GROUPE HUGO

Equipe de recherche "Littérature et civilisation du XIX° siècle"

SEANCE DU 23 JANVIER 1999

Présents : Guy Rosa, Jacques Seebacher, Arnaud Laster, Marieke Stein, Myriam Roman, Philippe Andrès, Chantal, Brière, Taous Soraya, Junia Barreto, Gina Trigian, Marie Tapié, Jean-Pierre Vidal, Jean-Marc Hovasse, Stéphane Mahuet, David Charles, Sylviane Robardey-Eppstein, Françoise Sylvos, Delphine Gleize, Béatrice Weill, Maxime Del Fiol, Véronique Charpentier, Franck Laurent, Florence Naugrette, Sylvie Vielledent, Bertrand Abraham, Stéphane Desvignes, Denis Sellem.

Excusés : Ludmilla Charles-Wurtz (le groupe salue la naissance de son fils Simon et forme pour lui les voeux les plus affectueux), Claude Millet, Rouschka Haglund, Vincent Vallez.


Informations

Publications

. L'édition de Notre-Dame de Paris au Livre de Poche est parue, avec dossier des adaptations par Arnaud Laster, notes et préface de Jacques Seebacher. Manque une bibliographie, refusée pour économiser un cahier.

. Dans le dernier numéro de Romantisme (102, 1998/4), on lira l'article de Florence Naugrette "Vitez metteur en scène de Hugo", celui d'Annie Ubersfeld, "Vilar et le théâtre de l'histoire", le compte rendu par C. Millet du livre de Pierre Laforgue, Victor Hugo et La Légende des siècles, de la publication des Contemplations à l'abandon de la Fin de Satan.

Spectacles

. Françoise Sylvos annonce une adaptation de textes d'Actes et Paroles, sous le titre de Victor Hugo visionnaire, à la Réunion et auparavant à Avignon.

. Arnaud Laster déplore l'échec de l'adaptation cinématographique des Misérables par Billie August -"pourtant pas la pire"-, et signale invite à la patience les pervers soucieux de voir la comédie musicale Notre-Dame de Paris : les locations sont ouvertes, maintenant, pour l'an 2000.

Note critique par Jacques Seebacher

Jacques Seebacher rappelle l'existence de feuilles d'un Journal de l'exil rédigé par Juliette sur la demande de Hugo, en décembre 1852 et en donne la précieuse référence : Maison Victor Hugo, a 9728. Mme Hugo, après avoir failli être victime d'un accident sur la route de Saint-Hélier, était partie pour la France afin de ramener à Jersey François-Victor, qui y filait le parfait amour avec Anaïs Liévenne, laquelle le suivra finalement.

Juliette note, à la date du 14 décembre, qu'une tempête a causé le naufrage du Splendide (Delphine Gleize précise : le bateau qui a servi à l'expédition de Bonaparte à Boulogne). Le fils du capitaine M. Rose, âgé de dix-sept ans, sinon "demeuré" du moins fort bizarre, sauvage, participe au sauvetage de la chaînerie du navire, et survit durant quinze jours dans les rochers. Ce serait l'origine de Gilliatt. L'idée de Déruchette se trouve-telle dans la fantaisie d'Adèle II, persuadée que le fils de Rose nourrissait pour elle une folle passion?

Le même jour, Juliette observe qu'il n'est pas de mode, anglaise, de porter caleçon pour se baigner.

Le 26 décembre, Juliette relate un rêve de Hugo, la nuit précédente. Il se prépare à se baigner dans le bassin du jardin du Luxembourg, quand un sergent de ville de douze pieds de haut l'interpelle, le reconnaît. Hugo nie. Le policier l'invite à faire l'aumône à un enfant, et le shilling de Hugo le trahit, puis la Bible imprimée à Jersey qu'il tient à la main. Hugo doit suivre le sergent, mais se met à le frapper au visage violemment avec sa Bible. Le géant rapetisse; devenu nain, il se confond en excuses tout en guidant Hugo dans un trajet périlleux jusqu'à une prison. Là, l'écrivain se lance dans un discours flétrissant Bonaparte et la honte dont se couvrent ceux qui le servent; il trouve son éloquence si forte, si sublime, qu'il se réveille.

J. Seebacher lit et commente le récit de ce rêve.

Propositions

. Franck Laurent suggère la création d'une vidéothèque hugolienne dans la bibliothèque. Guy Rosa fait remarquer que la place manque pour le matériel vidéo et que les achats rétrospectifs sont beaucoup plus difficiles que pour les livres. Arnaud Laster approuverait le principe de cette vidéothèque, mais signale que les fonds de Censier et de la Maison de Victor Hugo sont déjà très riches -et accesibles. Il demande où se trouvent les archives vidéo du T.N.P. Florence Naugrette suggère qu'elles sont peut-être à l'Arsenal. Arnaud Laster déplore que les enregistrements ne contiennent pas les réactions du public.

. Franck Laurent propose une motion de félicitations à J.M. Hovasse, qui a permis au groupe d'acquérir les Oeuvres complètes de Lamartine dans leur édition de 1869, et pour un prix dérisoire. Jacques Seebacher signale, à ce propos, un discours essentiel de Lamartine, où il rompt avec la droite qui lui refuse la présidence de la Chambre des députés, et où il se propose en instituteur d'une vraie gauche. Au passage, Lamartine qualifie l'oeuvre de la Révolution : "la naissance de l'individu moderne".

Guy Rosa rappelle qu'il est aux ordres de chacun et de tous pour les acquisitions : il suffit de faire connaître ses demandes; il invite aussi à l'imitation du splendide exemple donné par Jean-Marc Hovasse : signaler les occasions d'achat. Franck Laurent pense à Walter Scott, (prochainement en Pléiade et pour plusieurs textes en Folio). Guy Rosa rappelle que, grâce à J. Seebacher, la bibliothèque possède déjà pratiquement tout Walter Scott (32 vol, Defaucompret, Furne, 1830).

A propos de la mise en scène de Marion de Lorme au théâtre de la Ville.

-Guy Rosa confirme la présence d'Eric Vigner à la prochaine séance (13 février); dûment prévenu qu'il aurait fort à faire, le metteur en scène est prêt à entendre toutes les critiques, demandant seulement qu'on évite l'insulte (ce qui va de soi).

-F. Naugrette : La mise en scène est froide, l'intrigue difficile à saisir en particulier parce que tous les acteurs restent en scène même lorsque les personnages sortent, si bien qu'on ne comprend pas qu'ils ignorent ce qu'ils ont l'air d'avoir entendu ou entendent ce qu'ils devraient ignorer. La fin est coupée au milieu d'un vers (_Est-ce que je suis_"). La diction, chantante, est si travaillée qu'elle en devient maniérée. La mise en scène a pris le parti de casser systématiquement l'émotion.

-F. Laurent : Lorsqu'on dit les alexandrins de Hugo, une pause doit demeurer à la fin du vers, sinon on risque de manquer des effets de sens. Par exemple, dans le premier duo du cinquième acte d'Hernani, on n'entend pas de la même manière, l'échange suivant selon qu'on réalise ou non un très bref silence à la fin du premier vers :
                                                Doña Sol : ... Je suis heureuse.
                                                Hernani :                                 Que m'importe
                                                Les haillons qu'en entrant j'ai laissés à la porte !

-A. Laster : Oui, mais le vers dramatique doit, selon Hugo lui-même, fuir toute coquetterie_ or la mise en scène d'E. Vigner fait du discours une coquetterie permanente.

-G. Rosa : La coquetterie se comprend par rapport à des normes_ dont nous ignorons tout. Les premiers enregistrements que nous possédons ne remontent qu'à la fin du siècle -et ils sont totalement inaudibles, du dernier grotesque. Quand Hugo refuse la coquetterie, on ne sait quelle élégance vraie il demande. Comment transposer?

-A. Laster : Du témoignage de Berlioz, les vers de Hugo étaient dits tout à fait comme de la prose.

-F. Laurent : Relativement parlant, le style dramatique de Hugo va dans le sens de la familiarisation, d'une sortie du hiératisme.

-F. Naugrette : Une diction très travaillée pourrait être acceptable si elle produisait des effets de sens intéressants. Ici, elle prend place dans une attitude qui générale qui revient à casser l'intrigue, dépsychologiser totalement le spectacle, refuser l'émotion... Le corps devient vite absent, et on perd de vue que Marion est une courtisane. De plus, la récitation de la préface, au début, n'est pas théâtrale.
-G. Rosa : Le principe du spectacle -qu'on peut contester, mais ce n'est pas la même chose de le contester lui et de critiquer son exécution- semble être de mettre en scène le texte, pas la fiction; j'ai compris ainsi que, comme dans le volume, la préface soit présentée au public. C'est surprenant, effectivement, mais cela "passe". A. Laster : Mais alors il faudrait donner le texte de la fin. G. Rosa : Ce même principe de mise en scène explique la présence permanente de tous les personnages sur scène : dans le texte, ils existent indépendamment de leur présence scénique. Mais ce choix mène effectivement à obscurcir l'intrigue pour le public.

-J. Seebacher : Mise en scène moderne ou post-moderne ?
-A. Laster : Moderne, au pire sens du mot. Il faut y aller, mais en s'attendant au pire.

-G. Rosa : Facile à dire. De ma propre expérience, il est très difficile de dire le théâtre de Hugo. Essayez. On se rend vite compte que ce qu'on fait est horriblement boulevardier -Dieu sait pourquoi. Et c'est ce qui arrive souvent au théâtre pour Hugo, quand on en met en scène la situation -ainsi L. Wilson dans Ruy Blas.

-A. Laster : Vitez jugeait le vers hugolien très propice à la diction. Hugo indique comment dire. Vigner, finalement, ne fait que pousser à la limite les choix de Vitez dans les Burgraves... qui allait dans une impasse.

-G. Rosa : Il me semble que la responsabilité principale de l'échec tient à l'actrice qui joue Marion_ Les scènes masculines sont bien meilleures, parfois carrément bonnes.

-A. Laster : Marion... et Didier ! Couple infernal !

-G. Rosa : Mais il est vrai que le metteur en scène a la responsabilité d'avoir monté, sciemment, tout son spectacle autour du personnage de Saverny, qui l'intéressait bien plus que les autres et dont l'acteur vient d'ailleurs en tête de la distribution.

-A. Laster : Effectivement, le roi et l'Angély sont bons. Le metteur en scène écrit dans sa brochure qu'il ne s'intéresse pas à la "petite histoire d'amour". Les comédiens affirment que c'est même la petite histoire "tout court" qui ne l'intéresse pas, c'est-à-dire la fable de la pièce. D'où le choix de faire entendre le poème.

-G. Rosa : Si Marion est si peu jouée, c'est sans doute que la fable de la courtisane rédemptée par l'amour est rude, et que celle de l'homme amoureux rejetant la femme qu'il aime lorsqu'il apprend qu'elle est une putain est, elle, carrément inacceptable, inaudible aujourd'hui.

-A. Laster : D'autant plus inacceptable que la mise en scène coupe le pardon, alors que Hugo avait modifié la fin.

-G. Rosa : Le sens passe par cette fable sur l'impureté et la pureté, et il est très difficilement transposable. Il faudrait faire comprendre qu'il est l'équivalent d'autre chose, d'une vocation de l'existence, du moi... mais le texte résiste.

-A. Laster : Mais ces fables-là marchent à l'opéra!
-G. Rosa : Parce que tout le monde se moque de l'histoire, à l'opéra, et que personne n'y comprend même les paroles.

-A. Laster sourit en évoquant une possible responsabilité de G. Rosa dans la mise en scène. Celui-ci précise que sa seule influence est peut-être d'avoir dissuadé le metteur en scène de faire jouer l'Angély et Laffemas par le même acteur.

-F. Laurent : Jean Vilar, à la fin des cycles de répétition de Ruy Blas, en 1954 , disait que c'est une erreur de jouer Hugo "comme si nous avions des pensées profondes", car on atténue ainsi le texte. Il faut laisser le texte se dire, et se montrer plus violent, plus chaleureux... "pas de pudeur!". Vilar invente le plateau nu mais joue sur costumes et musique. L'insistance de la mise en scène française à donner dans la sobriété est souvent agaçante.

-F. Naugrette : D'après Annie Ubersfeld, Vilar fait jouer les codes les uns contre les autres, ce qui est beau. Mais Vigner fait aller tous les codes dans le même sens, et refuse tout spectaculaire.

-A. Laster : L'esthétique du plateau nu était nécessaire dans les années cinquante; elle aboutit aujourd'hui à des excès.

-J. Seebacher : Cette question de la prostitution est mal comprise, mal posée. Le bordel revêt une importance non psychologique, mais sociale : c'est un lieu où l'on se retrouve entre soi. On va au bordel non pour jouir, mais pour payer : le tarif signe l'appartenance sociale. Cela du moins peut être montré. C'est là une réalité que Hugo connaissait. Il y avait contracté son ophtalmie chronique.

-A. Laster : Mais tous -Sainte-Beuve, Mérimée...- témoignent que Hugo les quitte quand ils y vont et refuse de les suivre.

-J. Seebacher : Parce qu'il va ailleurs...

-G. Rosa : Il n'est pas de bonne méthode de traiter ainsi les témoignages.

-J. Seebacher en tient pour l'origine vénérienne des ophtalmies de Hugo, non sans préciser que cette origine était entièrement inconnue au 19° siècle, pas même soupçonnée.

-G. Rosa admire la puissance du diagnostic de son maître et se réjouit de ce trop bref retour aux préoccupations qui étaient celles du Groupe dans les années glorieuses.

-J. Seebacher : Hugo ne reste pas fidèle jusqu'en 1833.
-F. Laurent : Selon A. Corbin, le bordel n'est pas le seul lieu de prostitution, en effet.

-J. Seebacher : Oui, Hugo fréquente la petite ouvrière.
-F. Naugrette propose une étiologie différente de l'ophtalmie: Sainte-Beuve transmet à Adèle, qui transmet à Hugo.

-A. Laster: impossible, cf. "tu ne veux plus, méchante!"

-G. Rosa : Les voies de l'ophtalmie sont impénétrables. [jeu de mots détestable et que je n'ai pas fait. NDGR]


Communication de Florence Naugrette, "Le coup de théâtre dans la dramaturgie de Victor Hugo". (voir texte ci-joint)


Débat

A. Laster annonce qu'il préfère renvoyer ses remarques au colloque de Dijon, où cette communication sera présentée.
J. Seebacher : La mécanique dramatique m'est étrangère. Peut-on dire qu'il s'agit d'une grande réflexion sur l'empire - grand ensemble hégélien qui subsume toutes les réalités dans un tout intelligible ? Victor Hugo souligne le retrait de l'empereur, de l'empire : "aucun empire ne tient, et je vais vous le montrer". Grâce au retrait, il apparaît qu'il manque au monde un principe intelligible, et qu'il est impossible de le trouver. C'est dans cette matière que va se trouver le peuple. De part et d'autre de l'empereur et de l'empire, il y a de l'amour qui circule. En montrant l'émergence de l'empire, Hugo montre ce qu'il y a d'imperdable dans cet avant, et qui reste imperdable pour l'avenir.
F. Naugrette : Oui, c'est convaincant - et magistral.

 

F. Laurent : A propos de la clémence d'Auguste dans Cinna, mon interprétation ne faisait que citer celle de Napoléon, qui la voit d'abord comme un calcul politique.
L'événement politique d'Hernani n'est pas l'élection à l'empire, mais le monologue (IV, 2) [Florence Naugrette acquiesce] et ce qui arrive à s'y dire sur la nature océanique du peuple, qui préexiste à la construction des pouvoirs flottant sur lui, et dont personne ne peut être empereur. Or il n'y a pas de fidélité possible pour un empereur par rapport à un tel événement. Etre empereur implique régner (même s'il peut y avoir place pour la clémence), et le premier acte de l'empereur est de nommer Don Ricardo aux mêmes fonctions qu'il avait déjà dans l'ancienne monarchie. Il s'est donc dit quelque chose dans ce passage, mais il ne va pas se faire grand chose en terme de fidélité.
Dans Cromwell, l'événement est le non événement, certes; mais Cromwell devient protecteur héréditaire. Il y a donc des éléments de fidélité, mais la logique profonde reste celle du gouvernement, de l'Etat et du pouvoir.
En ce qui concerne l'événement amoureux de la reine amoureuse d'un laquais, il faut remarquer qu'il ne peut arriver que dans et par la mort : la question de la fidélité ne se pose donc pas ici.
Dans les Burgraves, le coup de théâtre véritable est le fait que Job contraigne les burgraves à s'incliner devant Barberousse (II, 6). Quant au dénouement, tu oublies Guanhumara. Malgré une fin optimiste, il faut tout de même qu'on sacrifie quelqu'un, elle ; or elle incarne l'aliénation populaire. En 1843, Hugo ne peut prôner la réconciliation nationale qu'au prix de la mise à la trappe de Guanhumara-Marat.
J. Seebacher : Il s'agit d'une forme sacrificielle, du dévouement de la femme à l'avenir. Jamais les femmes n'ont eu leur place. Le moment vient où elles vont l'avoir. Ainsi en est-il de la structure de Châtiments : le jeu de massacre ne concerne que des hommes, alors que tout ce qui annonce le peuple est porté par des figures féminines. Ce qui fait le social c'est la différence des classes, qui met en jeu la différence des sexes.
F. Laurent : Oui, mais en 1843 Victor Hugo est plus emporté par la structure de ses oeuvres qu'il ne l'assume : on met à la trappe ce qui ne peut trouver de place.

 

J. Seebacher : Je vous invite à répandre ce qui suit autour de vous. Depuis 1801, les Corses avaient le droit de ne pas déclarer de succession lorsqu'ils héritaient. Ce droit vient d'être aboli. Aucun journaliste n'en a donné la raison, qui est moins économique que sociale : si on ne déclare pas la succession, on est dans l'indivision, et cela maintient ou installe un système patriarcal ou clanique.

 

G. Rosa : J'avais toujours cru que la différence entre drame et tragédie ne se trouvait pas dans le plus ou moins grand degré de nécessité, mais dans la nature de cette nécessité. Dans la tragédie, elle est double : il y a contradiction des transcendances. Dans le drame, elle est simple et ne s'oppose qu'à l'action humaine. Tu dis que ceux de Hugo présentent une nécessité affaiblie. Je ne crois pas : en fait, il n'y a que de faux choix au niveau de la nécessité historique et elle s'impose (les vrais choix se situent sur un autre plan). La nécessité historique fait que Ruy Blas ne peut réformer l'Etat et lutter avec Don Salluste qu'en prenant sa place ou au nom de ses liens avec lui : elle l'emporte d'emblée et sans issue. Seul l'espace individuel offre du jeu. Existence individuelle et action publique entrent en conflit, et la question n'est plus que de savoir comment aimer dans une situation qui l'interdit. C'est d'ailleurs ce que Florence vient de dire.
Quant au coup de théâtre, il est gênant de l'identifier à l'événement. Si le coup de théâtre est "un hasard apparent révélant une nécessité", il ne peut être un événement -sinon un faux événement, un événement illusoire. L'événement, c'est l'amour de Ruy Blas et, surtout, celui de la Reine; ce n'est pas le "Bon appétit, Messieurs_" et la promotion de Ruy Blas au rang, usurpé, de premier ministre. L'amour de la Reine, lui, n'est pas usurpé -du moins toute la question, à la fin, est de faire en sorte qu'il ne le soit pas.
F. Naugrette : Oui. D'ailleurs, dans la dramaturgie classique, le coup de théâtre n'est pas l'événement.
F. Laurent : Le coup de théâtre-événement relève d'une esthétique non pas aristotélicienne, mais plutôt brechtienne.
F. Naugrette : Les notions ne sont pas totalement superposables.
G. Rosa, poursuivant : Ou alors, il ne faut pas dire qu'il y a une esthétique aristotélicienne du coup de théâtre. Une péripétie ou une reconnaissance ne sont pas un coup de théâtre.
F. Naugrette : Il n'y a pas d'opposition entre classiques et romantiques sur ce plan : il y a des coups de théâtre attendus chez Molière.
F. Sylvos : Quand arrive le terme ? (Pas de réponse).
F. Naugrette : "Coup de théâtre" est synonyme de péripétie. Quand on dit que l'événement fait "trou" dans la situation, cela ne signifie pas qu'il n'a pas de nécessité.
G. Rosa : Je ne vois pas comment. Soit les choses résultent de cet enchaînement, et elles appartiennent à la situation ; soit elles relèvent de la liberté, et il s'agit d'un événement. Il n'est pas possible de fabriquer des événements prévisibles : ils ne relèvent, par définition, d'aucune nécessité.
F. Laurent : Tu ne devrais pas être artistoto-cartésien à ce point: la dialectique pense cela. Inscrit dans une nécessité préalable, mais illisible jusqu'à un certain point, quelque chose arrive. Il y a une nécessité qui peut produire de la liberté.
J. Seebacher : Evénement : quelqu'un crache du sang. On se rend alors compte que c'est le résultat de la tuberculose.
G. Rosa : On dissout alors la notion d'événement en lui donnant le sens de fait.
B. Abraham : La théorie de l'événement de Badiou est tirée en fait de Deleuze (Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968), mais appauvrie : chez Deleuze, il y a toujours un lien entre la valeur inaugurale objective de l'événement et la constitution du sujet qui en résulte.
F. Naugrette : Badiou en parle aussi.
G. Rosa : Je ne dis pas le contraire, mais que ce qui est gênant dans l'exposé de Florence, à mon sens, c'est qu'elle intègre le coup de théâtre dans l'esthétique classique qui, me semblait-il, l'exclut parce qu'il est imprévisible, illogique, hors des données de la "situation" (la reconnaissance la dénoue, la péripétie la retourne, elles ne la changent pas). Par différence, il y a des coups de théâtre chez Hugo.
F. Laurent : A propos du coup de théâtre se pose la question de sa place dans la pièce : le renversement qu'il opère nécessite une charge accumulée. Le retour de Don Salluste et celui de Ruy Gomez sont attendus mais ne se produisent pas à n'importe quel moment. Ils correspondent à un renversement maximal. Or juste avant le retour des deux commandeurs, et Ruy Blas et Hernani énoncent leur intégration fallacieuse à l'espace A et même une sorte de trahison explicite : Ruy Blas parle de "l'Espagne à [ses] pieds" (III, 5).
J. Seebacher : Il faudrait distinguer péripétie et coup de théâtre. La cohérence des pièces nécessite le retour de Ruy Gomez et Don Salluste : cela constitue une péripétie. Le coup de théâtre est l'intervention d'une action extérieure qui n'a rien à voir avec la situation dramatique, une sorte de deus ex machina, comme l'intervention du roi dans Tartuffe. G. Rosa : D'accord.

 

S. Robardey-Eppstein : Le public n'est pas vraiment surpris. L'intérêt pour Victor Hugo réside dans l'attente et la tension du spectateur, qui se pose la question de savoir quand cela va se produire.
F. Naugrette : Oui. Il faut articuler cela au fait que l'émotion et la raison du spectateur sont toutes deux interpellées. Il y a commotion et en même temps c'était prévisible.
F. Laurent : Dans Ruy Blas, il y a un vrai coup de théâtre: le retour de Don César (IV, 2); or il ne sert à rien.
G. Rosa : Il sert et il est attendu : c'est lui dont le nom est usurpé. Il y a un schéma du pathétique chez Hugo : le pire est toujours sûr (c'est la "veine noire de la fatalité" dont il est question dans Les Misérables) et le pire du pire, c'est qu'on l'oublie.
F. Laurent : Dans sa raison abstraite, le spectateur le sait ; mais si le plaisir prend, il l'oublie d'une certaine manière, parce qu'il veut l'oublier.
F. Naugrette : Cela ne s'oppose pas à Aristote : selon lui, les péripéties raniment chez les personnages l'illusion qu'ils peuvent échapper à leur destin.
S. Robardey-Eppstein : Dans sa lettre à la Reine (II, 2), Ruy Blas emploie le futur, lorsqu'il se présente comme un homme _qui pour vous donnera son âme". Hugo veut faire comprendre au spectateur que Ruy Blas meurt à la fin. Il n'y a pas de véritable coup de théâtre chez Victor Hugo : tout est déjà dit.
J. Seebacher : ... parce qu'on ne peut changer l'Histoire dans un drame historique. Il faudrait parler de "coup de théâtre quand même".

Stéphane Desvignes

 Equipe "Littérature et civilisation du XIX° siècle", Tour 25 rdc, Université Paris 7, 2 place Jussieu, 75005 Tél : 01 44 27 69 81.
Responsable de l'équipe : Guy Rosa