Présents: Guy Rosa, Arnaud Laster, Marieke Stein, Myriam Roman, Marie Tapié, Jean-Marc Hovasse, Delphine Gleize, Sylvie Vielledent, Stéphane Desvignes, Rouschka Haglund, Vincent Wallez, Sylvie Jeanneret, Josette Acher.
Excusés: Anne Ubersfeld, Junia Barreto, David Charles.
-La correspondance Victor Hugo/Victor Schoelcher, Lettres, établie par Jean et Sheila Gaudon, éd. Flohic, 1998.
-La Cathédrale illustrée de Hugo à Monet, de Ségolène Le Men (CNRS, 1998).[Il y est assez peu question de Hugo directement.]
-Le prochain numéro de Romantisme contient un article sur "L'érotique hugolienne dans l'Homme qui rit". Notre-Dame de Paris est déjà torride (A. Laster).
Présentations
Guy Rosa salue la naissance de Claire, fille de Véronique Sanchez (Dufief).
Sylvie Jeanneret, assistante à l'Université Saint-Gall en Suisse, se présente : elle entreprend un thèse d'habilitation sur la parole dans les romans de Hugo, parole en acte des discours directs, parole politique qui remplace après l'exil le théâtre.
Un autre Notre-Dame de Paris se donne, sous la forme d'un spectacle pour marionnettes et comédiens, par la compagnie Loutka. Arnaud Laster et Vincent Wallez en pensent le plus grand bien, en particulier parce que cette adaptation est très proche du roman, la plus fidèle sans doute des productions actuelles.
On revient au spectacle du Palais des Congrès. Comment comprendre l'écart entre la sévérité des hugoliens et son succès sans précédent pour l'adaptation d'une oeuvre de Hugo? La musique préenregistrée, le décor, petit lorsqu'on le voit de loin et pauvre ou attendu, les réticences du service de presse vis-à-vis de tout regard critique (Marie Tapié, étudiante d'Arnaud Laster qui travaille sur les adaptations de ce roman, est mal reçue par l'entourage de Plamondon et Cocciante), les gros anachronismes, l'indigence des textes (très répétitifs : "déchiré" x 15) n'expliquent pas le succès! Mais pas non plus, à soi seule, la jeunesse de la distribution (cela est hugolien) et la débauche d'énergie des interprètes. Notre-Dame de Paris constitue une des oeuvres les plus illustrées et les plus adaptées de Hugo; pourquoi?
G. Rosa, comparant le succès relatif du théâtre de Hugo avec celui des adaptations des romans -voire des spectacles tirés des oeuvres poétiques-, observe un curieux déséquilibre: comment se fait-il que ce qui n'était pas fait pour le spectacle y réussisse mieux que ce qui lui était destiné? Pourquoi sont-ce les personnages romanesques, pas ceux du théâtre, qui ont pris place dans notre mythologie moderne : Gavroche, Quasimodo (que E.T. rencontre), Javert devenu surnom du procureur Starr aux Etats-Unis. (Avec Torquemada d'ailleurs, ce qui étonne et fait réfléchir: apparemment, la littérature mondiale n'offrait personne, et Hugo donnait deux noms! Il faut croire qu'il a été le seul à penser le dévoiement moderne de la loi. Mais nos lectures subtiles de Hugo n'y avaient pas songé.) Ce n'est pas d'aujourd'hui que Les Misérables, Notre-Dame de Paris et L'Homme qui rit (Les Travailleurs de la mer et Quatre-vingt treize sont laissés de côté : la science et la politique ne mobilisent pas au même point) alimentent, en France, les spectacles et l'imaginaire. Ruy Blas, Hernani et les autres étaient faits pour cela; force est de reconnaître qu'ils ne sont pas retenus. Cela ne va pas de soi et mérite réflexion.
Vincent Wallez annonce pour le 14 février le spectacle d'Anne de Broca, tiré des lettres de Juliette Drouet, qui a lieu chaque année à la même date au moins depuis 1986. Elle commémore la première nuit de Hugo et Juliette Drouet. Le spectacle impressionne par son projet même et l'investissement personnel de l'actrice qui joue Juliette Drouet. Hugo n'y est présent que par une robe de chambre désertée; cela respecte l'énonciation épistolaire. Arnaud Laster le trouve excessivement pathétique; il a cependant des moments assez drôles (la lettre "Toto est académicien", celle de la chemise pleine de "caca").
V. Wallez a vu Victor Hugo visionnaire à Avignon, monté par le directeur du Théâtre du Balcon. Il est très réservé sur ce spectacle, remarquable seulement par la présence d'un grand orchestre et le mélange de la musique et des diapositives.
Deux acteurs du nouveau spectacle tiré de L'Homme qui rit, d'après l'adaptationde François Bourgeat, annoncent qu'il sera monté au Petit Théâtre Hébertot, du 21 avril au 3 mai, à 21h (78bis boulevard des Batignolles, Paris 17ème, 01 44 70 06 69). Le parti pris est de "magnifier le contenu"; un seul comédien (Laurent Schuh) sera présent sur scène. V. Wallez a vu l'adaptation de Bourgeat à Genève, qui malgré l'absence de Josiane, comporte une grande charge émotionnelle. L'acteur avait presque soixante-dix ans à l'époque, âge auquel Hugo a écrit le roman (A. Laster).
Jean-Marc Hovasse commente une interview de Decoin, scénariste
des Misérables, dans Synopsis, nouvelle revue consacrée
au cinéma : l'adaptation part non pas du texte mais d'une réécriture,
de mémoire, en une centaine de pages! (A. Laster signale qu'il s'agit
d'un processus habituel aux scénaristes. Cette phase du traitement
présente le plus grand intérêt, par exemple dans le
cas du Notre-Dame de Paris de Prévert.)
Le personnage de Gavroche est central dans cette adaptation, comme
il l'est dans l'esprit des Français. Les Américains au contraire
ont privilégié Javert. Les adaptations nationales de la comédie
musicale des Misérables montraient déjà des
différences révélatrices : le Jean Valjean allemand
était porteur de profondes réflexions métaphysiques
(Dieu, la sagesse et l'idéal) absente de la version française.
J.-M. Hovasse ajoute que le film de Decoin sur la vie de Balzac, en
tournage avec Gérard Depardieu, doit montrer Victor Hugo en confident
et ami (personnage bien utile, comme le dit Racine). A quand le film sur
la vie de Victor Hugo ? Il est étrange qu'il n'y en ait encore aucun.
On rêve. A. Laster brise la rêverie en révélant
qu'A. Decaux avait ce projet et y avait renoncé faute de trouver
l'acteur.
Savoir qui a conseillé à Hugo de changer la fin de sa
pièce (le pardon de Didier à Marion) est une question qui
reste ouverte : est-ce Mérimée, Marie Dorval, Sainte-Beuve?
Dans ses Mémoires, Dumas fait mention d'une lettre de Sainte-Beuve
écrite en 1831 qui cite Merimée : Hugo aurait bien fait de
tuer Didier. Quant au journal d'Adèle, quoique presque dicté
par Hugo, il est peu fiable dès qu'il s'agit de Sainte-Beuve. Un
malentendu s'est-il produit entre Sainte-Beuve et Hugo sur l'"insensibilité"
reprochée par le premier au second? N'avait-il pas un intérêt
tout personnel (il est l'amant d'Adèle) à vanter devant Hugo
les mérites du pardon?
Sur l'intervention de Marie Dorval, les documents manquent. Au moins
est-il certain que de telles interventions étaient courantes à
l'époque et que ce ne serait pas la seule fois que Hugo en aurait
tenu compte (V. Wallez). Dans le cas de Marion de Lorme, le plus
vraisemblable est la convergence des conseils (G. Rosa).
Arnaud Laster revient sur les positions politiques de Hugo à
la fin de sa vie (voir séance précédente). On n'a
pas de raison de penser qu'elles soient très différentes
de celles du Rappel, dont le rédacteur en chef est Auguste
Vacquerie et le directeur littéraire Paul Meurice. Le journal est
très clairement radical, donc plus proche de Clemenceau que de Gambetta
et opposé à Jules Ferry. Il soutient les candidats radicaux
; l'un d'eux est François-Ernest Lefèvre, collaborateur du
Rappel, choisi par Hugo pour être, avec Meurice et Vacquerie,
l'un des exécuteurs de son "testament littéraire". Fin décembre
1881, Le Rappel publie son programme électoral, conforme
aux orientations de Hugo : réforme fiscale, législation du
travail, réduction du temps de travail, élection des juges,
justice rendue gratuitement, intérêt pour la situation des
femmes et des enfants dans les ateliers, séparation de l'Eglise
et de l'Etat (dont suppression du budget des cultes et fin de la concurrence
du travail des couvents et monastères). V. Wallez observe que le
principe de l'élection des juges, souvent invoqué dans les
discours, vient de la Révolution -mais aussi du modèle américain
(G. Rosa).
J.-M. Hovasse : Et Edouard Lockroy, dont on dit que les relations avec
Hugo étaient si mauvaises?
A. Laster : C'est un pur radical. Le témoignage de Georges Hugo,
direct, signale effectivement de violents conflits avec Hugo, mais pas
sur le plan politique.
J.-M. Hovasse :Dans ses Carnets, Hugo est bien silencieux sur
Lockroy.
A. Laster : Les Carnets le sont sur beaucoup de choses. Lors
des élections pour le Sénat, Hugo vote pour trois noms, Barodet,
Labordère et Engelhardt, tous à l'extrême-gauche, mais
il faudrait creuser les recherches. En revanche, la position de Hugo pour
ou contre le service militaire est difficile à établir.
G. Rosa : Il est longtemps opposé aux armées permanentes;
peut-être moins après 70.
A. Laster : Il a écrit ses textes les plus antimilitaristes
pour le centenaire de Voltaire, pourtant il conserve une tendance belliciste,
qui pourrait aller jusqu'à la revanche contre l'Allemagne. Mais
cette position est motivée par son engagement politique : la République
doit triompher de l'Empire et devenir le régime européen.
V. Wallez : Dans sa jeunesse, il est heureux d'échapper au service
militaire et, plus tard, d'y faire échapper ses fils.
A. Laster : Il faut se méfier des affirmations de Lagarde et
Michard sur le militarisme de Hugo. En réintitulant le poème
L'Expiation "Aux soldats de l'an II" et en citant dans le
texte introductif ".j'aurais été soldat." (Odes et Ballades),
les auteurs faussent la position de Hugo. Ne pas prendre en compte la chronologie
des textes ouvre la porte à toutes les manipulations. A cet égard,
Massin est plus éclairant que Bouquins.
G. Rosa et A. Laster : Il faut une édition chronologique, non
plus de la rédaction mais de la publication. A moins que l chronologie
informatisée y supplée: la saisie du tome 6 est achevée.
S. Jeanneret: Sur quelle oeuvre complète faut-il travailler?
A. Laster : Pour répondre à la place de Guy Rosa, un
des responsables de l'édition de 1985, je dirais la collection Bouquins
chez Laffont, une des plus valables et des plus fiables. Pour les quelques
textes qui manquent, on peut se reporter à l'édition de l'Imprimerie
Nationale, reprise par Le Club français du Livre. Pour certaines
oeuvres, mieux vaut employer les éditions critiques, Notre-Dame
de Paris et Les Travailleurs de la mer en Pléiade,
par exemple, voire, dans certains cas, des éditions de poche. Mais
éviter la Pléiade pour Les Misérables, La
Légende des Siècles et le théâtre.
G. Rosa : Le projet chez Laffont entendait initialement ne donner que
les textes publiés par Hugo. Les volumes Océan, Chantier
et Histoire (pour Choses vues) ont finalement rendu injustifiée
l'absence des articles de presse, de la Muse française et
du Conservateur littéraire, pour ne citer que le plus important.
En réalité, par rapport à une édition exhaustive,
beaucoup de textes manquent dans Bouquins.
A. Laster : Tout le théâtre de jeunesse.
J. Acher : Certains articles du Conservateur sont dans l'édition
Massin.
G. Rosa: Le texte complet se trouve ici même, ainsi que l'édition
de Jules Marsan de la Muse française. Pour les fragments,
plus d'autre solution qu'une édition informatisée -dont le
matériau est presque complet dans les dossier de Journet et Robert
que la bibliothèque possède. Une conversation technique s'engage
entre Guy Rosa et Vincent Wallez, qui a lui-même informatisé
les "fragments dramatiques" de l'édition Massin.
Le groupe Hugo a échangé remarques et impressions en attendant le metteur en scène. [NDLR: Guy Rosa reçoit, le 19 au courrier du soir, la lettre, postée le 5 et revenue de Lorient, où E. Vigner regrettait qu'une séance de travail à Vienne l'oblige à se décommander pour le 13. Un facteur probablement hugophobe avait feint de lire 54 le 94 inscrit en adresse et conclu sans scrupule : "inconnu au 54". Un peu plus tôt la même après-midi, E. Vigner téléphonait pour proposer une autre date. Cependant, G. Rosa n'a pas cru devoir engager le Groupe dans un troisième débat sur Marion. Ce compte rendu sera envoyé à E. Vigner, le précédent l'a déjà été, et G. Rosa se fera l'interprète des observations qu'ils pourront inspirer à E. Vigner. Ce dernier n'en a d'ailleurs, vraisemblablement, pas fini avec Hugo et nous pouvons espérer avoir une autre occasion de le rencontrer.]
Choix de mise en scène
V. Wallez : Malgré certaines réserves, la soirée
a été agréable, et j'ai apprécié la
façon maniérée de dire les vers.
A. Laster : Qu'il fallait percevoir sous la musique de Strauss, qui
parasitait le premier acte.
V. Wallez : La meilleure scène est celle de l'Angely et de Louis
XIII [le groupe approuve], mais le procédé trouve ensuite
ses limites. Les acteurs semblent s'amuser et tomber dans la facilité
sinon dans le gag. Par ailleurs, la présence des autres acteurs
sur scène, à partir du moment où on l'accepte, permet
de faire passer de l'émotion. Et elle ne nuit pas tant qu'on l'a
dit à la compréhension du spectateur.
A. Laster : L'assistante du metteur en scène et les comédiens
ont affirmé travailler tous les jours et ne jamais reproduire chaque
soir la même pièce. Peut-être ont-ils tenu compte des
remarques qui leur ont été faites.
V. Wallez : Les acteurs se parlent entre eux : l'adresse ne suit pas
le code traditionnel et cela peut choquer. Le jeu de diction "à
la Ophuls" est en écho avec les valses de Strauss.
A. Laster: Non! Le seul moment réussi a été quand
les musiciens sont venus sur scène.
Wallez: Il ne faut pas cependant que le travail entre comédiens,
apparent dans leur complicité lorsqu'ils jouent avec les mots, vienne
brouiller la compréhension du spectacle : les personnages de Laffemas
et du Gracieux sont desservis par ce choix. Car qui n'a pas lu la pièce
ne la comprend pas. Le projet du metteur en scène trouve là
ses limites.
A. Laster: Les liens avec le Vitez des Burgraves sont évidents,
comme avec Mesguich [on acquiesce]. Le traitement d'Hernani par
Vitez était très différent, beaucoup moins systématique.
Mais ici, par le choix de la pause maniérée en fin de vers,
le metteur en scène montre un Hugo à mille lieues de ses
préoccupations théâtrales. La préface, elle,
était réussie.
G. Rosa: Elle fait pourtant problème du point de vue de l'énonciation
: la préface est le seul endroit où l'auteur l'assume. Le
système énonciatif préface/dialogue est cassé
par la fin de l'alternance voix unique/voix plurielles.
V. Wallez: Dans l'idée de Vigner, l'oeuvre est collective et
il faut imaginer que ce sont Balzac, Mérimée, etc qui lisent
le texte.
A. Laster : Et la suppression de la dernière scène?
V. Wallez : Toute la représentation semble alors placée
sous le signe du rêve et cela justifie l'impression de décalage,
de brouillage ainsi que le déroulement de la pièce par association
d'idées, comme chez Vitez. Il faut accepter en tant que spectateur
ce travail et ce décodage.
G. Rosa : Dans ce cas, on n'assiste plus à une représentation
mais à une re-présentation : à la mise en scène
non pas de la situation, ni non plus du texte, mais du travail sur le texte
accompli par le metteur en scène et les acteurs. La question ne
porte plus sur la signification de la pièce mais sur la façon
dont metteur en scène et acteurs opèrent.
V. Wallez : C'est exactement cela et c'est bien ce que cherche Eric
Vigner. Mesguich va dans le même sens mais se préoccupe davantage
du public et compense l'aridité de cette entreprise en privilégiant
le spectaculaire. D'un point de vue hugolien, la pièce est ratée
mais par rapport au projet de Vigner, elle est aboutie. Ce spectaculaire
intériorisé explique peut-être pourquoi les spectateurs
quittent la salle.
A. Laster: Oui! Et il semble que ce spectacle fait la quasi-unanimité
du groupe Hugo contre lui.
Sens de la mise en scène et sens de la pièce
G. Rosa : Il n'empêche que c'est, incontestablement, "du théâtre"
-comme on dit d'un texte qu'il est "écrit". Mais il est vrai que,
comparée à Mesguich, qui veut faire passer du sens, cette
mise en scène n'est guère porteuse de significations.
A. Laster : Elle va contre le texte et se construit à ses dépens,
tendance fréquente actuellement des metteurs en scène qui
voient dans le texte un prétexte à une création esthétique
autonome. Pourquoi n'écrivent-ils pas eux-mêmes?
V. Wallez : Ils écrivent. Le metteur en scène écrit
un texte sur le texte de l'auteur, exactement comme Decoin réécrit
le point de départ de ses films.
A. Laster : Mais cela relève de la malhonnêteté
intellectuelle : les metteurs en scène et adaptateurs appâtent
le public par le nom de l'auteur. Au lieu de s'intituler Marion de Lorme,
la pièce aurait dû s'appeler Variations sur
Marion de Lorme, ou Sur Marion de Lorme.
G. Rosa : C'est une fausse question. Mais nous aussi, lorsque nous
faisons une "explication de texte" devant les étudiants, nous donnons
à entendre notre explication, pas le texte. C'est pourtant de lui
que nous parlons et lui que nous cherchons à faire comprendre -mieux
ou autrement.
A. Laster : Il ne faut pas tromper le public sinon il part.
V. Wallez : Parce qu'il ne comprend pas. Le problème de la fidélité
ne se pose pas; le public n'a pas lu la pièce.
G. Rosa : C'est aune fausse question: vaut-il mieux une mise en scène
idiote mais exacte qu'une adaptation intelligente? Reste que le parti pris
esthétisant (l'exposition non pas même d'un objet esthétique
mais d'un travail esthétique) est sans doute fascinant mais fondamentalement
antihugolien s'il ne signifie pas. Mesguich, que je reste le seul
à défendre, avait au moins réussi à faire comprendre
dans sa mise en scène de Marie Tudor qu'il était question
du bien et du mal.
V. Wallez: Vigner rappelle qu'au commencement de sa recherche était
le verbe et non l'idée exprimée par le verbe.
A. Laster: Le "Hélas!" remarqué par Henri Meschonnic
est une invention de Vigner, mais il fonctionne comme une dérision.
G. Rosa : Un échec plutôt. Il y en a d'autres. Celui-ci
m'a semblé particulièrement regrettable. Car ce "Hélas!"
sans voix, prononcé dans un souffle.
V. Wallez: .comme un soupir.
G. Rosa : .a le mérite de présenter une vérité
humaine et une vérité du langage. Il est vrai que "Hélas"
ne peut pas, ne doit pas, se dire à voix haute comme n'importe quel
énoncé. Mais l'exécution met tout par terre: pas la
voix blanche, mais la sorte de grimace qui tord alors le visage et la bouche
du comédien.
V. Wallez : Vigner n'est pas le seul responsable. Beaucoup de choses
proviennent sûrement de la recherche des comédiens. Sans doute
pas celle-là : Vitez a écrit sur le "Hélas" final
de Bérénice : est-ce la "source" de Vigner? à
moins qu'il n'ait pensé au "Victor Hugo, hélas!" de Gide
?
G. Rosa : Je ne suis pas loin de partager l'avis de Laster sur la musique.
Tout le reste est raffiné, le choix musical est simpliste -et le
contraste gênant. D'autant plus que les anachronismes sautent aux
oreilles. L'ensemble forme une compilation de morceaux classiques trop
connus et sans cohérence avec l'allure de l'ensemble.
A. Laster : Le seul choix astucieux est La Traviata, pour son
rapport avec Marion.
V. Wallez : Pourquoi chercher à mettre du sens là où
il n'y en a pas ? Nous sommes en présence d'une esthétique
qui tourne à vide; Vigner a un talent évident, mais je le
crois engagé sur une fausse voie, du moins sur une voie qui peut
devenir fausse -et l'est sans doute devenue ici. Inversement, il arrive
que le théâtre recherche trop le sens; c'est le cas de Hossein
ou pour le Notre-Dame de Paris.
Les acteurs et les personnages
Les rôles les plus réussis sont Didier et Saverny pour
G. Rosa, L'Angely pour V. Wallez.
G. Rosa : Marion est très inférieure aux autres, catastrophique
à mon sens. Tous les autres communiquent quelque chose -même
si on ne sait pas clairement quoi; elle, rien. On se désole à
la voir se tortiller et dire des phrases qui semblent n'avoir pour elle-même
aucun sens.
V. Wallez : Elle n'est pas comédienne au départ.
G. Rosa : Vigner avait songé, je crois, à Madeleine Marion;
elle est trop âgée pour le rôle mais elle sait à
merveille dire le texte comme texte sans abandonner
le personnage. Sa Phèdre dans l'Hippolyte de Garnier était
belle.
V. Wallez : Elle a joué du Claudel, sous la direction de Vitez,
et possède une diction très spéciale.
G. Rosa : Décalée par rapport aux autres personnages,
Marion reste opaque. Et Vigner commet des contresens dans les gestes qu'il
fait effectuer aux acteurs: comment comprendre qu'elle ne veut plus de
Saverny -ni de personne- quand on la voit le prendre par les sentiments.?
V. Wallez : Cela tient peut-être à la place hors société
de Marion.
Par ailleurs, la première préoccupation de Vigner fut
de remplir le théâtre de Lorient.
G. Rosa : Il a avoué de façon très sincère
avoir été surpris par le texte : il devait attendre de l'Edmond
Rostand amélioré et a trouvé une grande violence,
une dérision radicale (la décapitation), le goût de
la mort, un texte brillant et souvent énigmatique. Le destin du
texte dans l'histoire littéraire l'a aussi fasciné : il aurait
dû être le texte de la bataille d'Hernani, le lieu de
la grande bataille romantique. Son succès en privé, suivi
de la censure, d'un accueil médiocre puis d'un oubli presque complet
en font un texte au statut fantomatique.
A. Laster : Est-ce une raison pour en donner une mise en scène
fantomatique?
G. Rosa : Vigner s'est trop intéressé au personnage de
Saverny, où il voyait un désir de mort, étonnant au
théâtre. Il n'a pas tort. Ce désir est contagieux lors
du duo presque amoureux entre Saverny et Didier, au bord de la mort commune.
Cela, il le disait, mais on ne le voit pas. (et le coup de pistolet de
Laffemas n'arrange rien). La difficulté de mise en scène
du théâtre du Hugo me semble irrésolue. Je ne vois
rien qui ne verse soit dans une certaine complaisance esthétisante
à la Vitez soit dans une platitude parfois émouvantes mais
toujours en dessous du texte.
V. Wallez: La seule expérience réussie me semble être
le Ruy Blas de Raymond Rouleau. A l'époque ses choix, dont
celui de faire intervenir des nains à la cour, qui ne sont pas dans
le texte, ont été considérés comme choquants.
Aujourd'hui on trouverait cela classique.
A. Laster: Les collaborateurs de Rouleau étaient ceux de Visconti.
Et il faut se méfier des qualificatifs des mises en scène,
dont celui de "classique", à ne pas confondre avec "traditionnelle",
ou "conforme aux indications scéniques". Le dernier cas est sans
doute seulement possible - et parfait - lors de la première représentation.
Hugo et Shakespeare
G. Rosa : J'ai vu beaucoup de Shakespeare et beaucoup de Hugo. Comment
se fait-il qu'avec Shakespeare -et Molière dans une moindre mesure-
on gagne à tous les coups, alors qu'on se plante régulièrement
avec Hugo?
V. Wallez: La Nuit des Rois au théâtre de la Ville
était ratée.
A. Laster : Shakespeare est aujourd'hui un auteur universellement admiré,
considéré comme le sommet du théâtre occidental,
et les metteurs en scène l'abordent avec respect. Hugo, au contraire,
est desservi par la tradition scolaire qui en fait un mauvais auteur de
théâtre, d'où des efforts douteux et, souvent, le choix
de la dérision. On fait confiance à Shakespeare, pas à
Hugo.
G. Rosa: Le paradoxe reste que les spectacles tirés de Hugo
sont meilleurs s'il s'agit des romans que du théâtre lui-même.
V. Wallez: Cet été, Lucrèce Borgia fut
un succès. Mais le système théâtral de Hugo,
à l'inverse de celui de Shakespeare, est très difficile à
mettre en scène.
A. Laster: Car la scénographie de Shakespeare est semblable
au traitement cinématographique, d'une forme plus libre et plus
variée, avec des lieux différents. Cette scénographie
correspond mieux aux attentes des spectateurs et ne change pas leurs habitudes.
V. Wallez: On évacue souvent le décor de Shakespeare
(voir Peter Brook), ce qui est dangereux pour Hugo, car il manquerait un
élément important. La structure dramatique shakespearienne
est proche de celle du roman : chez Hugo, elle est plus difficile à
trouver. Et ses romans touchent à l'épique.
A. Laster: La mise en scène de Ruy Blas de Wilson marchait
[réticences de G. Rosa].
V. Wallez: Comme la Marie Tudor de Mesguich, quand les acteurs
épousaient le texte par mimétisme, comme chez Claudel. A
quand un Cromwell ?
G. Rosa: Annie Ubersfeld -vraisemblablement pour expliquer la même
chose- dit que Hugo est piégé par la scénographie
romantique. Je me demande s'il ne l'est pas par le langage romantique,
si le problème réside peut-être dans son langage dramatique.
A. Laster: Non, il est génial, ce sont les metteurs en scène
qui s'en méfient. La solution pour aborder le texte est une collaboration
avec les littéraires.
G. Rosa: Le langage de Hugo n'est peut-être pas poétique
comme peut l'être celui de Shakespeare, immédiatement et naturellement
sublime. De là la prosaïsation ou le maniérisme.
A. Laster: Et les duos amoureux de Ruy Blas et de Marion
de Lorme ?
V. Wallez: Marion de Lorme contient des vers très shakespeariens.
Malheureusement, les acteurs abordent souvent ces tirades tout en bloc
ou au contraire trop en détail. Et Gide, pourtant grand admirateur
de Shakespeare - son traducteur -, note en 1949 dans son Journal
que le Roi Lear est aussi mauvais que du Hugo. On voit aujourd'hui
subsister un vieux fonds antihugolien comme alors subsistait un vieux fonds
antishakespearien.
G. Rosa: Il n'empêche que les pièces de Hugo des années
30 sont impossibles alors que son "second théâtre" marche
comme sur des roulettes, sans cette insatisfaction que produisent toujours
les pièces "romantiques". Il est d'ailleurs de plus en plus souvent
joué.
A. Laster: Mais les pièces du Théâtre en Liberté
fonctionnent parce qu'elles ne sont pas enseignées : on ne s'en
défie pas.
V. Wallez: A cause de la sûreté d'écriture de Hugo.
A. Laster: Les metteurs en scène refusent de prendre en compte
la scénographie romantique et ils font du spectacle.
V. Wallez: Le décor hugolien est trop porteur de sens, qui reste
fermé aux spectateurs à moins d'une grande érudition.
Or les scénographes veulent faire du sens de leur côté.
Prochaines séances
Le 13 mars, communication(s) de Delphine Gleize et Myriam Roman sur Hugo en 48.
Rien encore au programme pour la séance d'avril : que la vaillance se fasse connaître.
En mai, communication de Sylvie Vielledent.
Equipe "Littérature et civilisation du XIX° siècle", Tour 25 rdc, Université Paris 7, 2 place Jussieu, 75005 Tél : 01 44 27 69 81.
Responsable de l'équipe : Guy
Rosa.