regarde aller et venir vos pensées. / Vous voir est un bonheur ; je ne l’ai pas complet. Sans doute, c’est encor bien charmant de la sorte ! […]»
3) « Paroles dans l’ombre » : « Quand vous êtes ainsi tout un soir dans vos livres, / Sans relever la tête et sans me dire un mot […]».
4) Ibid. : « Sans doute, je vous ai ; sans doute, je vous vois ».
5) Ibid. : « « Et, pour que je vous voie entièrement, il faut / Me regarder un peu de temps en temps, vous-même ». Victor Hugo a-t-il informé Juliette Drouet de l’usage qu’il a fait de sa lettre pour écrire son poème ? Il semble que non, en l’état actuel de nos connaissances : en effet, on ne trouve aucune trace d’une lecture par Juliette Drouet du poème écrit immédiatement par Hugo, dans les lettres qu’elle lui adresse les jours de novembre suivants. (Remerciements à Michèle Bertaux, Maison Victor Hugo ). Si cette trace se trouve dans sa correspondance ultérieure, on ne l’a pas encore mise au jour.
Année 1847
[Copie]
31 juillet [1847 ?], samedi midi ½
Jour de Ste Culotte1
Je me suis acquittée, avant même d’avoir rien contracté, mais je suis dans la magnifique et généreuse habitude de payer d’avance toutes les dettes qu’on paye avec de l’encre, des gribouillis, du cœur et de l’âme. C’est ma manière à moi, elle en vaut bien d’autres.
J’ai copié, COPIÉ! Quelle humiliante concession ! J’ai copié, dis-je, votre margouillis. J’ai dû me conformer à mon modèle en renversant ma bouteille à l’encre sur mon papier sous prétexte de COULEUR et d’EFFET. Enfin je n’ai rien à me reprocher si ce n’est ma trop grande faiblesse envers vous. J’espère que vous ne m’en ferez pas repentir et que vous me donnerez ma culotte ornée de tous ses accessoires. Il faut que la broderie l’emporte sur le FOND qui ne peut être que très mince et très petit à la manière dont vous me l’avez mesuré. N’importe où vous irez je serai contente pourvu que je vous voie et que vous me souriiez, je serai contente et l’horizon, quel qu’il soit, me paraîtra le paradis terrestre et céleste. La seule grâce que je te demande, mon amour, c’est de venir de bonne heure si tu peux. Pense que le souvenir de cette soirée doit servir à illuminer bien des soirées sombres et tristes où tu ne seras pas avec moi.
Je t’aime mon Victor. Je te désire. Je t’attends.
Juliette
Maison des ventes Cornette de Saint-Cyr, Hôtel Drouot-Richelieu, 22 juin 2011, n° 27 (expert Thierry Bodin)
Transcription d’Evelyn Blewer
1) Familier pour « festin », « bombance ».
[Roman]
[Les Misérables]
9 septembre [1847], jeudi midi ¾
Oui, MONSIEUR, oui, j’ai fini mon MANUSCRIT1, oui, j’ai la générosité de vous donner le fruit de mon travail2, sans hésiter et sans marchander. Faites-vous de la célébrité avec, faites-vous-en de la gloire et de la fortune, je ne m’y oppose pas. Je vous le DONNE. Je ne vous demande même pas en échange un bout de votre corde. Je vous la laisse tout entière. Seulement je vous demanderai ce que vous comptez faire de MADEMOISELLE PROTAT et de MADEMOISELLE BRUGNOT. Vous comprenez que je ne suis pas dupe du semblant de patronage que vous offrez à cette dernière au nom de votre femme. Je connais les formes utilisées en pareil cas pour me tromper sur le fond. Seulement je désire être avertie du jour et de l’heure de la PRÉSENTATION. Vous êtes un heureux homme, mon Toto, et vous pourriez lutter avec la princesse de Navarre pour les plaisirs et les objets nouveaux2. Quoique pair et très grand Pair de France, vous vous adonnez assez gentiment à l’Opéra-Comique et aux jeunes premières de la ville et de la banlieue. Le genre troubadour abricot ne vous messied pas et prouve que avez bien longtemps parcouru le monde et que vous savez courtiser la brune et la blonde avec un égal succès. Seulement défiez-vous de la grise2. C’est votre duègne Juju qui vous donne cet avis.
MVH, Mss, a
Transcription de Florence Naugrette
1) Du 7 au 9 septembre, Juliette Drouet écrit ses souvenirs de couvent pour Victor Hugo, qui s’en servira pour Les Misérables.
2) Souligné deux fois.
Année 1851
[Discours]
16 juillet 1851, mercredi soir [9 ?] h. ½
Où en es-tu, mon pauvre petit homme, que fais-tu et comment te trouves-tu depuis que je t’ai quitté ? Ma pensée a essayé bien des fois de pénétrer jusqu’à aujourd’hui pour savoir ce que je devais craindre ou espérer, mais sans succès, le don de seconde vue ne m’étant pas donné. Aussi je suis autant et plus tourmentée que jamais. Je ne sais rien et je redoute tout, manière de passer son temps peu agréable mais très triste. De ton côté mon pauvre bien-aimé, tu dois être agacé et épuisé par cette espèce d’attente prolongée qui n’aboutit pas et qui te tient en garde indéfiniment1. Je n’ose pas croire que c’est fini pour toi ce soir, aussi je n’espère pas te voir, car moins que jamais il faut risquer un enrouement par imprudence. Je fais ce sacrifice, non à la patrie dont je ne me soucie pas plus qu’elle de moi, mais à ta santé qui est plus que le cadet de mes soucis. Je donnerais tout au monde pour que tu sortes sain et sauf de cette bagarre parlementaire2. Je n’en serai peut-être pas beaucoup plus avec toi après, mais je n’aurai plus à craindre pour ta santé, ce qui m’est odieux. Couche-toi de bonne heure, mon bien-aimé, et ne te fais aucun remords de ne pas venir ce soir puisque c’est moi qui le désire et qui t’en supplie. Plus tard, lorsque tu te porteras bien, si tu crois que j’ai assez souffert et que mon amour mérite quelque récompense, tu me donneras la joie de te voir plus souvent. Jusque là, ne songe qu’à te ménager et à te guérir, car ta santé, c’est plus que mon bonheur, c’est ma vie.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16369, f. 121-122.
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette
1) Hugo s’apprête à prononcer son discours contre la révision de la Constitution.
2) Depuis mars 1851, Louis-Napoléon Bonaparte essaie d’obtenir le droit d’être réélu en 1852. Le 8 juillet, Victor Hugo inscrit son nom dans le registre « contre » ouvert à propos du rapport de Tocqueville sur la révision de la Constitution. Le 14 juillet débute le débat sur cette révision. (CFL, Tome VII/2, p. 1361).
[Discours]
17 juillet 1851, jeudi matin 7 h. ½
Bonjour, mon tout bien aimé, bonjour. Comment vas-tu, mon pauvre petit homme ? Est-ce enfin aujourd’hui que tu parles1 ? Je le désire autant que je le redoute pour toi et pour moi. Cependant puisqu’il faut que tu te sacrifies, absolument mieux vaut plus tôt que plus tard pour que tu puisses te reposer et te soigner après avec un peu plus de tranquillité et de suite.
Je ne sais pas ce que l’avenir me garde mais je sens que je suis à bout de courage et de force. Mais ce n’est pas le temps de te parler de moi, mon pauvre bien aimé, surtout quand tu souffres et que tu te dévoues.
Il t’a été impossible de venir me voir hier après la séance ? Je le comprends et je ne t’accuse pas. Encore si je pouvais avoir de tes nouvelles, savoir comment tu te portes et si cette tension opiniâtre et forcée de ton esprit n’agit pas en mal sur ta pauvre gorge, mais rien que l’isolement et l’ignorance, c’est pour en devenir folle d’impatience et d’inquiétude. Vraiment je ne suis pas heureuse. Je voulais ne pas te parler de moi et je ne fais pas autre chose, tant ma vie est mêlée à la tienne comme l’atome dans le rayon du soleil. Je suis triste, je souffre, j’ai la tête malade, je ne sais plus ce que je dis, il me semble que ma raison s’en va. Mon pauvre bien-aimé, pardonne-moi toutes ces douloureuses divagations dont tu es la cause involontaire.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16369, f. 123-124
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette
1) Le 17 juillet, Victor Hugo prononce son discours contre la révision de la constitution, où il dénonce les manœuvres de Louis-Napoléon Bonaparte et lance Napoléon-le-Petit ».
[Discours]
[Presse]
1851 17 juillet, jeudi soir 9 h.
Je vois, mon pauvre grand bien-aimé, que tu n’es pas encore délivré de ton sublime accouchement grâce au mauvais vouloir dont tu es l’objet. Maintenant il n’est plus guère possible que cela n’ait pas lieu demain. Quelle journée je vais encore passer, mon Dieu. Je suis comme les sauvages qui se couchent quand leurs femmes sont en mal d’enfant. Depuis que je te vois à l’œuvre je t’assure que je comprends cette collaboration à la façon des peaux-rouges et que je ne me sens pas la moins malade ni la moins fatiguée sans ce long et laborieux accouchement qui amènera à terme un beau et admirable discours qui grossira d’autant ta nombreuse et sublime famille. Il n’y a donc plus que patience et courage à avoir d’ici à demain. Il serait bête à moi d’en manquer quoique il y ait encore 24 mortelles heures d’ici à la porte du Moniteur. Je me mords le bout de la langue pour me donner de la salive et je tâche de croire que tout est pour le mieux avec les pires des réactionnaires. Tâche de te coucher de bonne heure, mon pauvre bien-aimé, et de dormir si c’est possible. Je ne te demande même pas de penser à moi. C’est une besogne que je ferai pour nous deux mais je veux t’aimer à moi toute seule et sans partage.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16369, f. 125-126.
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette
Année 1853
[Roman]
[Les Misérables]
Jersey, 19 août 1853, vendredi après-midi 4 h. ½
Je n’ai pas eu de chance, mon cher petit homme, en m’en allant juste au moment où tu arrivais chez moi. De plus, j’ai le regret de penser que sans ton fils Toto, que j’ai rencontré avec le colonel Thaly1, tu m’aurais peut-être rejointe. Enfin, quoi qu’il en soit, je te sais bon gré de ta bonne volonté, mais au fond de l’âme, je bisque d’en avoir si peu profité. Du reste, il paraît que tu as encore ton bain à prendre, ce qui t’empêchera de me faire sortir un peu aujourd’hui. Car je n’appelle pas sortir aller faire des COMMISSIONS sans toi. À ce sujet, je vous dirai que je vous ai FENDU d’une splendide robe pour la pauvre COSETTE du Hâvre-des-Pas. La pauvre petite est capable d’en avoir des éblouissements et des terreurs de joie. Mais pour ne pas vous faire jeter les hauts cris et vous pousser à regretter votre bonne action, je compte contribuer pour une FAIBLE part dans l’achat de la susdite. Mais vous aurez l’honneur de la lui offrir vous-même. Seulement dépêchez-vous, car la pauvre enfant dit griller d’impatience. Quant à moi, je ne vous en parle pas (de moi), à quoi bon ? Je me borne à ronger mon refrain et à vous aimer comme une bête que je suis. Taisez-vous, vilain monstre et trempez-vous.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16374, f. 290-291
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence
1) Admirateur de Kossuth auquel il serait lié par des liens de famille, le lieutenant colonel Sigismund (Sigmund) Thaly fait partie fugitivement, semble-t-il, de la petite colonie hongroise républicaine en exil à Jersey, qui fréquente assidûment Marine-Terrace - mais il est probable qu'il résidait plutôt à Londres. Dans la bibliothèque de Victor Hugo à Hauteville House se trouvent deux exemplaires de son livre The Fortress of Komarom (Comorn) during the war of Independence of Hungary in 1848-1849… translated by William Rushton, London, J. Madden, 1852. L'un des deux exemplaires est dédicacé à Jersey « au citoyen » François-Victor Hugo à la date du « 11 janvier 1853 ».
[Poésie]
[Les Orientales]
Jersey, 2 octobre 1853, dimanche matin 8 h.
Bonjour mon cher petit homme, bonjour mon grand centaure, ne pas lire sans TORTS car vous en avez de fameux envers moi et dont l’expiation ne se fera pas attendre longtemps si le ciel est juste, ce que j’espère : en attendant, tâchez de ne pas vous casser le cou ce matin sur votre Mazeppa1 jersiais. NOTA BENE : ceci est pour vous, n’allez pas croire que je prenne l’homme pour le cheval et le cheval pour l’homme, malgré le rapprochement que je fais de la fougue de votre monture avec celle de l’infortuné du nom duquel j’abuse par extension2. Toujours est-il que je vous recommande de ne pas trop faire le sportsman et de ménager un peu vos abattis. Du reste, à part un peu de froid, il fait un temps assez beau ce matin et cela ne peut que vous faire du bien de courir la campagne pendant quelques heures. Tout cela, mon amour, ressemble toujours plus ou moins au monologue d’Arlequin, lequel ne peut pas venir à bout de raconter à lui-même des histoires inconnues. Quant à moi, j’ai beau me répéter du matin jusqu’au soir que je vous adore, je ne m’apprends rien de nouveau ni à vous non plus, ce qui est absurde. Aussi, je prends le parti de me taire sans murmurer, sans murmurer.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16374, f. 388-389
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
1) Allusion à « Mazeppa », poème des Orientales.
2) Dans le poème de Hugo, Mazeppa est attaché à son cheval lancé dans les steppes.
Année 1856
[Poésie]
[Les Voix intérieures]
Guernesey, 10 janvier 1856, jeudi soir 5 h.
Aimez-vous l’ouragan, on en a mis partout ? J’espère, mon cher petit Toto, que vous ne vous plaindrez pas du bon Dieu à l’endroit du vent et de la tempête. Le vent de la mer souffle dans sa trompe1. Quant à moi, je goûte assez ce GRAND AIR mais je l’apprécierais mieux si je l’entendais auprès de vous. Merci mon cher petit homme, merci des trois bonnes heures que tu m’as données hier. C’est d’autant plus généreux à toi que cela ne t’amuse pas du tout. Tu fais tout ce que tu peux pour me dissimuler ton ennui mais tu as beau faire, mon pauvre grand bien-aimé, la fatigue de la soirée se montre malgré toi. C’est pour cela que je voudrais me recruter dans ton entourage habituel de deux ou trois convives pour te tenir tête le jour où tu as la bonté de venir dîner avec moi. Oh ! toujours bon, mon adoré, toujours, toujours, toujours. Tu tâches de me donner le change sur ma nullité et tu ne parviens qu’à te faire adorer par moi, de plus en plus. Rien de ce que tu fais pour moi n’est perdu pour mon amour. Mon âme garde fidèlement tous les trésors de sublime bonté que tu répands sur ma vie. Je t’aime, mon Victor, voilà tout mon esprit, ma beauté, ma gloire, ma joie et mon bonheur. Je t’aime, je t’aime, je t’aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16377, f. 12
Transcription de Christelle Rossignol assistée de Florence Naugrette
1) Refrain du poème « Une nuit qu’on entendait la mer sans la voir », Les Voix intérieures (1837).
Année 1857
[Poésie]
[Les Voix intérieures]
Guernesey, 4 juin 1857, jeudi soir 6 h.
Je n'ai pas encore perdu tout espoir de te revoir avant ton dîner, mon cher adoré, et je me prépare en outre pour la petite promenade de ce soir sur laquelle je compte tout à fait. En attendant, je viens de donner à manger à mes petits orphelins pour tâcher de les habituer un peu à moi car jusqu'à présent leur petite sauvagerie enfantine ne m'a pas permis de les approcher à portée de caresses. Puis j'ai su qu'on vous avait rencontré près du collège. Vous voyez que ma police active est assez bien faite en ce qui concerne la voie publique. Quel dommage que cela ne puisse pas pénétrer jusqu'à votre VOIE intérieure. Avec quel soin je ferais la police de votre cœur et comme je n'en confierais le soin à personne autre mais heureusement cette sage et précieuse institution ne peut pas fonctionner dans les consciences et toute son habileté ne va pas plus loin qu'aux bagatelles de la porte. Pour le RESTE il faut s'en rapporter à vous. O To ! To ! To ! To ! To ! To ! To ! To ! To !
BnF, Mss, NAF 16378, f. 99
Transcription de Madeleine Liszewski, assistée de Florence Naugrette
Année 1859
[Poésie]
[Légende des siècles]
[Copie]
Guernesey, 15 mars 1859, mardi matin 8 h.
Bonjour, mon cher bien-aimé ; bonjour et que Dieu te donne aujourd’hui santé, bonheur et joie autant que je te donnerai de ma vie, de mon cœur et de mon âme. Pour commencer, j’espère que tu as passé une bonne nuit. Quant à moi, j’ai dormi comme une marmotte et je me porte très bien ce matin. Aujourd’hui, j’espère que rien ne m’empêchera de copire mon superbe Bivar1. J’ai déjà organisé une table volante à cette intention pour ne pas ABÎMER tout de suite ma BELLE table de VELOURS. Justement, j’ai ce qu’il me faut sous la main. Je me suis débarrassée hier de toutes les écritures de la pauvre Suzanne2. Malheureusement, je ne me suis pas débarrassée des miennes, ce dont j’enrage. Il faudra bien que je prenne ma plume à deux mains un de ces jours pour répondre à mon brave homme de beau-frère et [à] mon petit crétin de neveu1, dont j’ai reçu hier une lettre datée de Iéna (Saxe Weimar) parfaitement stupide et dont je ne me vante que dans le huis-clos de la restitus. Décidément, je crains que ce pauvre enfant ne soit un affreux petit-bourgeois, la pire espèce de bête de la création. C’est triste de n’avoir qu’un neveu et qu’il soit manqué. Enfin, Dieu sait ce qu’il fait et moi je sais que je t’aime au-delà de toutes comparaisons. Je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16380, f. 69
Transcription de Mélanie Leclère assistée de Florence Naugrette
1) « Bivar » : poème de La Légende des Siècle dont le manuscrit date du 16 février 1859, publié dans la Première Série (IV).
2) Suzanne Blanchard, servante de Juliette, engagée en 1839.
3) Louis Koch, fils de sa sœur Renée-Françoise et de son beau-frère Louis. Le même jour, Juliette Drouet, dans sa réponse à son neveu, écrit : « Je te pardonne ton hideux petit GROS paradoxe sur le patriotisme, c’est-à-dire sur ce qu’il y a de plus sacré après Dieu […]. Cultive ton cœur et ton esprit, appuie-toi sur Dieu et sur la raison, et dédaigne les forfanteries des sots et des mauvais. Pense à ton digne père et à ta tendre mère, pense aux proscrits, et demande à Dieu de nous réunir tous bientôt et de leur rendre la PATRIE, objet de leur culte, de leur sacrifice et de leur éternel amour. » (Lettres familiales, éd. Gérard Pouchain, Charles Corlet, 2002, p. 56).
[Poésie]
[Légende des siècles]
Guernesey, 30 mars 1859, mercredi matin 7 h. ½
Bonjour, mon cher adoré ; bonjour, de tout mon cœur et de toute mon âme. Comment vas-tu ce matin, mon cher petit homme ? Cette affreuse nuit ne t’a pas empêché de dormir, je l’espère. Mais tu paraissais fatigué hier jusqu’à l’accablement et voilà ce qui m’inquiète. Je voudrais que ce fût déjà l’heure de te revoir pour savoir si tu vas mieux et si tu as bien dormi cette nuit. En attendant, j’ai déjà lu et relu le monstrueux Gaiffer1. C’est bien beau et bien horrible. Cette tour qui a pour fondements le vol Barabbas, la trahison Judas, le meurtre Caïn et le soupirail de l’enfer pour ventilateur, c’est effrayant tant c’est vrai. Je n’ose pas épancher davantage mon impression parce que je sens que les mots, sinon les idées, me manquent absolument. Mais je te crie du fond de mon admiration : C’est beau ! C’est beau ! C’est beau ! Maintenant, mon grand petit bien-aimé, je te baise rétrospectivement depuis le commencement des siècles et par anticipation jusque dans l’éternité.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16380, f. 83
Transcription de Mélanie Leclère assistée de Florence Naugrette
1) « Gaïffer-Jorge, duc d’Aquitaine » est un poème daté de décembre 1858 sur le manuscrit. Hugo l’a finalement intégré à la Nouvelle Série de La Légende des siècles.
[Poésie]
[Légende des siècles]
Guernesey, 24 avril 1859, dimanche 7h ½
Bonjour, mon cher bien-aimé. Bonjour, amour et bénédictions à toi, mon adoré. J’espère que tu as bien dormi nonobstant la préoccupation de mes petits tracas de domestique. Quant à moi, j’ai passé une nuit telle quelle, mais cela ne m’étonne pas, en dehors même de mon agitation accidentelle, puisque j’avais eu deux excellentes nuits auparavant. Du reste, je viens de me réconforter à ta puissante poésie. Je viens de lire Zim-Zim1 d’un bout à l’autre et je t’assure que je n’ai pas trouvé le temps long et que je ne me suis pas aperçue du froid humide et pénétrant qui entrait par mes trois fenêtres ouvertes. Quelles œuvres, mon adoré ! Jamais la pensée humaine n’aura été formulée d’une façon si splendide, si grande, si terrible et si rayonnante. Dans quelque mille ans, on attribuera tes livres à Dieu même avec plus de raison que les paroles plus ou moins apocryphes de la Bible. Quant à moi, je suis à chaque fois confondue d’admiration comme si c’était pour moi la première révélation de ta poésie surhumaine et presque divine. Je t’aime.
BnF, Mss, NAF 16380, f. 108
Transcription de Mélanie Leclère assistée de Florence Naugrette
1) « Zim-Zizimi », poème de La Légende des siècles, « Première Série – Les Petites Épopées » (VI, I), dont le manuscrit est daté du 20-25 novembre 1858.
[Éditeur]
[Poésie]
[Légende des siècles]
[Châtiments]
Guernesey, 1er mai 1859, dimanche matin 8 h.
Bonjour, mon cher bien-aimé; bonjour, mon pauvre génie de peine, bonjour. Ne te réveille pas encore si tu peux, mon pauvre adoré ; que la pensée d’avoir accompli hier ta première tâche d’envoi à Hetzel1 te donne un soulagement, un bien-être et une quiétude de corps, d’esprit et d’âme au moins pendant vingt-quatre heures ; ça n’est pas trop il me semble après le coup de collier gigantesque que tu viens de donner à La Légende des siècles. Quant à moi, j’éprouve le besoin de me reposer pour toi, TELLE EST MA FORCE. As-tu bien dormi cette nuit, mon pauvre harassé ? As-tu fait une partie de billard et pris une good tasse de TI ? Tu me diras cela tantôt quand je te verrai. Tu me diras aussi ce que tu auras décidé pour l’île de Wight, car il me semble que le moment est venu d’en parler et de décider cette question. Quant à moi, je ferai tout ce que tu voudras, comme d’habitude, COMME DE JUSTE ET DE RAISON, c’est encore une des formes de mon amour que l’obéissance passive2 à toutes tes volontés, mon adoré, et je mets mon honneur et mon bonheur à te le prouver. Je t’aime. Je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16380, f. 115
Transcription de Mélanie Leclère assistée de Florence Naugrette
1) Le 30 avril 1859, Victor Hugo a envoyé le début du manuscrit du premier volume de la Légende des siècles à l’impression.
2) Allusion (fréquente sous la plume de Juliette Drouet), au titre du poème des Châtiments « À l’obéissance ».
[Copie]
[Poésie]
[Légende des siècles]
Guernesey, 3 mai 1859, mardi matin 10 h. ¾
Bonjour, mon cher adoré, bonjour de toute mon âme. Je viens de finir Les Hallebardiers1 afin que tu puisses me donner tantôt quelque chose à copier sans désemparer. J’espère que tu as passé une bonne nuit, mon pauvre divin piocheur, et que tu te portes bien depuis la tête jusqu’aux pieds. Quant à moi, je suis patraque depuis un bout à l’autre de ma vieille carcasse. Je n’ai pas une petite place où ne se soit logée une grosse douleur. Pourvu que cela n’aboutisse pas à une prochaine paralysie générale, je m’estimerai encore très heureuse de n’avoir que la souffrance et la maussaderie qui en est inséparable. Mais je ne sais pas si je me résignerai de bonne grâce à n’être plus qu’une masse végétante et inerte. Je serai peut-être à même plus tôt encore que je ne le crois de faire cette triste expérience. Justement on frappe, je crois que te voilà. Non, car je n’entends ni ta voix ni ton pas. En attendant que ce malheur m’arrive (je parle de ma podagrerie imminente), je t’aime comme une bonne et vraie vivante que je suis encore et je te baise à mort. Juliette.
BnF, Mss, NAF 16380, f. 117
Transcription de Mélanie Leclère assistée de Florence Naugrette
1) « Lorsque le régiment des hallebardiers passe » est le premier vers du poème « Le Régiment du baron Madruce », écrit le 6 février 1859, et publié dans la La Légende des siècles.
[Copie]
[Poésie]
[Légende des siècles]
Guernesey, 6 mai 1859, vendredi 7 h. du m.
Bonjour, mon cher adoré ; bonjour et que la santé et le bonheur soient avec toi, aujourd’hui et toujours. Le soleil a l’air d’un faible convalescent bien pâle mais qui sourit. En attendant qu’il retrouve la force de nous réchauffer tous, je demande la permission de vous accompagner dans vos promenades solitaires, mon cher petit rêveur. Cela me fera plaisir et cela ne vous empêchera pas de travailler ni de faire vos rencontres mystérieuses. Attrapé ! Et à ce propos, je vais reprendre aujourd’hui même mon cher et amusant TRAVAIL et VOGUER en plein VINGTIEME SIECLE1 au risque de me noyer en pleine poésie. Je m’aperçois que tu as oublié de reprendre les deux feuilletons de ton Charles qui peut-être attend après et qui m’en veut de ma prétendue négligence, tandis qu’au contraire, je le lis avidement et toujours avec un croissant intérêt et un bien vif plaisir. Toi, je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16380, f. 120
Transcription de Mélanie Leclère assistée de Florence Naugrette
1) « Vingtième siècle », dernière partie de la Première Série de la Légende des siècles, se compose de « Pleine mer » et « Plein ciel ». Elle fut commencée en juin 1858, et achevée terminé le 9 avril
[Copie]
[Poésie]
[Légende des siècles]
Guernesey, 281 juin 1859, mardi matin 8 h.
Bonjour, mon cher bien-aimé ; bonjour, ma joie bénie. Bonjour, mon amour rayonnant. Comment as-tu passé la nuit ? Bien, n’est-ce pas ? Moi aussi. Je viens de finir la copie de L’Infante2 qui contient 248 vers. Tu pourras l’envoyer aujourd’hui si tu veux. Tu pourras surtout me donner autre chose à copier. Plus il y en aura, plus je serai contente. Non pas que je chôme positivement de copire, mais plus il y en a, plus je suis heureuse. Je commencerai peut-être, je l’espère, aujourd’hui à copier mes chers petits livres. En attendant, je [illis.] dans mon taudis sans pouvoir venir à bout de ce que je veux. À propos, que dis-tu du temps ? S’il est comme cela demain, le dîner sur l’herbe sera fort triste, même chez Mme Ménage3 je ne le flaire pas très GEAI4. Quant à moi, pourvu que tu sois auprès de moi je me fiche de tout. Aussi je ne m’inquiète pas autrement de notre fameux pique-nique et je compte être heureuse à quelque sauce que ce soit. De ton côté, mon bien-aimé, tu tâcheras de bien t’amuser et de me faire un petit signe d’amour de temps en temps, n’est-ce pas ? Je te promets d’y répondre des yeux, des lèvres, du cœur et de l’âme.
BnF, Mss, NAF 16380, f. 151
Transcription de Mélanie Leclère assistée de Florence Naugrette
1) Juliette Drouet à écrit « 24 », corrigé d’une autre main.
2) « La Rose de l’Infante» : poème de la Première Série de la Légende des siècles, dont le manuscrit est daté du 23 mai 1859.
3) Voisine, veuve d’un marin disparu en mer.
4) « Geai » est une gai ».
[Copie]
[Poésie]
[Légende ]
Guernesey, 29 juillet 1859, vendredi 8 h. du m.
Bonjour, mon cher petit homme, bonjour, mon pauvre divin piocheur, bonjour. Quand donc pourras-tu te reposer et prendre un peu de doux et de vrai loisir en ce monde ? Je crois que cela ne sera jamais en ton pouvoir et encore moins dans ton goût. En attendant je m’effraye de te voir chaque jour aux prises avec ces travaux opiniâtres et surhumains. Je crains que tes forces physiques ne suffisent pas toujours à ton inspiration sans borne et que ta santé ne finisse par s’altérer gravement. Cher adoré, mon bonheur, ma joie, ma vie, tâche de te ménager un peu et de te reposer, le temps au moins de guérir ton mal de tête et de reprendre des forces. Heureusement, tes femmes arrivent demain, elles feront une heureuse diversion à tes fatigues. Quant à moi, je commence aujourd’hui la copie de ta Vision1. Je viens de tailler toutes nos affreuses plumes à cette intention, nous verrons si j’en écrirai mieux pour cela. Comment as-tu passé la nuit, mon cher petit homme ? Comment vas-tu ce matin ? Tu me le diras bientôt, je l’espère, avec un sourire et dans un baiser. Jusque là, je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16380, f. 170
Transcription de Mélanie Leclère assistée de Florence Naugrette
1) Le poème « La Vision d’où est sorti ce livre », dont le manuscrit date du 26 avril 1859, sera finalement inséré dans la Nouvelle Série de La Légende des siècles. L’expression « ton rêve » dans la lettre suivante semble le confirmer si l’on se réfère au premier vers de ce
[Copie]
[Poésie]
[Légende ]
Guernesey, 13 août 1859, samedi matin 8 h.
Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour, je t’aime. Je devrais m’arrêter sur ce mot, le reste n’étant plus ou moins que des remplissages de caresses et de tendresse, pour achever de copier ta préface1 et me mettre séance tenante à emboucher la formidable Trompette du Jugement2. Mais ma restitus une fois lâchée, il n’y a plus moyen de la retenir, c’est pourquoi tu l’auras ce matin depuis la première jusqu’à la dernière patte de mouche. Sans compter que je me suis levée plus tard que d’habitude sans savoir pourquoi. Mais nonobstant tous ces embarras de charrettes et de traversin, tu auras tes trois copies faites pour la poste de demain. Sans compter que j’entrevois d’ici au vingt-cinq quelques bons petits [illis.] et pas mal de CAVERNES qui ne me font pas trop peur. En attendant je regrette notre clair de lune d’hier tant je suis gouliaffe de plaisir et goulute de bonheur. Cher adoré, je te souris.
BnF, Mss, NAF 16380, f. 183
Transcription de Mélanie Leclère assistée de Florence Naugrette
1) Le manuscrit de la Préface de La Légende des siècles date du 12 août 1859.
2) « La Trompette du Jugement » : poème de la Première Série de La Légende des siècles, dont le manuscrit est daté du 15 mai 1859.
[Poésie]
[Légende des siècles]
Guernesey, 17 août 1859, mercredi matin 6 h. ½
Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour et que toute ma vie soit consacrée à te bénir et à t’aimer comme je t’ai aimé et béni jusqu’à présent. Je te remercie de ta petite table qui a failli me causer beaucoup de chagrin. Ce n’est pas moi, certes, qui dédaigne la moindre chose venant de toi et je t’en donne la preuve tous les jours en recueillant religieusement et en gardant comme des trésors le plus petit morceau de papier sur lequel tu as laissé un mot le plus souvent illisible. Seulement, je disais en voyant ta table qu’elle ne me paraissait pas suffisamment belle pour ma chambre en dehors du sentiment qui me la rend mille fois plus précieuse que toutes les tables les plus splendides. Ce MISTER [K ?] une fois expliqué, je garde ma table, non seulement avec amour à cause de son inscription1, mais avec le saint respect dû à un joli bric-à-brac. Merci, mon cher bien-aimé, mais une autre fois ne soyez pas si prompt à vous fâcher parce que vous courez risquer d’être injuste envers moi et de me faire beaucoup de mal. En attendant je regrette la brusque séparation de ton Charles de notre petit intérieur. J’avais compté le garder jusqu’à l’arrivée de ces dames mais Dieu et sa tante en avaient décidé autrement ; que leur volonté soit faite, non sans bisque de ma part. Si tu as occasion de le lui dire pour moi, je te serai obligée de le faire et de lui dire combien je l’aime… Quant à toi, mon bien-aimé, je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16380, f.
Transcription de Mélanie Leclère assistée de Florence Naugrette
1) Victor a offert à Juliette la table de son look-out avec cette inscription : « Je donne à Mme J. D. cette table sur laquelle j’ai écrit La Légende des siècles. V. H. Guernesey. 16 août 1859 ». (Carnets de Guernesey, Agendas, CFL, tome X, p. 1488).
Année 1861
[Copie]
Mont-Saint-Jean, 9 juillet 1861, mercredi matin 6 h. ½
Tu ne pars pas seul1, mon cher bien-aimé, car ma pensée, mon cœur, mon âme galopent avec toi à qui mieux mieux pendant que je te gribouille tristement cette pauvre restitus d’occasion. Sois heureux, mon cher adoré, mais tâche de me revenir ce soir si tu le peux sans trop prendre sur ton bonheur et sur celui de ta famille2. Si tu ne le peux pas absolument, mon pauvre trop aimé, je ne sais pas trop ce que je ferai de mon corps et de mon ennui. Mais ce dont je suis sûre, c’est que je te bénirai et je t’aimerai absent autant que si tu étais auprès de moi et que j’étais la plus heureuse des femmes.
J’espère que tu n’auras pas de pluie jusqu’à Bruxelles, et si Dieu exauce ma prière jusqu’à ton retour. Quant à moi peu m’importe les variations du baromètre quand tu n’es pas là. Pour ce que je fais du temps et de mon temps loin de toi cela ne vaut pas la peine de m’en préoccuper : je parle au point de vue extérieur car je sais très bien, et je m’en fais une consolation et une joie, à quoi je passerai ma journée en t’attendant. Dès que j’aurai fini ma chère petite restitus, et que j’aurai envoyé mon linge à la blanchisseuse par Suzanne3, je me mettrai à ma chère petite COPIRE d’arrache-plume. On dirait que je ne suis pas déjà si à plaindre, n’est-ce pas ? Et que cela peut compter pour un bonheur de vrai et un vrai bonheur ? On aurait raison et je ne suis pas la dernière à le dire. Mais, quoi ? Rien ne prévaut sur vous en chair et en os. C’est que pour être parfaitement heureuse et ne plus rien désirer en ce monde j’ai besoin de sentir la chaleur de ton sang, de regarder dans tes yeux, de m’épanouir dans ton sourire, d’entendre ta voix et de me sentir vivre de ta vie et dans ta vie. Dès que tu n’es plus là tout se refroidit, s’éteint, devient morne et s’efface en moi, hors ta pensée et le désir ardent de te revoir. C’est pourquoi, mon adoré, je finis comme j’ai commencé en te recommandant d’être heureux là-bas et de me rapporter le plus tôt possible mon bonheur ici. Je t’attends, je t’aime, je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16382, f. 86-87
Transcription de Florence Naugrette
1) Victor Hugo est passé par Bruxelles voir sa famille, et fait une excursion à Malines.
2) Victor Hugo revient à Mont-Saint-Jean le lendemain.
3) Suzanne Blanchard, servante de Juliette Drouet depuis 1839.
[Copie]
[Roman]
[Les Misérables]
Guernesey, 7 septembre 1861, samedi matin 8 h.
Bonjour, mon cher petit homme, bonjour et amour. Comment vas-tu ce matin ? Ta fenêtre n’est pas encore ouverte, ce qui veut peut-être dire, et je l’espère de tout mon cœur, que tu dors comme un bon petit loir. En attendant que tu te réveilles et que tu viennes baigner tes yeux, je viens de tirer du fond de ma malle tous tes chers grands portraits afin de ne pas faire languir ton cher petit Toto et qu’ils puissent donner tout de suite l’immense joie d’avoir sous les yeux les deux splendides portraits de son père et de sa mère. J’ai tiré en même temps la copie des Misérables que j’ai mise tout de suite dans mon grand meuble pour l’avoir plus près de moi en cas d’événement. Quand tu voudras ton biscaïen1 et tous les autres bibelots2 tu n’as qu’à parler, ils sont tous prêts. Moi je voudrais être sûre que tu as passé une bonne nuit et que tu m’aimes de fond en comble et je serais la plus heureuse des femmes ce matin. Dans le doute je t’aime de toute mon âme.
Juliette.
BnF, Mss, NAF 16382, f. 89
Transcription de Florence Naugrette
1) Biscaïen : petit boulet. Hugo l’a rapporté de Waterloo. Il note dans un carnet, le 7 mai 1861 : « À une heure nous sommes allés visiter le champ de bataille par la route de Nivelles. Vu Hougomont. Acheté un morceau d’arbre du verger où s’est incrusté un biscayen : 2 fr. » (CFL, t. XII, p. 1533).
2) Hugo a acheté durant son voyage en Belgique divers bibelots, expédiés à François-Victor, ainsi prévenu : « Sache que la fée Bric-à-Brac m’a fait les yeux doux et que le dieu Bibelot m’a pris en amitié ; j’ai écrémé en Belgique un certain nombre d’objets étranges » (Lettre de Victor Hugo à François-Victor Hugo du 22 avril 1861, CFL, t. XII, p. 1115). Parmi ces bibelots, un « paravent de porcelaine de Chine acheté 400 francs rue Royale » (Carnet, 18 avril 1861, CFL, t. XII, p. 1115, note 7).
[Copie]
Guernesey, 9 septembre 1861, lundi matin 8 h.
Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour et sourire, joie et bonheur, si tu as passé une bonne nuit et si ton rhume a disparu tout à fait. Dans le doute je garde toutes mes effusions jusqu’au moment où je serai bien sûre qu’elles sont à propos.
Maintenant que nous voilà revenus et quasi installés dans nos compartiments respectifs, peut-être ferais-tu bien de me donner ma chère COPIRE à continuer afin d’être prête le jour venu. Il me semble que cela ne te dérangera en rien de tes autres occupations. Mais s’il en était autrement j’attendrais que tu aies le temps d’y songer, car avant tout, mon cher petit homme, je ne veux pas t’importuner le moins possible. C’est si vrai que je préfère manquer à la politesse et aux bons procédés envers Mme Charassin1 plutôt que de te demander dix minutes d’ennui et de fatigue. À défaut d’autre bonheur, c’est bien le moins que je te laisse tranquille. C’est encore ce sentiment qui me fait ne pas te parler des petits vésicatoires2 que je mets pour mes yeux le soir. Quand tu liras ceci la chose sera faite et il n’en sera plus question et je n’en verrai pas plus clair car rien ne remédie aux années ni ne répare l’irréparable destruction, pour ne pas dire outrage du temps. Je l’essaie pour donner satisfaction à ce brave Corbin3 qui paraît s’y intéresser. Du reste mon bien-aimé, je n’ai pas besoin d’y voir pour t’aimer des yeux de [illis.].
BnF, Mss, NAF 16382, f. 91
Transcription de Florence Naugrette
1) Femme de Frédéric Charassin (1803-1876), « avocat, grammairien (Dictionnaire des racines et dérivés de la langue française, 1842), directeur du Défenseur du peuple, […] élu à la Législative en remplacement d’un des représentants compromis au 13 juin 1849. […] Exilé par le décret du janvier 1852, il se réfugie en Belgique puis en Angleterre. » (note de Guy Rosa, édition d’Histoire d’un crime, La Fabrique, 2009, p. 364). Dans Histoire d’un crime, Hugo dit avoir revu Mme Charassin dans l’exil (ibid.).
2) Agenda de Hugo, 12 décembre 1861 : « JJ s’est mis un vésicatoire derrière l’oreille pour ses yeux. » (CFL, t. XII, p. 1367).
3) Successeur du Dr Terrier auprès de Victor Hugo et Juliette Drouet, à partir de 1860. Dévoué et aimable, il trouvait Juliette Drouet plus attachante que Mme Hugo, et témoigna, dans ses confidences à Louis Aguettant, de sa sympathie plus marquée pour François-Victor que pour Charles. Au printemps 1861, c’est sur sa recommandation que Hugo part en voyage.
[Roman]
[Les Misérables]
[Copie]
Guernesey, 2 octobre 1861, mercredi 8 h. ½ du matin
Bonjour, mon adoré bien-aimé, bonjour, mon divin bien aimé, bonjour, je t'aime, que Dieu te bénisse dans tout ce que tu aimes.
Je viens de lire et de copier la première page de la sublime intercalation de lumière que tu mets dans tes Misérables1. À propos d’aveugle il y a de quoi faire désirer la cécité, pour qui a une fille, une sœur, une femme dévouée heureuse de se consacrer à SON infirmité. Mais pour qui n’a pas ces yeux de rechange, qui est seul au monde et qui sent qu’il ne peut être qu’un fardeau, une gêne et un ennui, être aveugle c’est être mort sans avoir la paix du tombeau. Quant à moi, mon pauvre adoré, qui ne consent à vivre que pour t’aimer et te servir je demande à Dieu de me retirer de ce monde le jour où je ne pourrai plus être bonne à rien. En attendant j’y vois encore assez, Dieu merci, pour être éblouie de ce que je viens de lire et pour me trouver bien heureuse de faire courir mes pattes de mouche derrière ta pensée ailée. L’épreuve m’est bonne et je n’ai jamais senti mes yeux plus sains et plus VOYANTS. Aussi, mon adoré, ce n’est pas une page qu’il faut me donner à copier, c’est tout ce que tu pourras me donner. Plus il y en aura, plus j’en ferai, et plus j’y verrai et plus je serai heureuse.
BnF, Mss, NAF 16382, f. 113.
Transcription de Florence Naugrette
1) Juliette Drouet vient de découvrir dans le chapitre I, V, 4 des Misérables le développement de Hugo sur la cécité de Mgr Myriel à la fin de ses jours, « content d’être aveugle, sa sœur étant près de lui » (Les Misérables, édition d’Annette et Guy Rosa, Laffont, « Bouquins », 1985, vol. « Roman II », p. 133). Je remercie Guy Rosa de m’avoir aidée à identifier cette allusion.
[Éditeur]
[Les Misérables]
Guernesey, 4 octobre 1861, vendredi matin 7 h.
Bonjour, mon bien-aimé, bonjour. Que le bonheur et la santé soient avec toi.
J’espère que tu as dû être content de ma réception de cette madame1 hier au soir ? J’avoue que j’y ai quelque mérite car mon instinct secret est de la fuir. Enfin j’obéis à ton désir en la recevant dans mon intimité tout en reconnaissant que c’est une imprudence dont les suites me seront probablement très funestes. Mais que faire devant ton désir et tes protestations les plus sacrées de ne pas me tromper et de m’avertir, hélas ! quand il ne sera plus temps, le jour où cette dame t’entrera plus avant dans le cœur ? Jusque là il faut que je me contraigne et que je garde ma méfiance et mes souffrances pour moi. J’ai déjà bien commencé hier. J’espère que je continuerai avec le même courage et la même résignation. Mais c’est assez parlé de cela, c’est trop même, beaucoup trop même car si cette dame t’est indifférente, cela n’a pas de raison, et si elle ne l’est pas, cela t’oblige à une indigne trompe[rie]. De toute façon tout ce que je te dis là est inutile. Je me confie donc puisqu’il le faut et que tu le veux absolument.
Voilà donc ton aspirant éditeur venu2, mon cher bien aimé. Il ne paie pas de mine, peut être n’en a-t-il que plus de fond. Espérons-le, surtout si tu dois traiter avec lui. Quant à moi, j’espère avec l’ardeur d’une femme qui a l’impatience de connaître avant tout le monde cet admirable livre dont chaque lettre semble faite d’une étoile et je t’adore dans ton œuvre et dans mon amour.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16382, f. 115.
Transcription de Florence Naugrette
1) Juliette Drouet est à cette époque jalouse de Mme Engelson. femme de Vladimir Engelson (1821-1857), révolutionnaire et pamphlétaire russe, exilé en 1850, ami d’Alexandre Herzen et de Pierre Leroux, qui assista à ses obsèques à Jersey. Veuve (le 17 décembre 1857), elle a des communications spirites avec l'esprit de son mari. Intelligente, philosophe, elle lit et parle l'allemand. En 1858, elle contribue financièrement au lancement de la revue de Pierre Leroux L’Espérance, où doivent paraître les œuvres de son mari décédé. Ce dernier prend sa contribution pour un don (voir J.-M. Hovasse, t. II, n. 14 p. 1137-1138).
2) Lacroix est arrivé la veille à Guernesey. Le 4 octobre, Hugo signe avec lui un contrat pour Les Misérables : 300000 francs pour douze ans d’exploitation, droits de traduction compris.
[Copie]
[Les Misérables]
Guernesey, 3 novembre 1861, dimanche 8 h. ½ du matin
Bonjour, mon cher adoré, bonjour. Je n’ai pas voulu te dire ce petit bonjour avant d’avoir entièrement fini la collation de ton manuscrit. Aujourd’hui, mon adoré, sauf les changements que tu voudrais faire sur l’original, tu peux donner la copie à l’imprimeur ; je crois être sûre de n’avoir rien omis dans cette revue des intercalations et des corrections. Cependant, pour plus de certitude, si tu veux nous en ferons une rapide et dernière collation avec Madame Chenay lorsqu’elle sera arrivée ici. En attendant voilà tout fini. C’est à toi maintenant à ne pas me laisser chômer de copie. Tu vois que je ne suis jamais plus heureuse ni mieux portante que lorsque je travaille pour toi. C’est que c’est une manière pour moi de t’aimer au plus vif et au plus près que de côtoyer ta pensée pendant ton absence. Vous étiez levé de bien bonne heure aujourd’hui, mon cher petit homme. Est-ce en l’honneur de l’anniversaire de notre retour dans l’île il y a deux mois ou serait-ce, hélas ! parce que tu n’as pas bien dormi ? Tu me diras cela tantôt. Jusque là je t’adore de toute mon âme.
BnF, Mss, NAF 16382, f. 142
Transcription de Florence Naugrette
[Copie]
[Les Misérables]
Guernesey, 4 novembre 1861, lundi 7 h. ½ du matin
Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour. Puisses-tu avoir passé une meilleure nuit que la mienne. Je ne sais pas pourquoi, ni comment, j’ai eu le plus furieux accès de pyrhosis1 que j’aie jamais ressenti même dans mes plus mauvais moments. Pourtant je n’avais rien mangé qui pût me faire mal ; je m’étais abstenue de salade et même de salsifis auxquels je n’ai pas goûté. Enfin rien de rien en apparence ne pouvait amener le résultat en question, si ce n’est peut-être le vin que j’ai bu par-dessus ma bière. Quoi qu’il en soit, j’ai passé une très mauvaise nuit dont je me ressens encore ce matin mais j’espère que tout cela sera passé avant même que je te revoie tantôt. En attendant, je vais mettre ensemble ton manuscrit et ma copie et faire des espèces de signets en papier pour t’indiquer les endroits à revoir plus spécialement. Après cela, mon adoré, c’est à toi à ne pas me laisser manquer de copie. Si ce n’est pas pour ton utilité, que ce soit pour mon bonheur personnel. Je t’aime.
BnF, Mss, NAF 16382, f. 143
Transcription de Florence Naugrette
1) Trouble gastrique provoquant une douleur remontant de l’estomac à la gorge.
[Les Misérables]
[Copie]
Guernesey, 17 décembre 1861, mardi matin 8 h. ½
Bonjour, mon pauvre bien-aimé, bonjour. Puisse cette journée être pour toi du nombre des plus heureuses, c’est ce que mon cœur te souhaite en toute sincérité et avec toute la générosité et toute l’abnégation dont je suis capable, ce qui ne modifie en rien mon caractère malheureusement.
J’espère que tu as passé une bonne nuit malgré la surexcitation de ton esprit. Tu es sans doute déjà descendu depuis longtemps à ton travail, car je ne vois aucun mouvement dans ta chambre fermée. Du reste, le jour, déjà bien terne à ciel ouvert, doit être bien gris dans ta salle à manger et doit beaucoup fatiguer tes pauvres yeux. Il est bien regrettable que tu n’aies pas pu finir tout à fait Les Misérables cet été pendant que tu étais si bien en train et si bien situé pour cela. Le livre n’en souffrira et ne peux pas en souffrir d’aucune manière pour cela, je le sais bien, mais il n’en est pas de même pour toi, mon pauvre bien-aimé, et c’est à ce point de vue que je déplore ce retard si fâcheux. Pour ce qui est de nous je ne crois pas que tu attendes jamais après car je serai toujours prête pour la collation et tes deux autres copistes n’y vont pas de main morte à ce qu’il paraît. Aussi suis-je bien tranquille de ce côté-là. Il ne me reste qu’un souci, mais suffisant pour tenir ma sollicitude en éveil ; c’est toi, mon cher adoré, je voudrais te savoir tout à fait hors de ce labeur surhumain et te voir te reposer un peu avant d’en recommencer un autre. En attendant que ce moment arrive, je te souhaite toutes sortes de bonnes nouvelles aujourd’hui et je me souhaite à moi toute la résignation dont j’aurai sans doute grand besoin si tu as le bonheur d’avoir ta fille aujourd’hui1.
BnF, Mss, NAF 16382, f. 143
Transcription de Florence Naugrette
1) La femme et la fille de Victor Hugo sont de retour à Hauteville-House. Adèle vient demander à son père de la laisser épouser le lieutenant Pinson.
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Année 1862
[Roman]
[Les Misérables]
Guernesey, 3 avril 1862, jeudi matin, 7 h.
Bonjour, mon cher adoré, bonjour, santé, amour, gloire et bonheur à toi. Je te souris, je t’aime, je te bénis.
J’espère que tu as passé une bonne nuit, mon pauvre génie de somme, malgré ton excessive fatigue et malgré toutes les agitations que te causent les maladresses sans nombre de tes Belges. Heureusement que ton livre est un colosse plus colossal que celui de Rhodes entre les jambes duquel toutes les bévues et tous les contretemps passeront sans même lui atteindre la cheville. Quant à l’admiration, elle devra déployer toute l’envergure de ses grandes ailes pour tâcher d’arriver jusqu’à son coude et Dieu seul sera assez haut pour lui mettre le rayon divin sur le front.
Cher adoré, je te dis bien mal la chose que je sens le mieux, cela tient à la petitesse de mon esprit et à la grandeur de mon amour qui ne sont pas en proportion vis-à-vis l’un de l’autre, ce qui fait que je t’écris des bêtises et que je sens des choses sublimes s’agiter au fond de mon cœur sans pouvoir en sortir. Pardonne-moi et aime-moi. Pour être juste, je t’adore. J’ai dormi toute la nuit comme une marmotte. Je me porte mieux que le Pont-Neuf et le temps semble s’humaniser un peu ce matin. Qu’avez-vous à répondre ? VOUS RAYONNEREZ demain soir !!!
BnF, Mss, NAF 16383, f. 82
Transcription d’Isabelle Korda assistée de Florence Naugrette
[Roman]
[Les Misérables]
Guernesey, 4 avril 1862, vendredi matin 7 h. ½
Bonjour, mon grand bien-aimé, beau jour au triomphe des Misérables1, amour plein mon cœur et admiration de partout, voilà ce que je t’offre ce matin en mon propre nom et en celui de tous ceux qui auront lu ton miraculeux livre. J’espère que le bruissement lointain de cette glorieuse fanfare ne t’a pas empêché de dormir cette nuit et que ton mal de tête s’est dissipé tout à fait ce matin ? En attendant que j’en sois bien sûre, je te donne mon bulletin qui est on ne peut pas meilleur car j’ai très bien dormi toute la nuit et je me porte très bien malgré l’incident assez maussade d’hier. Si vous n’êtes pas content c’est que vous êtes injuste ; mais dans tous les cas, je vous pardonne, telle est ma faiblesse. Du reste, il fait un temps de gloire depuis hier. Il serait bon, il serait juste que le printemps, c'est-à-dire le RENOUVEAU de cette année, datât du jour de la publication de ton livre qui est une création morale aussi grande que celle de la Terre. Cher adoré j’ai le cœur trop ému pour te bien dire ce que j’éprouve, je sens que je t’aime et que je t’admire de tout mon être à la fois, voilà tout.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16383, f. 83
Transcription d’Isabelle Korda, assistée de Florence Naugrette
1) La première partie des Misérables est parue à Bruxelles le 30 mars et à Paris le 3 avril, les critiques commençaient à affluer. Hugo note dans son agenda le 3 avril : « les journaux arrivent pleins de citations. » (CFL, t. XII, p. 1391).
[Roman]
[Les Misérables]
Guernesey, 5 avril 1862, samedi matin 8 h. ¼
Bonjour, mon divin bien-aimé, bonjour, je t’envoie le cantique des cantiques de mon cœur. JE T’AIME et je répands mon amour comme un parfum sur tes lèvres, sur tes pieds et dans ton atmosphère. Je t’adore. Comment as-tu passé la nuit, mon grand petit homme ? Comment va ta pauvre chère tête ce matin ? D’après ma propre nuit et ma santé personnelle tu dois avoir dormi comme un loir et ne souffrir de rien. J’espère qu’il en est ainsi, autrement je changerai toutes mes batteries et je ne dormirai plus et je serai malade comme un vieux chien. Ah ! mais, ça ne pèserait pas une once. En attendant, je suis impatiente d’avoir MON EXEMPLAIRE pour le lire couramment et à GOGO. Sans parler des BUMS ! BUMS ! BUMS ! des journaux qui tonneront à l’envi l’un de l’autre et à qui enverra la plus belle salve d’admiration à ce livre souverain. Je vois d’ici toutes les plumes bourrées jusqu’au bec de tous les superlatifs les plus éclatants et tous les feuilletons chargés jusqu’à la GUEULE d’enthousiasme et d’extase. Quant à moi, voilà longtemps déjà que j’en jubile d’avance. Quel livre ! Quel livre ! Quel livre ! J’en suis possédée des pieds à la tête et de la tête aux pieds et je ne veux pas être exorcisée, telle est ma force. Plus je l’admire et plus je veux l’admirer et tant mieux si ça vous fâche, vilain jaloux !
BnF, Mss, NAF 16383, f. 84
Transcription d’Isabelle Korda, assistée de Florence Naugrette.
[Roman]
[Les Misérables]
Guernesey, 6 avril 1862, dimanche, 8 h. ¼ du m.
Bonjour, mon cher petit homme, bonjour. Je vous guettais et je n’ai pas perdu ma peine cette fois. Ce soir je vous ai vu dans toute votre splendeur hydrothérapique et j’en ai réjoui mes yeux, mon cœur et mon âme. D’après ta vive et joyeuse télégraphie de tout à l’heure, j’ai l’espoir que tu as bien dormi et que tu te portes à merveille. De mon côté je m’efforce d’emboiter le pas derrière ta magnifique santé et je crois que j’y réussis assez bien, à commencer par cette nuit et en continuant ce matin.
Cher bien-aimé, tu as dû être comme moi hier surpris et contrarié de l’invasion des Duverdier que Kesler m’a annoncée en arrivant d’un petit air dégagé et comme la chose la plus naturelle. Cependant, voyant dans mon accueil un peu d’embarras, pour ne pas dire plus, il s’est hâté de mettre cette visite sur le compte des Misérables, ce qui en effet suffirait du reste pour motiver une visite qui ressemble à une violation de domicile plutôt qu’à une courtoisie. Cependant, tout en faisant bonne mine à mauvais jeu, je lui ai dit, à lui, Kesler, que je désirais ménager à Mme Hugo toutes ses relations d’anciens amis pleines et entières pour son prochain retour. J’espère que cette réserve les empêchera de renouveler leur visite mais dans le cas contraire je ferai ce que tu voudras, c’est à toi de m’indiquer le meilleur moyen pour arriver à ce que tu désires sans blesser personne ni moi-même. En attendant, je t’adore, je t’admire, je te remercie de ton suprême cadeau et je baise tes pieds.
BnF, Mss, NAF 16383, f. 85
Transcription d’Isabelle Korda, assistée de Florence Naugrette.
[Roman]
[Les Misérables]
Guernesey, 9 avril 1862, mercredi matin, 7 h. ½
Bonjour, mon tout grand adoré, bonjour dans ta gloire et dans mon amour, bonjour. Quelle que soit la somme d’admiration que l’humanité intelligente te donne, mon divin bien-aimé, mon cœur aura toujours de quoi la dépasser. C’est ce qui fait ma force et mon orgueil.
Quel succès, mon grand bien-aimé !!! Mais aussi quel livre !!!!!!!!!
GRAND ROI CESSE DE TRIOMPHER OU JE CESSE DE… LIRE1 car les montagnes de journaux dépassent de beaucoup les 24 heures de la journée et je n’ai pas encore pu y jeter un coup d’œil et plus de la moitié encore est restée chez toi et cela ne fait que commencer… !!!
J’en suis à souhaiter qu’il fasse un temps de chien pour pouvoir grignoter un peu de toutes ces admirations dans mon coin. Mais sortir avec toi par un bon soleil, c’est encore meilleur. Je suis l’ânesse de ce Buridan2 qu’on appelle l’amour et mon cœur voudrait manger à la fois les deux picotins du bonheur et de la curiosité. TELLE EST ma goinfrerie. En attendant que le bon Dieu décide quelle sera ma ration de joie aujourd’hui, je voudrais savoir si tu as passé une bonne nuit et si tu te portes bien et si tu m’aimes. Trois questions auxquelles pour mon propre compte je réponds : bien, très bien, [fameux ?]!
BnF, Mss, NAF 16383, f. 88
Transcription d’Isabelle Korda assistée de Florence Naugrette
1) Pastiche de Boileau s’adressant à Louis XIV : « Grand Roi, cesse de vaincre ou je cesse d’écrire. » (Épîtres VIII).
2) Allusion au « paradoxe de l’âne », légende attribuée au philosophe Jean Buridan selon laquelle un âne serait mort de faim et de soif, faute de pouvoir choisir entre son picotin d’avoine et son seau d’eau fraîche.
[Roman]
[Les Misérables]
[Presse]
Guernesey, 10 avril 1862, jeudi matin, 8 h.
Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour presque à tâtons tant l’obscurité est profonde ce matin dans ma chambre. Je ne crois pas que nous puissions encore faire usage de la petite voiture aujourd’hui et cela est tout à fait heureux à cause du courrier monstre qui va t’arriver sous la forme lettres et journaux ; et quoique tu n’aies pas le temps de lire tout ce pêle-mêle d’admiration, il faudra bien cependant que tu trouves celui de répondre aux plus enthousiastes c'est-à-dire aux plus intelligents.
Quant à moi, mon cher adoré, n’étaient le bonheur, la joie et le ravissement de ma promenade côte à côte avec toi, je n’ai absolument besoin de rien comme santé. Ce que j’éprouve est tout à fait normal et il n’y a pas de promenade, quelque charmante qu’elle soit, qui y puisse changer quelque chose, voilà ma conviction. Aussi ne te préoccupe pas dans ce moment-ci où tu es accablé de travaux de gloire de mon insignifiante et robuste personne. Conserve toute ta présence d’esprit, toute ta force et tout ton temps au service de ton génie et aime-moi un peu chemin faisant.
J’espère que tu as passé une très bonne nuit et que ton rhume n’empire pas et j’en fais ma joie de ce matin. Je vais [CORMODER ?] ton porte-monnaie fidèlement sans y rien… mettre. Et puis je vous adore de toute mon âme.
BnF, Mss, NAF 16383, f. 89
Transcription d’Isabelle Korda assistée de Florence Naugrette
[Roman]
[Les Misérables]
Guernesey, le 11 avril 1862, vendredi matin, 8 h. ½
Bonjour, mon glorieux petit homme, bonjour, je t’adore. Je n’essaierai plus de te dire mon admiration parce que pour cela il me faudrait pouvoir tremper ma plume dans l’encrier du bon Dieu, le soleil et ponctuer avec des étoiles ce qui n’est pas à la portée de tout le monde. Aussi, mon cher bien-aimé, je m’en tiens à cette seule formule qui contient tout mon être physiquea et moral : JE T’AIME.
Maintenant il me tarde de savoir comment tu as passé la nuit et comment tu te portes ce matin. J’espère que tout cela sera pour le mieux malgré cet affreux temps qu’on dirait fait exprès pour nous empêcher de sortir et de profiter de la petite voiture. Mais il a beau se hérisser de vent et se gonfler de pluie, ce beau printemps, je ne m’en porte que mieux. Je n’en dors que davantage et je lui fais la fameuse pantomime de Gavroche au sergent du poste.
Je te montrerai tantôt la copie de Victoire1 avec les corrections faites hier et tu verras s’il vaut mieux la recommencer entièrement. Pour moi, je ne le crois pas ; et ce sera un très long retard puisqu’il n’en faudra pas moins recollationner et refaire encore quelques corrections. Mais c’est toi seul qui peux décider souverainement comme un roi, que tu es, et moi je t’obéis comme une humble sujette, QUE JE SUIS, en criant, comme c’est mon goût et mon devoir : quel Bonheur ! VIVE TOTO !
BnF, Mss, NAF 16383, f. 90
Transcription d’Isabelle Korda assistée de Florence Naugrette
1) Victoire Etasse, embauchée comme copiste pour Les Misérables.
[Roman]
[Les Misérables]
Guernesey, 13 avril 1862, dimanche 7 h. ½ du m.
Bonjour, beau jour, bonheur et joie sur la terre et dans le ciel et dans mon cœur si tu as bien dormi toute la nuit et si tu te portes tout à fait bien ce matin. J’espère que ton dîner ne t’aura pas fait mal ni la quantité d’eau rougie que tu as bue hier avant d’aller te coucher. Cependant tu n’avais pas la fièvre à en juger d’après tes mains et la gaîté de ton esprit. Je ne veux pas m’inquiéter, mon adoré bien-aimé, pourtant je ne serai tranquille tout à fait que lorsque je t’aurai vu en bon état ce matin. En attendant, je prêche d’exemple en dormant comme un sabot et en me portant comme un Turc.
Quelle ravissante et profonde lettre ton fils Charles t’a écrite à propos des Misérables1 ! Comme on y sent l’émotion et la tendresse du fils en même temps que la vénération et l’admiration du penseur. Quel dommage qu’il n’ait pas la volonté comme il a le cœur et l’esprit. Il serait déjà depuis longtemps revenu auprès de toi ou plutôt il ne t’aurait jamais quitté. Il faudra bien qu’il revienne, et bientôt, car le cœur triomphe de toutes les faiblesses qui ne sont pas de son domaine. Alors quelle fête, quel bonheur ! Je m’y associe d’avance de toute mon âme.
BnF, Mss, NAF 16383, f. 92
Transcription d’Isabelle Korda, assistée de Florence Naugrette
1) Le 2 mai, Hugo écrit à son fils : « Nous avons relu, en famille et entre amis, la lettre que tu m’as écrite sur Les Misérables. Ces quatre pages sont une magnifique chose. […] Tu as une admiratrice ici qui parle sans cesse de toi et de tes livres, qu’elle sait un peu par cœur, et de Serk où nous avons été heureux ensemble. Elle pleurait en écoutant ta lettre. » (CFL, t. XII, p. 1164).
[Roman]
[Les Misérables]
Guernesey, 17 avril 1862, jeudi matin, 8 h.
Bonjour, mon cher petit homme, bonjour de tout mon cœur et malgré la pluie qui nous privera, je le crains, de notre ravissante promenade tantôt. En attendant, je n’en fais pas moins tout ce qu’il faut pour être prête à une heure tantôt. Il paraît, mon cher adoré, que le Bonaparte n’a pas donné suite à sa monstrueuse rage et que les MISÉRABLES continuent leur marche triomphale sans encombre jusqu’à présent, d’après ce que j’en ai su de Madame Chenay. Il serait d’ailleurs je crois dangereux pour le SYSTÈME d’essayer de reprendre au lion parisien ce morceau de génie tout frais qu’il tient entre les dents et dont il voudra dévorer jusqu’à la dernière lettre. Du reste, le courrier d’aujourd’hui t’apportera probablement quelque éclaircissement sur ce fait dont l’énoncé seul est un délit de lèse-humanité. Mais quoi qu’on fasse, quoi que tentent les hideux bonshommes qui fourragent la France depuis 10 ans, ils ne parviendront qu’à faire monter plus haut dans les nues ce livre ailé et lumineux comme neige. Ce livre est le tabernacle de l’avenir et frappera de mort quiconque osera porter une main profane dessus.
BnF, Mss, NAF 16383, f. 96
Transcription de Julia Wahl, assistée de Florence Naugrette
Année 1872
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 2 janvier [1872], mardi soir 6 h.
Victoire, mon grand bien-aimé ! Émotion profonde et enthousiaste de tout ton auditoire1. Jamais tu n’as mieux lu. Ta voix est restée merveilleusement belle et forte, ton geste superbe et puissant comme autrefois. Ruy Blas depuis le premier mot jusqu’au dernier est le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre. Je suis sortie de là éblouie, ravie, t’aimant, t’admirant et t’adorant comme le premier jour où je t’ai entendu. C’était autour de moi, tout à l’heure chez toi, à qui était le plus transporté et le plus ému de l’auteur et de la pièce. Je suis honteuse de te le dire si mal, mais je cède au besoin de mon cœur tout plein de ton génie et de mon amour. Te voilà, mon adoré, je me hâte de baiser tes ailes et tes pieds.
Bnf, Mss., NAF 16393, f. 2
Transcription de Guy Rosa
1) Il s’agit de la lecture de Ruy Blas aux interprètes de l’Odéon faite ce 2 janvier 1872.
[Théâtre]
[Ruy Blas]
[Presse]
Paris, 3 janvier [1872], mercredi matin 9 h.
J’espère, mon cher adoré, que tu as bien dormi et que tu ne ressens pas de fatigue de ta lecture1. Je l’espère parce que tu ne paraissais pas en souffrir et que ta voix n’a pas fléchi une minute pendant les trois heures qu’elle a duré. Quant aux autres sujets d’inquiétude, je les laisse de côté pour ne pas ressembler aux anguilles de Melun qui crient avant leur élection2. Dieu sait ce qu’il fait, même quand cela nous paraît contre notre bonheur. Aussi je me résigne, ne pouvant faire autrement, à ce qui va se passer dimanche, mais je serai bien contente si ce que je crains ne soit pas. En attendant, je me rabats sur le bonheur de Petit Georges et de Petite Jeanne qui s’épanouit dans un Eden de joujoux dont les archanges chantent les louanges du bon Dieu avec la [pratique ?] de Polichinelle dans le ventre3. Cette [sacrée ?] musique a plus de charme pour moi que les bêlements des ruraux, même quand ils sont solfiés au Moniteur4. À propos de bêtes, il fait un temps de chien ce matin. J’aurais pourtant bien besoin de remplacer au plus tôt ma paire de lunettes car mon pince-nez me gêne quand je le garde longtemps. Dès qu’il fera un peu moins laid, je te prierai de me faire sortir si tu en as le temps. Et puis je t’adore, voilà mon contractuel.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 3.
Transcription de Guy Rosa
1) Hugo a lu Ruy Blas la veille aux interprètes de l’Odéon.
2) Ressembler aux anguilles de Melun est une expression proverbiale pour crier avant de sentir le mal, dont l’étiologie nous échappe. Et Juliette broche là-dessus un mot d’esprit : élection pour exécution.
3) On ne comprend pas ; mais la lecture n’est (presque) pas douteuse.
4) Il s’agit, évidemment, des comptes rendus, dans le Moniteur, des interventions des orateurs de la droite à la chambre des députés.
[Correspondance]
Paris, 4 janvier [1872], jeudi soir 6 h.
Encore en retard, mon cher bien-aimé, et pourtant Dieu sait si je t’aime et si je perds une minute dans la journée. C’est à ce point que je ne prends pas même le temps de lire un journal pour tâcher de nouer les deux bouts du matin et du soir. Je viens d’avoir tout à l’heure la visite de M. Vacquerie. Il croit ton élection invinciblement assurée et il en est heureux autant qu’on peut l’être de te voir rentrer dans cette mare aux serpents, comme tu appelles si justement cette collection de reptiles malfaisants. Je voulais le retenir à dîner mais il était attendu chez lui. Ce sera, a-t-il dit, pour une autre fois si tu l’agrées. J’ai reçu une lettre par-dessus les moulins de mon chétif et très minuscule mérite de madame [illis., sans doute noirci à dessein], laquelle se passionne à froid pour moi qu’elle ne me connaît pas. Cette amitié si peu motivée n’est je le vois qu’un prétexte pour satisfaire un besoin d’épistolérer de belles lettres. Cela me serait absolument égal si elle n’avait pas la prétention de me forcer à lui répondre. Voici qu’on sonne. Je ne reconnais ni ta voix ni ton pas. C’était M. Dulac1 qui apportait une bourriche de la part de Louis Mie2, plus une lettre à toi adressée. Je te dirai plus au long toutes ces choses quand je te verrai. En attendant je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 4.
Transcription de Guy Rosa
1) Fils d’un représentant à l’Assemblée législative, exilé à Jersey.
2) Avocat républicain (1831-1877), ami de Victor Hugo.
[Correspondance]
Paris, 5 janvier [1872], vendredi matin 9 h. ½
Cher bien-aimé, je viens de donner le pas sur mon restitus aux trois lettres que tu [devais ?] à cause de la poste et de la nécessité de faire parvenir tes invitations à temps pour demain. Maintenant que c’est fait, je reviens à mon cher mouton amour. J’espère que tu as, comme moi, passé une bonne nuit malgré la tempête furibonde qui n’a pas cessé de rugir et de vociférer ; on eût dit l’antre des ruraux de Paris après ton élection. À ce propos, nous n’avons plus guère de temps à attendre pour savoir la mesure de [leur force ?]. Lundi nous saurons à quoi nous en tenir. Jusque-là je m’abstiens, ne sachant à quel vote entendre et ce qu’il faut choisir dans l’intérêt de ton repos et de notre bonheur. J’accepte d’avance avec résignation ton élection si elle a lieu comme je le crains et avec joie ta non élection si elle est possible. Autre chose, Suzanne1 n’a que trois cents francs en réserve. Je te le dis pour que tu ne comptes que là-dessus le cas échéant. Comment va le pauvre petit nez de Petite Jeanne ? J’espère que cela ne laissera pas de trace. Je te charge de l’embrasser.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 5.
Transcription de Guy Rosa
1) Suzanne Blanchard, servante de Juliette Drouet depuis 1839.
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 8 janvier [1872], lundi matin 9 h.
Cher grand bien-aimé, loin de t’adresser des condoléances sur ton élection1, je t’envoie au contraire toutes mes tendres félicitations d’avoir échappé à cette lourde tâche qui ne t’aurait laissé ni un moment de repos ni un moment de répit tout le temps que le personnel de cette monstrueuse assemblée serait resté le même. Tout l’honneur de cette candidature par toi acceptée si généreusement te reste et te grandit encore, si tu pouvais être grandi. Quant au triomphe jaune de Vautrain, je doute qu’il en soit bien fier. En somme, le plus attrapé des deux partis qui ont jouté hier n’est pas celui qu’on pense ; et, quant à toi, en particulier, tu as joué à qui perd gagne. Car tu es plus que jamais le glorieux et le tout puissant Victor Hugo, quel que soit le chiffre qu’on mette devant ou derrière ton nom étoilé. C’est aujourd’hui, je crois, que tu achèves la lecture de Ruy Blas à l’Odéon ? Je n’aurais pas mieux demandé que de te conduire jusqu’au théâtre tantôt mais le temps est trop pourri pour que je me risque à cette longue course aujourd’hui. Je suis très contente que tu aies dissipé le nuage Peyrat2 car je persiste plus que jamais à croire à la sincérité de son admiration et de son amitié pour toi. D’ailleurs il te sera plus facile de rallier autour de toi une gauche plus accessible à ta politique de dévouement, d’abnégation et de courage dehors que dedans. Et puis tant pis si je dis des bêtises, c’est pas ma faute, mais c’est ma faute, ma grande faute, ma très grande faute si je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 7
Transcription de Guy Rosa
1) Le 7 janvier 1872, Hugo est battu par 95 900 voix contre 122 435 voix à Vautrain, président du Conseil général.
2) Alphonse Peyrat, journaliste et homme politique (1812-1890). Journaliste à La Presse, spécialisé dans les questions d'histoire, de politique étrangère et de religion, il devient rédacteur en chef de ce journal (dont il a activement soutenu le directeur, Girardin, lors de son incarcération en juin 1848) de 1857 à 1862. Il fonde en 1865 L'Avenir National, journal d'opposition au régime impérial, qu'il dirige jusqu'en 1872. Elu député de la Seine en 1871, il vote avec l'extrême-gauche. Il est élu sénateur en 1876.
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 9 janvier [1872], mardi soir 6 h. ½
Cher adoré, je ne sais pas si j’aurai le temps de finir mon gribouillis mais je tiens à ce que tu saches que je t’aime en dépit de mes tracasseries de ménage et malgré une horrible migraine que j’ai encore. Plus je suis empêchée matériellement, plus je sens le besoin de te donner mon cœur sous sa forme la plus concrète dans ce mot : je t’aime. Madame Lefèvre mère1 sort de chez moi ; elle m’a chargée de te dire ses profondes et toujours croissantes admiration et vénération pour toi. Je crois que tu lui ferais bien plaisir en allant la voir en sortant d’une répétition de Ruy Blas. Moi-même je devrais y aller le plus tôt possible car je lui dois plus qu’une visite à bien les compter. Si tu veux, nous prendrons jour et heure pour cela et nous acquitterons en une fois tout notre arriéré mondain. En attendant, je t’adore sans politesse.
Bnf, Mss, NAF 16393, f. 8
Transcription de Guy Rosa
1) Mère du neveu d’Auguste Vacquerie.
[Théâtre]
Paris, 10 janvier [1872], mercredi soir 6 h.
Journée laborieuse aujourd’hui, mon cher bien aimé, et encore plus dispendieuse. J’ai cru que je ne finirais jamais de donner de l’argent. D’abord pour madame Charles 500 F, pour ton fils qui me demandait 1750 F mais à qui je n’ai donné que 1000 F parce que tu ne m’avais pas dit, ou du moins je n’ai pas compris que tu voulais lui donner cette somme tout à la fois. Demain, si tu le juges à propos, je lui remettrai les 750 F restant. Quant au bois et au charbon, ils ont augmenté comme tu le verras dans la note explicative qui accompagne vos trois factures. J’ai donc eu à payer 256 F 10 au lieu de 244 F 16 c’est à dire 18 en plus sur le total des trois factures. L’huile à brûler aussi a augmenté. Enfin l’argent coule comme de l’eau entre mes mains malgré tous mes efforts pour le retenir. Je t’en donne avis et c’est tout ce que je peux faire, hélas ! J’ai vu Madame Ernest Lefèvre1 ce soir. Elle m’a priée de te dire toutes sortes de belles choses que tu devines sans que je les énumère. Elle m’a annoncé la visite prochaine de Vacquerie qui voudrait te parler pour des affaires de théâtre, probablement. Je sais par Mariette2 que tu n’es pas allé à la répétition aujourd’hui, ce qui ne te fait pas venir plus tôt auprès de moi qui t’aime.
BnF, Mss NAF 16393, f. 9.
Transcription de Guy Rosa
1) Ernest Lefèvre est le neveu d’Auguste Vacquerie.
2) Mariette Leclanche, servante entrée au service de Victor Hugo le 15 février 1868.
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 11 janvier [1872], jeudi matin 8 h. ½
J’espère, mon bien-adoré, que tu dors encore. C’est ce que tu as de mieux à faire par cet horrible temps de pluie et de boue. Je pense avec ennui que tu seras forcé d’aller tantôt à ta répétition au risque de t’enrhumer. Vraiment, c’est n’avoir pas de chance de demeurer si loin du théâtre où on est forcé d’aller quel que soit le temps. Heureusement que tu n’es pas condamné à l’Odéon à perpétuité. J’avais espéré que tu me ferais profiter de temps en temps de ta promenade forcée en t’accompagnant jusqu’à la porte. Mais jusqu’à présent il n’y a pas eu moyen de tenter même de te le demander tant il fait laid dehors.
La première fois que ce sera possible, je t’en ferai la sommation ; ce sera pour moi l’occasion de faire enfin ma visite aux dames Lefèvre1. En attendant, je reste enfermée dans mon coin et dans mes comptes. À ce propos je t’enverrai tantôt celui de tous les bois et de tous les charbons avec mon bonjour le plus tendre : je t’aime.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 10.
Transcription de Guy Rosa
1) Famille d’Auguste Vacquerie.
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 12 janvier [1872], vendredi soir 2 h.
Heureusement, mon cher bien-aimé, tu as eu l’esprit de passer une bonne nuit pendant que j’avais la stupidité de la passer mauvaise.
Cette compensation me suffit de reste pour n’avoir pas le droit de me plaindre. Je n’en demande même jamais d’autre, à savoir que tout ce qui est mal pour moi soit le bien pour toi. À cette condition, vive l’amour et son auguste famille bonheur et joie ! C’est le moment où tu vas à la répétition ? Peut-être es-tu déjà parti ? Je te recommande de bien sécher tes pieds en arrivant au théâtre, de m’être très fidèle et de m’aimer. Autrement, ma tante pas contente vous fichera des bons coups. Je te prie, mon adoré, d’écrire séance tenante, après avoir lu ce gribouillis, à ce pauvre Louis Mie1. Tu es déjà, vu la triste circonstance de la mort de sa femme, très en retard vis-à-vis de lui. Tu sais que je t’adore, ne l’oublie jamais.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 11
Transcription de Guy Rosa
1) Avocat républicain (1831-1877), ami de Victor Hugo.
[Correspondance]
[Éditeur]
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 15 janvier [1872], lundi soir 4 h.
Sois tranquille, mon cher adoré, toutes tes commissions ont été faites en temps et lieu. Ta lettre P. Saint-Victor1 mise à la poste ; les mille francs de Hachette encaissés. Quant à mon rhume, il suit son cours à grands renforts de mouchoirs. Je pense que tu es à la répétition en ce moment-ci même. Tu feras bien, puisque tu dois faire répéter à part Lafontaine2 demain soir chez toi, de dire à Mariette3 de faire un bon feu dans ton cabinet à cette intention-là. Je te dis cela de loin parce que je te vois très peu et presque jamais seul.
Je n’ai vraiment de semblant d’intimité avec toi que dans mes informes gribouillis. Aussi je profite de l’occasion de celui-ci pour te renouveler tous mes tendres remerciements pour l’ineffable bonté que tu as mise à nous lire deux de tes plus sublimes chefs-d’œuvre hier soir. J’espère que tu n’en as pas ressenti de fatigue et que ta nuit a été complètement bonne. En attendant que l’heure soit venue, j’envoie mon âme au-devant de la tienne avec mission de la ramener à moi le plus vite possible.
Bnf, Mss, NAF 16393, f. 14.
Transcription de Guy Rosa
1) Critique et essayiste (1827-1881), proche des romantiques. Auteur, en collaboration avec Théophile Gautier et Arsène Houssaye, de Les Dieux et les demi-dieux de la peinture (1864). Auteur de Hommes et dieux (1867) ; la même année, il participe au Paris-Guide. Le 20 août 1870, Hugo note dans son Carnet : « Si je suis tué et si mes deux fils sont tués, je prie Meurice, Vacquerie et Saint-Victor de publier mes oeuvres inédites, les unes terminées, les autres inachevées ou ébauchées, et de faire ce que feraient mes fils. » À sa mort, Hugo note « Coup violent. J'ai pleuré. » Aux obsèques, Hugo envoie un message, lu par Paul Dalloz (Actes et paroles IV).
2) Interprète de Ruy Blas, dont Hugo n’apprécie pas le jeu.
3) Mariette Leclanche, servante entrée au service de Victor Hugo le 15 février 1868.
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 19 janvier [1872], vendredi soir 4 h.
Est-ce que tu as eu le courage d’aller à ta maussade répétition malgré ce temps hideux, mon pauvre adoré ? Alors je te plains doublement de ta double corvée. Pourvu encore que tu ne t’enrhumes pas dans ces chiennes de conditions de pluie et de mauvais théâtre. Tâche de revenir le plus vite possible auprès de mon feu. Je n’ose pas souhaiter ni petit Georges ni petite Jeanne ce soir à cause du mauvais temps. Leur mère [m’]a fait dire qu’elle ne dînerait pas ici ce soir, ce qui me fait craindre que ton fils ne dîne pas non plus. Il est donc plus que probable que tu en seras réduit à mon tête-à-tête toute la soirée. Mais comme ce n’est pas ma faute, loin de m’en attrister, je m’en réjouis. Décidément je n’y vois goutte ; il faut que je me hâte de te dire pêle-mêle toutes les tendres rabâcheries accumulées dans mon cœur depuis ce matin. J’espère que tu sauras les retrouver dans cet inextricable fouillis de pattes de mouche. Je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 17
Transcription de Guy Rosa
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 20 janvier [1872], samedi soir 5 h.
Cher bien-aimé, ce n’est qu’à présent que le mal de tête commence à me lâcher un peu et j’en profite tout de suite pour te donner signe de vie avant qu’il ne me rempoigne comme il l’a déjà fait à plusieurs reprises depuis ce matin. Et toi, mon grand bien-aimé, comment vas-tu et comme a été ta répétition aujourd’hui ? Je n’ai plus guère de temps à attendre maintenant pour le savoir. Mais j’ai à cœur, d’ici là, de t’apprendre mon secret. Je t’aime. Tu ne le savais pas, je te le révèle, attrapé !
Le bonhomme Robelin1 sort d’ici. Il voulait aller te voir, je lui ai dit que tu ne devais pas être encore de retour de l’Odéon. Il doit venir dîner mardi. Il serait venu plus tôt t’apporter son tribut de joyeuses condoléances de ta non élection2 s’il n’avait pas été forcé d’aller suivre un mauvais procès à Nevers. Tout en causant, je lui ai dit que tu étais très content du talent de sa protégée, ce qui a paru lui faire un grand plaisir. Je voudrais t’en entendre dire autant de tous ceux qui répètent Ruy Blas dans ce moment-ci. En attendant, moi je t’adore à fond de cœur.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 18
Transcription de Guy Rosa
1) Charles Devieur, dit Robelin (1797-1887) : architecte, ami de Victor Hugo.
2) Le 7 janvier 1872, Hugo a été battu par 95 900 voix contre 122 435 voix à Vautrain, président du Conseil général.
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 21 janvier [1872], dimanche matin 8 h.
Dors, mon grand bien-aimé, et ne te réveille que lorsque le soleil viendra tirer ta couverture, c’est-à-dire bien tard car jusqu’à présent il n’a pas encore montré le bout de son nez. C’est peut-être parce qu’il a peur de s’enrhumer par le froid de chien de ce matin ? Quant à moi qui viens d’être vaccinée de ce côté-là, j’ai toutes mes fenêtres ouvertes, telle est ma température. Avec tout cela je ne sais pas de nouvelles de ta répétition d’hier qui m’intéressent pourtant bien autrement que les scènes de ménage de [Thiers ?] avec ses maritornes de village. C’est bête, ch’est chale et cha prend de la place. J’aime mieux la soupe de l’Auvergnat. J’espère que, Meurice aidant, le Mélingue1 répétera comme sur des roulettes et que tous les autres emboîteront le pas avec lui. J’espère encore, et surtout, que la menaçante cabale qu’on te signale avortera avant la première représentation de ton adorable et sublime Ruy Blas, et que tes ennemis en seront encore pour cette fois-ci pour leur longue honte et pour leur profonde infamie. C’est avec cette conviction que j’attends de cœur ferme le jour de la première représentation que j’applaudis d’avance en t’adorant.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 19
Transcription de Guy Rosa
1) Mélingue interprète don César.
[Théâtre]
[Ruy Blas]
[Presse]
Paris, 25 janvier [1872], jeudi matin 8 h.
Mon cher bien-aimé, chaque jour amène pour toi de nouvelles complications dans ta vie domestique, dans ta vie politique et dans ta vie littéraire, témoin le voyage inutile d’Emile Allix1, la prolongation presque certaine de la suspension du Rappel et les chausses trapes de l’Odéon sur les pas de Ruy Blas. Heureusement que ta force, loin d’être diminuée par tous ces guet-apens de la destinée et des hommes, s’accroît dans la même proportion que ton malheur, ton génie et ta gloire. C’est ce qui rassure tous ceux qui, comme moi, souffrent de ta souffrance, t’admirent, t’aiment et te vénèrent. C’est aussi ce qui exaspère jusqu’à la rage et jusqu’à la folie tes odieux et impuissants ennemis. Mais, quoi qu’ils disent et quoi qu’ils fassent, Ruy Blas comme le Rappel sortirons2 de toutes ces embûches plus grands et plus vivants que jamais. Cette prophétie facile à faire m’est soufflée par les cent mille voix qui ont voté pour toi le 7 janvier, et les deux cent mille mains qui ne demandent qu’à applaudir ton chef-d’œuvre seront plus fortes que toutes les cabales. Donc, mon cher adoré bien-aimé, confiance ! confiance ! confiance ! comme disait en son bon temps le citoyen de Girardin3… qui, depuis, mais alors… Et la pauvre Restitus oubliée, qu’est-ce qu’il faut que j’en fasse ? J’ai bien envie de la ficher au feu pour lui apprendre. En attendant l’exécution de cette promesse, je vous aime sans grâce ni pardon.
BnF, Mss NAF 16393 f. 22
Transcription de Guy Rosa
1) Frère du proscrit républicain Jules Allix, et de la cantatrice Augustine Allix, Emile Allix (1836-1911) est un ami de Hugo, et son médecin à Jersey.
2) Volontaire ou non, la faute est amusante et instructive.
3) Emile de Girardin (1806-1881). Patron de presse, fondateur du journal La Presse en 1836, ami de Victor Hugo.
[Théâtre]
[Poésie]
Paris, 261 janvier [1872], vendredi soir 4 h.
J’espère, mon grand piocheur, que tu n’as pas eu l’idée de prendre la clef des champs, ni celle des bois, ni même la clef des amourettes par ce temps de grenouilles et de Gribouilles ! À ce propos je te fais souvenir que ton parapluie est ici.
Tu as dû recevoir sous enveloppe les 300 F pour Charroin que Suzanne devait te remettre en main propre ce matin. Je te fais ce petit rappel pour que tu n’oublies pas au milieu de tous tes embarras de charrettes sans parler de tes nombreux chiens à fouetter.
Dites donc, MÔSIEUR LE POËTE, à quelle étonnante infirmière sont dédiés ces vers galants2 que vous n’avez pas jugé à propos de me faire copier ? Ce petit scrupule de conscience cache probablement une grosse infamie dont mon pauvre vieux cœur aura à souffrir, hélas ! À preuve c’est que le sourire contraint que j’ai tâché d’ébaucher en commençant cette question s’achève dans mes yeux pleins de larmes. J’ai tort d’avoir encore de ces curiosités douloureuses mais j’ai encore plus tort de t’aimer en 1872 avec la même passion ardente et jalouse que j’avais en 1833. Cet anachronisme est plus qu’une faute, c’est un ridicule qu’il est juste que j’expie. Tant pis si je t’aime trop.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 23.
Transcription de Guy Rosa
Lettre publiée par Evelyn Blewer, Juliette Drouet, Lettres à Victor Hugo, Fayard, 2001, p. 326.
1) Le manuscrit indique à tort « 27 janvier ». Le vendredi est le 26 janvier.
2) Evelyn Blewer identifie le poème « Si dans ce grand Paris, ô charmante infirmière… », dans la section Le Moi de Toute la lyre.
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 3 février 1872, samedi matin, 11 h.
Cher bien aimé, je me suis déjà mise à la besogne classification des demandes de places pour la 1ère de Ruy Blas1 et, chemin faisant, le débrouillement de tous tes papiers et de toutes tes lettres. Je n’ai réussi jusqu’à présent qu’à augmenter mon mal de tête jusqu’à l’imbécillité. Je m’arrête pour reprendre haleine avec la pensée de reprendre plus tard quand je serai délivrée de mon rhume. J’espère que tu as passé une bonne nuit et je charge Suzanne de te donner de bonnes nouvelles de la mienne. Peut-être te demanderai-je à sortir un peu pour ma santé qui, je crois, en a le plus grand besoin et pour différentes emplettes nécessaires. En attendant que tu veuilles bien déférer à ma requête je te somme de m’aimer et de n’aimer que moi jusqu’à la mort et après la mort.
BnF, Mss NAF 16393, f. 30
Transcription de Guy Rosa
1) La Première de Ruy Blas aura lieu le 19 février à l’Odéon, avec Sarah Bernhardt (la Reine, Mélingue (don César), Lafontaine, puis Berton (Ruy Blas), Geffroy (Salluste).
[Poésie]
[L’Année terrible]
Paris, 5 février 1872, lundi matin, 9 h.
Tout cœur dehors, mon cher bien-aimé, je t’envoie mon plus tendre bonjour. Comment as-tu passé la nuit ? bien, je l’espère. J’espère aussi que tu ne t’es pas enrhumé en traversant la rue pendant que tu étais encore en sueur. J’attends que Suzanne me rassure à ce sujet car je suis un peu tourmentée. Ce serait une bien triste récompense de ton ineffable bonté et je m’en voudrais de t’avoir laissé partir avant d’être bien sûre qu’il n’y avait aucun danger pour toi à le faire. Enfin, j’espère que Suzanne m’apportera de bonnes nouvelles de toi et de tes chers petits enfants. Grâce à toi, mon grand bien-aimé, la soirée un peu morose, pour différentes causes en dehors de nous, s’est achevée dans l’enthousiasme général pour Paris incendié1. Quel enchanteur tu es, mon cher bien-aimé, de rendre accessible à tous les esprits, même au plus petit comme le mien, ta poésie formidablement sublime et démesurée. Le souffle de ton puissant génie nous emporte sur toutes les cimes inexplorées avant toi. On est confondu de ces hauteurs vertigineuses, on est ébloui et ravi jusqu’à l’extase, on t’adore.
BnF, Mss NAF 16396, f. 32
Transcription de Guy Rosa
1) Poème de L’Année terrible, écrit le 28 juin 1871.
[Poésie]
[L’Année terrible]
Paris, 6 février 1872, mardi soir, 9 h. ½
Journée froide, triste et insipide s’il en fut, mon pauvre bien-aimé, journée de blanchisseuse, c’est tout dire. Je viens de donner campo à mes deux servantes avec commission, chemin faisant, de voir à la ménagère s’il serait possible de retrouver les verres de notre service de table déjà beaucoup trop décomplété. Je profite de ce qu’il n’y a pas de cuisine à faire aujourd’hui pour leur donner quelques heures de grand air. Quant à moi, j’attends ton jour et ton heure ; puisse-t-il venir bientôt, car je souffre un peu de ma réclusion prolongée. Tout à l’heure je vais commencer à copier Choix entre les deux nations1. D’après les premiers vers que j’ai lus, je vois que tu ne nous les as pas lus encore et que je vais en avoir la primeur à moi toute seule, bonne fortune dont je suis bien fière et bien heureuse. J’ai le regret de voir que ce n’est pas long. Aussi je te prie de m’apporter tout de suite tout ce qu’il reste à copier afin que mon bonheur ne chôme pas et que tes imprimeurs n’attendent pas après moi. Je me dépêche pour profiter du reste de jour en te donnant mon cœur au galop de ma plume.
BnF, Mss NAF 16393, f. 33
Transcription de Guy Rosa
1) Poème de L’Année terrible, écrit le 2 janvier 1872.
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 9 février 1872, vendredi matin, 9 h.
Bonjour, mon grand adoré, bonjour, comment vas-tu ce matin ? as-tu bien dormi ? comment va toute ta petite maisonnée ? Je serai bien contente d’apprendre que tout cela est au gré de mon cœur. Comme les anguilles de Melun j’ai crié hier avant que le tonnelier ne m’écorche. Malheureusement embêtement différé n’est pas perdu et je m’attends aujourd’hui à une forte corvée que je troquerais avec empressement contre le bonheur d’une petite promenade avec toi. Pas si bête comme tu vois. Enfin je fais de nécessité vertu et j’attends de pied ferme le brave Dulac avec tout son état-major de metteur en bouteille et son arsenal de bouchons. A propos d’état-major, il va falloir s’occuper sérieusement des demandes de places pour la 1ère de Ruy Blas1 car ce n’est pas une petite affaire de contenter tout le monde, les bons et les pires, les suspects et les sûrs. Quant à moi, je n’ai demandé qu’une petite baignoire de 4 places espérant pouvoir y loger Louis2 et sa femme, mais je crains que la maladie de leurs deux petits enfants ne les empêche de profiter de cette faveur dont il se faisait une si grande joie ! Pauvres enfants, je les regrette et je les plains mais le bon Dieu serait bien gentil de leur permettre de venir en guérissant tout de suite leurs chers petits.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 36
Transcription de Guy Rosa
1) Le 19 février, Ruy Blas sera repris à l’Odéon, avec Sarah Bernhardt (la Reine), Mélingue (don César), Lafontaine, puis Berton (Ruy Blas), Geffroy (Salluste).
2) Louis Koch, neveu de Juliette Drouet, et sa femme Ottilie.
[Poésie]
[Toute la lyre]
Paris, 10 février 1872, samedi soir, 4 h.
Je pensais que Dulac viendrait enfin aujourd’hui, ce qui est cause que je ne t’ai pas écrit ce matin pour avancer un peu les affaires du ménage. Cette précaution ne m’a servi à rien et je suis grosse bonne femme comme devant et ne sachant quel parti prendre. Dans le doute je m’abstiens, mais pas pour longtemps car il paraît que la barrique, posée devant la porte de ma cave, empêche les autres locataires d’entrer dans la leur. Tout cela ne serait rien si le bon Dulac voulait se souvenir qu’il m’a promis de s’occuper de trouver un tonnelier en qui il ait confiance. J’espère qu’il ne peut tarder au-delà d’aujourd’hui et que je serai enfin débarrassée de ce petit souci demain. En attendant, j’ai vu ta ravissante petite Jeanne que Mariette disait souffrante mais qui n’en a pas moins dévoré à belles petites quenottes du bon gigot saignant, du bon raisin, de bonnes oranges et des bons biscuits, ce qui me rassure un peu sur la gravité de son bobo. Puis j’ai copié tes admirables vers à Louise Michel1. Quelle explication tu donnes de cette femme mi partie ange et démon, c’est à vous en faire venir le pétrole à la bouche ! Justification, réhabilitation, consécration, tout est dans tes généreux et sublimes vers et pourtant je ne voudrais pas en mériter la gloire. À chacune ses mérites. Je préfère le mien qui est de t’aimer.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 37
Transcription de Guy Rosa
1) Le poème « Viro major » (Toute la lyre, I, 39), écrit en décembre 1871 et également intitulé « Louise Michel ». À son procès pour sa participation à la Commune, elle revendiqua hautement son action et la peine de mort qui en était la conséquence attendue. On ne sait à quel motif exact attribuer la légère réticence qu’on perçoit chez Juliette non pas envers le poème de son grand bien-aimé mais envers le personnage de la militante.
[Copie]
Paris, 11 février 1872, dimanche, 8 h.
Bonjour, mon bien-aimé adoré, bonjour, comment ta nuit ? bonne je l’espère. Cette pensée me ravigote le cœur et l’âme et me donne des petits revenez-y de printemps en harmonie avec la douceur de la température de ce matin ; et si le bobo de Petite Jeanne est tout à fait parti, je suis capable de m’en payer une journée de première classe. En attendant, j’exerce ma patience à attendre le bon citoyen Dulac qui paraît ne pas se presser beaucoup. Pendant que mes deux servantes sont à la messe, je fais force de voile et de rame pour avancer la besogne dans le cas où on viendrait pour le vin. Au reste, je ne sais pas pourquoi je te ragotte toutes ces choses fastidieuses du ménage qui ne peuvent t’intéresser en rien et qui ne servent qu’à t’ennuyer autant qu’elles m’embêtent moi-même. J’aime mieux te demander de la copie, toujours de la copie, ce qui remplace pour moi l’air, le soleil et me fait prendre ton absence avec un peu plus de patience. Tâche de m’en envoyer un peu par Suzanne tantôt. En attendant je passe en revue dans ma mémoire toutes les merveilles que j’ai déjà copiées et je suis éblouie autant que je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 38.
Transcription de Guy Rosa
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 12 février 1872, lundi matin, 8 h.
Cher bien-aimé, je n’ai pu attendre plus longtemps pour envoyer savoir des nouvelles de Petite Jeanne. Voici ce que la Suzanne de madame Charles a dit à la mienne : la petite mamzelle Jeanne a eu une nuit très agitée mais elle va mieux ce matin. Elle est en ce moment dans le lit de sa maman et le médecin qui est venu hier soir pense que cela ne sera rien. Mariette profite de ce que l’enfant est avec sa mère pour dormir un peu ce matin. Quant à M. V. Hugo, je ne sais pas comment il va ce matin car je ne l’ai pas encore entendu. Tout cela me paraît plutôt rassurant qu’alarmant. Cependant je ne serai vraiment tranquille que lorsque tu m’affirmeras toi-même que ce cher petit ange va mieux et que tu n’as plus d’inquiétude ; en attendant je m’abstiens le plus que je peux de broyer du noir, ce à quoi mon pauvre amour n’est que trop disposé.
C’est aujourd’hui probablement que se décidera la question de l’enchère des places au profit de la libération du territoire le jour de la 1ère représentation de Ruy Blas à l’Odéon1. Entre toi qui désires mettre ton généreux projet à exécution et tes deux amis qui y trouvent les plus grands inconvénients, je ne sais que penser, ce qui doit t’être bien indifférent. Mais je crois que vous ferez bien tous de cuire un peu plus ce projet séduisant avant d’y renoncer ou de l’exécuter. Il est bien regrettable que vous ayez si peu de temps pour cela. Pourvu que Petite Jeanne aille bien et que tu m’aimes, je suis sûre que ton succès ira jusqu’aux étoiles comme mon amour.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 39
Transcription de Guy Rosa
1) Elle aura lieu le 19 février à l’Odéon, avec Sarah Bernhardt (la Reine), Mélingue (don César), Lafontaine, puis Berton (Ruy Blas), Geffroy (Salluste).
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 13 février 1872, mardi gras, 5 h. ½ du soir
Je n’ai pas le courage, mon pauvre bien-aimé, de sourire à ce jour qui se présente pour la trente-neuvième fois dans nos anniversaires fêtés et bénis, en pensant à tous tes deuils depuis l’année dernière1, mais j’éprouve plus que jamais le besoin de te dire que tu es mon amour vénéré et adoré, que je veux vivre et mourir auprès de toi dans ce monde et ressusciter avec toi pour l’éternité. J’ai vu ce pauvre Mie tantôt, qui me paraît bien affecté de la mort de sa femme. Il viendra dîner ce jeudi pour se rencontrer avec Dulac et avec Pelleport. Nous ne serons que le nombre réglementaire, onze, même avec les trois Duverdier parce que Mme Charles et ton fils dîneront en ville ce jour-là. Ce soir Glatigny doit venir avec sa femme. J’aurais autant aimé un autre jour, tant je me sens fatiguée ; mais puisqu’il a choisi ce soir, va pour ce soir. J’ai encore à transcrire avant dîner la liste des demandes pour Ruy Blas2. J’ai à peine le temps de te donner mon cœur.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 40
Transcription de Guy Rosa
1) Principalement la mort de Charles Hugo le 13 mars 1871.
2) Demandes de places pour la première de Ruy Blas à l’Odéon, le 19 février, avec Sarah Bernhardt (la Reine, Mélingue (don César), Lafontaine, puis Berton (Ruy Blas), Geffroy (Salluste).
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 14 février 1872, mercredi matin, 8 h.
Cher bien-aimé, je t’envoie mon bonjour le plus tendre avec le désir ardent que tu aies mieux dormi cette nuit que les trois dernières et que ta chère santé soit tout à fait guérie. J’éprouve en ce moment le soulagement d’être hors de ce sinistre 13 qui revient tous les mois, hélas ! mais qui n’a pas toujours son influence redoutable, heureusement. Nous avons donc encore aujourd’hui un nouveau convive à dîner. Que ta volonté soit faite puisque cela te plaît. Je n’ajoute rien de plus, toute réflexion étant inutile devant ton parti pris de restaurateur universel. Quant à moi je ne m’en plains qu’au point de vue de mes forces qui deviennent de plus en plus insuffisantes. Enfin, j’irai tant que je pourrai. J’ai oublié de dire à M. P. Meurice hier que M. Peyrat priait qu’on envoyât les billets chez lui rue Say 4 et non au bureau de son journal parce qu’ils seraient infailliblement soustraits par les fanatiques de Ruy Blas1. Quel moyen pour faire parvenir à temps cette recommandation à tes amis Vacquerie et Meurice ? that is the question. En attendant ton avis, je t’aime à cœur que veux-tu ?
BnF, Mss, NAF 16393, f. 41-2
Transcription de Guy Rosa
1) La première aura lieu le 19 février à l’Odéon, avec Sarah Bernhardt (la Reine), Mélingue (don César), Lafontaine, puis Berton (Ruy Blas), Geffroy (Salluste).
[Ruy Blas]
Paris, 16 février 1872, vendredi matin, 8 h.
Cher bien-aimé, je n’ose pas te rappeler que tu avais coutume de consacrer chacun des anniversaires de notre amour par un petit mot sur mon livre rouge quand nous étions chez nous et par une petite lettre quand nous étions à l’étranger ; aujourd’hui que nous ne sommes ni à l’étranger, ni chez nous, est-ce une raison pour dédaigner ce cher anniversaire et pour manquer de reconnaissance envers nos trente-neuf ans d’amour ? Pour moi, je ne le sens pas ainsi et c’est à genoux que je le salue et c’est à genoux que je te prie de me donner le certificat de vie et de présence de nos deux cœurs et de nos deux âmes. Plus il y a de malheur et de tristesse autour de nous1, plus le phare d’amour doit briller et rayonner, n’est-ce pas mon grand éprouvé, mon vénéré et sublime martyr ? J’espère que Suzanne me rapportera un bon petit mot bien tendre que je pourrai porter sur mon cœur pendant toute cette journée, 16 février, date à jamais bénie par moi depuis 1833. Pour la fêter sous toutes ses formes, j’irai de soir avec toi à la répétition de Ruy Blas2 et nous souperons ensemble tous les deux chez moi. C’est bien convenu n’est-ce pas ? Je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 43
Transcription de Guy Rosa
1) Mort de Charles Hugo l’année précédente. Adèle, fille de Hugo, vient d’être internée.
2) Première de Ruy Blas à l’Odéon, le 19 février, avec Sarah Bernhardt (la Reine, Mélingue (don César), Lafontaine, puis Berton (Ruy Blas), Geffroy (Salluste).
[Théâtre]
[Ruy Blas]
[Lucrèce Borgia]
Paris, 17 février 1872, samedi matin, 9 h.
Tout ira bien, mon cher bien-aimé, malgré l’insuffisance de quelques uns et les imperfections de quelques autres. Je suis sûre, maintenant que j’ai vu la répétition, que la représentation ira aux nues et que ce sera un succès croissant au fur et à mesure de chaque représentation, comme pour Lucrèce Borgia1. Je ne donne pas les raisons de ma prédiction, mais je les sens et je suis sûre de ne pas me tromper. Hélas ! c’est bien le moins que Dieu fasse diversion un moment aux terribles et douloureux événements qui traversent ta vie publique et privée depuis plus d’un an. Donc, mon cher adoré, honneur et gloire à ton Ruy Blas et apaisement à ton pauvre cœur déchiré. J’espère que tu auras eu quelques heures de sommeil malgré toutes les préoccupations agitantes de cette répétition ? Quant à moi l’excès de fatigue m’a fait dormir comme un plomb jusqu’à tout à l’heure. Il paraît que Guérin et le jeune Jean Aicard sont venus hier soir. Le dernier pour demander les places que j’ai inscrites mais qui sont loin d’être accordées. En ce moment passe maître Bigot, serviette sous le bras, inscrit aussi, lui, et probablement éliminé, du moins j’en ai peur. Que faire pour contenter tout le monde et les autres, les autres surtout ? Enfin, au petit bonheur. Je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 45
Transcription de Guy Rosa
1) Le 2 février 1870, Lucrèce Borgia avait été reprise à la Porte-Saint-Martin avec grand succès. Première de Ruy Blas à l’Odéon, le 19 février, avec Sarah Bernhardt (la Reine), Mélingue (don César), Lafontaine, puis Berton (Ruy Blas), Geffroy (Salluste).
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 18 février 1872, dimanche matin, 9 h.
Bonjour, mon grand bien-aimé. Bonjour, beau jour, bonne nuit, bonheur, succès, voilà ce que m’on cœur t’envoie pêle-mêle avec les bravos de la foule demain soir1. Dans ma petite jugeote je crois qu’il serait inutile, et même imprudent, d’ajourner encore cette représentation si fiévreusement désirée par tout le monde, et par les acteurs eux-mêmes, à l’exception de Lafontaine ; lequel se trompe en croyant se perfectionner à force de tourmenter son rôle et en défaisant le lendemain l’effet qu’il a trouvé la veille. Sans le savoir et sans le vouloir, son mieux est l’ennemi de son bien. Je crois donc que tu feras bien d’en prendre ton parti en passant outre et de ne pas attendre que les autres acteurs déforment leur jeu à force de rabâcher à vide. Je ne me mets pas en peine du compte que tu tiendras de mon avis, que je te donne sans y attacher d’autre importance que de te dire tout ce que je pense au fur et à mesure des idées qui se présentent à moi et qui me sont inspirées par le vif désir que j’ai que le succès de Ruy Blas aille jusqu’aux étoiles, ce qui ne peut pas manquer quoi qu’il arrive. Une chose qui devait m’arriver, malgré ma défense désespérée, c’est l’envahissement plus qu’indiscret de mon domicile par madame [le nom est soigneusement barré] laquelle a trouvé moyen d’en enfoncer la porte hier avec un bouquet monstre, comme elle, qu’elle m’a envoyé pendant que j’étais à la répétition. Décidément cette dame tient à mettre son pied dans mes plats, ce qui me dégoûte fort ; nous en reparlerons quand tu auras le temps. Je t’aime.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 46
Transcription de Guy Rosa
1) Première de Ruy Blas à l’Odéon, le 19 février, avec Sarah Bernhardt (la Reine), Mélingue (don César), Lafontaine, puis Berton (Ruy Blas), Geffroy (Salluste).
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 19 février 1872, lundi soir, 5 h.
Je crois, mon cher bien-aimé, que j’aurai bien de la peine à conserver la pauvre petite loge que tu as eu la bonté de me donner pour ce soir tant la curiosité pour cette première représentation enfièvre tout le monde1. Ainsi voilà que tu me fourres le bonhomme Robelin qui n’est rien moins que sylphe. Pour peu que tu oublies que cette baignoire ne contient que quatre places, la mienne comprise, et que tu en disposes encore, ne fût-ce que pour une seule personne, me voilà forcée de renoncer au plaisir d’assister à cette solennité archi-intéressante. Que ta volonté soit faite, ce n’est pas la première fois que j’aurais fait de nécessité vertu en renonçant à ma part de bonheur. Donc j’en prends mon parti d’avance. À propos, il paraît que la veuve de Mondorf2 a repris ses petites et grandes entrées chez ta belle-fille et chez toi et qu’elle y a déjeuné ce matin. Je viens de la voir passer avec Mme Charles qui lui a montré ma maison du doigt. J’espère qu’on ne m’imposera pas de prendre cette dame en pension, pas même au cachot, car je m’y refuse absolument, dussé-je aller dîner chaque fois qu’on le tenterait au bouillon Duval3. Maintenant que tu es averti c’est à toi d’agir comme tu l’entendras…. Je ne veux ni te gêner ni me sacrifier. Mon amour ne doit pas être un long martyr.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 47
Transcription de Guy Rosa
1) Première de Ruy Blas à l’Odéon, le 19 février, avec Sarah Bernhardt (la Reine, Mélingue (don César), Lafontaine, puis Berton (Ruy Blas), Geffroy (Salluste).
2) Cette personne et difficilement identifiable. D’après Jean Savant (source à manier avec précaution, car pas toujours fiable), il s’agirait de Mme Trigand de la Tour, rencontrée voilée aux Bains de Mondorf le 7 septembre 1871. Elle y était venue exprès pour Victor Hugo, à qui elle aurait demandé sans ambages, quatre jours plus tard, de lui faire un enfant – avant de le revoir à Paris. (Jean Savant, La Vie sentimentale de Victor Hugo, t. 5, Amours & Légendes, Le faune et ses cent nymphes, Hypothèses abusives, Lectures fautives, Chez l'auteur, 1983, p. 60-61). Dans ses Carnets de la guerre et de la Commune, Victor Hugo raconte ses autres rencontres, aux Bains, avec cette femme qu’il dit « séparée » de son mari (Voyages, Bouquins, p. 1183-1185).
3) Grands restaurants bon marché lancés en 1854 par le boucher Pierre-Louis Duval (1811-1870). [Théâtre]
[Ruy Blas]
[Lucrèce Borgia]
Paris, 20 février 1872, mardi matin, 10 h.
Mon cher bien-aimé, j’espère que la soirée de Ruy Blas va nous porter bonheur et faire cesser cet espèce d’état nerveux qui nous rend injustes l’un pour l’autre. Je mets mon amour sous la protection de ton vaillant Ruy Blas1 pour le défendre au besoin contre toi et contre moi. Tu vois, mon bien-aimé, que je t’avais dit la vérité sur le prodigieux et formidable enthousiasme de tous les spectateurs hier. Jamais tu n’[en] as eu et n’en pourras avoir de plus grand. C’était un délire général qui allait crescendo à chaque vers. Ta sublime poésie subjuguait toutes les âmes et on sentait des effluves d’adoration sortant de tous les cœurs. Les tonnerres d’applaudissements étaient si continus et si forts qu’il jaillissait des étincelles électriques de toutes les mains. Décidément l’influence du mois de février est propice aux chefs d’œuvres, à commencer par celui de Lucrèce Borgia de glorieuse et d’immortelle mémoire2. Quant à moi, je sens dans ce mois béni un renouveau d’amour et il me semble que tous mes doux souvenirs refleurissent et parfument mon âme de bonheur. Et je voudrais déposer à tes pieds un bouquet divin.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 48
Transcription de Guy Rosa
1) Première de Ruy Blas à l’Odéon, le 19 février, avec Sarah Bernhardt (la Reine), Mélingue (don César), Lafontaine, puis Berton (Ruy Blas), Geffroy (Salluste).
2) En 1833, la Première de Lucrèce Borgia à la Porte-Saint-Martin eut lieu le 2 février. En 1870, la reprise eut lieu à la date anniversaire.
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 21 février 1872, mercredi soir, 4 h.
Je me tiens à quatre, mon grand bien-aimé, pour ne pas te rabâcher le succès prodigieux de ton admirable Ruy Blas1. Tout ce que je me permets de t’en dire en ce moment c’est que plus je vois et j’entends ce chef d’œuvre, plus je désire l’entendre et le revoir encore. Aussi, si tu veux me faire un grand plaisir, tu me mèneras ce soir à l’Odéon avec toi d’assez bonne heure pour voir commencer la pièce. Car plus j’en verrai et plus je serai [heure ?]. Sans compter qu’il serait peut-être utile que tu voies jusqu’à quel point Mélingue a amélioré son jeu dans cet acte-là. Mais, quelle que soit son insuffisance pour interpréter ce rôle merveilleusement poétique et radieux, le succès n’en peut être diminué ni obscurci, pas plus dans l’esprit du public que dans le coffre-fort du caissier du théâtre. Telle est ma conviction inébranlable.
Dites donc, cher môsieu, il me semble que vous m’avez oubliée dans le partage de vos largesses. Pourquoi cette injustice distributive ? Je vous assure cependant que je ne serais pas autrement fâchée ni humiliée d’être aussi généreusement traitée que Petit Georges et que petite Jeanne. Ce qui m’attriste c’est de compter pour si peu dans vos munificences. Je vous dis cela comme je vous dis tout et puis c’est tout. Vous n’en ferez que ce qu’il vous plaira et je ne vous aimerai pas moins. Telle est ma force.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 49
Transcription de Guy Rosa
1) Première de Ruy Blas à l’Odéon, le 19 février, avec Sarah Bernhardt (la Reine), Mélingue (don César), Lafontaine, puis Berton (Ruy Blas), Geffroy (Salluste).
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 22 février 1872, jeudi matin 9 h.
Bonjour, mon cher bien-aimé, j’espère que tu as comme moi passé une bonne nuit, ce qui m’a fait trouver la matinée charmante quoiqu’un peu froide. Mais cette température étant des plus favorables à la floraison des recettes de Ruy Blas1, loin de m’en plaindre je l’accueille avec joie. Avec d’autant plus de joie que ta dépense augmente tous les jours dans des proportions effrayantes. Je ne parle pas pour ces deux derniers jours où nous n’avons été que nous. Mais cette exception économique ne suffit pas pour rétablir l’équilibre de tout un mois de prodigalité hospitalière. Je te demande pardon d’aboyer si souvent, mais inutilement, hélas ! autour de tes gabelles ; Dieu sait que je ne demanderais pas mieux que de prendre des postures plus belles si je n’avais pas souci de ta tranquillité et de ma responsabilité. Sans compter que j’aimerais bien mieux applaudir ton Ruy Blas tous les soirs que de me fatiguer à découper du veau pour tes affamés. Je me permets ce tas de bons conseils, dont tu ne profiteras pas, en ma qualité d’affreuse compagnonne à laquelle tu ne graisses aucune patte2 et qui t’aime.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 50
Transcription de Guy Rosa
1) Première de Ruy Blas à l’Odéon, le 19 février, avec Sarah Bernhardt (la Reine), Mélingue (don César), Lafontaine, puis Berton (Ruy Blas), Geffroy (Salluste).
2) Souvenir de Ruy Blas IV, 7.
[Presse]
[Le Rappel]
Paris, 27 février 1872, mardi matin, 9 h.
Bonjour, mon cher adoré, bonjour et bonne nouvelle aussi, car j’ai devant les yeux, collée à ton mur, l’affiche du Rappel de couleur verte comme le manteau de Ruy Blas. Ce commencement de réapparition de cet admirable et vaillant journal me fait du bien aux yeux et au cœur comme une espérance d’une vie meilleure pour la France et pour nous1. En attendant, je continue à payer mon tribut au guignon car ma pauvre Henriette est encore plus défigurée et plus souffrante qu’hier et ne peut faire aucun service aujourd’hui. Tout cela m’afflige, m’inquiète et me fatigue au-delà de mon courage et de mes forces et j’arrive le soir à un épuisement complet et presque hébétée et malade. Tu ne t’en aperçois que trop hélas dès qu’arrive la fin de la soirée. Si tu pouvais, sans désobligeance pour tes hôtes, faire qu’ils soient partis à onze heures, au moins pendant le temps de la maladie d’Henriette, tu me rendrais un véritable service à moi et à Suzanne qui, elle aussi, est bien fatiguée. Je te dis cela ici parce que nous ne nous voyons jamais dans la journée. Mais me voici au bout de mon papier et j’ai encore tout mon cœur à te dire.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 54
Transcription de Guy Rosa
1) Le Rappel reparaît le 29.
[Poésie]
[L’Art d’être grand-père]
Paris, 27 février 1872, mardi matin, 10 h. ½
Je profite de l’occasion de Mariette, mon grand petit homme, pour t’envoyer mon gribouillis de rabiot d’hier en même temps que pour te gronder de n’avoir pas bien dormi cette nuit. Ceci est une infraction à nos conventions que tu te permets trop souvent et qui finira par me fâcher tout rouge si tu continuais ; c’est bien le moins que je sois tranquille de ce côté-là et que je me repose et me réconforte en toi mon bien-aimé, ma vie, mon âme. En attendant je retrempe mon courage dans le souvenir des adorables et poignants vers sur Jeanne que tu nous as lus hier1. Les larmes me reviennent aux yeux en y songeant. Quant aux rugissements de lion que tu adresses à sa majesté très prussienne c’est formidablement insolent et dédaigneux et très amusant. En t’écoutant je retrouvais mes forces et je ne sentais plus ma fatigue ni aucune de mes infirmités. Malheureusement tout a une fin et le bonheur ne s’arrête jamais longtemps sur le même cœur. C’est pourquoi j’ai déjà repris mon train-train de misère et de lassitude. Mais je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 55
Transcription de Guy Rosa
1) S’il s’agit de "Ma Jeanne, dont je suis doucement insensé..." (L'Art d'être grand-père, VI, 5) ou de Bruxelles – Nuit du 27 mai (ibid., XI), il faut réviser la datation conjecturée de ces poèmes.
[Poésie]
[L’Année terrible]
[L’Art d’être grand-père]
Paris, 28 février 1872, mercredi matin, 9 h. ½
Bonjour, mon cher adoré, bonjour et bonheur si tu as bien dormi. J’ai voulu copier les vers à l’enfant malade1 au saut du lit et avant toute chose pour être bien sûre que cela serait fait sans retard avant que ma journée soit prise par l’engrenage fastidieux du ménage. J’y suis parvenue tant bien que mal à cause du tremblement nerveux de ma main, mais puisque c’est lisible c’est tout ce qu’il faut à l’imprimeur. J’attends maintenant que tu me donnes ce qui reste à copier de l’Année terrible en te priant de ne pas oublier d’y joindre du papier car je viens d’employer la dernière feuille tout à l’heure. Tout cela mon cher adoré serait inutile à gribouiller si je te voyais seul à seul tous les jours. Mais comme c’est impossible je t’ennuie par correspondance au lieu de le faire en parlotage. Que c’est donc beau, tendre, navrant, grand et doux, la pièce sur Jeanne2. J’en ai encore le cœur serré d’admiration. Heureusement que Dieu a pris pitié de toi et de moi en la faisant forte et rose comme tu la veux. Moi je vous adore tous les deux et je vous bénis.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 56
Transcription de Guy Rosa
1) A l’enfant malade pendant le siège, L’Année terrible, Novembre, X.
2) Il ne s’agit pas d’une autre que celle dont Juliette vient d’achever la copie.
[Presse]
[Le Rappel]
Paris, 29 février 1872, jeudi matin, 9 h.
Bonjour, mon inépuisablement grand, bon et sublime bien-aimé ; bonjour et bonne chance au vaillant Rappel que je guette au passage tant je suis impatiente de le revoir et de reprendre possession de lui1. Maintenant qu’il a fait la longue et dure expérience de la loyauté de ses adversaires et de leur façon de combattre, il faut qu’il se cuirasse d’une triple prudence à l’épreuve de toutes les armes empoisonnées dont on s’est servi contre lui jusqu’à présent et qu’il se garde de leurs traquenards perfides et de leurs pièges à loups dont ils savent faire au besoin des pièges à lions. Ce que j’en dis n’est pas pour lui donner un conseil outrecuidant de ma part et dont il n’a pas besoin, mais parce que je m’intéresse à tout ce qui lui arrive, soit pour m’en attrister, soit pour m’en réjouir. J’espère que tu as passé une bonne nuit et tout ton petit monde aussi. J’attends que Suzanne me rapporte de bonnes nouvelles de vous tous. En attendant je vais doubler la pauvre Henriette dans son service encore aujourd’hui et probablement les jours suivants car je ne vois pas d’amélioration sensible dans son état. Heureusement que je reprends force et courage en t’aimant de toute mon âme.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 57
Transcription de Guy Rosa
1) Le Rappel reparaît ce jour.
Année 1873
[Roman]
[Les Misérables]
Guernesey, 2 avril 1873, mercredi matin 7 h. moins 10 m.
Cher adoré, l'indulgence envers moi-même ne me réussit guère car chaque fois que je m'indulge tu en profites pour te lever dès patron-minette1. La seule consolation que je trouve à cela, c'est de penser que tu as passé une très bonne nuit, ce qui est bien quelque chose. Moi aussi j'ai passé une très bonne nuit, ce qui me rend sans excuse à mes propres yeux cet accès de paresse intempestif. J'ai bien autre chose encore, sinon sur ma conscience, au moins sur les reins, c'est ma patraquerie d'hier soir. Ta bonté, ta complaisance ineffable pour moi et le besoin ardent que j'ai d'être toujours avec toi mériteraient un meilleur outillage que le mien. À part le cœur et l'âme qui n'ont jamais été en meilleur état que maintenant, tout est détraqué et hors d'usage en moi. Pourtant je ne renonce pas encore, je ne renoncerai jamais volontairement à mon doux et glorieux privilège de te suivre pas à pas tant que j'aurai un souffle de vie. Ce soir, après dîner, nous irons, si tu le veux bien, devant nous bras dessus, bras dessous tant que mes jambes pourront me porter. En attendant je reprends force et courage dans mon amour qui lui, est invincible. Je te souris, je te bénis, je t'adore.
BnF, Mss, NAF 16394, f. 89
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette
1) Jeu de mots sur « dès potronminet » (très tôt, dès l'aube, au point du jour) forgé par Hugo dans Les Misérables, où une bande de malfaiteurs prend ce nom.
[Roman]
[Quatrevingt-treize]
Guernesey, 9 avril [1873], mercredi matin 7 h. ½
Bénie soit, mon cher bien-aimé, ta télégraphie joyeuse de ce matin, qui me fait croire à ta bonne nuit et à l’heureux état de ton cœur en ce moment. Puisse-t-elle ne pas me tromper. En attendant l’entière confirmation de cette douce espérance, je t’aime de toutes les forces de mon âme.
Je crois que nous avons bien fait de remettre notre promenade en voiture à demain car il fait sévèrement froid aujourd’hui. Pour ma part je suis tout à fait morfondue. J’ai beau me couvrir, je ne parviens pas à me réchauffer. Toi, pendant ce temps là, tu te verses des torrents d’eau glacée sur le corps et tu fouilles à même Quatrevingt-treize comme si de rien n’était ! La massue d’Hercule n’est qu’une allumette comparée à ta formidable plume ! Pour ma part je suis confondue d’admiration devant la table de multiplication de tes chefs-d’œuvre ! J’attends, non sans impatience, celui auquel tu travailles maintenant et dans lequel tu as enchâssé, comme dans un reliquaire, les deux merveilleux petits portraits de tes deux chers petits anges. Quel bonheur et quel honneur pour moi le jour où tu voudras bien commettre l’indiscrétion de m’en lire quelques pages pour moi toute seule ! Sera-ce bientôt ? Je prie, j’attends, j’espère, je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16394, f. 96
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette
[Théâtre]
[Ruy Blas]
[Roman]
[Notre-Dame de Paris]
Guernesey, 13 avril 1873, dimanche, 7 h. ¾ du m.
Comme toujours, hélas ! j'ai manqué ton entrée en scène mais je me suis rattrapée sur le reste autant que je l'ai pu ; quoiqu'il m'ait singulièrement paru froid et écourté ce matin ; cela tient peut-être à la disposition d'esprit et de cœur où je suis en ce moment-ci ; il en est de l'amour comme de l'estomac, où on a plus d'appétit un jour que l'autre. Il faut bien le croire, autrement cela ne s'expliquerait pas. Donc, mon cher bien-aimé, je reste à l'état d'affamée tant que tu n'auras rien ajouté à ma portion par trop congrue aujourd'hui. Je finirais par faire, si tu n'y prends garde, le pendant du seigneur don Guritan qui reçoit un bonjour, un bonsoir, un mot bien sec et s'en va tout content cette pâture au bec1, toute prosodie gardée, bien entendu. Cette diminution s'explique du reste quand on sait quelle part tu fais de ton cœur dans les régions mitoyennes de ta maison. Seulement il ne faut pas que cela aille, littéralement et moralement, jusqu'à ceci tuera cela2 à moins que ce ne soit ton parti pris de choix, auquel cas je m'incline et même je m'efface.
BnF, Mss, NAF 16394, f. 100
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette
1) Don Guritan est un personnage de Ruy Blas, vieux gentilhomme de cour amoureux de la Reine. La suivante Casilda se moque ainsi de lui: « Il attrape, après un jour d'attente, / Un bonjour, un bonsoir, souvent un mot bien sec, / Et s'en va tout joyeux, cette pâture au bec. » (II, 1, v. 630-632)
2) Titre d'un chapitre de Notre Dame de Paris (V, 2). « Ceci » désigne l'imprimerie tandis que « Cela » désigne la religion et l'art religieux.
[Roman]
[Les Misérables]
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Guernesey, 17 avril 1873, jeudi matin, 7 h. ¼
Cher adoré, je n'ai pu que saluer ton Torchon Radieux qui brillait au plus haut des cieux de ta maison, ce qui me fait espérer que tu as passé une very good nuit et me rend moins désagréable mon chou par trop blanc de ce matin. Je suis restée longtemps au lit par raison et avec la pensée de forcer mon mal de reins à battre en retraite à force de paresse et d'embêtement ; jusqu'ici je n'ai réussi qu'à m'agacer les nerfs chaque fois que j'ai manqué l'occasion de te voir. Ce bénéfice de ma paresse ne me paraît pas suffisant pour persister dans mon ronronnage de commande et je crois que dès demain je le remplacerai par une forte garde en vue de ta maison dès le Patron-minette1, ce sera bien le diable si je ne parviens pas à t'attraper au vol. En attendant je vais envoyer demander la voiture pour tantôt et je te ferai savoir si on peut compter dessus. C'est bête comme tout ce que je te dis là2 mais je t'adore, ce qui est une circonstance atténuante.
BnF, Mss, NAF 16394, f. 105
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette
1) Jeu de mots sur « dès potronminet » (très tôt, dès l'aube, au point du jour) forgé par Hugo dans Les Misérables, où une bande de malfaiteurs prend ce nom.
2) Citation de Ruy Blas: cette phrase est dite par don César au laquais (IV, 3, v. 1704).
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Guernesey, 23 avril [1873], mercredi matin 8 h.
Te voilà enfin, mon cher bien-aimé, rassuré sur l’issue de la maladie de ton pauvre petit Victor1 dont la convalescence est maintenant en bonne voie. De plus tu sais que tes deux chers petits-enfants se portent à merveille, qu’ils n’ont jamais été plus beaux et qu’ils t’aiment de tout leur cher petit cœur. Comme Ruy Blas tu peux dire de Petite Jeanne : J’ai son cœur ! Donc tu marches vivant dans ton rêve étoilé2 ! et moi aussi par contre coup ; car de celle-là, Petite Jeanne, je ne suis pas jalouse et ses innocents petits trépignements de pieds sur mon cœur, loin de lui faire mal, le ravissent ; et mon vieil amour s’accommode trop bien du voisinage de ce jeune et séraphique amour pour lui chercher noise. Il n’en est pas de même de tous les autres ; et plutôt que de les subir, je préfère la mort.
À ce propos, je reviens à mon suprême refuge dans une sainte Perrine quelconque ; le moment approche à grande vitesse pour prendre définitivement ce parti qui n’a été qu’ajourné. Je sens le besoin de laisser reposer ma chrysalide humaine dans le repos et dans l’obscurité jusqu’au jour très prochain de l’éclosion radieuse de mon âme pour l’éternité avec toi.
BnF, Mss, NAF 16394, f. 112
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette
1) François-Victor Hugo mourra de la tuberculose le 26 décembre de la même année.
2) Ruy Blas, dans le monologue qui suit le duo d’amour avec la Reine (III, 4), dit : « Duc d’Olmedo, - l’Espagne à mes pieds, - j’ai son cœur ! / Cet ange, qu’à genoux je contemple et je nomme, / D’un mot me transfigure et me fait plus qu’un homme. / Donc je marche vivant dans mon rêve étoilé ! »
[Roman]
[Les Misérables]
Guernesey 25 avril 1873, vendredi, 8 h. ½ du m.
Il faut convenir, mon cher petit grand homme, que tu as bien choisi ton jour pour inaugurer tes Patron-minette1 ! Les esquimaux eux-mêmes reculeraient devant cette neige printanière qui fait fleurir et reverdir les lumbagos, la goutte, les rhumatismes et les coryza en friche. Quel temps ! Quelle bosse ! Quel rock ! Quel froid ! On est tenté de demander à Dieu : est-ce Pologne ? Est-ce folie ? Si c'est ça qu'il appelle une Lune rousse, merci ! La grande ourse… Blanche serait peut-être plus juste. Quoi qu'il en soit tu t'es levé avant sept heures et très mal à propos puisque je n'étais pas là pour te voir au passage. Aussi je [illis.] et j'ai pas contente. Je le suis d'autant moins que je n'ai pas l'espoir de me rabibocher tantôt dans une douce et forte promenade avec toi. Il ne me reste pour toute compensation que la visite intéressée de la Broisine qui, en échange des écus que je lui compterai, me donnera peut-être de bonnes nouvelles de toi ; c'est quelque chose mais j'ai le front de désirer encore autre chose. On n'est pas parfait. À preuve que je t'adore.
BnF, Mss, NAF 16394, f. 114
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette
1) Jeu de mots sur « dès potronminet » (très tôt, dès l'aube, au point du jour) forgé par Hugo dans Les Misérables, où une bande de malfaiteurs prend ce nom.
[Roman]
[Les Misérables]
[Théâtre]
[Le roi s'amuse]
Guernesey, 26 avril 1873, samedi 8 h. du m.
J'espère, mon adoré, que tu as mis à profit toute ta nuit pour rattraper ton trop fameux Patron-Minette1 d'hier. Cette pensée fait que je ne me tourmente pas ce matin du grand écart qu'il y a entre ton lever d'aujourd'hui et celui d'hier. Quand je dis que je ne m'en tourmente pas c'est une manière de me donner le change à moi-même car je crains au contraire que tes préoccupations de théâtre s'ajoutant à tous les soucis de la vie ne t'aient empêché de dormir. Quant à l'honneur que tu nous fais, à Madame Chenay et à moi, en nous demandant notre avis sur ces questions là, il ne peut aboutir, pour moi du moins, qu'à ceci : devine si tu peux et choisis si tu l'oses entre le volumineux Dumaine et le trop étriqué Coquelin1. Le talent, paraît-il ne manque à aucun d'eux pour bien jouer le rôle de Triboulet, il ne s'agit donc que d'une affaire de goût, de gras ou de maigre dont toi seul est juge. Quant à moi ma fonction de conseilleuse s'arrête là et je t'adore.
BnF, Mss, NAF 16394, f. 115
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette
1) Jeu de mots sur « dès potronminet » (très tôt, dès l'aube, au point du jour) forgé par Hugo dans Les Misérables, où une bande de malfaiteurs prend ce nom.
2) La Porte-Saint-Martin souhaite alors reprendre Le roi s'amuse. Pour le rôle de Triboulet, Hugo hésite entre Dumaine, qui vient de jouer le rôle du marquis de Nangis dans Marion de Lorme, mais qui lui paraît « physiquement impossible », et Coquelin (qui jouera don César pour l'entrée de Ruy Blas à la Comédie-Française en 1879). Hugo se résigne à choisir Dumaine. Il voudrait aussi que Frédérick Lemaître joue Saltabadil. Le 4 juillet, le général Ladmirault, gouverneur de Paris, saisit le prétexte de l'état de siège pour interdire la représentation. À la reprise du Roi s'amuse en 1879, c'est Got qui jouera Triboulet.
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Année 1877
[Presse]
[L’Evénement]
Paris, 9 août 1877, jeudi matin, 10 h.
Je regrette bien, mon grand bien-aimé, de n’avoir pas pu retrouver les numéros de l’Evénement où Catulle Mendès parle de toi dans son feuilleton. Malheureusement Mariette a fait un grand massacre de journaux hier, parmi lesquels, probablement, se trouvent ceux qui t’intéressent. De mon côté je croyais que lorsque tu jetais à terre les journaux, c’est que tu les avais lus. De là le peu de soin que j’en prenais. Une autre fois, je te promets, chaque fois que je rencontrerai ton nom, d’appeler spécialement ton attention sur le fait. Je viens d’envoyer demander chez le portier s’il n’était pas venu de lettre à mon nom de la Belgique en même temps que la tienne ; on a répondu que non, ce qui m’étonne parce qu’ordinairement la Banque belge les envoie toutes les deux le même jour. Quelle bonne petite soirée nous avons passée hier ! Mais comme elle aurait été meilleure encore si les enfants avaient été là ! Enfin, il faut savoir se contenter à moitié quand on ne peut pas faire autrement ; [nom illisible Calorio ?], lui-même, ne pourrait pas faire mieux et moi j’ai de plus que lui que je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16398, f. 215
Transcription de Guy Rosa
[Théâtre]
[Ruy Blas]
Paris, 12 août 1877, dimanche 10 h. ½
Ah ! que je voudrais courir la prétentaine avec toi pendant deux bons mois là-bas à Guernesey, ou ailleurs, n’importe, pourvu qu’on y trouve du ciel bleu, des arbres, des fleurs, des oiseaux. Quant aux bêtes, nous en faisons une telle consommation toute l’année que nous pourrions bien nous en passer pendant quelque temps. « Mais je te dis là des choses, des folies… »1 dont tu ne tiendras aucun compte et pour cause. Mais cela ne m’empêche pas de le désirer, sans l’espérer, et de te le dire pour rabâcher. Autre guitare, tout notre monde, petit et grand, dîne ce soir, plus les trois Vacquerie, Lefèvre, comme c’est convenu pendant les vacances. Quant au bon Lesclide, toi seul peut savoir dans quelle limite tu veux employer son zèle très actif et très fidèle. Roujon m’a parlé hier de son dévouement pour toi dont tu aurais été très touché si tu l’avais entendu. Cher adoré, je suis si heureuse de te savoir aimé, adoré, vénéré, admiré et béni qu’il me semble que c’est ma propre âme.
BnF, Mss, NAF 16398, f. 218
Transcription de Guy Rosa
1) Citation de Ruy Blas, I, 3.
[Poésie]
[Les Rayons et les ombres]
Paris, 25 août 1877, samedi matin, 9 h.
La douce et charmante soirée d’hier, mon grand et ineffable bien-aimé, méritait mieux que la vilaine et méchante nuit que j’ai eue. Heureusement, j’espère que tu vas bien et que tu as dormi pour deux, c’est ce qui me console. Ce qui me ravit et me ravigote au-delà de tout, c’est que petite Jeanne va beaucoup mieux ce matin. Mais comme il n’y a pas de rayon sans ombre1, il n’y a pas non plus de joie sans tristesse ; c’est pourquoi la santé de cette chère petite sera payée par son départ à la campagne demain matin, paraît-il. Enfin, nous saurons qu’elle va bien, qu’elle s’amuse, et nous nous composerons notre bonheur de tout cela pendant son absence et celle de son cher petit frère. Jusqu’à présent il n’y a encore aucune nouvelle de madame Chenay ; peut-être les apportera-t-elle elle-même ; dans tous les cas nous sommes prêts à la recevoir de notre mieux.
Cher bien-aimé, que je t’aime, que tu es bon pour moi et que je suis heureuse de ton amour que je bénis.
BnF, Mss, NAF 16398, f. 231
Transcription de Guy Rosa
1) Surtout pour l’auteur de Les Rayons et les Ombres.