GROUPE HUGO
Université Paris 7 - Equipe de recherche "Littérature et civilisation du XIX° siècle"

 Retour


Séance du 6 avril 1996

Présents : Guy Rosa, Valérie Presselin, Jean-Marc Hovasse, Marguerite Delavalse, Christine Cadet, Véronique Dufief, Ludmila Wurtz, David Charles, Josette Acher, Florence Naugrette, Claude Millet, Delphine Gleizes, Franck Laurent, Myriam Roman.

Excusé : Stéphane Desvignes.


Avis aux lecteurs

* Interrogé par Jean-Philippe Chimot, Guy Rosa demande aux hugoliens de lui communiquer tous renseignements sur Hugo et Daumier.
Hugo a-t-il parlé de Daumier ? Comme le font remarquer Claude Millet et Guy Rosa, le nom de Callot vient plus facilement sous sa plume.
Delphine Gleizes a trouvé dans la presse un article où Daumier cite Les Travailleurs de la mer, au sujet d'un fait divers : le fils d'une famille de marins normands meurt englouti ; sa mère fait le vœu de ne plus jamais adresser de regard à la mer. Hugo fait le vœu inverse, remarque Guy Rosa, après la mort de sa fille : garder les yeux fixés sur la mer...

Dehors il pleuvait, le vent soufflait, la maison était comme assourdie par ce grondement extérieur. Tous deux songeaient, absorbés peut-être par cette coïncidence d'un commencement d'hiver et d'un commencement d'exil.
Tout à coup le fils éleva la voix et interrogea le père :
— Que penses-tu de cet exil ?
— Qu'il sera long.
— Comment comptes-tu le remplir ?
Le père répondit :
— Je regarderai l'Océan. 

William Shakespeare

 

* Guy Rosa demande à tous ceux qui possèdent leurs thèses sur disquettes d'en déposer une copie à la bibliothèque XIXème. Poursuivant avec intérêt le travail des balzaciens pour la fabrication d'un CD-ROM Balzac, G. Rosa se dit impressionné par cette voie d'avenir (financièrement très avantageuse pour un éditeur), et comme un texte déjà saisi représente un avantage considérable, il ne serait pas mauvais que nous ayons déjà en réserve un certain nombre de textes.

Claude Millet signale que la revue Lire fait un numéro sur Internet. Guy Rosa rappelle que la Bibliothèque est reliée à Internet (le catalogue de la B.N. sera un jour entièrement informatisé).

Théâtre et cinéma

* Claude Millet nous annonce que La Légende des siècles va être représentée au théâtre de Strasbourg. Le décor serait un écroulement de pierres. Le spectacle a déjà été joué au Festival d'Avignon 1995 et devrait être remonté à Nanterre.

 

* J'ai pu me procurer la cassette video de L'Homme qui rit de Paul Leni (1928), malheureusement en standard américain (NTSC) : le scénario a été remanié et fonctionne pleinement comme un mélodrame : Barkilphedro, bouffon de Jacques II, choisit lui-même le supplice de l'enfant, voulant lui infliger à jamais le rire auquel sa fonction le condamne. A la fin du film, Dea, Gwynplaine, Ursus et Homo (qui est ici un bon gros chien fidèle) parviennent à échapper aux gardes de la Reine Anne, après une course-poursuite ; aidés par le peuple, ils s'embarquent vers la liberté. De belles images — hugoliennes ? : les pendus se balancent au vent de la tempête avec en surimpression l'image de l'enfant perdu, Lord Clancharlie père est condamné au supplice de la Dame de Fer — une armure garnie à l'intérieur de pointes acérées —, le rapide montage des visages riant et de la face grimaçante et douloureuse de Gwynplaine évoque le «soleil de rire» dont parle Hugo, le chapeau de Barkilphedro noyé flotte sur l'eau...
Guy Rosa souhaiterait voir cette version afin de confirmer son idée de genèse à l'envers : les adaptations de Hugo retrouveraient miraculeusement le schéma originel (voir compte rendu du 21 octobre 1995).

 


Communication de Myriam Roman, «Poétique du grotesque et pratiques du burlesque dans les romans hugoliens» (voir texte ci-joint)


Discussion

Franck Laurent : — De la préface de Cromwell, les contemporains n'ont retenu que l'idée de grotesque «comique et bouffon», négligeant le terrible. Le grotesque est ainsi assimilé au burlesque. C'est très net dans l'article de Rémusat pour Le Globe.
Guy Rosa : — Parler de catégories rhétoriques dans un siècle qui justement les refuse conduit toujours à les biaiser, à montrer en quoi elles ne sont pas pertinentes. Alors pourquoi s'obstiner à penser dans des catégories que les romantiques refusent ?
Ludmila Wurtz : — Les Romantiques se réfèrent à ces catégories, mais pour en jouer, pour les subvertir. C'est au XXème siècle seulement que la rhétorique disparaît complètement de l'horizon littéraire.
Claude Millet : — Hugo écrira ainsi des Odeset Ballades : la règle et posée, et aussitôt transgressée.
G. Rosa : — Mais dire que les Romantiques subvertissent les règles, c'est encore les situer par rapport à elles. Or, les catégories classiques ne sont pas inévitables.
Franck Laurent : — Les Romantiques créent du nouveau par des rencontres inattendues ; ainsi, le grotesque uni au tragique crée un tragique nouveau. Nous ne sommes plus d'ailleurs dans des genres : il s'agit de tragique, non de tragédie.
G. Rosa : — La préface de Cromwell fait encore fonctionner des catégories, mais dans William Shakespeare les termes esthétiques disparaissent entièrement et de façon spectaculaire.
Cl. Millet : — Hugo n'invente pas de catégories figées : le sublime et le grotesque se s'opposent pas entièrement ; ils possèdent en commun la référence à la terreur. Napoléon a dit «Du sublime au ridicule, il n'y a qu'un pas» ; Hugo inverse les termes de la proposition. Du grotesque au sublime il n'y a qu'un pas, parce que le sublime est en germe dans le grotesque et inversement. Le sublime peut aisément se renverser en grotesque. Ces catégories sont avant tout dynamiques, participent l'une de l'autre — et c'est cela qui les rend "dramatiques".
G. Rosa : — L'expression de Grantaire, «suiffer la rainure des événements», est troublante parce que cette opération concerne la guillotine. Autre remarque : l'hésitation perpétuelle qui caractérise Gringoire... le rapproche de Hamlet dans William Shakespeare : «Le doute conseillé par un fantôme, voilà Hamlet.»
F. Laurent : — Gringoire, en véritable philosophe éclectique, ne doute pas vraiment.
G. Rosa : — Quant au discours de Tholomyès, il est bien burlesque en un premier sens, mais si l'on prend en compte la situation d'énonciation à double entente (la «farce» cruelle qui se joue), il devient grotesque car terrible.
F. Laurent : — La signification du rire chez Hugo pose problème : Hugo lui reconnaît une positivité, mais le rire étant l'expression d'un pouvoir, il peut perdre cette positivité. Les personnages burlesques de Hugo sont à la fois condamnables comme tels, mais en même temps leurs discours "dégonflent des baudruches".
Dans la préface de Cromwell, Hugo condamne le muse prosaïque ; or, les exemples donnés montrent que cette muse "prosaïque" est celle-là même qui affecte la grandeur. Hugo entend critiquer non le familier, mais le "faux-grand" : «rien n'est si commun que cette élégance et cette noblesse de convention. [...] Ce qu'on a vu partout : rhétorique, ampoule, lieux communs, fleurs de collège, poésie de vers latins. Des idées d'emprunt vêtues d'images de pacotille.»
L. Wurtz : — Les notions de burlesque et de grotesque se rapprochent mal, parce que l'une concerne les discours, et l'autre une catégorie de personnages.
F. Laurent : — Le contraste au sein d'une même scène entre burlesque et tragique existe dans Cromwell, dans la scène des remords du régicide, scandée les paroles de Rochester caché derrière un pilier (II, 15). Mais n'est-ce pas une structure qui disparaît après les années trente ?
Florence Naugrette : — On la retrouve dans Mille francs de récompense.
G. Rosa : — Et dans Mangeront-ils ? Ou bien encore dans la présence de Gavroche assistant au discours de Jean Valjean à Montparnasse.
Josette Acher : — Dans Mangeront-ils ?, le Roi n'est-il pas un Roi burlesque ?
F. Laurent : — Scarron et les écrivains du Siècle de Louis XIII ne sont redécouverts que sous la monarchie de Juillet ; il est normal que Hugo n'en parle pas dans la préface de Cromwell.


Communication de Claude Millet : "Les enjeux esthético-politiques du grotesque hugolien. A propos du Second Empire". Résumé :

1) Le Second Empire est perçu par Hugo comme la parodie du premier Empire : cela semble relever à première vue d'un burlesque simple. Mais l'Épopée du premier Empire n'était pas constituée de «sublime sur du sublime» ; elle incluait le grotesque, qu'elle transmuait en sublime. C'était "l'épopée des va-nus-pieds". Dans ces conditions, le Second Empire n'est pas une simple parodie du premier, mais plutôt le moment où la trivialité du premier Empire ne peut plus se transformer en sublime. Le grotesque est bloqué dans le négatif, et le sublime de son côté n'est plus qu'académique.
Le Second Empire marque la victoire du ventre ; il propose une parodie burlesque du grotesque, représenté par le Rabelais de William Shakespeare. Le carnaval des Misérables est devenu une «chienlit» et surtout une affaire d'état. Le Second Empire sanctionne la mort de l'épopée, dans cette guerre de Crimée par exemple, guerre grise, où l'héroïsme du soldat disparaît derrière la masse des victimes. Cf. «La Civilisation» (Proses philosophiques). En même temps l'opérette triomphe : Siegfried Kracauer a montré que l'entreprise d'Offenbach était critique, mais cette entreprise critique s'est trouvée en fait récupérée par la bourgeoisie, qui a goûté dans l'opérette sa propre haine de la grandeur et de l'épopée. On peut dire en quelque sorte que le Second Empire est un gigantesque parasitage de l'esthétique hugolienne : le grotesque se révèle un puissant instrument d'aliénation.

 

2) Comment remédier à cette dégradation du grotesque ?
Hugo apporte une première réponse en écrivant Les Châtiments : faire sortir l'épopée de la satire.
La Légende des Siècles propose d'autres solutions :
— le maintien de l'opposition du petit et du grand, mais pour fonder une épopée des misérables, des petits...
— l'adjonction d'un troisième terme au binôme sublime / grotesque, celui de pitié. Cf. «Le Crapaud», comme invitation à pleurer sur le grotesque.
Écrire une «légende», c'est joindre le mythe et l'Histoire, pour que l'écriture de l'Histoire puisse capter la puissance fondatrice du mythe. Mais le mythe inclut aussi la mythologie aliénante. Donc, il faudra conjointement mythifier et démystifier. La Légende des Siècles sera l’écriture du mythe de la sortie du mythe... D'une série à l'autre, on peut relire cela dans «Le Satyre», «Suprématie», «Entre géants et dieux», «Le Titan»,
«Le Satyre» oppose les dieux olympiens burlesques (à la Offenbach) au faune grotesque. Le mythe est démystifié par le burlesque ; le satyre opère la mythification de cette démystification. Mais sa victoire passe par une appropriation des instruments des dieux. Le grotesque avec le flutiau reste aliénant et conforte la puissance de la domination. Il faut qu'Apollon prête sa lyre pour que le satyre devienne sublime.
La Nouvelle Série déplace cette opération au début de l'Histoire. Le premier poème, «La Terre» se situe en achronie. Il faut attendre «Suprématie» qui engendre le mythe de la sortie du mythe et ouvre les temps historiques. «Le Géant» met en scène, à travers un satyre un peu balourd qui se révolte contre les dieux, un grotesque impuissant. C'est «Le Titan» qui vient interrompre le régime «panique», curieusement référé aux Olympiens. Or le Titan libère les hommes sans les faire rire :

Alors le titan, grave, altier, portant les marques
Des tonnerres sur lui tant de fois essayés,
Ayant l'immense aspect des sommets foudroyés
Et la difformité sublime des décombres,
Regarda fixement les Olympiens sombres
Stupéfaits sur leur cime au fond de l'éther bleu,
Et leur cria, terrible : «O dieux, il est un Dieu !»

Le grotesque est ici terrible et difforme, comme si Hugo précisait après la Commune qu'il faut en passer par la Terreur, comme si le rire populaire ne pouvait être qu'aliénant.


Discussion

Guy Rosa : — L'étude que tu donnes de la Nouvelle Série obligerait à refaire l'analyse de la situation historique, puisque le Second Empire est mort.
Claude Millet : — Après le Second Empire s'instaure un régime de la Terreur. Ce qui est curieux, c'est que Hugo l'associe aux «temps paniques». En fait, il semblerait que pour Hugo le Second Empire ne soit pas mort avec Sedan.
G. Rosa : — Plutôt que de voir dans le Second Empire le parasitage de l'esthétique hugolienne, on peut montrer comment le Second Empire produit l'esthétique hugolienne.
Franck Laurent : — Le Géant entretient un rapport immédiat avec la nature, tandis que le Titan travaille et creuse la terre.
Le rapport à la grandeur est aliénant, mais en même temps, sans grandeur, il n'y a rien. Hugo se bat toujours contre deux fronts, qui sont les deux rapports de la bourgeoisie à la grandeur : Hugo à la fois dénonce les fausses grandeurs (cf. les peintres pompiers) et la déshéroïsation (cf. le succès d'Offenbach).
Cl. Millet parle de «guerre grise» : un peintre pompier comme Meissonier dans son tableau Napoléon III à Sébastopol représente des chevaux à l'arrêt, place en avant l'état major et non plus la grande silhouette détachée du chef. Même la version officielle de la guerre n'a plus rien de la grandeur épique des tableaux de Gros par exemple.
Cl. Millet : — Les guerres du Second Empire se sont faites sans aucun élan patriotique. Ajoutons les effets de la conscription : seuls les plus pauvres vont au feu.
F. Laurent : — Dans Les Misérables, Thénardier, «homme d'état» qui se déguise en homme d'état pour aller voir le baron Pontmercy, fait parfaitement le lien entre l'état et le carnaval.

 

Myriam Roman


Equipe "Littérature et civilisation du XIX° siècle", Tour 25 rdc, Université Paris 7, 2 place Jussieu, 75005 Tél : 01 44 27 69 81.
Responsable de l'équipe : Guy Rosa .