Livre 3. Accomplissement de la promesse faite à la morte

II, 3, 1. La question de l’eau à Montfermeil

Montfermeil est situé entre Livry et Chelles, sur la lisière méridionale de ce haut plateau qui sépare l’Ourcq de la Marne. Aujourd’hui c’est un assez gros bourg orné, toute l’année, de villas en plâtre, et, le dimanche, de bourgeois épanouis. En 1823, il n’y avait à Montfermeil ni tant de maisons blanches ni tant de bourgeois satisfaits. Ce n’était qu’un village dans les bois. On y rencontrait bien çà et là quelques maisons de plaisance du dernier siècle, reconnaissables à leur grand air, à leurs balcons en fer tordu et à ces longues fenêtres dont les petits carreaux font sur le blanc des volets fermés toutes sortes de verts différents. Mais Montfermeil n’en était pas moins un village. Les marchands de drap retirés et les agréés en villégiature ne l’avaient pas encore découvert. C’était un endroit paisible et charmant, qui n’était sur la route de rien; on y vivait à bon marché de cette vie paysanne si abondante et si facile. Seulement l’eau y était rare à cause de l’élévation du plateau.

Il fallait aller la chercher assez loin. Le bout du village qui est du côté de Gagny puisait son eau aux magnifiques étangs qu’il y a là dans les bois; l’autre bout, qui entoure l’église et qui est du côté de Chelles, ne trouvait d’eau potable qu’à une petite source à mi-côte, près de la route de Chelles, à environ un quart d’heure de Montfermeil.

C’était donc une assez rude besogne pour chaque ménage que cet approvisionnement de l’eau. Les grosses maisons, l’aristocratie, la gargote Thénardier en faisait partie, payaient un liard par seau d’eau à un bonhomme dont c’était l’état et qui gagnait à cette entreprise des eaux de Montfermeil environ huit sous par jour. Mais ce bonhomme ne travaillait que jusqu’à sept heures du soir l’été et jusqu’à cinq heures l’hiver, et une fois la nuit venue, une fois les volets des rez-de-chaussée clos, qui n’avait pas d’eau à boire en allait chercher ou s’en passait.

C’était là la terreur de ce pauvre être que le lecteur n’a peut-être pas oublié, de la petite Cosette. On se souvient que Cosette était utile aux Thénardier de deux manières, ils se faisaient payer par la mère et ils se faisaient servir par l’enfant. Aussi quand la mère cessa tout à fait de payer, on vient de lire pourquoi dans les chapitres précédents, les Thénardier gardèrent Cosette. Elle leur remplaçait une servante. En cette qualité, c’était elle qui courait chercher de l’eau quand il en fallait. Aussi l’enfant, fort épouvantée de l’idée d’aller à la source la nuit, avait-elle grand soin que l’eau ne manquât jamais à la maison.

La Noël de l’année 1823 fut particulièrement brillante à Montfermeil. Le commencement de l’hiver avait été doux; il n’avait encore ni gelé ni neigé. Des bateleurs venus de Paris avaient obtenu de M. le maire la permission de dresser leurs baraques dans la grande rue du village, et une bande de marchands ambulants avait, sous la même tolérance, construit ses échoppes sur la place de l’église et jusque dans la ruelle du Boulanger, où était située, on s’en souvient peut-être, la gargote des Thénardier. Cela emplissait les auberges et les cabarets, et donnait à ce petit pays tranquille une vie bruyante et joyeuse. Nous devons même dire, pour être fidèle historien, que parmi les curiosités étalées sur la place, il y avait une ménagerie dans laquelle d’affreux paillasses vêtus de loques et venus on ne sait d’où, montraient en 1823 aux paysans de Montfermeil un de ces effrayants vautours du Brésil que notre Muséum royal ne possède que depuis 1845, et qui ont pour œil une cocarde tricolore. Les naturalistes appellent, je crois, cet oiseau Caracara Polyborus; il est de l’ordre des apicides et de la famille des vautouriens. Quelques bons vieux soldats bonapartistes retirés dans le village allaient voir cette bête avec dévotion. Les bateleurs donnaient la cocarde tricolore comme un phénomène unique et fait exprès par le bon Dieu pour leur ménagerie.

Dans la soirée même de Noël, plusieurs hommes, rouliers et colporteurs, étaient attablés et buvaient autour de quatre ou cinq chandelles dans la salle basse de l’auberge Thénardier. Cette salle ressemblait à toutes les salles de cabaret; des tables, des brocs d’étain, des bouteilles, des buveurs, des fumeurs; peu de lumière, beaucoup de bruit. La date de l’année 1823 était pourtant indiquée par les deux objets à la mode alors dans la classe bourgeoise qui étaient sur une table, savoir un kaléidoscope et une lampe de fer-blanc moiré. La Thénardier surveillait le souper qui rôtissait devant un bon feu clair; le mari Thénardier buvait avec ses hôtes et parlait politique.

Outre les causeries politiques, qui avaient pour objets principaux la guerre d’Espagne et M. le duc d’Angoulême, on entendait dans le brouhaha des parenthèses toutes locales comme celles-ci :

– Du côté de Nanterre et de Suresnes le vin a beaucoup donné. Où l’on comptait sur dix pièces on en a eu douze. Cela a beaucoup juté sous le pressoir. – Mais le raisin ne devait pas être mûr? – Dans ces pays-là il ne faut pas qu’on vendange mûr. Si l’on vendange mûr, le vin tourne au gras sitôt le printemps. – C’est donc tout petit vin? – C’est des vins encore plus petits que par ici. Il faut qu’on vendange vert.

Etc. –

Ou bien, c’était un meunier qui s’écriait :

– Est-ce que nous sommes responsables de ce qu’il y a dans les sacs? Nous y trouvons un tas de petites graines que nous ne pouvons pas nous amuser à éplucher, et qu’il faut bien laisser passer sous les meules; c’est l’ivraie, c’est la luzette, la nielle, la vesce, la gaverolle, le chènevis, la queue-de-renard, et une foule d’autres drogues, sans compter les cailloux qui abondent dans de certains blés, surtout dans les blés bretons. Je n’ai pas l’amour de moudre du blé breton, pas plus que les scieurs de long de scier des poutres où il y a des clous. Jugez de la mauvaise poussière que tout cela fait dans le rendement. Après quoi on se plaint de la farine. On a tort. La farine n’est pas notre faute.

Dans un entre-deux de fenêtres, un faucheur, attablé avec un propriétaire qui faisait prix pour un travail de prairie à faire au printemps, disait :

– Il n’y a point de mal que l’herbe soit mouillée. Elle se coupe mieux. La rousée est bonne, monsieur. C’est égal, cette herbe-là, votre herbe, est jeune et bien difficile encore. Que voilà qui est si tendre, que voilà qui plie devant la planche de fer.

Etc. – 

Cosette était à sa place ordinaire, assise sur la traverse de la table de cuisine près de la cheminée. Elle était en haillons, elle avait ses pieds nus dans des sabots, et elle tricotait à la lueur du feu des bas de laine destinés aux petites Thénardier. Un tout jeune chat jouait sous les chaises. On entendait rire et jaser dans une pièce voisine deux fraîches voix d’enfants; c’était Eponine et Azelma.

Au coin de la cheminée, un martinet était suspendu à un clou.

Par intervalles, le cri d’un très jeune enfant, qui était quelque part dans la maison, perçait au milieu du bruit du cabaret. C’était un petit garçon que la Thénardier avait eu un des hivers précédents, – «sans savoir pourquoi, disait-elle. Effet du froid. « – et qui était âgé d’un peu plus de trois ans. La mère l’avait nourri, mais ne l’aimait pas. Quand la clameur acharnée du mioche devenait trop importune : – Ton fils piaille, disait Thénardier, va donc voir ce qu’il veut. – Bah! répondait la mère, il m’ennuie. – Et le petit abandonné continuait de crier dans les ténèbres.

II, 3, 2. Deux portraits complétés

On n’a encore aperçu dans ce livre les Thénardier que de profil; le moment est venu de tourner autour de ce couple et de le regarder sous toutes ses faces.

Thénardier venait de dépasser ses cinquante ans; madame Thénardier touchait à la quarantaine, qui est la cinquantaine de la femme; de façon qu’il y avait équilibre d’âge entre la femme et le mari.

Les lecteurs ont peut-être, dès sa première apparition, conservé quelque souvenir de cette Thénardier grande, blonde, rouge, grasse, charnue, carrée, énorme et agile; elle tenait, nous l’avons dit, de la race de ces sauvagesses colosses qui se cambrent dans les foires avec des pavés pendus à leur chevelure. Elle faisait tout dans le logis, les lits, les chambres, la lessive, la cuisine, la pluie, le beau temps, le diable. Elle avait pour tout domestique Cosette; une souris au service d’un éléphant. Tout tremblait au son de sa voix, les vitres, les meubles et les gens. Son large visage, criblé de taches de rousseur, avait l’aspect d’une écumoire. Elle avait de la barbe. C’était l’idéal d’un fort de la halle habillé en fille. Elle jurait splendidement; elle se vantait de casser une noix d’un coup de poing. Sans les romans qu’elle avait lus, et qui, par moments, faisaient bizarrement reparaître la mijaurée sous l’ogresse, jamais l’idée ne fût venue à personne de dire d’elle : c’est une femme. Cette Thénardier était comme le produit de la greffe d’une donzelle sur une poissarde. Quand on l’entendait parler, on disait : C’est un gendarme; quand on la regardait boire, on disait : C’est un charretier; quand on la voyait manier Cosette, on disait : C’est le bourreau. Au repos, il lui sortait de la bouche une dent.

Le Thénardier était un homme petit, maigre, blême, anguleux, osseux, chétif, qui avait l’air malade et qui se portait à merveille, sa fourberie commençait là. Il souriait habituellement par précaution, et était poli à peu près avec tout le monde, même avec le mendiant auquel il refusait un liard. Il avait le regard d’une fouine et la mine d’un homme de lettres. Il ressemblait beaucoup aux portraits de l’abbé Delille. Sa coquetterie consistait à boire avec les rouliers. Personne n’avait jamais pu le griser. Il fumait dans une grosse pipe. Il portait une blouse et sous sa blouse un vieil habit noir. Il avait des prétentions à la littérature et au matérialisme. Il y avait des noms qu’il prononçait souvent, pour appuyer les choses quelconques qu’il disait, Voltaire, Raynal, Parny, et, chose bizarre, saint Augustin. Il affirmait avoir «un système». Du reste fort escroc. Un filousophe. Cette nuance existe. On se souvient qu’il prétendait avoir servi; il contait avec quelque luxe qu’à Waterloo, étant sergent dans un 6e ou un 9e léger quelconque, il avait, seul contre un escadron de hussards de la Mort, couvert de son corps et sauvé à travers la mitraille «un général dangereusement blessé». De là, venait, pour son mur, sa flamboyante enseigne, et, pour son auberge, dans le pays, le nom de «cabaret du sergent de Waterloo». Il était libéral, classique et bonapartiste. Il avait souscrit pour le champ d’Asile. On disait dans le village qu’il avait étudié pour être prêtre.

Nous croyons qu’il avait simplement étudié en Hollande pour être aubergiste. Ce gredin de l’ordre composite était, selon les probabilités, quelque flamand de Lille en Flandre, français à Paris, belge à Bruxelles, commodément à cheval sur deux frontières. Sa prouesse à Waterloo, on la connaît. Comme on voit, il l’exagérait un peu. Le flux et le reflux, le méandre, l’aventure, était l’élément de son existence; conscience déchirée entraîne vie décousue; et vraisemblablement, à l’orageuse époque du 18 juin 1815, Thénardier appartenait à cette variété de cantiniers maraudeurs dont nous avons parlé, battant l’estrade, vendant à ceux-ci, volant ceux-là, et roulant en famille, homme, femme et enfants, dans quelque carriole boiteuse, à la suite des troupes en marche, avec l’instinct de se rattacher toujours à l’armée victorieuse. Cette campagne faite, ayant, comme il disait, «du quibus», il était venu ouvrir gargote à Montfermeil.

Ce quibus, composé des bourses et des montres, des bagues d’or et des croix d’argent, récoltées au temps de la moisson dans les sillons ensemencés de cadavres, ne faisait pas un gros total et n’avait pas mené bien loin ce vivandier passé gargotier.

Thénardier avait ce je ne sais quoi de rectiligne dans le geste qui, avec un juron, rappelle la caserne, et avec un signe de croix, le séminaire. Il était beau parleur. Il se laissait croire savant. Néanmoins, le maître d’école avait remarqué qu’il faisait – «des cuirs». Il composait la carte à payer des voyageurs avec supériorité, mais des yeux exercés y trouvaient parfois des fautes d’orthographe. Thénardier était sournois, gourmand, flâneur et habile. Il ne dédaignait pas ses servantes, ce qui faisait que sa femme n’en avait plus. Cette géante était jalouse. Il lui semblait que ce petit homme maigre et jaune devait être l’objet de la convoitise universelle.

Thénardier, par-dessus tout, homme d’astuce et d’équilibre, était un coquin du genre tempéré. Cette espèce est la pire; l’hypocrisie s’y mêle.

Ce n’est pas que Thénardier ne fût dans l’occasion capable de colère au moins autant que sa femme; mais cela était très rare, et dans ces moments-là, comme il en voulait au genre humain tout entier, comme il avait en lui une profonde fournaise de haine, comme il était de ces gens qui se vengent perpétuellement, qui accusent tout ce qui passe devant eux de tout ce qui est tombé sur eux, et qui sont toujours prêts à jeter sur le premier venu, comme légitime grief, le total des déceptions, des banqueroutes et des calamités de leur vie, comme tout ce levain se soulevait en lui et lui bouillonnait dans la bouche et dans les yeux, il était épouvantable. Malheur à qui passait sous sa fureur alors!

Outre toutes ses autres qualités, Thénardier était attentif et pénétrant, silencieux ou bavard à l’occasion, et toujours avec une haute intelligence. Il avait quelque chose du regard des marins accoutumés à cligner des yeux dans les lunettes d’approche. Thénardier était un homme d’état.

Tout nouveau venu qui entrait dans la gargote disait en voyant la Thénardier : Voilà le maître de la maison. Erreur. Elle n’était même pas la maîtresse. Le maître et la maîtresse, c’était le mari. Elle faisait, il créait. Il dirigeait tout par une sorte d’action magnétique invisible et continuelle. Un mot lui suffisait, quelquefois un signe; le mastodonte obéissait. Le Thénardier était pour la Thénardier, sans qu’elle s’en rendît trop compte, une espèce d’être particulier et souverain. Elle avait les vertus de sa façon d’être; jamais, eût-elle été en dissentiment sur un détail avec «monsieur Thénardier», hypothèse du reste inadmissible, elle n’eût donné publiquement tort à son mari, sur quoi que ce soit. Jamais elle n’eût commis «devant des étrangers» cette faute que font si souvent les femmes, et qu’on appelle en langage parlementaire : découvrir la couronne. Quoique leur accord n’eût pour résultat que le mal, il y avait de la contemplation dans la soumission de la Thénardier à son mari. Cette montagne de bruit et de chair se mouvait sous le petit doigt de ce despote frêle. C’était, vu par son côté nain et grotesque, cette grande chose universelle : l’adoration de la matière pour l’esprit; car de certaines laideurs ont leur raison d’être dans les profondeurs mêmes de la beauté éternelle. Il y avait de l’inconnu dans Thénardier; de là l’empire absolu de cet homme sur cette femme. A de certains moments, elle le voyait comme une chandelle allumée; dans d’autres, elle le sentait comme une griffe.

Cette femme était une créature formidable qui n’aimait que ses enfants et ne craignait que son mari. Elle était mère parce qu’elle était mammifère. Du reste, sa maternité s’arrêtait à ses filles, et, comme on le verra, ne s’étendait pas jusqu’aux garçons. Lui, l’homme, n’avait qu’une pensée : s’enrichir.

Il n’y réussissait point. Un digne théâtre manquait à ce grand talent. Thénardier à Montfermeil se ruinait, si la ruine est possible à zéro; en Suisse ou dans les Pyrénées, ce sans-le-sou serait devenu millionnaire. Mais où le sort attache l’aubergiste, il faut qu’il broute.

On comprend que le mot aubergiste est employé ici dans un sens restreint, et qui ne s’étend pas à une classe entière.

En cette même année 1823, Thénardier était endetté d’environ quinze cents francs de dettes criardes, ce qui le rendait soucieux.

Quelle que fût envers lui l’injustice opiniâtre de la destinée, le Thénardier était un des hommes qui comprenaient le mieux, avec le plus de profondeur et de la façon la plus moderne, cette chose qui est une vertu chez les peuples barbares et une marchandise chez les peuples civilisés, l’hospitalité. Du reste braconnier admirable et cité pour son coup de fusil. Il avait un certain rire froid et paisible qui était particulièrement dangereux.

Ses théories d’aubergiste jaillissaient quelquefois de lui par éclairs. Il avait des aphorismes professionnels qu’il insérait dans l’esprit de sa femme. – « Le devoir de l’aubergiste, lui disait-il un jour violemment et à voix basse, c’est de vendre au premier venu du fricot, du repos, de la lumière, du feu, des draps sales, de la bonne, des puces, du sourire; d’arrêter les passants, de vider les petites bourses et d’alléger honnêtement les grosses, d’abriter avec respect les familles en route, de râper l’homme, de plumer la femme, d’éplucher l’enfant; de coter la fenêtre ouverte, la fenêtre fermée, le coin de la cheminée, le fauteuil, la chaise, le tabouret, l’escabeau, le lit de plume, le matelas et la botte de paille; de savoir de combien l’ombre use le miroir et de tarifer cela, et, par les cinq cent mille diables, de faire tout payer au voyageur, jusqu’aux mouches que son chien mange!»

Cet homme et cette femme, c’était ruse et rage mariés ensemble, attelage hideux et terrible.

Pendant que le mari ruminait et combinait, la Thénardier, elle, ne pensait pas aux créanciers absents, n’avait souci d’hier ni de demain, et vivait avec emportement, toute dans la minute.

Tels étaient ces deux êtres. Cosette était entre eux, subissant leur double pression, comme une créature qui serait à la fois broyée par une meule et déchiquetée par une tenaille. L’homme et la femme avaient chacun une manière différente; Cosette était rouée de coups, cela venait de la femme; elle allait pieds nus l’hiver; cela venait du mari.

Cosette montait, descendait, lavait, brossait, frottait, balayait, courait, trimait, haletait, remuait des choses lourdes, et, toute chétive, faisait les grosses besognes. Nulle pitié; une maîtresse farouche, un maître venimeux. La gargote Thénardier était comme une toile où Cosette était prise et tremblait. L’idéal de l’oppression était réalisé par cette domesticité sinistre. C’était quelque chose comme la mouche servante des araignées.

La pauvre enfant, passive, se taisait.

Quand elles se trouvent ainsi, dès l’aube, toutes petites, toutes nues, parmi les hommes, que se passe-t-il dans ces âmes qui viennent de quitter Dieu?

II, 3, 3. Il faut du vin aux hommes et de l’eau aux chevaux

Il était arrivé quatre nouveaux voyageurs.

Cosette songeait tristement; car, quoiqu’elle n’eût que huit ans, elle avait déjà tant souffert qu’elle rêvait avec l’air lugubre d’une vieille femme.

Elle avait la paupière noire d’un coup de poing que la Thénardier lui avait donné, ce qui faisait de temps en temps dire à la Thénardier : – Est-elle laide avec son pochon sur l’œil!

Cosette pensait donc qu’il était nuit, très nuit, qu’il avait fallu remplir à l’improviste les pots et les carafes dans les chambres des voyageurs survenus, et qu’il n’y avait plus d’eau dans la fontaine.

Ce qui la rassurait un peu, c’est qu’on ne buvait pas beaucoup d’eau dans la maison Thénardier. Il ne manquait pas là de gens qui avaient soif; mais c’était de cette soif qui s’adresse plus volontiers au broc qu’à la cruche. Qui eût demandé un verre d’eau parmi ces verres de vin eût semblé un sauvage à tous ces hommes. Il y eut pourtant un moment où l’enfant trembla; la Thénardier souleva le couvercle d’une casserole qui bouillait sur le fourneau, puis saisit un verre et s’approcha vivement de la fontaine. Elle tourna le robinet, l’enfant avait levé la tête et suivait tous ses mouvements. Un maigre filet d’eau coula du robinet et remplit le verre à moitié. – Tiens, dit-elle, il n’y a plus d’eau! puis elle eut un moment de silence. L’enfant ne respirait pas.

– Bah, reprit la Thénardier en examinant le verre à demi plein, il y en aura assez comme cela.

Cosette se remit à son travail, mais pendant plus d’un quart d’heure elle sentit son cœur sauter comme un gros flocon dans sa poitrine.

Elle comptait les minutes qui s’écoulaient ainsi, et eût bien voulu être au lendemain matin.

De temps en temps, un des buveurs regardait dans la rue et s’exclamait : – Il fait noir comme dans un four! – ou : – Il faut être chat pour aller dans la rue sans lanterne à cette heure-ci! – Et Cosette tressaillait.

Tout à coup, un des marchands colporteurs logés dans l’auberge entra, et dit d’une voix dure :

– On n’a pas donné à boire à mon cheval.

– Si fait vraiment, dit la Thénardier.

– Je vous dis que non, la mère, reprit le marchand.

Cosette était sortie de dessous la table.

– Oh! si! monsieur! dit-elle, le cheval a bu, il a bu dans le seau, plein le seau, et même que c’est moi qui lui ai porté à boire, et je lui ai parlé.

Cela n’était pas vrai. Cosette mentait.

– En voilà une qui est grosse comme le poing et qui ment gros comme la maison, s’écria le marchand. Je te dis qu’il n’a pas bu, petite drôlesse! Il a une manière de souffler quand il n’a pas bu, que je connais bien.

Cosette persista, et ajouta d’une voix enrouée par l’angoisse et qu’on entendait à peine :

– Et même qu’il a bien bu!

– Allons, reprit le marchand avec colère, ce n’est pas tout ça, qu’on donne à boire à mon cheval et que cela finisse!

Cosette rentra sous la table.

– Au fait, c’est juste, dit la Thénardier, si cette bête n’a pas bu, il faut qu’elle boive.

Puis, regardant autour d’elle :

– Eh bien, où est donc cette autre?

Elle se pencha et découvrit Cosette blottie à l’autre bout de la table, presque sous les pieds des buveurs.

– Vas-tu venir? cria la Thénardier.

Cosette sortit de l’espèce de trou où elle s’était cachée. La Thénardier reprit :

– Mademoiselle Chien-faute-de-nom, va porter à boire à ce cheval.

– Mais, madame, dit Cosette faiblement, c’est qu’il n’y a pas d’eau.

La Thénardier ouvrit toute grande la porte de la rue :

– Eh bien, va en chercher!

Cosette baissa la tête, et alla prendre un seau vide qui était au coin de la cheminée.

Ce seau était plus grand qu’elle, et l’enfant aurait pu s’asseoir dedans et y tenir à l’aise.

La Thénardier se remit à son fourneau, et goûta avec une cuillère de bois ce qui était dans la casserole, tout en grommelant :

– Il y en a à la source. Ce n’est pas plus malin que ça. Je crois que j’aurais mieux fait de passer mes oignons.

Puis elle fouilla dans un tiroir où il y avait des sous, du poivre et des échalotes.

– Tiens, mamselle Crapaud, ajouta-t-elle, en revenant tu prendras un gros pain chez le boulanger. Voilà une pièce-quinze-sous.

Cosette avait une petite poche de côté à son tablier; elle prit la pièce sans dire un mot, et la mit dans cette poche.

Puis elle resta immobile, le seau à la main, la porte ouverte devant elle. Elle semblait attendre qu’on vînt à son secours.

– Va donc! cria la Thénardier.

Cosette sortit. La porte se referma.

II, 3, 4. Entrée en scène d’une poupée

La file de boutiques en plein vent qui partait de l’église se développait, on s’en souvient, jusqu’à l’auberge Thénardier. Ces boutiques, à cause du passage prochain des bourgeois allant à la messe de minuit, étaient toutes illuminées de chandelles brûlant dans des entonnoirs de papier, ce qui, comme le disait le maître d’école de Montfermeil attablé en ce moment chez Thénardier, faisait « un effet magique ». En revanche, on ne voyait pas une étoile au ciel.

La dernière de ces baraques, établie précisément en face de la porte des Thénardier, était une boutique de bimbeloterie, toute reluisante de clinquants, de verroteries et de choses magnifiques en fer-blanc. Au premier rang, et en avant, le marchand avait placé, sur un fond de serviettes blanches, une immense poupée haute de près de deux pieds qui était vêtue d’une robe de crêpe rose avec des épis d’or sur la tête et qui avait de vrais cheveux et des yeux en émail. Tout le jour, cette merveille avait été étalée à l’ébahissement des passants de moins de dix ans, sans qu’il se fût trouvé à Montfermeil une mère assez riche, ou assez prodigue, pour la donner à son enfant. Eponine et Azelma avaient passé des heures à la contempler, et Cosette elle-même, furtivement, il est vrai, avait osé la regarder.

Au moment où Cosette sortit, son seau à la main, si morne et si accablée qu’elle fût, elle ne put s’empêcher de lever les yeux sur cette prodigieuse poupée, vers la dame, comme elle l’appelait. La pauvre enfant s’arrêta pétrifiée. Elle n’avait pas encore vu cette poupée de près. Toute cette boutique lui semblait un palais; cette poupée n’était pas une poupée, c’était une vision. C’était la joie, la splendeur, la richesse, le bonheur, qui apparaissaient dans une sorte de rayonnement chimérique à ce malheureux petit être englouti si profondément dans une misère funèbre et froide. Cosette mesurait avec cette sagacité naïve et triste de l’enfance l’abîme qui la séparait de cette poupée. Elle se disait qu’il fallait être reine ou au moins princesse pour avoir une « chose » comme cela. Elle considérait cette belle robe rose, ces beaux cheveux lisses, et elle pensait : Comme elle doit être heureuse, cette poupée-là! Ses yeux ne pouvaient se détacher de cette boutique fantastique. Plus elle regardait, plus elle s’éblouissait. Elle croyait voir le paradis. Il y avait d’autres poupées derrière la grande qui lui paraissaient des fées et des génies. Le marchand qui allait et venait au fond de sa baraque lui faisait un peu l’effet d’être le Père éternel.

Dans cette adoration, elle oubliait tout, même la commission dont elle était chargée. Tout à coup, la voix rude de la Thénardier la rappela à la réalité : – Comment, péronnelle, tu n’es pas partie! Attends! je vais à toi! Je vous demande un peu ce qu’elle fait là! Petit monstre, va!

La Thénardier avait jeté un coup d’œil dans la rue et aperçu Cosette en extase.

Cosette s’enfuit emportant son seau et faisant les plus grands pas qu’elle pouvait.

II, 3, 5. La petite toute seule

Comme l’auberge Thénardier était dans cette partie du village qui est près de l’église, c’était à la source du bois du côté de Chelles que Cosette devait aller puiser de l’eau.

Elle ne regarda plus un seul étalage de marchand. Tant qu’elle fut dans la ruelle du Boulanger et dans les environs de l’église, les boutiques illuminées éclairaient le chemin, mais bientôt la dernière lueur de la dernière baraque disparut. La pauvre enfant se trouva dans l’obscurité. Elle s’y enfonça. Seulement, comme une certaine émotion la gagnait, tout en marchant elle agitait le plus qu’elle pouvait l’anse du seau. Cela faisait un bruit qui lui tenait compagnie.

Plus elle cheminait, plus les ténèbres devenaient épaisses. Il n’y avait plus personne dans les rues. Pourtant, elle rencontra une femme qui se retourna en la voyant passer, et qui resta immobile, marmottant entre ses lèvres : Mais où peut donc aller cet enfant? Est-ce que c’est un enfant-garou? Puis la femme reconnut Cosette. – Tiens, dit-elle, c’est l’Alouette!

Cosette traversa ainsi le labyrinthe de rues tortueuses et désertes qui termine du côté de Chelles le village de Montfermeil. Tant qu’elle eut des maisons et même seulement des murs des deux côtés de son chemin, elle alla assez hardiment. De temps en temps, elle voyait le rayonnement d’une chandelle à travers la fente d’un volet, c’était de la lumière et de la vie, il y avait là des gens, cela la rassurait. Cependant, à mesure qu’elle avançait, sa marche se ralentissait comme machinalement. Quand elle eut passé l’angle de la dernière maison, Cosette s’arrêta. Aller au delà de la dernière boutique avait été difficile; aller plus loin que la dernière maison, cela devenait impossible. Elle posa le seau à terre, plongea sa main dans ses cheveux et se mit à se gratter lentement la tête, geste propre aux enfants terrifiés et indécis. Ce n’était plus Montfermeil, c’étaient les champs. L’espace noir et désert était devant elle. Elle regarda avec désespoir cette obscurité où il n’y avait plus personne, où il y avait des bêtes, où il y avait peut-être des revenants. Elle regarda bien, et elle entendit les bêtes qui marchaient dans l’herbe, et elle vit distinctement les revenants qui remuaient dans les arbres. Alors elle ressaisit le seau, la peur lui donnait de l’audace : – Bah! dit-elle, je lui dirai qu’il n’y avait plus d’eau! – Et elle rentra résolument dans Montfermeil.

A peine eut-elle fait cent pas qu’elle s’arrêta encore, et se remit à se gratter la tête. Maintenant, c’était la Thénardier qui lui apparaissait; la Thénardier hideuse avec sa bouche d’hyène et la colère flamboyante dans les yeux. L’enfant jeta un regard lamentable en avant et en arrière. Que faire? que devenir? où aller? Devant elle le spectre de la Thénardier; derrière elle tous les fantômes de la nuit et des bois. Ce fut devant la Thénardier qu’elle recula. Elle reprit le chemin de la source et se mit à courir. Elle sortit du village en courant, elle entra dans le bois en courant, ne regardant plus rien, n’écoutant plus rien. Elle n’arrêta sa course que lorsque la respiration lui manqua, mais elle n’interrompit point sa marche. Elle allait devant elle, éperdue.

Tout en courant elle avait envie de pleurer.

Le frémissement nocturne de la forêt l’enveloppait tout entière. Elle ne pensait plus, elle ne voyait plus. L’immense nuit faisait face à ce petit être. D’un côté, toute l’ombre; de l’autre, un atome.

Il n’y avait que sept ou huit minutes de la lisière du bois à la source. Cosette connaissait le chemin pour l’avoir fait plusieurs fois le jour. Chose étrange, elle ne se perdit pas. Un reste d’instinct la conduisait vaguement. Elle ne jetait cependant les yeux ni à droite ni à gauche, de crainte de voir des choses dans les branches et dans les broussailles. Elle arriva ainsi à la source.

C’était une étroite cuve naturelle creusée par l’eau dans un sol glaiseux, profonde d’environ deux pieds, entourée de mousses et de ces grandes herbes gaufrées qu’on appelle collerettes de Henri IV, et pavée de quelques grosses pierres. Un ruisseau s’en échappait avec un petit bruit tranquille.

Cosette ne prit pas le temps de respirer. Il faisait très noir, mais elle avait l’habitude de venir à cette fontaine. Elle chercha de la main gauche dans l’obscurité un jeune chêne incliné sur la source qui lui servait ordinairement de point d’appui, rencontra une branche, s’y suspendit, se pencha et plongea le seau dans l’eau. Elle était dans un moment si violent que ses forces étaient triplées. Pendant qu’elle était ainsi penchée, elle ne fît pas attention que la poche de son tablier se vidait dans la source. La pièce de quinze sous tomba dans l’eau. Cosette ne la vit ni ne l’entendit tomber. Elle retira le seau presque plein et le posa sur l’herbe.

Cela fait, elle s’aperçut qu’elle était épuisée de lassitude. Elle eût bien voulu repartir tout de suite; mais l’effort de remplir le seau avait été tel qu’il lui fut impossible de faire un pas. Elle fut bien forcée de s’asseoir. Elle se laissa tomber sur l’herbe et y demeura accroupie.

Elle ferma les yeux, puis elle les rouvrit, sans savoir pourquoi, mais ne pouvant faire autrement.

A côté d’elle l’eau agitée dans le seau faisait des cercles qui ressemblaient à des serpents de feu blanc.

Au-dessus de sa tête, le ciel était couvert de vastes nuages noirs qui étaient comme des pans de fumée. Le tragique masque de l’ombre semblait se pencher vaguement sur cet enfant.

Jupiter se couchait dans les profondeurs. L’enfant regardait d’un œil égaré cette grosse étoile qu’elle ne connaissait pas et qui lui faisait peur. La planète, en effet, était en ce moment très près de l’horizon et traversait une épaisse couche de brume qui lui donnait une rougeur horrible. La brume, lugubrement empourprée, élargissait l’astre. On eût dit une plaie lumineuse.

Un vent froid soufflait de la plaine. Le bois était ténébreux, sans aucun froissement de feuilles, sans aucune de ces vagues et fraîches lueurs de l’été. De grands branchages s’y dressaient affreusement. Des buissons chétifs et difformes sifflaient dans les clairières. Les hautes herbes fourmillaient sous la bise comme des anguilles. Les ronces se tordaient comme de longs bras armés de griffes cherchant à prendre des proies. Quelques bruyères sèches, chassées par le vent, passaient rapidement et avaient l’air de s’enfuir avec épouvante devant quelque chose qui arrivait. De tous les côtés il y avait des étendues lugubres.

L’obscurité est vertigineuse. Il faut à l’homme de la clarté. Quiconque s’enfonce dans le contraire du jour se sent le cœur serré. Quand l’œil voit noir, l’esprit voit trouble. Dans l’éclipse, dans la nuit, dans l’opacité fuligineuse, il y a de l’anxiété, même pour les plus forts. Nul ne marche seul la nuit dans la forêt sans tremblement. Ombres et arbres, deux épaisseurs redoutables. Une réalité chimérique apparaît dans la profondeur indistincte. L’inconcevable s’ébauche à quelques pas de vous avec une netteté spectrale. On voit flotter, dans l’espace ou dans son propre cerveau, on ne sait quoi de vague et d’insaisissable comme les rêves des fleurs endormies. Il y a des attitudes farouches sur l’horizon. On aspire les effluves du grand vide noir. On a peur et envie de regarder derrière soi. Les cavités de la nuit, les choses devenues hagardes, des profils taciturnes qui se dissipent quand on avance, des échevellements obscurs, des touffes irritées, des flaques livides, le lugubre reflété dans le funèbre, l’immensité sépulcrale du silence, les êtres inconnus possibles, des penchements de branches mystérieux, d’effrayants torses d’arbres, de longues poignées d’herbes frémissantes, on est sans défense contre tout cela. Pas de hardiesse qui ne tressaille et qui ne sente le voisinage de l’angoisse. On éprouve quelque chose de hideux comme si l’âme s’amalgamait à l’ombre. Cette pénétration des ténèbres est inexprimablement sinistre dans un enfant.

Les forêts sont des apocalypses; et le battement d’ailes d’une petite âme fait un bruit d’agonie sous leur voûte monstrueuse.

Sans se rendre compte de ce qu’elle éprouvait, Cosette se sentait saisir par cette énormité noire de la nature. Ce n’était plus seulement de la terreur qui la gagnait, c’était quelque chose de plus terrible même que la terreur. Elle frissonnait. Les expressions manquent pour dire ce qu’avait d’étrange ce frisson qui la glaçait jusqu’au fond du cœur. Son œil était devenu farouche. Elle croyait sentir qu’elle ne pourrait peut-être pas s’empêcher de revenir là à la même heure le lendemain.

Alors, par une sorte d’instinct, pour sortir de cet état singulier qu’elle ne comprenait pas, mais qui l’effrayait, elle se mit à compter à haute voix un, deux, trois, quatre, jusqu’à dix, et, quand elle eut fini, elle recommença. Cela lui rendit la perception vraie des choses qui l’entouraient. Elle sentit le froid à ses mains qu’elle avait mouillées en puisant de l’eau. Elle se leva. La peur lui était revenue, une peur naturelle et insurmontable. Elle n’eut plus qu’une pensée, s’enfuir; s’enfuir à toutes jambes, à travers bois, à travers champs, jusqu’aux maisons, jusqu’aux fenêtres, jusqu’aux chandelles allumées. Son regard tomba sur le seau qui était devant elle. Tel était l’effroi que lui inspirait la Thénardier qu’elle n’osa pas s’enfuir sans le seau d’eau. Elle saisit l’anse à deux mains. Elle eut de la peine à soulever le seau.

Elle fit ainsi une douzaine de pas, mais le seau était plein, il était lourd, elle fut forcée de le reposer à terre. Elle respira un instant, puis elle enleva l’anse de nouveau, et se remit à marcher, cette fois un peu plus longtemps. Mais il fallut s’arrêter encore. Après quelques secondes de repos, elle repartit. Elle marchait penchée en avant, la tête baissée, comme une vieille; le poids du seau tendait et roidissait ses bras maigres; l’anse de fer achevait d’engourdir et de geler ses petites mains mouillées; de temps en temps elle était forcée de s’arrêter, et chaque fois qu’elle s’arrêtait l’eau froide qui débordait du seau tombait sur ses jambes nues. Cela se passait au fond d’un bois, la nuit, en hiver, loin de tout regard humain; c’était un enfant de huit ans; il n’y avait que Dieu en ce moment qui voyait cette chose triste.

Et sans doute sa mère, hélas!

Car il est des choses qui font ouvrir les yeux aux mortes dans leur tombeau.

Elle soufflait avec une sorte de râlement douloureux; des sanglots lui serraient la gorge, mais elle n’osait pas pleurer, tant elle avait peur de la Thénardier, même loin. C’était son habitude de se figurer toujours que la Thénardier était là.

Cependant elle ne pouvait pas faire beaucoup de chemin de la sorte, et elle allait bien lentement. Elle avait beau diminuer la durée des stations et marcher entre chaque le plus longtemps possible. Elle pensait avec angoisse qu’il lui faudrait plus d’une heure pour retourner ainsi à Montfermeil et que la Thénardier la battrait. Cette angoisse se mêlait à son épouvante d’être seule dans le bois la nuit. Elle était harassée de fatigue et n’était pas encore sortie de la forêt. Parvenue près d’un vieux châtaignier qu’elle connaissait, elle fit une dernière halte plus longue que les autres pour se bien reposer, puis elle rassembla toutes ses forces, reprit le seau et se remit à marcher courageusement. Cependant le pauvre petit être désespéré ne put s’empêcher de s’écrier : O mon Dieu! mon Dieu!

En ce moment, elle sentit tout à coup que le seau ne pesait plus rien. Une main, qui lui parut énorme, venait de saisir l’anse et la soulevait vigoureusement. Elle leva la tête. Une grande forme noire, droite et debout, marchait auprès d’elle dans l’obscurité. C’était un homme qui était arrivé derrière elle et qu’elle n’avait pas entendu venir. Cet homme, sans dire un mot, avait empoigné l’anse du seau qu’elle portait.

Il y a des instincts pour toutes les rencontres de la vie. L’enfant n’eut pas peur.

II, 3, 6. Qui peut-être prouve l’intelligence de Boulatruelle

Dans l’après-midi de cette même journée de Noël 1823, un homme se promena assez longtemps dans la partie la plus déserte du boulevard de l’Hôpital à Paris. Cet homme avait l’air de quelqu’un qui cherche un logement, et semblait s’arrêter de préférence aux plus modestes maisons de cette lisière délabrée du faubourg Saint-Marceau.

On verra plus loin que cet homme avait en effet loué une chambre dans ce quartier isolé.

Cet homme, dans son vêtement comme dans toute sa personne, réalisait le type de ce qu’on pourrait nommer le mendiant de bonne compagnie, l’extrême misère combinée avec l’extrême propreté. C’est là un mélange assez rare qui inspire aux cœurs intelligents ce double respect qu’on éprouve pour celui qui est très pauvre et pour celui qui est très digne. Il avait un chapeau rond fort vieux et fort brossé, une redingote râpée jusqu’à la corde en gros drap jaune d’ocre, couleur qui n’avait rien de trop bizarre à cette époque, un grand gilet à poches de forme séculaire, des culottes noires devenues grises aux genoux, des bas de laine noire et d’épais souliers à boucles de cuivre. On eût dit un ancien précepteur de bonne maison revenu de l’émigration. A ses cheveux tout blancs, à son front ridé, à ses lèvres livides, à son visage où tout respirait l’accablement et la lassitude de la vie, on lui eût supposé beaucoup plus de soixante ans. A sa démarche ferme, quoique lente, à la vigueur singulière empreinte dans tous ses mouvements, on lui en eût donné à peine cinquante. Les rides de son front étaient bien placées, et eussent prévenu en sa faveur quelqu’un qui l’eût observé avec attention. Sa lèvre se contractait avec un pli étrange, qui semblait sévère et qui était humble. Il y avait au fond de son regard on ne sait quelle sérénité lugubre. Il portait de la main gauche un petit paquet noué dans un mouchoir; de la droite il s’appuyait sur une espèce de bâton coupé dans une haie. Ce bâton avait été travaillé avec quelque soin, et n’avait pas trop méchant air; on avait tiré parti des nœuds, et on lui avait figuré un pommeau de corail avec de la cire rouge; c’était un gourdin, et cela semblait une canne.

Il y a peu de passants sur ce boulevard, surtout l’hiver. Cet homme, sans affectation pourtant, paraissait les éviter plutôt que les chercher.

A cette époque le roi Louis XVIII allait presque tous les jours à Choisy-le-Roi. C’était une de ses promenades favorites. Vers deux heures, presque invariablement, on voyait la voiture et la cavalcade royale passer ventre à terre sur le boulevard de l’Hôpital.

Cela tenait lieu de montre et d’horloge aux pauvresses du quartier qui disaient : – Il est deux heures, le voilà qui s’en retourne aux Tuileries.

Et les uns accouraient, et les autres se rangeaient; car un roi qui passe, c’est toujours un tumulte. Du reste l’apparition et la disparition de Louis XVIII faisaient un certain effet dans les rues de Paris. Cela était rapide, mais majestueux. Ce roi impotent avait le goût du grand galop; ne pouvant marcher, il voulait courir; ce cul-de-jatte se fût fait volontiers traîner par l’éclair. Il passait, pacifique et sévère, au milieu des sabres nus. Sa berline massive, toute dorée, avec de grosses branches de lys peintes sur les panneaux, roulait bruyamment. A peine avait-on le temps d’y jeter un coup d’œil. On voyait dans l’angle du fond à droite, sur des coussins capitonnés de satin blanc, une face large, ferme et vermeille, un front frais poudré à l’oiseau royal, un œil fier, dur et fin, un sourire de lettré, deux grosses épaulettes à torsades flottantes sur un habit bourgeois, la Toison d’or, la croix de Saint-Louis, la croix de la Légion d’honneur, la plaque d’argent du Saint-Esprit, un gros ventre et un large cordon bleu; c’était le roi. Hors de Paris, il tenait son chapeau à plumes blanches sur ses genoux emmaillottés de hautes guêtres anglaises; quand il rentrait dans la ville, il mettait son chapeau sur sa tête, saluant peu. Il regardait froidement le peuple, qui le lui rendait. Quand il parut pour la première fois dans le quartier Saint-Marceau, tout son succès fut ce mot d’un faubourien à son camarade : «C’est ce gros-là qui est le gouvernement.»

Cet infaillible passage du roi à la même heure était donc l’événement quotidien du boulevard de l’Hôpital.

Le promeneur à la redingote jaune n’était évidemment pas du quartier, et probablement pas de Paris, car il ignorait ce détail. Lorsqu’à deux heures la voiture royale, entourée d’un escadron de gardes du corps galonnés d’argent, déboucha sur le boulevard, après avoir tourné la Salpêtrière, il parut surpris et presque effrayé. Il n’y avait que lui dans la contre-allée, il se rangea vivement derrière un angle de mur d’enceinte, ce qui n’empêcha pas M. le duc d’Havré de l’apercevoir. M. le duc d’Havré, comme capitaine des gardes de service ce jour-là, était assis dans la voiture vis-à-vis du roi. Il dit à sa majesté : Voilà un homme d’assez mauvaise mine. Des gens de police, qui éclairaient le passage du roi, le remarquèrent également; l’un d’eux reçut l’ordre de le suivre. Mais l’homme s’enfonça dans les petites rues solitaires du faubourg, et comme le jour commençait à baisser, l’agent perdit sa trace, ainsi que cela est constaté par un rapport adressé le soir même à M. le comte Anglès, ministre d’Etat, préfet de police.

Quand l’homme à la redingote jaune eut dépisté l’agent, il doubla le pas, non sans s’être retourné bien des fois pour s’assurer qu’il n’était pas suivi. A quatre heures un quart, c’est-à-dire à la nuit close, il passait devant le théâtre de la porte Saint-Martin où l’on donnait ce jour-là les deux Forçats. Cette affiche, éclairée par les réverbères du théâtre, le frappa, car, quoiqu’il marchât vite, il s’arrêta pour la lire. Un instant après, il était dans le cul-de-sac de la Planchette, et il entrait au Plat d’étain, où était alors le bureau de la voiture de Lagny. Cette voiture partait à quatre heures et demie. Les chevaux étaient attelés, et les voyageurs, appelés par le cocher, escaladaient en hâte le haut escalier de fer du coucou.

L’homme demanda :

– Avez-vous une place?

– Une seule, à côté de moi, sur le siège, dit le cocher.

– Je la prends.

– Montez.

Cependant, avant de partir, le cocher jeta un coup d’œil sur le costume médiocre du voyageur, sur la petitesse de son paquet, et se fit payer.

– Allez-vous jusqu’à Lagny? demanda le cocher.

– Oui, dit l’homme.

Le voyageur paya jusqu’à Lagny.

On partit. Quand on eut passé la barrière, le cocher essaya de nouer la conversation, mais le voyageur ne répondait que par monosyllabes. Le cocher prit le parti de siffler et de jurer après ses chevaux.

Le cocher s’enveloppa dans son manteau. Il faisait froid. L’homme ne paraissait pas y songer. On traversa ainsi Gournay et Neuilly-sur-Marne.

Vers six heures du soir on était à Chelles. Le cocher s’arrêta pour laisser souffler ses chevaux, devant l’auberge à rouliers installée dans les vieux bâtiments de l’abbaye royale.

– Je descends ici, dit l’homme.

Il prit son paquet et son bâton, et sauta à bas de la voiture.

Un instant après, il avait disparu.

Il n’était pas entré dans l’auberge.

Quand, au bout de quelques minutes, la voiture repartit pour Lagny, elle ne le rencontra pas dans la grande rue de Chelles.

Le cocher se tourna vers les voyageurs de l’intérieur.

– Voilà, dit-il, un homme qui n’est pas d’ici, car je ne le connais pas. Il a l’air de n’avoir pas le sou; cependant il ne tient pas à l’argent; il paye pour Lagny, et il ne va que jusqu’à Chelles. Il est nuit, toutes les maisons sont fermées, il n’entre pas à l’auberge, et on ne le retrouve plus. Il s’est donc enfoncé dans la terre.

L’homme ne s’était pas enfoncé dans la terre, mais il avait arpenté en hâte dans l’obscurité la grande rue de Chelles; puis il avait pris à gauche avant d’arriver à l’église le chemin vicinal qui mène à Montfermeil, comme quelqu’un qui eût connu le pays et qui y fût déjà venu.

Il suivit ce chemin rapidement. A l’endroit où il est coupé par l’ancienne route bordée d’arbres qui va de Gagny à Lagny, il entendit venir des passants. Il se cacha précipitamment dans un fossé, et y attendit que les gens qui passaient se fussent éloignés. La précaution était d’ailleurs presque superflue, car, comme nous l’avons déjà dit, c’était une nuit de décembre très noire. On voyait à peine deux ou trois étoiles au ciel.

C’est à ce point-là que commence la montée de la colline. L’homme ne rentra pas dans le chemin de Montfermeil; il prit à droite, à travers champs, et gagna à grands pas le bois.

Quand il fut dans le bois, il ralentit sa marche, et se mit à regarder soigneusement tous les arbres, avançant pas à pas, comme s’il cherchait et suivait une route mystérieuse connue de lui seul. Il y eut un moment où il parut se perdre et où il s’arrêta indécis. Enfin il arriva, de tâtonnements en tâtonnements, à une clairière où il y avait un monceau de grosses pierres blanchâtres. Il se dirigea vivement vers ces pierres et les examina avec attention à travers la brume de la nuit, comme s’il les passait en revue. Un gros arbre, couvert de ces excroissances qui sont les verrues de la végétation, était à quelques pas du tas de pierres. Il alla à cet arbre, et promena sa main sur l’écorce du tronc, comme s’il cherchait à reconnaître et à compter toutes les verrues.

Vis-à-vis de cet arbre, qui était un frêne, il y avait un châtaignier malade d’une décortication, auquel on avait mis pour pansement une bande de zinc clouée. Il se haussa sur la pointe des pieds et toucha cette bande de zinc.

Puis il piétina pendant quelque temps sur le sol dans l’espace compris entre l’arbre et les pierres, comme quelqu’un qui s’assure que la terre n’a pas été fraîchement remuée.

Cela fait, il s’orienta et reprit sa marche à travers le bois.

C’était cet homme qui venait de rencontrer Cosette.

En cheminant par le taillis dans la direction de Montfermeil, il avait aperçu cette petite ombre qui se mouvait avec un gémissement, qui déposait un fardeau à terre, puis le reprenait, et se remettait à marcher. Il s’était approché et avait reconnu que c’était un tout jeune enfant chargé d’un énorme seau d’eau. Alors il était allé à l’enfant, et avait pris silencieusement l’anse du seau.

II, 3, 7. Cosette côte à côte dans l’ombre avec l’inconnu

Cosette, nous l’avons dit, n’avait pas eu peur.

L’homme lui adressa la parole. Il parlait d’une voix grave et presque basse.

– Mon enfant, c’est bien lourd pour vous ce que vous portez là.

Cosette leva la tête et répondit :

– Oui, monsieur.

– Donnez, reprit l’homme. Je vais vous le porter.

Cosette lâcha le seau. L’homme se mit à cheminer près d’elle.

– C’est très lourd, en effet, dit-il entre ses dents. Puis il ajouta :

– Petite, quel âge as-tu?

– Huit ans, monsieur.

– Et viens-tu de loin comme cela?

– De la source qui est dans le bois.

– Et est-ce loin où tu vas?

– A un bon quart d’heure d’ici.

L’homme resta un moment sans parler, puis il dit brusquement :

– Tu n’as donc pas de mère?

– Je ne sais pas, répondit l’enfant.

Avant que l’homme eût eu le temps de reprendre la parole, elle ajouta :

– Je ne crois pas. Les autres en ont. Moi, je n’en ai pas.

Et après un silence, elle reprit :

– Je crois que je n’en ai jamais eu.

L’homme s’arrêta, il posa le seau à terre, se pencha et mit ses deux mains sur les deux épaules de l’enfant, faisant effort pour la regarder et voir son visage dans l’obscurité.

La figure maigre et chétive de Cosette se dessinait vaguement à la lueur livide du ciel.

– Comment t’appelles-tu? dit l’homme.

– Cosette.

L’homme eut comme une secousse électrique. Il la regarda encore, puis il ôta ses mains de dessus les épaules de Cosette, saisit le seau, et se remit à marcher.

Au bout d’un instant, il demanda :

– Petite, où demeures-tu?

– A Montfermeil, si vous connaissez.

– C’est là que nous allons?

– Oui, monsieur.

Il fit encore une pause, puis recommença :

– Qui est-ce donc qui t’a envoyée à cette heure chercher de l’eau dans le bois?

– C’est madame Thénardier.

L’homme repartit d’un son de voix qu’il voulait s’efforcer de rendre indifférent, mais où il y avait pourtant un tremblement singulier :

– Qu’est-ce qu’elle fait, ta madame Thénardier?

– C’est ma bourgeoise, dit l’enfant. Elle tient l’auberge.

– L’auberge? dit l’homme. Eh bien, je vais aller y loger cette nuit. – Conduis-moi.

– Nous y allons, dit l’enfant.

L’homme marchait assez vite. Cosette le suivait sans peine. Elle ne sentait plus la fatigue. De temps en temps, elle levait les yeux vers cet homme avec une sorte de tranquillité et d’abandon inexprimables. Jamais on ne lui avait appris à se tourner vers la providence et à prier. Cependant elle sentait en elle quelque chose qui ressemblait à de l’espérance et à de la joie et qui s’en allait vers le ciel.

Quelques minutes s’écoulèrent. L’homme reprit :

– Est-ce qu’il n’y a pas de servante chez madame Thénardier?

– Non, monsieur.

– Est-ce que tu es seule?

– Oui, monsieur.

Il y eut encore une interruption. Cosette éleva la voix :

– C’est-à-dire il y a deux petites filles.

– Quelles petites filles?

– Ponine et Zelma.

L’enfant simplifiait de la sorte les noms romanesques chers à la Thénardier.

– Qu’est-ce que c’est que Ponine et Zelma?

– Ce sont les demoiselles de madame Thénardier. Comme qui dirait ses filles.

– Et que font-elles, celles-là?

– Oh! dit l’enfant, elles ont de belles poupées, des choses où il y a de l’or, tout plein d’affaires. Elles jouent, elles s’amusent.

– Toute la journée?

– Oui, monsieur.

– Et toi?

– Moi, je travaille.

– Toute la journée?

L’enfant leva ses grands yeux où il y avait une larme qu’on ne voyait pas à cause de la nuit, et répondit doucement :

– Oui, monsieur.

Elle poursuivit après un intervalle de silence :

– Des fois, quand j’ai fini l’ouvrage et qu’on veut bien, je m’amuse aussi.

– Comment t’amuses-tu?

– Comme je peux. On me laisse. Mais je n’ai pas beaucoup de joujoux. Ponine et Zelma ne veulent pas que je joue avec leurs poupées. Je n’ai qu’un petit sabre en plomb, pas plus long que ça.

L’enfant montrait son petit doigt.

– Et qui ne coupe pas?

– Si, monsieur, dit l’enfant, ça coupe la salade et les têtes de mouches.

Ils atteignirent le village; Cosette guida l’étranger dans les rues. Ils passèrent devant la boulangerie, mais Cosette ne songea pas au pain qu’elle devait rapporter. L’homme avait cessé de lui faire des questions et gardait maintenant un silence morne. Quand ils eurent laissé l’église derrière eux, l’homme voyant toutes ces boutiques en plein vent, demanda à Cosette :

– C’est donc la foire ici?

– Non, monsieur, c’est Noël.

Comme ils approchaient de l’auberge, Cosette lui toucha le bras timidement :

– Monsieur?

– Quoi, mon enfant?

– Nous voilà tout près de la maison.

– Eh bien?

– Voulez-vous me laisser reprendre le seau à présent?

– Pourquoi?

– C’est que si madame voit qu’on me l’a porté, elle me battra.

L’homme lui remit le seau. Un instant après, ils étaient à la porte de la gargote.

II, 3, 8. Désagrément de recevoir chez soi un pauvre qui est peut-être un riche

Cosette ne put s’empêcher de jeter un regard de côté à la grande poupée toujours étalée chez le bimbelotier, puis elle frappa. La porte s’ouvrit. La Thénardier parut une chandelle à la main.

– Ah! c’est toi, petite gueuse! Dieu merci, tu y as mis le temps! elle se sera amusée, la drôlesse!

– Madame, dit Cosette toute tremblante, voilà un monsieur qui vient loger.

La Thénardier remplaça bien vite sa mine bourrue par sa grimace aimable, changement à vue propre aux aubergistes, et chercha avidement des yeux le nouveau venu.

– C’est monsieur? dit-elle.

– Oui, madame, répondit l’homme en portant la main à son chapeau.

Les voyageurs riches ne sont pas si polis. Ce geste et l’inspection du costume et du bagage de l’étranger que la Thénardier passa en revue d’un coup d’œil firent évanouir la grimace aimable et reparaître la mine bourrue. Elle reprit sèchement :

– Entrez, bonhomme.

Le « bonhomme » entra. La Thénardier lui jeta un second coup d’œil, examina particulièrement sa redingote qui était absolument râpée et son chapeau qui était un peu défoncé, et consulta d’un hochement de tête, d’un froncement de nez et d’un clignement d’yeux, son mari, lequel buvait toujours avec les rouliers. Le mari répondit par cette imperceptible agitation de l’index qui, appuyée du gonflement des lèvres, signifie en pareil cas : débine complète. Sur ce, la Thénardier s’écria :

– Ah çà, brave homme, je suis bien fâchée, mais c’est que je n’ai plus de place.

– Mettez-moi où vous voudrez, dit l’homme, au grenier, à l’écurie. Je payerai comme si j’avais une chambre.

– Quarante sous.

– Quarante sous. Soit.

– A la bonne heure.

– Quarante sous! dit un roulier bas à la Thénardier, mais ce n’est que vingt sous.

– C’est quarante sous pour lui, répliqua la Thénardier du même ton. Je ne loge pas des pauvres à moins.

– C’est vrai, ajouta le mari avec douceur, ça gâte une maison d’y avoir de ce monde-là.

Cependant l’homme, après avoir laissé sur un banc son paquet et son bâton, s’était assis à une table où Cosette s’était empressée de poser une bouteille de vin et un verre. Le marchand qui avait demandé le seau d’eau était allé lui-même le porter à son cheval. Cosette avait repris sa place sous la table de cuisine et son tricot.

L’homme, qui avait à peine trempé ses lèvres dans le verre de vin qu’il s’était versé, considérait l’enfant avec une attention étrange.

Cosette était laide. Heureuse, elle eût peut-être été jolie. Nous avons déjà esquissé cette petite figure sombre. Cosette était maigre et blême. Elle avait près de huit ans; on lui en eût donné à peine six. Ses grands yeux enfoncés dans une sorte d’ombre étaient presque éteints à force d’avoir pleuré. Les coins de sa bouche avaient cette courbe de l’angoisse habituelle, qu’on observe chez les condamnés et chez les malades désespérés. Ses mains étaient, comme sa mère l’avait deviné, « perdues d’engelures ». Le feu qui l’éclairait en ce moment faisait saillir les angles de ses os et rendait sa maigreur affreusement visible. Comme elle grelottait toujours, elle avait pris l’habitude de serrer ses deux genoux l’un contre l’autre. Tout son vêtement n’était qu’un haillon qui eût fait pitié l’été et qui faisait horreur l’hiver. Elle n’avait sur elle que de la toile trouée; pas un chiffon de laine. On voyait sa peau çà et là, et l’on y distinguait partout des taches bleues ou noires qui indiquaient les endroits où la Thénardier l’avait touchée. Ses jambes nues étaient rouges et grêles. Le creux de ses clavicules était à faire pleurer. Toute la personne de cette enfant, son allure, son attitude, le son de sa voix, ses intervalles entre un mot et l’autre, son regard, son silence, son moindre geste, exprimaient et traduisaient une seule idée : la crainte.

La crainte était répandue sur elle; elle en était pour ainsi dire couverte; la crainte ramenait ses coudes contre ses hanches, retirait ses talons sous ses jupes, lui faisait tenir le moins de place possible, ne lui laissait de souffle que le nécessaire, et était devenue ce qu’on pourrait appeler son habitude de corps, sans variation possible que d’augmenter. Il y avait au fond de sa prunelle un coin étonné où était la terreur.

Cette crainte était telle qu’en arrivant, toute mouillée comme elle était, Cosette n’avait pas osé s’aller sécher au feu et s’était remise silencieusement à son travail.

L’expression du regard de cette enfant de huit ans était habituellement si morne et parfois si tragique qu’il semblait, à de certains moments, qu’elle fût en train de devenir une idiote ou un démon.

Jamais, nous l’avons dit, elle n’avait su ce que c’est que prier, jamais elle n’avait mis le pied dans une église. – Est-ce que j’ai le temps? disait la Thénardier.

L’homme à la redingote jaune ne quittait pas Cosette des yeux.

Tout à coup la Thénardier s’écria :

– A propos! et ce pain?

Cosette, selon sa coutume toutes les fois que la Thénardier élevait la voix, sortit bien vite de dessous la table.

Elle avait complètement oublié ce pain. Elle eut recours à l’expédient des enfants toujours effrayés. Elle mentit.

– Madame, le boulanger était fermé.

– Il fallait cogner.

– J’ai cogné, madame.

– Eh bien?

– Il n’a pas ouvert.

– Je saurai demain si c’est vrai, dit la Thénardier, et si tu mens, tu auras une fière danse. En attendant, rends-moi la pièce-quinze-sous.

Cosette plongea sa main dans la poche de son tablier, et devint verte. La pièce de quinze sous n’y était plus.

– Ah çà! dit la Thénardier, m’as-tu entendue?

Cosette retourna la poche, il n’y avait rien. Qu’est-ce que cet argent pouvait être devenu? La malheureuse petite ne trouva pas une parole. Elle était pétrifiée.

– Est-ce que tu l’as perdue, la pièce-quinze-sous? râla la Thénardier, ou bien est-ce que tu veux me la voler?

En même temps elle allongea le bras vers le martinet suspendu à la cheminée

Ce geste redoutable rendit à Cosette la force de crier :

– Grâce! madame! madame! je ne le ferai plus.

La Thénardier détacha le martinet.

Cependant l’homme à la redingote jaune avait fouillé dans le gousset de son gilet, sans qu’on eût remarqué ce mouvement. D’ailleurs les autres voyageurs buvaient ou jouaient aux cartes et ne faisaient attention à rien.

Cosette se pelotonnait avec angoisse dans l’angle de la cheminée, tâchant de ramasser et de dérober ses pauvres membres demi-nus. La Thénardier leva le bras.

– Pardon, madame, dit l’homme, mais tout à l’heure j’ai vu quelque chose qui est tombé de la poche du tablier de cette petite et qui a roulé. C’est peut-être cela.

En même temps il se baissa et parut chercher à terre un instant.

– Justement, voici, reprit-il en se relevant.

Et il tendit une pièce d’argent à la Thénardier.

– Oui, c’est cela, dit-elle.

Ce n’était pas cela, car c’était une pièce de vingt sous, mais la Thénardier y trouvait du bénéfice. Elle mit la pièce dans sa poche, et se borna à jeter un regard farouche à l’enfant en disant : – Que cela ne t’arrive plus, toujours!

Cosette rentra dans ce que la Thénardier appelait « sa niche », et son grand œil, fixé sur le voyageur inconnu, commença à prendre une expression qu’il n’avait jamais eue. Ce n’était encore qu’un naïf étonnement, mais une sorte de confiance stupéfaite s’y mêlait.

– A propos, voulez-vous souper? demanda la Thénardier au voyageur.

Il ne répondit pas. Il semblait songer profondément.

– Qu’est-ce que c’est que cet homme-là? dit-elle entre ses dents. C’est quelque affreux pauvre. Cela n’a pas le sou pour souper. Me payera-t-il mon logement seulement? Il est bien heureux tout de même qu’il n’ait pas eu l’idée de voler l’argent qui était à terre.

Cependant une porte s’était ouverte et Eponine et Azelma étaient entrées.

C’étaient vraiment deux jolies petites filles, plutôt bourgeoises que paysannes, très charmantes, l’une avec ses tresses châtaines bien lustrées, l’autre avec ses longues nattes noires tombant derrière le dos, toutes deux vives, propres, grasses, fraîches et saines à réjouir le regard. Elles étaient chaudement vêtues, mais avec un tel art maternel, que l’épaisseur des étoffes n’ôtait rien à la coquetterie de l’ajustement. L’hiver était prévu sans que le printemps fût effacé. Ces deux petites dégageaient de la lumière. En outre, elles étaient régnantes. Dans leur toilette, dans leur gaîté, dans le bruit qu’elles faisaient, il y avait de la souveraineté. Quand elles entrèrent, la Thénardier leur dit d’un ton grondeur, qui était plein d’adoration : – Ah! vous voilà donc, vous autres!

Puis, les attirant dans ses genoux l’une après l’autre, lissant leurs cheveux, renouant leurs rubans, et les lâchant ensuite avec cette douce façon de secouer qui est propre aux mères, elle s’écria : – Sont-elles fagotées!

Elles vinrent s’asseoir au coin du feu. Elles avaient une poupée qu’elles tournaient et retournaient sur leurs genoux avec toutes sortes de gazouillements joyeux. De temps en temps, Cosette levait les yeux de son tricot, et les regardait jouer d’un air lugubre.

Eponine et Azelma ne regardaient pas Cosette. C’était pour elles comme le chien. Ces trois petites filles n’avaient pas vingt-quatre ans à elles trois, et elles représentaient déjà toute la société des hommes; d’un côté l’envie, de l’autre le dédain.

La poupée des sœurs Thénardier était très fanée et très vieille et toute cassée, mais elle n’en paraissait pas moins admirable à Cosette, qui de sa vie n’avait eu une poupée, une vraie poupée, pour nous servir d’une expression que tous les enfants comprendront.

Tout à coup, la Thénardier, qui continuait d’aller et de venir dans la salle, s’aperçut que Cosette avait des distractions et qu’au lieu de travailler, elle s’occupait des petites qui jouaient.

– Ah! je t’y prends! cria-t-elle. C’est comme cela que tu travailles! Je vais te faire travailler à coups de martinet, moi.

L’étranger, sans quitter sa chaise, se tourna vers la Thénardier.

– Madame, dit-il en souriant d’un air presque craintif, bah! laissez-la jouer!

De la part de tout voyageur qui eût mangé une tranche de gigot et bu deux bouteilles de vin à son souper et qui n’eût pas eu l’air d’un affreux pauvre, un pareil souhait eût été un ordre. Mais qu’un homme qui avait ce chapeau se permît d’avoir un désir et qu’un homme qui avait cette redingote se permît d’avoir une volonté, c’est ce que la Thénardier ne crut pas devoir tolérer. Elle repartit aigrement :

– Il faut qu’elle travaille, puisqu’elle mange. Je ne la nourris pas à rien faire.

– Qu’est-ce qu’elle fait donc? reprit l’étranger de cette voix douce qui contrastait si étrangement avec ses habits de mendiant et ses épaules de portefaix.

La Thénardier daigna répondre :

– Des bas, s’il vous plaît. Des bas pour mes petites filles qui n’en ont pas, autant dire, et qui vont tout à l’heure pieds nus.

L’homme regarda les pauvres pieds rouges de Cosette, et continua :

– Quand aura-t-elle fini cette paire de bas?

– Elle en a encore au moins pour trois ou quatre grands jours, la paresseuse.

– Et combien peut valoir cette paire de bas, quand elle sera faite?

La Thénardier lui jeta un coup d’œil méprisant.

– Au moins trente sous.

– La donneriez-vous pour cinq francs? reprit l’homme.

– Pardieu! s’écria avec un gros rire un roulier qui écoutait, cinq francs? je crois fichtre bien! cinq balles!

Le Thénardier crut devoir prendre la parole.

– Oui, monsieur, si c’est votre fantaisie, on vous donnera cette paire de bas pour cinq francs. Nous ne savons rien refuser aux voyageurs.

– Il faudrait payer tout de suite, dit la Thénardier avec sa façon brève et péremptoire.

– J’achète cette paire de bas, répondit l’homme, et, ajouta-t-il en tirant de sa poche une pièce de cinq francs qu’il posa sur la table, – je la paye.

Puis il se tourna vers Cosette.

– Maintenant ton travail est à moi. Joue, mon enfant.

Le roulier fut si ému de la pièce de cinq francs, qu’il laissa là son verre et accourut.

– C’est pourtant vrai! cria-t-il en l’examinant. Une vraie roue de derrière! et pas fausse!

Le Thénardier approcha et mit silencieusement la pièce dans son gousset.

La Thénardier n’avait rien à répliquer. Elle se mordit les lèvres, et son visage prit une expression de haine.

Cependant Cosette tremblait. Elle se risqua à demander :

– Madame, est-ce que c’est vrai? est-ce que je peux jouer?

– Joue! dit la Thénardier d’une voix terrible.

– Merci, madame, dit Cosette.

Et, pendant que sa bouche remerciait la Thénardier, toute sa petite âme remerciait le voyageur.

Le Thénardier s’était remis à boire. Sa femme lui dit à l’oreille :

– Qu’est-ce que ça peut être que cet homme jaune?

– J’ai vu, répondit souverainement Thénardier, des millionnaires qui avaient des redingotes comme cela.

Cosette avait laissé là son tricot, mais elle n’était pas sortie de sa place. Cosette bougeait toujours le moins possible. Elle avait pris dans une boîte derrière elle quelques vieux chiffons et son petit sabre de plomb.

Eponine et Azelma ne faisaient aucune attention à ce qui se passait. Elles venaient d’exécuter une opération fort importante; elles s’étaient emparées du chat. Elles avaient jeté la poupée à terre, et Eponine, qui était l’aînée, emmaillottait le petit chat, malgré ses miaulements et ses contorsions, avec une foule de nippes et de guenilles rouges et bleues. Tout en faisant ce grave et difficile travail, elle disait à sa sœur dans ce doux et adorable langage des enfants dont la grâce, pareille à la splendeur de l’aile des papillons, s’en va quand on veut la fixer :

– Vois-tu, ma sœur, cette poupée-là est plus amusante que l’autre. Elle remue, elle crie, elle est chaude. Vois-tu, ma sœur, jouons avec. Ce serait ma petite fille. Je serais une dame. Je viendrais te voir et tu la regarderais. Peu à peu tu verrais ses moustaches, et cela t’étonnerait. Et puis tu verrais ses oreilles, et puis tu verrais sa queue, et cela t’étonnerait. Et tu me dirais : Ah! mon Dieu! et je te dirais : Oui, madame, c’est une petite fille que j’ai comme ça. Les petites filles sont comme ça à présent.

Azelma écoutait Eponine avec admiration.

Cependant, les buveurs s’étaient mis à chanter une chanson obscène dont ils riaient à faire trembler le plafond. Le Thénardier les encourageait et les accompagnait.

Comme les oiseaux font un nid avec tout, les enfants font une poupée avec n’importe quoi. Pendant qu’Eponine et Azelma emmaillottaient le chat, Cosette de son côté avait emmaillotté le sabre. Cela fait, elle l’avait couché sur ses bras, et elle chantait doucement pour l’endormir.

La poupée est un des plus impérieux besoins et en même temps un des plus charmants instincts de l’enfance féminine. Soigner, vêtir, parer, habiller, déshabiller, rhabiller, enseigner, un peu gronder, bercer, dorloter, endormir, se figurer que quelque chose est quelqu’un, tout l’avenir de la femme est là. Tout en rêvant et tout en jasant, tout en faisant de petits trousseaux et de petites layettes, tout en cousant de petites robes, de petits corsages et de petites brassières, l’enfant devient jeune fille, la jeune fille devient grande fille, la grande fille devient femme. Le premier enfant continue la dernière poupée.

Une petite fille sans poupée est à peu près aussi malheureuse et tout à fait aussi impossible qu’une femme sans enfant.

Cosette s’était donc fait une poupée avec le sabre.

La Thénardier, elle, s’était rapprochée de l’homme jaune. – Mon mari a raison, pensait-elle, c’est peut-être monsieur Laffitte. Il y a des riches si farces!

Elle vint s’accouder à sa table.

– Monsieur... dit-elle.

A ce mot monsieur, l’homme se retourna. La Thénardier ne l’avait encore appelé que brave homme ou bonhomme.

– Voyez-vous, monsieur, poursuivit-elle en prenant son air douceâtre qui était encore plus fâcheux à voir que son air féroce, je veux bien que l’enfant joue, je ne m’y oppose pas, mais c’est bon pour une fois, parce que vous êtes généreux. Voyez-vous, cela n’a rien. Il faut que cela travaille.

– Elle n’est donc pas à vous, cette enfant? demanda l’homme.

– Oh mon Dieu, non, monsieur! c’est une petite pauvre que nous avons recueillie comme cela, par charité. Une espèce d’enfant imbécile. Elle doit avoir de l’eau dans la tête. Elle a la tête grosse, comme vous voyez. Nous faisons pour elle ce que nous pouvons, car nous ne sommes pas riches. Nous avons beau écrire à son pays, voilà six mois qu’on ne nous répond plus. Il faut croire que sa mère est morte.

– Ah! dit l’homme, et il retomba dans sa rêverie.

– C’était une pas grand chose que cette mère, ajouta la Thénardier. Elle abandonnait son enfant.

Pendant toute cette conversation, Cosette, comme si un instinct l’eût avertie qu’on parlait d’elle, n’avait pas quitté des yeux la Thénardier. Elle écoutait vaguement. Elle entendait çà et là quelques mots.

Cependant les buveurs, tous ivres aux trois quarts, répétaient leur refrain immonde avec un redoublement de gaîté. C’était une gaillardise de haut goût où étaient mêlés la Vierge et l’enfant Jésus. La Thénardier était allée prendre sa part des éclats de rire. Cosette, sous la table, regardait le feu qui se réverbérait dans son œil fixe; elle s’était remise à bercer l’espèce de maillot qu’elle avait fait, et tout en le berçant, elle chantait à voix basse : Ma mère est morte! ma mère est morte! ma mère est morte!

Sur de nouvelles insistances de l’hôtesse, l’homme jaune, « le millionnaire », consentit enfin à souper.

– Que veut monsieur?

– Du pain et du fromage, dit l’homme.

– Décidément c’est un gueux, pensa la Thénardier.

Les ivrognes chantaient toujours leur chanson, et l’enfant, sous la table, chantait aussi la sienne.

Tout à coup Cosette s’interrompit. Elle venait de se retourner et d’apercevoir la poupée des petites Thénardier qu’elles avaient quittée pour le chat et laissée à terre à quelques pas de la table de cuisine.

Alors elle laissa tomber le sabre emmaillotté qui ne lui suffisait qu’à demi, puis elle promena lentement ses yeux autour de la salle. La Thénardier parlait bas à son mari, et comptait de la monnaie, Ponine et Zelma jouaient avec le chat, les voyageurs mangeaient, ou buvaient, ou chantaient, aucun regard n’était fixé sur elle. Elle n’avait pas un moment à perdre. Elle sortit de dessous la table en rampant sur les genoux et sur les mains, s’assura encore une fois qu’on ne la guettait pas, puis se glissa vivement jusqu’à la poupée, et la saisit. Un instant après elle était à sa place, assise, immobile, tournée seulement de manière à faire de l’ombre sur la poupée qu’elle tenait dans ses bras. Ce bonheur de jouer avec une poupée était tellement rare pour elle qu’il avait toute la violence d’une volupté.

Personne ne l’avait vue, excepté le voyageur, qui mangeait lentement son maigre souper.

Cette joie dura près d’un quart d’heure.

Mais, quelque précaution que prit Cosette, elle ne s’apercevait pas qu’un des pieds de la poupée – passait, – et que le feu de la cheminée l’éclairait très vivement. Ce pied rose et lumineux qui sortait de l’ombre frappa subitement le regard d’Azelma qui dit à Eponine : – Tiens! ma sœur!

Les deux petites filles s’arrêtèrent, stupéfaites. Cosette avait osé prendre la poupée!

Eponine se leva, et sans lâcher le chat, alla vers sa mère et se mit à la tirer par sa jupe.

– Mais laisse-moi donc! dit la mère. Qu’est-ce que tu me veux?

– Mère, dit l’enfant, regarde donc!

Et elle désignait du doigt Cosette.

Cosette, elle, tout entière aux extases de la possession, ne voyait et n’entendait plus rien.

Le visage de la Thénardier prit cette expression particulière qui se compose du terrible mêlé aux riens de la vie et qui a fait nommer ces sortes de femmes : mégères.

Cette fois, l’orgueil blessé exaspérait encore sa colère. Cosette avait franchi tous les intervalles, Cosette avait attenté à la poupée de « ces demoiselles ». Une czarine qui verrait un mougick essayer le grand cordon bleu de son impérial fils n’aurait pas une autre figure.

Elle cria d’une voix que l’indignation enrouait.

– Cosette!

Cosette tressaillit comme si la terre eût tremblé sous elle. Elle se retourna.

– Cosette! répéta la Thénardier.

Cosette prit la poupée et la posa doucement à terre avec une sorte de vénération mêlée de désespoir. Alors, sans la quitter des yeux, elle joignit les mains, et, ce qui est effrayant à dire dans un enfant de cet âge, elle se les tordit; puis, ce que n’avait pu lui arracher aucune des émotions de la journée, ni la course dans le bois, ni la pesanteur du seau d’eau, ni la perte de l’argent, ni la vue du martinet, ni même la sombre parole qu’elle avait entendu dire à la Thénardier, – elle pleura. Elle éclata en sanglots.

Cependant le voyageur s’était levé.

– Qu’est-ce donc? dit-il à la Thénardier.

– Vous ne voyez pas? dit la Thénardier en montrant du doigt le corps du délit qui gisait aux pieds de Cosette.

– Hé bien, quoi? reprit l’homme.

– Cette gueuse, répondit la Thénardier, s’est permis de toucher à la poupée des enfants!

– Tout ce bruit pour cela! dit l’homme. Eh bien, quand elle jouerait avec cette poupée?

– Elle y a touché avec ses mains sales! poursuivit la Thénardier, avec ses affreuses mains!

Ici Cosette redoubla ses sanglots.

– Te tairas-tu! cria la Thénardier.

L’homme alla droit à la porte de la rue, l’ouvrit et sortit.

Dès qu’il fut sorti, la Thénardier profita de son absence pour allonger sous la table à Cosette un grand coup de pied qui fit jeter à l’enfant les hauts cris.

La porte se rouvrit, l’homme reparut, il portait dans ses deux mains la poupée fabuleuse dont nous avons parlé et que tous les marmots du village contemplaient depuis le matin, et il la posa debout devant Cosette en disant :

– Tiens, c’est pour toi.

Il faut croire que, depuis plus d’une heure qu’il était là, au milieu de sa rêverie, il avait confusément remarqué cette boutique de bimbeloterie éclairée de lampions et de chandelles si splendidement qu’on l’apercevait à travers la vitre du cabaret comme une illumination.

Cosette leva les yeux, elle avait vu venir l’homme à elle avec cette poupée comme elle eût vu venir le soleil, elle entendit ces paroles inouïes : c’est pour toi, elle le regarda, elle regarda la poupée, puis elle recula lentement, et s’alla cacher tout au fond sous la table dans le coin du mur.

Elle ne pleurait plus, elle ne criait plus, elle avait l’air de ne plus oser respirer.

La Thénardier, Eponine, Azelma, étaient autant de statues. Les buveurs eux-mêmes s’étaient arrêtés. Il s’était fait un silence solennel dans tout le cabaret.

La Thénardier, pétrifiée et muette, recommençait ses conjectures : – Qu’est-ce que c’est que ce vieux? est-ce un pauvre? est-ce un millionnaire? C’est peut-être les deux, c’est-à-dire un voleur.

La face du mari Thénardier offrit cette ride expressive qui accentue la figure humaine chaque fois que l’instinct dominant y apparaît avec toute sa puissance bestiale. Le gargotier considérait tour à tour la poupée et le voyageur; il semblait flairer cet homme comme il eût flairé un sac d’argent. Cela ne dura que le temps d’un éclair. Il s’approcha de sa femme et lui dit bas : – Cette machine coûte au moins trente francs. Pas de bêtises. A plat ventre devant l’homme!

Les natures grossières ont cela de commun avec les natures naïves qu’elles n’ont pas de transitions.

– Eh bien, Cosette, dit la Thénardier d’une voix qui voulait être douce et qui était toute composée de ce miel aigre des méchantes femmes, est-ce que tu ne prends pas ta poupée?

Cosette se hasarda à sortir de son trou.

– Ma petite Cosette, reprit le Thénardier d’un air caressant, monsieur te donne une poupée. Prends-la. Elle est à toi.

Cosette considérait la poupée merveilleuse avec une sorte de terreur. Son visage était encore inondé de larmes, mais ses yeux commençaient à s’emplir, comme le ciel au crépuscule du matin, des rayonnements étranges de la joie. Ce qu’elle éprouvait en ce moment-là était un peu pareil à ce qu’elle eût ressenti si on lui eût dit brusquement : Petite, vous êtes la reine de France.

Il lui semblait que si elle touchait à cette poupée, le tonnerre en sortirait.

Ce qui était vrai jusqu’à un certain point, car elle se disait que la Thénardier gronderait, et la battrait.

Pourtant, l’attraction l’emporta. Elle finit par s’approcher, et murmura timidement en se tournant vers la Thénardier :

– Est-ce que je peux, madame?

Aucune expression ne saurait rendre cet air à la fois désespéré, épouvanté et ravi.

– Pardi! fit la Thénardier, c’est à toi. Puisque monsieur te la donne.

– Vrai, monsieur? reprit Cosette, est-ce que c’est vrai? c’est à moi, la dame?

L’étranger paraissait avoir les yeux pleins de larmes. Il semblait être à ce point d’émotion où l’on ne parle pas pour ne pas pleurer. Il fit un signe de tête à Cosette, et mit la main de « la dame » dans sa petite main.

Cosette retira vivement sa main, comme si celle de la dame la brûlait, et se mit à regarder le pavé. Nous sommes forcé d’ajouter qu’en cet instant-là elle tirait la langue d’une façon démesurée. Tout à coup, elle se retourna et saisit la poupée avec emportement.

– Je l’appellerai Catherine, dit-elle.

Ce fut un moment bizarre que celui où les haillons de Cosette rencontrèrent et étreignirent les rubans et les fraîches mousselines roses de la poupée.

– Madame, reprit-elle, est-ce que je peux la mettre sur une chaise?

– Oui, mon enfant, répondit la Thénardier.

Maintenant c’étaient Eponine et Azelma qui regardaient Cosette avec envie.

Cosette posa Catherine sur une chaise, puis s’assit à terre devant elle, et demeura immobile, sans dire un mot, dans l’attitude de la contemplation.

– Joue donc, Cosette, dit l’étranger.

– Oh! je joue, répondit l’enfant.

Cet étranger, cet inconnu qui avait l’air d’une visite que la Providence faisait à Cosette, était en ce moment-là ce que la Thénardier haïssait le plus au monde. Pourtant, il fallait se contraindre. C’était plus d’émotions qu’elle n’en pouvait supporter, si habituée qu’elle fût à la dissimulation par la copie qu’elle tâchait de faire de son mari dans toutes ses actions. Elle se hâta d’envoyer ses filles coucher, puis elle demanda à l’homme-jaune la permission d’y envoyer aussi Cosette, – qui a bien fatigué aujourd’hui, ajouta-t-elle d’un air maternel. Cosette s’alla coucher emportant Catherine entre ses bras.

La Thénardier allait de temps en temps à l’autre bout de la salle où était son homme, pour se soulager l’âme, disait-elle. Elle échangeait avec son mari quelques paroles d’autant plus furieuses qu’elle n’osait les dire tout haut :

– Vieille bête! qu’est-ce qu’il a donc dans le ventre? venir nous déranger ici! vouloir que ce petit monstre joue! lui donner des poupées! donner des poupées de quarante francs à une chienne que je donnerais moi pour quarante sous! encore un peu il lui dirait votre majesté comme à la duchesse de Berry! Y a-t-il du bon sens? il est donc enragé, ce vieux mystérieux-là?

– Pourquoi? C’est tout simple, répliquait le Thénardier. Si ça l’amuse! Toi, ça t’amuse que la petite travaille, lui, ça l’amuse qu’elle joue. Il est dans son droit. Un voyageur, ça fait ce que ça veut quand ça paye. Si ce vieux est un philanthrope, qu’est-ce que ça te fait? Si c’est un imbécile, ça ne te regarde pas. De quoi te mêles-tu, puisqu’il a de l’argent?

Langage de maître et raisonnement d’aubergiste qui n’admettaient ni l’un ni l’autre la réplique.

L’homme s’était accoudé sur la table et avait repris son attitude de rêverie. Tous les autres voyageurs, marchands et rouliers, s’étaient un peu éloignés et ne chantaient plus. Ils le considéraient à distance avec une sorte de crainte respectueuse. Ce particulier si pauvrement vêtu, qui tirait de sa poche les roues de derrière avec tant d’aisance et qui prodiguait des poupées gigantesques à de petites souillons en sabots, était certainement un bonhomme magnifique et redoutable.

Plusieurs heures s’écoulèrent. La messe de minuit était dite, le réveillon était fini, les buveurs s’en étaient allés, le cabaret était fermé, la salle basse était déserte, le feu s’était éteint, l’étranger était toujours à la même place et dans la même posture. De temps en temps il changeait le coude sur lequel il s’appuyait. Voilà tout. Mais il n’avait pas dit un mot depuis que Cosette n’était plus là.

Les Thénardier seuls, par convenance et par curiosité, étaient restés dans la salle. – Est-ce qu’il va passer la nuit comme ça? grommelait la Thénardier. Comme deux heures du matin sonnaient, elle se déclara vaincue et dit à son mari : – Je vais me coucher. Fais-en ce que tu voudras. – Le mari s’assit à une table dans un coin, alluma une chandelle et se mit à lire le Courrier français.

Une bonne heure passa ainsi. Le digne aubergiste avait lu au moins trois fois le Courrier français, depuis la date du numéro jusqu’au nom de l’imprimeur. L’étranger ne bougeait pas.

Le Thénardier remua, toussa, cracha, se moucha, fit craquer sa chaise. Aucun mouvement de l’homme. – Est-ce qu’il dort, pensa le Thénardier? – L’homme ne dormait pas, mais rien ne pouvait l’éveiller.

Enfin Thénardier ôta son bonnet, s’approcha doucement, et s’aventura à dire :

– Est-ce que monsieur ne va pas reposer?

Ne va pas se coucher lui eût semblé excessif et familier. Reposer sentait le luxe et était du respect. Ces mots-là ont la propriété mystérieuse et admirable de gonfler le lendemain matin le chiffre de la carte à payer. Une chambre où l’on couche coûte vingt sous; une chambre où l’on repose coûte vingt francs.

– Tiens! dit l’étranger, vous avez raison. Où est votre écurie?

– Monsieur, fit le Thénardier avec un sourire, je vais conduire monsieur.

Il prit la chandelle, l’homme prit son paquet et son bâton, et Thénardier le mena dans une chambre au premier qui était d’une rare splendeur, toute meublée en acajou avec un lit-bateau et des rideaux de calicot rouge.

– Qu’est-ce que c’est que cela? dit le voyageur.

– C’est notre propre chambre de noce, dit l’aubergiste. Nous en habitons une autre, mon épouse et moi. On n’entre ici que trois ou quatre fois dans l’année.

– J’aurais autant aimé l’écurie, dit l’homme brusquement.

Le Thénardier n’eut pas l’air d’entendre cette réflexion peu obligeante.

Il alluma deux bougies de cire toutes neuves qui figuraient sur la cheminée. Un assez bon feu flambait dans l’âtre.

Il y avait sur cette cheminée, sous un bocal, une coiffure de femme en fils d’argent et en fleurs d’oranger.

– Et ceci, qu’est-ce que c’est? reprit l’étranger.

– Monsieur, dit le Thénardier, c’est le chapeau de mariée de ma femme.

Le voyageur regarda l’objet d’un regard qui semblait dire : il y a donc eu un moment où ce monstre a été une vierge!

Du reste le Thénardier mentait. Quand il avait pris à bail cette bicoque pour en faire une gargote, il avait trouvé cette chambre ainsi garnie, et avait acheté ces meubles et brocanté ces fleurs d’oranger, jugeant que cela ferait une ombre gracieuse sur « son épouse », et qu’il en résulterait pour sa maison ce que les anglais appellent de la respectabilité.

Quand le voyageur se retourna, l’hôte avait disparu. Le Thénardier s’était éclipsé discrètement, sans oser dire bonsoir, ne voulant pas traiter avec une cordialité irrespectueuse un homme qu’il se proposait d’écorcher royalement le lendemain matin.

L’aubergiste se retira dans sa chambre. Sa femme était couchée, mais elle ne dormait pas. Quand elle entendit le pas de son mari, elle se retourna et lui dit :

– Tu sais que je flanque demain Cosette à la porte.

Le Thénardier répondit froidement :

– Comme tu y vas!

Ils n’échangèrent pas d’autres paroles et quelques minutes après leur chandelle était éteinte.

De son côté le voyageur avait déposé dans un coin son bâton et son paquet. L’hôte parti, il s’assit sur un fauteuil et resta quelque temps pensif. Puis il ôta ses souliers, prit une des deux bougies, souffla l’autre, poussa la porte et sortit de la chambre, regardant autour de lui comme quelqu’un qui cherche. Il traversa un corridor et parvint à l’escalier. Là il entendit un petit bruit très doux qui ressemblait à une respiration d’enfant. Il se laissa conduire par ce bruit et arriva à une espèce d’enfoncement triangulaire pratiqué sous l’escalier ou pour mieux dire formé par l’escalier même. Cet enfoncement n’était autre chose que le dessous des marches. Là, parmi toutes sortes de vieux paniers et de vieux tessons, dans la poussière et dans les toiles d’araignées, il y avait un lit; si l’on peut appeler lit une paillasse trouée jusqu’à montrer la paille et une couverture trouée jusqu’à laisser voir la paillasse. Point de draps. Cela était posé à terre sur le carreau. Dans ce lit Cosette dormait.

L’homme s’approcha, et la considéra.

Cosette dormait profondément, elle était toute habillée. L’hiver elle ne se déshabillait pas pour avoir moins froid.

Elle tenait serrée contre elle la poupée dont les grands yeux ouverts brillaient dans l’obscurité. De temps en temps elle poussait un grand soupir comme si elle allait se réveiller, et elle étreignait la poupée dans ses bras presque convulsivement. Il n’y avait à côté de son lit qu’un de ses sabots.

Une porte ouverte près du galetas de Cosette laissait voir une assez grande chambre sombre. L’étranger y pénétra. Au fond, à travers une porte vitrée, on apercevait deux petits lits jumeaux très blancs. C’étaient ceux d’Azelma et d’Eponine. Derrière ces lits disparaissait à demi un berceau d’osier sans rideaux où dormait le petit garçon qui avait crié toute la soirée.

L’étranger conjectura que cette chambre communiquait avec celle des époux Thénardier. Il allait se retirer quand son regard rencontra la cheminée; une de ces vastes cheminées d’auberge où il y a toujours un si petit feu, quand il y a du feu, et qui sont si froides à voir. Dans celle-là il n’y avait pas de feu, il n’y avait pas même de cendre; ce qui y était attira pourtant l’attention du voyageur. C’étaient deux petits souliers d’enfant de forme coquette et de grandeur inégale; le voyageur se rappela la gracieuse et immémoriale coutume des enfants qui déposent leur chaussure dans la cheminée le jour de Noël pour y attendre dans les ténèbres quelque étincelant cadeau de leur bonne fée. Eponine et Azelma n’avaient eu garde d’y manquer, et elles avaient mis chacune un de leurs souliers dans la cheminée.

Le voyageur se pencha.

La fée, c’est-à-dire la mère, avait déjà fait sa visite, et l’on voyait reluire dans chaque soulier une belle pièce de dix sous toute neuve.

L’homme se relevait et allait s’en aller lorsqu’il aperçut au fond, à l’écart, dans le coin le plus obscur de l’âtre, un autre objet. Il regarda, et reconnut un sabot, un affreux sabot du bois le plus grossier, à demi brisé et tout couvert de cendre et de boue desséchée. C’était le sabot de Cosette. Cosette, avec cette touchante confiance des enfants qui peut être trompée toujours sans se décourager jamais, avait mis, elle aussi, son sabot dans la cheminée.

C’est une chose sublime et douce que l’espérance dans un enfant qui n’a jamais connu que le désespoir.

Il n’y avait rien dans ce sabot.

L’étranger fouilla dans son gilet, se courba, et mit dans le sabot de Cosette un louis d’or.

Puis il regagna sa chambre à pas de loup.

II, 3, 9. Thénardier à la manœuvre

Le lendemain matin, deux heures au moins avant le jour, le mari Thénardier, attablé près d’une chandelle dans la salle basse du cabaret, une plume à la main, composait la carte du voyageur à la redingote jaune.

La femme debout, à demi courbée sur lui, le suivait des yeux. Ils n’échangeaient pas une parole. C’était, d’un côté, une méditation profonde, de l’autre, cette admiration religieuse avec laquelle on regarde naître et s’épanouir une merveille de l’esprit humain. On entendait un bruit dans la maison; c’était l’Alouette qui balayait l’escalier.

Après un bon quart d’heure et quelques ratures, le Thénardier produisit ce chef-d’œuvre :

 

Note du Monsieur du n° 1.

 

Souper.....................................fr.  3

Chambre................................. "  10

Bougie..................................... "   5

Feu..........................................."  4

Service..................................... "   1

----------------------

TOTAL..............fr. 23

 

Service était écrit servisse.

– Vingt-trois francs! s’écria la femme avec un enthousiasme mêlé de quelque hésitation.

Comme tous les grands artistes, le Thénardier n’était pas content.

– Peuh! fit-il.

C’était l’accent de Castlereagh rédigeant au congrès de Vienne la carte à payer de la France.

– Monsieur Thénardier, tu as raison, il doit bien cela, murmura la femme qui songeait à la poupée donnée à Cosette en présence de ses filles, c’est juste, mais c’est trop. Il ne voudra pas payer.

Le Thénardier fit son rire froid, et dit :

– Il payera.

Ce rire était la signification suprême de la certitude et de l’autorité. Ce qui était dit ainsi devait être. La femme n’insista point. Elle se mit à ranger les tables; le mari marchait de long en large dans la salle. Un moment après il ajouta :

– Je dois bien quinze cents francs, moi!

Il alla s’asseoir au coin de la cheminée, méditant, les pieds sur les cendres chaudes.

– Ah çà! reprit la femme, tu n’oublies pas que je flanque Cosette à la porte aujourd’hui? Ce monstre! elle me mange le cœur avec sa poupée! J’aimerais mieux épouser Louis XVIII que de la garder un jour de plus à la maison!

Le Thénardier alluma sa pipe et répondit entre deux bouffées :

– Tu remettras la carte à l’homme.

Puis il sortit.

Il était à peine hors de la salle que le voyageur y entra.

Le Thénardier reparut sur-le-champ derrière lui et demeura immobile dans la porte entre-bâillée, visible seulement pour sa femme.

L’homme jaune portait à la main son bâton et son paquet.

– Levé si tôt! dit la Thénardier, est-ce que monsieur nous quitte déjà?

Tout en parlant ainsi, elle tournait d’un air embarrassé la carte dans ses mains et y faisait des plis avec ses ongles. Son visage dur offrait une nuance qui ne lui était pas habituelle, la timidité et le scrupule.

Présenter une pareille note à un homme qui avait si parfaitement l’air d’ « un pauvre », cela lui paraissait malaisé.

Le voyageur semblait préoccupé et distrait. Il répondit :

– Oui, madame, je m’en vais.

– Monsieur, reprit-elle, n’avait donc pas d’affaires à Montfermeil?

– Non. Je passe par ici. Voilà tout. – Madame, ajouta-t-il, qu’est-ce que je dois?

La Thénardier, sans répondre, lui tendit la carte pliée.

L’homme déplia le papier, et le regarda, mais son attention était visiblement ailleurs.

– Madame, reprit-il, faites-vous de bonnes affaires dans ce Montfermeil?

– Comme cela, monsieur, répondit la Thénardier stupéfaite de ne point voir d’autre explosion.

Elle poursuivit d’un accent élégiaque et lamentable :

– Oh! monsieur, les temps sont bien durs! et puis nous avons si peu de bourgeois dans nos endroits! C’est tout petit monde, voyez-vous. Si nous n’avions pas par-ci par-là des voyageurs généreux et riches comme monsieur! Nous avons tant de charges. Tenez, cette petite nous coûte les yeux de la tête.

– Quelle petite?

– Eh bien, la petite, vous savez! Cosette! l’Alouette, comme on dit dans le pays!

– Ah! dit l’homme.

Elle continua :

– Sont-ils bêtes, ces paysans, avec leurs sobriquets! elle a plutôt l’air d’une chauve-souris que d’une alouette. Voyez-vous, monsieur, nous ne demandons pas la charité, mais nous ne pouvons pas la faire. Nous ne gagnons rien, et nous avons gros à payer. La patente, les impositions, les portes et fenêtres, les centimes! Monsieur sait que le gouvernement demande un argent terrible. Et puis j’ai mes filles, moi. Je n’ai pas besoin de nourrir l’enfant des autres.

L’homme reprit, de cette voix qu’il s’efforçait de rendre indifférente et dans laquelle il y avait un tremblement :

– Et si l’on vous en débarrassait?

– De qui? de la Cosette?

– Oui.

La face rouge et violente de la gargotière s’illumina d’un épanouissement hideux.

– Ah, monsieur! mon bon monsieur! prenez-la, gardez-la, emmenez-la, emportez-la, sucrez-la, truffez-la, buvez-la, mangez-la, et soyez béni de la bonne sainte Vierge et de tous les saints du paradis!

– C’est dit.

– Vrai? vous l’emmenez?

– Je l’emmène.

– Tout de suite?

– Tout de suite. Appelez l’enfant.

– Cosette! cria la Thénardier.

– En attendant, poursuivit l’homme, je vais toujours vous payer ma dépense. Combien est-ce?

Il jeta un coup d’œil sur la carte et ne put réprimer un mouvement de surprise :

– Vingt-trois francs!

Il regarda la gargotière et répéta :

– Vingt-trois francs?

Il y avait dans la prononciation de ces deux mots ainsi répétés l’accent qui sépare le point d’exclamation du point d’interrogation.

La Thénardier avait eu le temps de se préparer au choc. Elle répondit avec assurance :

– Dame oui, monsieur! c’est vingt-trois francs.

L’étranger posa cinq pièces de cinq francs sur la table.

– Allez chercher la petite, dit-il.

En ce moment le Thénardier s’avança au milieu de la salle et dit :

– Monsieur doit vingt-six sous.

– Vingt-six sous! s’écria la femme.

– Vingt sous pour la chambre, reprit le Thénardier froidement, et six sous pour le souper. Quant à la petite, j’ai besoin d’en causer un peu avec monsieur. Laisse-nous, ma femme.

La Thénardier eut un de ces éblouissements que donnent les éclairs imprévus du talent. Elle sentit que le grand acteur entrait en scène, ne répliqua pas un mot, et sortit.

Dès qu’ils furent seuls, le Thénardier offrit une chaise au voyageur. Le voyageur s’assit; le Thénardier resta debout, et son visage prit une singulière expression de bonhomie et de simplicité.

– Monsieur, dit-il, tenez, je vais vous dire, c’est que je l’adore, moi, cette enfant.

L’étranger le regarda fixement.

– Quelle enfant?

Thénardier continua :

– Comme c’est drôle! on s’attache. Qu’est-ce que c’est que tout cet argent-là? reprenez donc vos pièces de cent sous. C’est une enfant que j’adore.

– Qui ça? demanda l’étranger.

– Hé, notre petite Cosette! ne voulez-vous pas nous l’emmener? Eh bien, je parle franchement, vrai comme vous êtes un honnête homme, je ne peux pas y consentir. Elle me ferait faute, cette enfant. J’ai vu ça tout petit. C’est vrai qu’elle nous coûte de l’argent, c’est vrai qu’elle a des défauts, c’est vrai que nous ne sommes pas riches, c’est vrai que j’ai payé plus de quatre cents francs en drogues rien que pour une de ses maladies! Mais il faut bien faire quelque chose pour le bon Dieu. Ça n’a ni père ni mère, je l’ai élevée. J’ai du pain pour elle et pour moi. Au fait j’y tiens, à cette enfant. Vous comprenez, on se prend d’affection; je suis une bonne bête, moi; je ne raisonne pas; je l’aime, cette petite; ma femme est vive, mais elle l’aime aussi. Voyez-vous, c’est comme notre enfant. J’ai besoin que ça babille dans la maison.

L’étranger le regardait toujours fixement. Il continua :

– Pardon, excuse, monsieur, mais on ne donne point son enfant comme ça à un passant. Pas vrai que j’ai raison? Après cela, je ne dis pas, vous êtes riche, vous avez l’air d’un bien brave homme, si c’était pour son bonheur? mais il faudrait savoir. Vous comprenez? une supposition que je la laisserais aller et que je me sacrifierais, je voudrais savoir où elle va, je ne voudrais pas la perdre de vue, je voudrais savoir chez qui elle est, pour l’aller voir de temps en temps, qu’elle sache que son bon père nourricier est là, qu’il veille sur elle. Enfin il y a des choses qui ne sont pas possibles. Je ne sais seulement pas votre nom. Vous l’emmèneriez, je dirais : eh bien, l’Alouette? où donc a-t-elle passé? Il faudrait au moins voir quelque méchant chiffon de papier, un petit bout de passeport, quoi!

L’étranger, sans cesser de le regarder de ce regard qui va, pour ainsi dire, jusqu’au fond de la conscience, lui répondit d’un accent grave et ferme :

– Monsieur Thénardier, on n’a pas de passeport pour venir à cinq lieues de Paris. Si j’emmène Cosette, je l’emmènerai, voilà tout. Vous ne saurez pas mon nom, vous ne saurez pas ma demeure, vous ne saurez pas où elle sera, et mon intention est qu’elle ne vous revoie de sa vie. Je casse le fil qu’elle a au pied, et elle s’en va. Cela vous convient-il? Oui ou non.

De même que les démons et les génies reconnaissaient à de certains signes la présence d’un dieu supérieur, le Thénardier comprit qu’il avait affaire à quelqu’un de très fort. Ce fut comme une intuition; il comprit cela avec sa promptitude nette et sagace. La veille, tout en buvant avec les rouliers, tout en fumant, tout en chantant des gaudrioles, il avait passé la soirée à observer l’étranger, le guettant comme un chat et l’étudiant comme un mathématicien. Il l’avait à la fois épié pour son propre compte, pour le plaisir et par instinct, et espionné comme s’il eût été payé pour cela. Pas un geste, pas un mouvement de l’homme à la capote jaune ne lui était échappé. Avant même que l’inconnu manifestât si clairement son intérêt pour Cosette, le Thénardier l’avait deviné. Il avait surpris les regards profonds de ce vieux qui revenaient toujours à l’enfant. Pourquoi cet intérêt? qu’était-ce que cet homme? pourquoi, avec tant d’argent dans sa bourse, ce costume si misérable? Questions qu’il se posait sans pouvoir les résoudre et qui l’irritaient. Il y avait songé toute la nuit. Ce ne pouvait être le père de Cosette. Etait-ce quelque grand-père? Alors pourquoi ne pas se faire connaître tout de suite? Quand on a un droit, on le montre. Cet homme évidemment n’avait pas de droit sur Cosette. Alors qu’était-ce? Le Thénardier se perdait en suppositions. Il entrevoyait tout et ne voyait rien. Quoi qu’il en fût, en entamant la conversation avec l’homme, sûr qu’il y avait un secret dans tout cela, sûr que l’homme était intéressé à rester dans l’ombre, il se sentait fort; à la réponse nette et ferme de l’étranger, quand il vit que ce personnage mystérieux était mystérieux si simplement, il se sentit faible. Il ne s’attendait à rien de pareil. Ce fut la déroute de ses conjectures. Il rallia ses idées. Il pesa tout cela en une seconde. Le Thénardier était un de ces hommes qui jugent d’un coup d’œil une situation. Il estima que c’était le moment de marcher droit et vite. Il fit comme les grands capitaines à cet instant décisif qu’ils savent seuls reconnaître, il démasqua brusquement sa batterie.

– Monsieur, dit-il, il me faut quinze cents francs.

L’étranger prit dans sa poche de côté un vieux portefeuille en cuir noir, l’ouvrit et en tira trois billets de banque qu’il posa sur la table. Puis il appuya son large pouce sur ces billets, et dit au gargotier :

– Faites venir Cosette.

Pendant que ceci se passait, que faisait Cosette?

Cosette, en s’éveillant, avait couru à son sabot. Elle y avait trouvé la pièce d’or. Ce n’était pas un napoléon, c’était une de ces pièces de vingt francs toutes neuves de la restauration sur l’effigie desquelles la petite queue prussienne avait remplacé la couronne de laurier. Cosette fut éblouie. Sa destinée commençait à l’enivrer. Elle ne savait pas ce que c’était qu’une pièce d’or, elle n’en avait jamais vu, elle la cacha bien vite dans sa poche comme si elle l’avait volée. Cependant elle sentait que cela était bien à elle, elle devinait d’où ce don lui venait, mais elle éprouvait une sorte de joie pleine de peur. Elle était contente; elle était surtout stupéfaite. Ces choses si magnifiques et si jolies ne lui paraissaient pas réelles. La poupée lui faisait peur, la pièce d’or lui faisait peur. Elle tremblait vaguement devant ces magnificences. L’étranger seul ne lui faisait pas peur. Au contraire, il la rassurait. Depuis la veille, à travers ses étonnements, à travers son sommeil, elle songeait dans son petit esprit d’enfant à cet homme qui avait l’air vieux et pauvre et si triste, et qui était si riche et si bon. Depuis qu’elle avait rencontré ce bonhomme dans le bois, tout était comme changé pour elle. Cosette, moins heureuse que la moindre hirondelle du ciel, n’avait jamais su ce que c’est que de se réfugier à l’ombre de sa mère et sous une aile. Depuis cinq ans, c’est-à-dire aussi loin que pouvaient remonter ses souvenirs, la pauvre enfant frissonnait et grelottait. Elle avait toujours été toute nue sous la bise aigre du malheur, maintenant il lui semblait qu’elle était vêtue. Autrefois son âme avait froid, maintenant elle avait chaud. Cosette n’avait plus autant de crainte de la Thénardier. Elle n’était plus seule; il y avait quelqu’un là.

Elle s’était mise bien vite à sa besogne de tous les matins. Ce louis, qu’elle avait sur elle, dans ce même gousset de son tablier d’où la pièce de quinze sous était tombée la veille, lui donnait des distractions. Elle n’osait pas y toucher, mais elle passait des cinq minutes à le contempler, il faut le dire, en tirant la langue. Tout en balayant l’escalier, elle s’arrêtait, et restait là, immobile, oubliant le balai et l’univers entier, occupée à regarder cette étoile briller au fond de sa poche.

Ce fut dans une de ces contemplations que la Thénardier la rejoignit.

Sur l’ordre de son mari, elle l’était allée chercher. Chose inouïe, elle ne lui donna pas une tape et ne lui dit pas une injure.

– Cosette, dit-elle presque doucement, viens tout de suite.

Un instant après, Cosette entrait dans la salle basse.

L’étranger prit le paquet qu’il avait apporté et le dénoua. Ce paquet contenait une petite robe de laine, un tablier, une brassière de futaine, un jupon, un fichu, des bas de laine, des souliers, un vêtement complet pour une fille de sept ans. Tout cela était noir.

– Mon enfant, dit l’homme, prends ceci et va t’habiller bien vite.

Le jour paraissait lorsque ceux des habitants de Montfermeil qui commençaient à ouvrir leurs portes virent passer dans la rue de Paris un bonhomme pauvrement vêtu donnant la main à une petite fille tout en deuil qui portait une poupée rose dans ses bras. Ils se dirigeaient du côté de Livry.

C’étaient notre homme et Cosette.

Personne ne connaissait l’homme; comme Cosette n’était plus en guenilles, beaucoup ne la reconnurent pas.

Cosette s’en allait. Avec qui? elle l’ignorait. Où? elle ne savait. Tout ce qu’elle comprenait, c’est qu’elle laissait derrière elle la gargote Thénardier. Personne n’avait songé à lui dire adieu, ni elle à dire adieu à personne. Elle sortait de cette maison haïe et haïssant.

Pauvre doux être dont le cœur n’avait été jusqu’à cette heure que comprimé!

Cosette marchait gravement, ouvrant ses grands yeux et considérant le ciel. Elle avait mis son louis dans la poche de son tablier neuf. De temps en temps elle se penchait et lui jetait un coup d’œil, puis elle regardait le bonhomme. Elle sentait quelque chose comme si elle était près du bon Dieu.

II, 3, 10. Qui cherche le mieux peut trouver le pire

La Thénardier, selon son habitude, avait laissé faire son mari. Elle s’attendait à de grands événements. Quand l’homme et Cosette furent partis, le Thénardier laissa s’écouler un grand quart d’heure, puis il la prit à part et lui montra les quinze cents francs.

– Que ça! dit-elle.

C’était la première fois, depuis le commencement de leur ménage, qu’elle osait critiquer un acte du maître.

Le coup porta.

– Au fait, tu as raison, dit-il, je suis un imbécile. Donne-moi mon chapeau.

Il plia les trois billets de banque, les enfonça dans sa poche et sortit en toute hâte, mais il se trompa et prit d’abord à droite. Quelques voisines auxquelles il s’informa le remirent sur la trace, l’Alouette et l’homme avaient été vus allant dans la direction de Livry. Il suivit cette indication, marchant à grands pas et monologuant.

– Cet homme est évidemment un million habillé en jaune, et moi je suis un animal. Il a d’abord donné vingt sous, puis cinq francs, puis cinquante francs, puis quinze cents francs, toujours aussi facilement. Il aurait donné quinze mille francs. Mais je vais le rattraper.

Et puis ce paquet d’habits préparés d’avance pour la petite, tout cela était singulier; il y avait bien des mystères là-dessous. On ne lâche pas des mystères quand on les tient. Les secrets des riches sont des éponges pleines d’or, il faut savoir les presser. Toutes ces pensées lui tourbillonnaient dans le cerveau. – Je suis un animal, disait-il.

Quand on est sorti de Montfermeil et qu’on a atteint le coude que fait la route qui va à Livry, on la voit se développer devant soi très loin sur le plateau. Parvenu là, il calcula qu’il devait apercevoir l’homme et la petite. Il regarda aussi loin que sa vue put s’étendre, et ne vit rien. Il s’informa encore. Cependant il perdait du temps. Des passants lui dirent que l’homme et l’enfant qu’il cherchait s’étaient acheminés vers les bois du côté de Gagny. Il se hâta dans cette direction.

Ils avaient de l’avance sur lui, mais un enfant marche lentement, et lui il allait vite. Et puis le pays lui était bien connu.

Tout à coup il s’arrêta et se frappa le front comme un homme qui a oublié l’essentiel, et qui est prêt à revenir sur ses pas.

– J’aurais dû prendre mon fusil! se dit-il.

Thénardier était une de ces natures doubles qui passent quelquefois au milieu de nous à notre insu et qui disparaissent sans qu’on les ait connues parce que la destinée n’en a montré qu’un côté. Le sort de beaucoup d’hommes est de vivre ainsi à demi submergés. Dans une situation calme et plate, Thénardier avait tout ce qu’il fallait pour faire, – nous ne disons pas pour être, – ce qu’on est convenu d’appeler un honnête commerçant, un bon bourgeois. En même temps, certaines circonstances étant données, certaines secousses venant à soulever sa nature de dessous, il avait tout ce qu’il fallait pour être un scélérat. C’était un boutiquier dans lequel il y avait du monstre. Satan devait par moments s’accroupir dans quelque coin du bouge où vivait Thénardier et rêver devant ce chef-d’œuvre hideux.

Après une hésitation d’un instant :

– Bah! pensa-t-il, ils auraient le temps d’échapper!

Et il continua son chemin, allant devant lui rapidement, et presque d’un air de certitude, avec la sagacité du renard flairant une compagnie de perdrix.

En effet, quand il eut dépassé les étangs et traversé obliquement la grande clairière qui est à droite de l’avenue de Bellevue, comme il arrivait à cette allée de gazon qui fait presque le tour de la colline et qui recouvre la voûte de l’ancien canal des eaux de l’abbaye de Chelles, il aperçut au-dessus d’une broussaille un chapeau sur lequel il avait déjà échafaudé bien des conjectures. C’était le chapeau de l’homme. La broussaille était basse. Le Thénardier reconnut que l’homme et Cosette étaient assis là. On ne voyait pas l’enfant à cause de sa petitesse, mais on apercevait la tête de la poupée.

Le Thénardier ne se trompait pas. L’homme s’était assis là pour laisser un peu reposer Cosette. Le gargotier tourna la broussaille et apparut brusquement aux regards de ceux qu’il cherchait.

– Pardon, excuse, monsieur, dit-il tout essoufflé, mais voici vos quinze cents francs.

En parlant ainsi, il tendait à l’étranger les trois billets de banque.

L’homme leva les yeux :

– Qu’est-ce que cela signifie?

Le Thénardier répondit respectueusement :

– Monsieur, cela signifie que je reprends Cosette.

Cosette frissonna et se serra contre le bonhomme.

Lui, il répondit en regardant le Thénardier dans le fond des yeux et en espaçant toutes ses syllabes :

– Vous re-pre-nez-Cosette?

– Oui, monsieur, je la reprends. Je vais vous dire, j’ai réfléchi. Au fait, je n’ai pas le droit de vous la donner. Je suis un honnête homme, voyez-vous. Cette petite n’est pas à moi, elle est à sa mère. C’est sa mère qui me l’a confiée, je ne puis la remettre qu’à sa mère. Vous me direz : Mais la mère est morte. Bon. En ce cas, je ne puis rendre l’enfant qu’à une personne qui m’apporterait un écrit signé de la mère comme quoi je dois remettre l’enfant à cette personne-là. Cela est clair.

L’homme, sans répondre, fouilla dans sa poche et le Thénardier vit reparaître le portefeuille aux billets de banque.

Le gargotier eut un frémissement de joie.

– Bon! pensa-t-il, tenons-nous. Il va me corrompre!

Avant d’ouvrir le portefeuille, le voyageur jeta un coup d’œil autour de lui. Le lieu était absolument désert. Il n’y avait pas une âme dans le bois ni dans la vallée. L’homme ouvrit le portefeuille et en tira, non la poignée de billets de banque qu’attendait Thénardier, mais un simple petit papier qu’il développa et présenta tout ouvert à l’aubergiste en disant :

– Vous avez raison. Lisez.

Le Thénardier prit le papier, et lut :

 

Montreuil-sur-mer, le 25 mars 1823.

 

«Monsieur Thénardier,

«Vous remettrez Cosette à la personne. – On vous payera toutes les petites choses.

«J’ai l’honneur de vous saluer avec considération.

«FANTINE

 

– Vous connaissez cette signature? reprit l’homme.

C’était bien la signature de Fantine. Le Thénardier la reconnut.

Il n’y avait rien à répliquer. Il sentit deux violents dépits, le dépit de renoncer à la corruption qu’il espérait, et le dépit d’être battu. L’homme ajouta :

– Vous pouvez garder ce papier pour votre décharge.

Le Thénardier se replia en bon ordre.

– Cette signature est assez bien imitée, grommela-t-il entre ses dents. Enfin, soit!

Puis il essaya un effort désespéré.

– Monsieur, dit-il, c’est bon. Puisque vous êtes la personne. Mais il faut me payer « toutes les petites choses ». On me doit gros.

L’homme se dressa debout et dit en époussetant avec des chiquenaudes sa manche râpée où il y avait de la poussière :

– Monsieur Thénardier, en janvier la mère comptait qu’elle vous devait cent vingt francs; vous lui avez envoyé en février un mémoire de cinq cents francs; vous avez reçu trois cents francs fin février et trois cents francs au commencement de mars. Il s’est écoulé depuis lors neuf mois à quinze francs, prix convenu, cela fait cent trente-cinq francs. Vous aviez reçu cent francs de trop. Reste trente-cinq francs qu’on vous doit. Je viens de vous donner quinze cents francs.

Le Thénardier éprouva ce qu’éprouve le loup au moment où il se sent mordu et saisi par la mâchoire d’acier du piège.

– Quel est ce diable d’homme? pensa-t-il.

Il fit ce que fait le loup. Il donna une secousse. L’audace lui avait déjà réussi une fois.

– Monsieur-dont-je-ne-sais-pas-le-nom, dit-il résolument et mettant cette fois les façons respectueuses de côté, je reprendrai Cosette ou vous me donnerez mille écus.

L’étranger dit tranquillement :

– Viens, Cosette.

Il prit Cosette de la main gauche, et de la droite il ramassa son bâton qui était à terre.

Le Thénardier remarqua l’énormité de la trique et la solitude du lieu.

L’homme s’enfonça dans le bois avec l’enfant, laissant le gargotier immobile et interdit.

Pendant qu’ils s’éloignaient, le Thénardier considérait ses larges épaules un peu voûtées et ses gros poings.

Puis ses yeux, revenant à lui-même, retombaient sur ses bras chétifs et sur ses mains maigres. – Il faut que je sois vraiment bien bête, pensait-il, de n’avoir pas pris mon fusil, puisque j’allais à la chasse!

Cependant l’aubergiste ne lâcha pas prise.

– Je veux savoir où il ira, dit-il. – Et il se mit à les suivre à distance. Il lui restait deux choses dans les mains, une ironie, le chiffon de papier signé Fantine, et une consolation, les quinze cents francs.

L’homme emmenait Cosette dans la direction de Livry et de Bondy. Il marchait lentement, la tête baissée, dans une attitude de réflexion et de tristesse. L’hiver avait fait le bois à claire-voie, si bien que le Thénardier ne les perdait pas de vue, tout en restant assez loin. De temps en temps l’homme se retournait et regardait si on ne le suivait pas. Tout à coup il aperçut Thénardier. Il entra brusquement avec Cosette dans un taillis où ils pouvaient tous deux disparaître. – Diantre! dit le Thénardier. – Et il doubla le pas.

L’épaisseur du fourré l’avait forcé de se rapprocher d’eux. Quand l’homme fut au plus épais, il se retourna. Thénardier eut beau se cacher dans les branches; il ne put faire que l’homme ne le vît pas. L’homme lui jeta un coup d’œil inquiet, puis hocha la tête et reprit sa route. L’aubergiste se remit à le suivre. Ils firent ainsi deux ou trois cents pas. Tout à coup l’homme se retourna encore. Il aperçut l’aubergiste. Cette fois il le regarda d’un air si sombre que le Thénardier jugea « inutile » d’aller plus loin. Thénardier rebroussa chemin.

II, 3, 11. Le numéro 9430 reparaît, et Cosette le gagne à la loterie

Jean Valjean n’était pas mort.

En tombant à la mer, ou plutôt en s’y jetant, il était, comme on l’a vu, sans fers. Il nagea entre deux eaux jusque sous un navire au mouillage, auquel était amarrée une embarcation. Il trouva moyen de se cacher dans cette embarcation jusqu’au soir. A la nuit, il se jeta de nouveau à la nage et atteignit la côte à peu de distance du cap Brun. Là, comme ce n’était pas l’argent qui lui manquait, il put se procurer des vêtements. Une guinguette aux environs de Balaguier était alors le vestiaire des forçats évadés, spécialité lucrative. Puis, Jean Valjean, comme tous ces tristes fugitifs qui tâchent de dépister le guet de la loi et la fatalité sociale, suivit un itinéraire obscur et ondulant. Il trouva un premier asile aux Pradeaux, près Beausset. Ensuite il se dirigea vers le Grand-Villard, près Briançon, dans les Hautes-Alpes. Fuite tâtonnante et inquiète, chemin de taupe dont les embranchements sont inconnus. On a pu, plus tard, retrouver quelque trace de son passage dans l’Ain sur le territoire de Civrieux, dans les Pyrénées à Accons au lieu dit la Grange-de-Doumecq, près du hameau de Chavailles, et dans les environs de Périgueux, à Brunies, canton de la Chapelle-Gonaguet. Il gagna Paris. On vient de le voir à Montfermeil.

Son premier soin, en arrivant à Paris, avait été d’acheter des habits de deuil pour une petite fille de sept à huit ans, puis de se procurer un logement. Cela fait, il s’était rendu à Montfermeil.

On se souvient que déjà, lors de sa précédente évasion, il y avait fait, ou dans les environs, un voyage mystérieux dont la justice avait eu quelque lueur.

Du reste on le croyait mort, et cela épaississait l’obscurité qui s’était faite sur lui. A Paris, il lui tomba sous la main un des journaux qui enregistraient le fait. Il se sentit rassuré et presque en paix comme s’il était réellement mort.

Le soir même du jour où Jean Valjean avait tiré Cosette des griffes des Thénardier, il rentrait dans Paris. Il y rentrait à la nuit tombante avec l’enfant, par la barrière de Monceaux. Là il monta dans un cabriolet qui le conduisit à l’esplanade de l’Observatoire. Il y descendit, paya le cocher, prit Cosette par la main, et tous deux, dans la nuit noire, par les rues désertes qui avoisinent l’Ourcine et la Glacière, se dirigèrent vers le boulevard de l’Hôpital.

La journée avait été étrange et remplie d’émotions pour Cosette; on avait mangé derrière des haies du pain et du fromage achetés dans des gargotes isolées, on avait souvent changé de voiture, on avait fait des bouts de chemin à pied, elle ne se plaignait pas, mais elle était fatiguée, et Jean Valjean s’en aperçut à sa main qu’elle tirait davantage en marchant. Il la prit sur son dos; Cosette, sans lâcher Catherine, posa sa tête sur l’épaule de Jean Valjean, et s’y endormit.