GROUPE HUGO


 

SEANCE DU 14 novembre 1998

 

Présents : Guy Rosa, Florence Naugrette, Arnaud Laster, Philippe Andrès, Bertrand Abraham, Josette Acher, Rouschka Haglund, Myriam Roman, Vincent Wallez, Sylvie Vielledent, Anne Ubersfeld, Jean-Marc Hovasse, Delphine Gleizes, Valérie Presselin, Maxime Del Fiol, Marguerite Delavalse, Sandrine Raffin, Hélène Labbe, Véronique Charpentier, Junia Barreto, Jean-Pierre Vidal, Claude Millet, Marieke Stein, Stéphane Mahuet, Florence Codet, Sarah Jacquet.
Excusés : Jacques Seebacher, David Charles, Ludmila Wurtz, Marie Tapié.


Informations

Nouvelles universitaires

Après la présentation de Junia Barreto et de Mme Charpentier, la première travaillant, en doctorat sous la direction de Mme Mireille Sacotte à Paris III, sur la figure du monstre dans les œuvres romanesques et théâtrales de Hugo et la seconde ayant travaillé, en maîtrise sous la direction de P. Barberis, sur l’image de la Monarchie de Juillet dans Les Misérables et, pour le DEA, sur Chateaubriand, Guy Rosa annonce le colloque " L’écrivain et l’imaginaire au pouvoir au XIXème siècle ", à Montpellier, du 19 au 21 novembre : l’après-midi du dernier jour est consacré à Victor Hugo, avec les interventions de Pierre Laforgue, David Charles, Jean-Pierre Vidal et Patricia Mines.

 

Un autre colloque vient de se tenir à Tours, sur Paul-Louis Courrier et la traduction, avec deux communications hugoliennes : une de Myriam Roman qui portait sur la représentation de la langue à partir de la préface à la traduction de Shakespeare par François-Victor et du texte dit "Les traducteurs" ("reliquat" de William Shakespeare), l'autre de David Charles sur les idiomes et idiolectes dans les romans de Hugo. Ces deux interventions seront sans doute communiquées ultérieurement au groupe Hugo. Mis à part un texte de Henri Meschonnic, Ce que Hugo dit de la langue, le sujet a été peu traité : une sémiologie (ou une sémiotique) générale hugolienne reste à écrire (G. Rosa) -mais la thèse de Delphine Gleize aborde largement la question.

 

Pour Sylvie Vielledent, Stéphane Desvignes -et pour tous, Sylviane Robardey communique les références exactes des ouvrages et articles auxquels elle avait fait allusion:
-Iandoli, Louis John, The private theatre of Victor Hugo: a study of the 'Théâtre en liberté' 1865-1869, Yale University, 1981 (AAC 8125682 Proquest Dissertation Abstracts);
-Ginestier Paul, "L'anti-théâtre de Victor Hugo", Revue d'histoire du théâtre, 1985 (2).
-Thomasseau, Jean-Marie, "Pour une analyse du para-texte théâtral; quelques éléments du para-texte hugolien", Littérature, 1984, n° 53.

L’actualité hugolienne : théâtre, expositions

* Une lecture de La Légende des siècles est donnée en ce moment par Michel de Maulne à la Maison de la Poésie, jusqu’au 20 décembre.

 

* Au musée d’Orsay se tient une exposition de photographies de l’exil à Jersey (jusqu’au 24 janvier), " Victor Hugo : en collaboration avec le soleil " et une autre à la maison de Victor Hugo, " Dans l’intimité de Victor Hugo à Hauteville House " (photographies de Olivier Mériel, 1998, jusqu’au 24/01); invités à leur vernissage couplé par les soins de Nicole Savy, les hugoliens du Groupe s'y sont rendus en nombre.

 

* Dans le cadre de la seconde, est prévue une conférence de Françoise Heilbrun, la commissaire de la première, le jeudi 19/11 à 18h30, à la Maison Victor Hugo. La dernière partie de l’exposition d'Orsay, qui opère des rapprochements saisissants entre dessins et photos, est, selon A. Laster, la plus réussie et la plus belle. Les dessins de Victor Hugo continuent à sidérer le public : ce qui fut peut-être du snobisme (volontiers hostile à l'œuvre: "il a raté sa vocation") est maintenant partagé.
Les portraits de Hugo donnent lieu à différents commentaires qui paraîtraient oiseux une fois transcrits : laid, beau, ressemblant à Baudelaire lorsque Nadar n'arrange pas les choses, etc. Que voulaient faire voir les photographes de l’époque ? Anne Ubersfeld se dit frappée par la tristesse du regard de Hugo dans les années de Jersey .
Certaines photos présentent une double légende, et donc une infinité d’interprétations possibles, comme ce " Victor Hugo écoutant Dieu / Victor Hugo écoutant Phèdre ", dont on ignore l’auteur ou les auteurs (A. Laster).

Nouvelles musicales

Arnaud Laster rappelle l’existence d’un opéra de Carlos Gomez, Maria Tudor, sur CD. Il souligne les accents très hugoliens de l’opéra de Zemlinsky, Le Nain (Der Zwerg), en ce moment au Palais Garnier. Ce nain, donné en cadeau à l’infante d’Espagne, ne s'est jamais vu dans un miroir et ignore tout de son apparence. L’hilarité qu’il provoque à chacune de ses arrivées reste un mystère pour lui : fable de la condition humaine pour A. Laster ou représentation de notre relation à l’espace selon A. Ubersfeld, cet opéra, tiré d’Oscar Wilde, développe un thème profondément hugolien. Mais on peut également lire ce texte de façon autobiographique, Zemlinsky ayant du mal à s’affirmer dans son siècle, au milieu des autres compositeurs comme Mahler (A. Laster).

Nouvelles cinématographiques

A. Laster annonce diverses projections de films tirés de Notre-Dame de Paris, à la Vidéothèque des Halles, le mercredi à 13h45 : le 18/11, la version de Wilhelm Dieterle avec Charles Laughton, le 16/12, celle de Delannoy (avec Anthony Quinn et Gina Lollobrigida, sur une adaptation de Jacques Prévert), le 13/01 celle de Capellani, de 1911. L’entrée est fixée à 15F, à régler à A. Laster avant la projection.

 

Rectificatifs au compte rendu d’octobre

Arnaud Laster précise, à propos des dénouements laissés au choix des distributeurs, que seul est concerné L’Homme qui rit, film muet de Paul Leni. (Mais il est vrai que, pour ses pièces à double fin, Hugo laisse également le choix, quoique de manière implicite.) La version finale, sans doute la meilleure tirée d’une œuvre de Hugo, qui a la particularité d’offrir des intertitres en français - et non en italien -, fut présentée au festival de Cannes : elle provient de deux copies, l’une à Bologne, l’autre à Paris. Cette version comporte un dénouement heureux, où Gwynplaine rejoint Dea sur un bateau qui les emporte au loin. La Cinémathèque donne en ce moment ce film , restauré par ses soins : la salle était comble et les spectateurs qui ne connaissaient pas le roman sortaient ravis.
Rectification aussi de ce qui concerne l'édition de Mangeront-ils? par René Journet : lorsque deux versions coexistaient sur le manuscrit, Journet a opté pour le texte de la ligne principale. Il a ainsi donné non un état définitif du texte mais le premier état de la mise au net.


Communication de Jean-Pierre Vidal : "La question du pouvoir chez Hugo: vers une nouvelle donne esthétique" (voir texte ci-joint).


Discussion

(compte rendu donné sous toutes réserves: la discussion ayant été aussi vive que peu ordonnée, il est extrêmement ardu d'en rendre compte; d'autant plus qu'à l'écrit, le fil de certains échanges, perceptible sur le champ à la direction du regard ou du geste, est rompu; on a tenté de ne censurer ni de déformer aucune intervention, mais on reconnaît que la fidélité fait ici obstacle à la clarté.)

 

Evolution du grotesque et du sublime dans l’œuvre

Anne Ubersfeld ne croit pas que le grotesque soit absent de William Shakespeare et veut le prouver par la lecture d'un extrait; (G. Rosa estime l'exercice peu convaincant : le ton donné au texte dépend trop de l'interprétation; il faudrait citer les occurrences du terme -et il est fort probable qu'on n'en trouverait aucune). Le grotesque subsiste jusqu’au Théâtre en liberté compris: l’esthétique de Hugo ne subit aucun changement profond. Cela tient au caractère même de ce grotesque hugolien, romantique, qui est toujours lié à la mort (ce que Bakhtine lui reproche).
Claude Millet : La mort est extrêmement importante car elle constitue le point de jonction du grotesque et du sublime. On peut y adjoindre deux autres catégories nécessaires à l’accès au sublime, le mal (monstruosité ou difformité) et l’horreur (qui contient, contrairement à la terreur, une dimension d’abjection).
G. Rosa : Un objet (la guerre pour l'épopée) entre ordinairement dans la définition d'un genre ou d'une catégorie esthétique; la mort semble être plus un thème (non assignable à un genre) qu'un objet.
A. Ubersfeld : La distinction entre les deux pose de grandes difficultés théoriques.
Cl. Millet : Tout le temps, l’œuvre de Hugo change : des lignes de fracture se dessinent dès Napoléon-le-Petit.
A. Ubersfeld : A la fin du Roi s’amuse sont déjà conjugués grotesque et sublime.
G. Rosa : Ils sont opposés dans la préface de Cromwell, ce qui signifie qu’ils sont bien distincts; l'idée proposée par Jean-Pierre Vidal -qui est une idée neuve- est que, dans l'exil, une partie du grotesque, celle qui offre de la grandeur, est absorbée par l'épique qui est un élément du sublime -et donc, évidemment n'entre plus en opposition avec lui. Les textes cités par Vidal sont irrécusables: Dante et Callot, regroupés sous la même catégorie du grotesque dans la Préface de Cromwell, sont ici disjoints et affectés à deux catégories esthétiques différentes. A partir de l’exil et des Châtiments, Hugo fait la distinction entre un grotesque petit, représenté par Callot, et un grotesque grand qui bascule du côté de l’épique.
La question de la conjonction du sublime et du grotesque -comme deux faces d’une pièce de monnaie, précise Florence Naugrette- est différente.
J.-P. Vidal : A chaque fois, la beauté est associée au couple.
Cl. Millet : L’élément constituant de l’épouvantable beauté de la grandeur est surtout l’horreur, catégorie que Hugo substitue à celle de la terreur.
A. Laster : Pourquoi cette substitution ? Sans doute parce que la terreur est dans le tragique selon Aristote, et non dans l’épique ; d’autre part, elle est trop connotée par la Révolution pour que Hugo l’utilise.
J.-P. Vidal : Un spectacle sublime est également horrible, donc fait peur, comme le prouve son étymologie. Cette peur tient à la grandeur de l’objet spectaculaire et est nécessaire pour qu’il soit sublime.

 

Importance des " Fleurs " dans la relation grotesque/épique

A. Ubersfeld: Situé à un tournant de la production hugolienne, au Second Empire, Les Fleurs, qui ont inspiré entre autres Jean Genet, démontrent justement que le grotesque est lié à la mort.
A. Laster : Les deux grotesques que Vidal distingue ont toujours coexisté, depuis Bug-Jargal.
Cl. Millet (dans la suite d'une définition des catégories esthétiques par les émotions produites plus que par la nature des objets représentés ou les caractères de leur représentation) : Il faut penser, depuis l’exil, la triade grotesque/sublime, épique et pathétique ; Hugo l’affirme dans William Shakespeare : " Il faut que l’épopée pleure ". Ces trois fonctionnements émotionnels, toujours différents d’un texte à l’autre, travaillent cependant toujours ensemble, en interaction. On trouve également réunis dans Les Orientales l’horreur et le sublime, l’horreur étant une catégorie fondamentale de l’épique.
A. Laster : C’est justement après l’exil, et avant Les Fleurs, que se met en place la formule clé de Hugo : le sublime est en bas, et où il prend de plus en plus conscience du caractère subversif de sa conception du grotesque.
Cl. Millet : Quant au grotesque, il reste en bas, du côté du pouvoir : le carnaval de Notre-Dame de Paris n’est-il pas payé par la police ? Mais il ne faut pas privilégier les Fleurs, qui n’est pas un texte fondateur, mais un moment parmi d’autres d’une mise en relation permanente de ces fonctionnements émotionnels.
G. Rosa : Le texte fondateur d’une position épique de Hugo serait plutôt Les Châtiments -voir L'Expiation; c'est l'idée de Pierre Laforgue dans son article sur La vision de Dante, l'épique dérivant, en quelque sorte, du prophétique.
J.-P. Vidal : Je me suis mal fait comprendre. Avec Les Fleurs, Hugo n’abandonne pas le grotesque, toujours lié au sublime, mais son inspiration prend sa source dans la grandeur. Celle-ci fait passer son écriture et son esthétique d’une étape de polymorphisme, marquée par le grotesque, à une pensée générique, l’épopée. Le grotesque est alors transfiguré, voire change d’état (au sens physique) sous l’action du sublime, pour devenir épique. Les Fleurs, par rapport aux Châtiments, présentent un véritable basculement dans la définition du sublime, qui se transforme et transforme la pensée hugolienne de l’épopée.
Cl. Millet : On peut considérer qu’elle existe déjà dans Les Orientales et, pour le théâtre, dans Les Burgraves.
Jean-Marc Hovasse : La dernière partie de L'Expiation n'est pas exactement épique.
Bertrand Abraham : Peut-être faut-il considérer que les procédés d’expression hugoliens sont indépendants les uns des autres : les choix d’écriture discutés ici seraient éclairés par des considérations deleuziennes, en faisant jouer les concepts de déterritorialisation et de reterritorialisation. Les différents traitements du grotesque et du sublime tiendraient à ces deux orientations, la première allant vers le sublime subversif (avec l’exemple de la barricade hétéroclite) et la deuxième vers le grotesque (en se concentrant sur un élément précis, comme un visage).
Cl. Millet : Attention à ne pas faire de catégorisation qui conclurait à un grotesque dynamique…
A. Ubersfeld : Depuis la préface de Cromwell, Hugo a affirmé la fusion du grotesque et du sublime dans le drame : ici, elle devient fusion dans l’épopée. La fin de la section V de la préface est un art poétique qui démontre que rien n’est petit dit grandement (Homère) et que seule suffit la compassion, mot clé du théâtre de Hugo.

 

Grotesque et pouvoir

A. Laster (dans la suite d'une grande circonspection, sinon d'un refus, vis-à-vis de toute périodisation autre qu'idéologique de l'œuvre de Hugo) : Sans doute l’évolution de la pensée de Hugo est-elle moins esthétique que politique. En prenant conscience de la conjonction entre art, écriture et politique (position sociale), Hugo fait d’un certain grotesque une des formes du sublime et lui imprime un mouvement de démocratisation. Dans " Le livre épique " (I ," La Révolution ") des Quatre vents de l’esprit, il donne un nouveau sens à ces catégories en faisant rire les mascarons du Pont-Neuf, images des règnes successifs qui finissent à la guillotine… La sublimation du grotesque devient un instrument de subversion profondément démocratique, qui inclut même le petit, le sale, le méchant. Dans La Légende des Siècles, Le Sultan Mourad est en un exemple (d'ailleurs incompris, comme le prouve l'histoire de la réception de ce texte).
J.-P. Vidal : L’évolution des catégories esthétiques est effectivement politique : il n'est pas surprenant que l’épopée nouvelle formule permette de penser le monde de manière nouvelle ou dérive de la nécessité de le faire -comme j'ai cru l'indiquer.
A. Laster: L’auteur fait alors le choix de tenir un discours grand sur tel ou tel objet, de dire le petit grandement, qui prend alors les apparences du sublime.
C. Millet: Le grand et le sublime ne doivent pas être confondus, tout comme on doit prendre en compte l’ambivalence de " petit ", qui reste infime ou devient grand par la compassion. Il faut prendre garde à ne pas simplifier les relations entre le grotesque et le pouvoir : dans La Légende des siècles, le grotesque se trouve autant du côté du discours libérateur (Le Satyre) que du pouvoir aliénant (Le Crapaud ou Sultan Mourad).
G. Rosa : Sans doute, mais sans doute pas l'épique. Le Satyre met en scène précisément le passage à l'épique du grotesque contenant de la grandeur. On peut le lire comme une représentation narrativisée de l'opération théorique envisagée par la communication de J.-P. Vidal.
Cl. Millet : Mais il arrive aussi, chez Hugo, que l’homme ne parvienne pas au sublime -ou à l'épique- et soit finalement condamné à en rester au grotesque, à l'absence de grandeur, à l'impuissance. Dans Les Quatre vents de l’esprit ce sont les "mascarons": "Masque de Rabelais sur la face de Dante"; dans Les Travailleurs de la mer; l'océan despotique représentant toutes les formes du mal politique, dont la guerre, est une figure du sublime, mais d’un sublime qui, dit par l’homme, reste proche du grotesque; l'esprit de la tempête finit par ressembler au roi des Auxcriniers. L’être qui incarne la puissance meurtrière est la pieuvre, dont la description est très curieusement semblable à celle du bouffon. Hugo déplace ainsi l’épopée de la guerre vers une épopée cosmique où sont associés pouvoir, sublime et grotesque (" pouvoir " ne doit pas être confondu avec " puissance ").
G. Rosa : Pour illustrer d'une autre manière ce que dit Vidal, on peut observer que, dans Les Châtiments, la Cour des Miracles a changé de valeur : elle image le pouvoir et non plus le peuple. Il ne s’agit pas pour autant d’une anti-épopée : Vidal a raison de critiquer cette idée (que nous avons reprise, Jean-Marie Gleize et moi, à Albouy); elle permet de résoudre à moindres frais le problème du passage du satirique à l’épique mais de manière finalement peu acceptable. En parlant d'épopée à l’envers, on laisse en suspens la question la question à la quelle on semble répondre qui est celle de la coexistence, dans Châtiments, de l'épique et du grotesque objet de satire. Mais Vidal ne la résout pas non plus : une partie du grotesque est bien absorbée par l'épique, mais qu'en est-il de l'autre? Ce qui est petit reste petit et il ne va pas de soi qu'en accumulant du petit on fasse du grand -si du moins c'est ainsi qu'il faut lire "assez de piloris pour faire une épopée".
J.-P. Vidal: Mais je n'ai pas non plus prétendu la résoudre. A mes yeux, Châtiments n'est pas le lieu de la résolution de la contradiction, mais de son apparition: le moment de la mise en crise de l'esthétique et des catégories antérieures. Elle ne sera résolue que plus tard, avec Les Misérables en particulier où ce n'est pas l'Empire qui est la matière de l'épique mais la misère -voir l'évocation de la barricade Saint-Antoine: "c'était un tas d'ordures et c'était le Sinaï".
A. Laster : Le choix de l’épique s’explique par le refus de la satire classique : pour être moderne, la satire doit contenir d’autres genres.
Cl. Millet (revenant, si l'on a bien compris, sur sa première position) : Le texte des Fleurs, loin d’être anecdotique, est en réalité essentiel comme tous ceux écrits au Second Empire : il consiste en une réponse directe à une situation politique précise, où le pouvoir opère la fausse sublimation de lui-même, sublimation perverse et illusoire. Napoléon III, se mettant lui-même en scène comme héros d’épopée, neveu de son oncle, court-circuite le sublime et le grotesque. Hugo est contraint de faire l'opération inverse : de conjurer le risque d’une héroïsation épique du régime, en remplaçant l’image héroïsée de l’idéologie dominante par celle du bandit ou du soldat foireux de la guerre de Crimée.
J.-P. Vidal : C'est exactement ce que je voulais dire. Hugo frôle la contradiction lorsqu’il fait de Napoléon III un personnage de son œuvre, mais il en est conscient dès le début.
Claude Millet: Et le texte fut, effectivement, efficace dans l’histoire. En cela, s'il n'était pas épique dans les formes, il l'est devenu dans les faits.
Delphine Gleizes : Connaît-on la réception à l’époque du grotesque et du sublime, tels que Hugo les théorise ? Démonte-t-il le cliché du grotesque lié à la caricature, figure de l’écart, en décevant l’horizon d’attente du public ?
A. Laster : Hugo n’évacue pas la caricature, qui reste cependant l’écueil suprême…
J.-P. Vidal: …car elle est liée au grotesque.

 

" Dire le petit grandement "

A. Ubersfeld : Le grotesque n’est pas dans l’objet, il est dans le regard du poète. La préface de Cromwell présente une histoire du grotesque : en 1860, le grotesque n’est plus dans une perspective historique mais dans l’absolu du regard créateur du poète, qui rêve d’être Dieu. L’écriture du petit devient une poétique.
A. Laster : Mallarmé lui-même fait dans sa correspondance des concessions au non-sublime, se révélant presque hugolâtre.
G. Rosa : N’importe quoi ne devient pas sublime, surtout pas Napoléon III, malgré les opérations fallacieuses du Second Empire. Dans l'esthétique et la philosophie hugoliennes, qui sont essentialistes, les objets du monde ont des qualités et des caractères esthétiques substantiels, réels, qui ne leur sont aucunement affectés par le bon plaisir poète : il les dévoile et ne les invente pas (ainsi dans Les Châtiments -et c'est bien ce que vous avez montré vous-même, Annie, en étudiant la contre-théâtralisation du tréteau). Hugo n’est jamais relativiste.
A. Ubersfeld : Napoléon III peut devenir l’objet de la parole sublime.
G. Rosa : Je ne crois pas, Hugo est ironique quand, dans Les Châtiments, il évoque Thersite : " Thersite est le neveu d’Achille Péliade " (v. 11, VI, I, " Napoléon III ",p. 139 Ed. Bouquins, Poésie II). Cette affirmation est fausse et vaut par antiphrase. Mais elle prend le contre-pied de l’autre référence à Thersite, -elle aussi versifiée- dans Les Fleurs : " Homère est dans Thersite autant que dans Priam " (p. 543, Ed. Bouquins, Critique). Dans la préface de Cromwell, le personnage de Thersite était invoqué comme exemple de l'antinomie entre l'épique et le grotesque, la petite place réservée à Thersite témoignant de cette incompatibilité entre eux. La formule des Fleurs dit exactement l'inverse; mais celle de Châtiments reste dans la ligne de la Préface et même la durcit : rien à faire, Thersite n'est pas le neveu du Péliade (où l'on entend Iliade). Cette difficulté, qui reste entière, signale -pour répéter Vidal- la crise qu’introduit la nouvelle situation concrète du grotesque dans le Second Empire. Le seul personnage susceptible de devenir un héros épique est Napoléon 1er ainsi que l'affirme fortement la page des Misérables qui procède à l'explication de texte de Châtiments et justifie rétrospectivement, tant bien que mal, son bonapartisme (démenti par Enjolras) : la justice divine a été assez délicate pour ne faire se rencontrer ni Tacite et César - ni Hugo et Napoléon.
A. Ubersfeld : Mais Homère traite Thersite très mal…
M. Roman : Il faut rétablir les différents lectures que le XIXème siècle fait des classiques, selon deux orientations principales. La première consiste à lire de façon ridicule la référence à l’Antiquité (Napoléon III en Thersite), la deuxième à la transposer en (faux) épique comme dans les œuvres d’Offenbach. Ce type de pratique prend son origine dans les exercices scolaires de l’époque, ni originaux ni subversifs : le poète doit être plus complexe et ne pas faire de simples transpositions.
A. Ubersfeld : Hugo n’est pas un poète épique, mais lyrique, hormis quelques fragments : l’échec de La Fin de Satan en est la preuve.
A. Laster : Notre vision de l’épopée et de l’épique n’est pas celle du XIXème , qui était sans doute plus érudite : Hugo reconstruit les genres traditionnels par leur mélange, sans brouiller véritablement les catégories.
J. Acher : Hugo emploie-t-il jamais le mot " catégorie " ?
Myriam Roman : Peut-être pas, mais il se sert de la chose. Ainsi parle-t-il de " sublimité concrète " à propos du " Sunt lacrymae rerum " de Virgile dans [Les Traducteurs ] : " Ce mot, entre tous, est irréductible à la traduction. Cela tient à sa sublimité concrète, composée de tout le fatalisme antique résumé et de toute la mélancolie moderne entrevue. " (p. 631, Ed. Bouquins, Critique).

 

Sandrine Raffin

Equipe "Littérature et civilisation du XIX° siècle", Tour 25 rdc, Université Paris 7, 2 place Jussieu, 75005 Tél : 01 44 27 69 81.

Responsable de l'équipe : Guy Rosa.