GROUPE HUGO

Université Paris 7 - Equipe de recherche "Littérature et civilisation du XIX° siècle"

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Séance du 23 mars 1996

Présents : Jacques Seebacher, Guy Rosa, Carole Descamps, Stéphane Desvignes, Jean-Marc Hovasse, Hélène Labbe, Ludmila Wurtz, David Charles, Christine Cadet, Jean-Pierre Vidal, Véronique Dufief, Delphine Gleizes, Claude Millet, Florence Naugrette, Franck Laurent, Myriam Roman.

Excusé : Bernard Leuilliot, qui précise que l'article de Manzoni sur le roman historique est traduit en français par R. Guise et publié avec Les Fiancés aux éditions du Delta.


Actualités :

Le Salon du livre (22-27 mars)

— Jacques Seebacher assistait hier à la conférence de Jean Gaudon, «Le fantasme des origines : l'absence de Hugo dans la modernité» : celui-ci rappelait le renouveau complet de la critique hugolienne dans les années cinquante, alors que justement, tout était encore à faire. J. Seebacher invite la nouvelle génération critique à se pencher sur les nombreux problèmes de datation encore non résolus.

 

— J. Seebacher parlera le lundi 25 mars à 16h30 du Paris des Misérables.

Critique hugolienne

Notre-Dame de Paris  en «Pléiade» : J. Seebacher a revu son édition de Notre-Dame de Paris à l'occasion de son quatrième retirage. Puisque les tirages se succèdent régulièrement tous les deux ou trois ans, J. Seebacher pense proposer la prochaine fois une nouvelle édition. Il invite donc tous ceux qui trouveraient des informations complémentaires à les lui communiquer. Lui-même vient ainsi, en feuilletant La Revue de Paris (que possède notre précieuse bibliothèque), de trouver un article de Philarète Chasles, «De l'industrialisme du Moyen Âge» [1829].

Quelques traces dans le manuscrit de Notre-Dame de Paris laissent penser que Hugo aurait lu du Rabelais, peut-être dans la nouvelle édition de 1825-1826, au moment de la rédaction du roman. Par exemple, l'expression «rêver aux rêvoirs», tirée du Tiers Livre et déplacée de son contexte — une énumération de termes liés aux excréments. Autre exemple d'étude des sources : le chêne d'Allouville, dans Le Voyage en Normandie de Taylor et Nodier.

— Vient de paraître un article de Guy Rosa, «Hugo complet», dans Éditer des manuscrits, B. Didier et J. Neefs [dir.], P. U. de Vincennes, «Manuscrits modernes», 1996.

Itinéraires hugoliens : le Salon, la maison, l'île...

— Guy Rosa conseille à ceux qui ne l'ont pas encore fait de visiter le Salon de Nodier à l'Arsenal : les collections de la bibliothèque doivent être transférées rue de Richelieu et l'Arsenal, qui accueillera les archives du Ministère des Affaires étrangères, ne sera plus accessible. G. Rosa nous prévient cependant : peut-être serons-nous déçus devant les livres poussiéreux et les glaces ternies d'un Salon laissé à l'abandon...

 

— Nous saluons le nouveau conservateur de la Maison de Victor Hugo, Madame Danielle Molinari.

 

— Apportés par G. Rosa, des dépliants publicitaires circulent sur Guernesey et ses environs. Une cassette vidéo est disponible, on y voit les fonds sous-marins de l'archipel. L’un des dépliants suggère un parcours, «la route Victor Hugo», très instructif: les hugoliens savaient-ils que Hugo avait acheté un îlot du rivage de Guernesey? J. Seebacher savait du moins qu'au tout début de l'exil il avait songé à acquérir Serk et sa seigneurie.

 

— Nul n'est prophète en son pays... Hugo l'est donc au Vietnam, dans la religion caodaïste fondée dans les années 1920. Preuves à l'appui : G. Rosa fait circuler les photos d'un temple caodaïste, dont l’une des fresques montre Hugo, en habit d'ambassadeur, comme l'un des trois Sages (il était, lui, quelque chose comme le chargé des Affaires étrangères). Une thèse sera prochainement soutenue sur V. Hugo et le caodaïsme.

«Choses vues» : revue de presse, page spectacle

— Franck Wilhelm a assuré la critique des Misérables  de Lelouch dans le journal Die Warte, 29 Februar 1996. Le Groupe le remercie des indications flatteuses que contient cet article à son endroit  (mais c’est la bibliothèque de l’UFR, et non la Salle XIX°, qui porte le nom de Pierre Albouy.

 

— Delphine Gleizes a retrouvé l'arrière petite-fille de la pieuvre des Travailleurs de la mer : parue en photo dans Nice Matin en février, elle pèse plus d'une tonne. J. Seebacher rappelle que Hugo fut à l'époque accusé d'avoir exagéré la taille du poulpe : pour répondre aux objections, il rassembla des exemples qui figurent dans le Dossier publié en «Pléiade». Nous versons donc une nouvelle pièce au Dossier...

 

— D. Gleizes et Ludmila Wurtz sont restées songeuses devant le monument dédié à Hugo dans le cadre de l'exposition «Passions privées» : l'œuvre de Didier Vermeiren (1989) représente [?] deux cubes en plâtre vides, composant une étoile de tiges métalliques.

De Nerval à Hugo

Je l'avais saisi par la bride ;

Je tirais, les poings dans les nœuds,

Ayant dans les sourcils la ride

De cet effort vertigineux.

C'était le grand cheval de gloire,

Né de la mer comme Astarté,

A qui l'aurore donne à boire

Dans les urnes de la clarté ;

 

G. Rosa signale sinon la source du cheval des Chansons des rues et des bois , du moins une curieuse rencontre : un poème de Schiller traduit par Nerval dans les Poèmes d’outre-Rhin, «Pégase mis au joug». Pégase est mis en vente par un poète affamé à Hay-Market. Le cheval est acheté par maître Jean qui l'attelle sans succès à toutes sortes de choses traînées par des chevaux, pour finir une charrue, au côté d’un bœuf. Passe alors un jeune homme, la lyre à la main (dans l'édition procurée et traduite par J.L. Masson, aux «Cahiers rouges», chez Grasset, p. 92 sqq). Dans les deux poèmes, la métaphore de Pégase est prise au pied de la lettre.


Exposé de David Charles sur L'Âne.


Guy Rosa ouvre la discussion sur un clin d'œil onomastique : «Hi-Han d'Islande»? Jacques Seebacher retrouve les deux phonèmes dans l'enseigne du cabaret où Jehan Frollo voudrait conduire Phœbus : «allons à la Vieille-Science. Une vieille qui scie une anse, c'est un rébus, j'aime cela.» (VII, 6)

J. Seebacher : — «Ceci tuera cela» est écrit en novembre 1830. Or, à la fin de l'année 1829, La Revue de Paris  publie deux poèmes sur l'imprimerie, un de Legouvé, récompensé par l'Académie, «De l'invention de l'imprimerie» et un autre de X. B. Saintine, «Épître à M. Steube». Le poème de Legouvé se situe aux antipodes de la digression de Hugo («Qu'il [=le livre imprimé] éclaire l'Europe et ne l'embrase pas»...). Celui de Saintine, moins ouvertement réactionnaire, permet cependant, lui aussi,  de mesurer l’abîme qui sépare Hugo de la pensée commune.

David Charles : — Le journal a parlé récemment d'une attaque de la guérilla en Colombie, qui a entièrement détruit le commissariat, l'école, l'hôpital d'un village. L'attaque a commencé dans le commissariat... par un âne piégé, dont l'explosion a fait 15 morts.

 

Paris dans les marges

J. Seebacher : — Votre réflexion sur le «petit», à propos du «petit livre», trouve un prolongement dans la représentation de Paris dans Les Misérables. Paris ne s'y constitue pas en tant que tel, mais à partir du rapport qu'il entretient avec ce qui n'est pas lui, avec ses limites. Avant le XIXème siècle, on oppose la capitale aux provinces, qui sont autant d'états ; à partir du XIXème, «Paris a pour banlieue la France». C'est à partir de la banlieue que Hugo organise le Paris des Misérables : le «quatuor Tholomyès» se divertit à l'Ouest (Saint-Cloud) ; Fantine sort à l'Est ; Gavroche part de «sa» banlieue au Sud, la Glacière, la barrière d'Italie, Gentilly, pour aller au Nord, autre limite de Paris, sur le Boulevard des théâtres. La Rive Gauche — les étudiants et les bandits — traverse la Seine pour organiser l'émeute sur la Rive Droite, la ville des marchands, des bourgeois... comme dans Notre-Dame de Paris. Le pouvoir est miné par l'entreprise combinée de l'intelligence et de la marginalité.

Franck Laurent : — Louis Chevallier souligne l'originalité de Hugo qui déplace le crime du centre (la place de Grève, la Conciergerie) aux limites de la ville. Mais la Rive Droite n’est pas toute bourgeoise; elle comprend aussi un aspect très prolétaire, celui des garnis. Les Mystères de Paris  commencent dans la Cité.

 

Qu'un gros livre et un petit livre font deux...

F. Laurent : — Pourrais-tu relire le passage qui montre la bibliothèque toujours débordée par la réalité du monde ?

D. Charles : — «La pagination de l'infini t'échappe.

                          A chaque instant, lacune, embûche, chausse-trape,

                          Ratures, sens perdu, doute, feuillet manquant ;

                          Partout la question triple : Comment ? Où ? Quand ? —»

F. Laurent : — Ce sont donc, contrairement à la représentation commune, des feuillets manquant à la création qui figurent l'excès de l'infini. Le débordement de la représentation ou de la conception du réel se dit, non par ses trop-pleins, mais par ses manques.

De ce point de vue, L’Âne, composé vers 1857 trouve un écho chez Nerval autour de 1850 dans le début des Faux Saulniers : le narrateur cherche en vain dans les bibliothèques un livre qu'il a vu en plein air à la foire de Francfort; la clôture même de la bibliothèque, qui devrait assurer sa complétude, l’empêche.

Je me demande quels sont les rapports de l'Âne  avec la science allemande, qui commence dès le début du siècle : cela réactive la vieille opposition entre la philosophie française et la philosophie allemande, entre Hugo d'un côté, Kant et Hegel de l'autre.

Enfin, il faut signaler les cas où l'écrit hugolien se définit plus comme une pensée de l'ordre : dans Le Rhin, il raconte qu'il a trouvé un pamphlet contre Napoléon dans une chambre d'auberge et s'indigne de ce genre d'écrit.

Par ailleurs  La Nouvelle Série de La Légende des siècles  restitue par réaction le projet initial. Le fil conducteur du progrès demeure, quoique lâche et ténu.

Claude Millet : — L'expression «fil» conducteur du progrès apparaît dans la préface de 1859, mais dans un passage où l'Histoire est présentée comme un labyrinthe : «le grand fil mystérieux du labyrinthe humain».

F. Laurent : — Il existe un certain régime d'écrit fidèle à la parole : Meschonnic refuse d'ailleurs d'opposer simplement écrit et oral, et conçoit un écrit vivifié par l'oral -de là une distinction entre l’oral et le parlé.

Cl. Millet : — Si on définit l'oral comme investissement du sujet dans l'énoncé, alors l'“oral” peut disparaître de l'oral (dans la parole du perroquet par exemple), mais se trouver dans l’écrit. Meschonnic le montre dans La Rime et la Vie, où il part d'une relecture de Mallarmé.

En ce qui concerne le moulin à vent, on peut lui trouver deux justifications : la parole, c'est du vent... Ou bien rappeler que dans l'histoire de la technique, le moulin à vent succède au moulin à âne...

Cl. Millet : — Mabeuf ne monte sur la barricade qu'après avoir vendu tous ses livres. Il pousse alors un cri, mais sa libération demeure inachevée : «L'égalité ou la mort !» Il manque la liberté... Mabeuf retrouve la devise incomplètement démocratique du couvent (et mère Innocente était, elle aussi, la femme des “gros livres”)...

G. Rosa : — Le petit livre, c'est quand même un livre. Il n'est pas question du journal, de la feuille volante...

 

Architectures brisées

G. Rosa : — L’exposé de David Charles permet de comprendre l’une des raisons pour lesquelles Hugo ne met pas à exécution les projets d'une architecture de son œuvre, en particulier pour les romans.

F. Laurent : — Ou lorsqu'avec Hernani, il annonce une trilogie.

Cl. Millet : — A la place, il imagine l'œuvre complète comme une montagne qu'on essaierait de briser pour faire un tas de cailloux.

D. Charles : — Est-ce que le titre «Tas de pierres» correspond à une œuvre en projet ?

G. Rosa : — C'est un titre employé par Hugo, mais il n'apparaît pas explicitement pour un recueil, contrairement à celui d’Océan, sous lequel Hugo demande à ses exécuteurs testamentaires de rassembler tous ses fragments inachevés (sans distinguer prose et vers).

«Ceci tuera cela» joue vis-à-vis du livre lui-même : ajouté au livre, c'est ce qui l'invalide. Les propos tenus dans la digression peuvent se retourner contre Notre-Dame de Paris.

Cl. Millet : — Ou le faire lire comme un livre démocratique. Avec Notre-Dame de Paris, Hugo écrit un roman de la dé-symbolisation.

G. Rosa : — qui paraît juste après les premières œuvres complètes de Hugo.

Jean-Marc Hovasse (à D. Charles) : — Cela ne remet pas en cause ton interprétation, mais dans les exemples cités, la diérèse [i /an] est obligatoire à cause de l'étymologie. Le Littré est d'ailleurs très utile parce qu'il indique le nombre des syllabes. Je n'ai pas trouvé d'exemple où Hugo ne respecte pas l'étymologie, comme cela se fera à la fin du siècle.

F. Laurent : — As-tu une hypothèse pour expliquer que L'Âne n'ait pas été repris dans la Légende des Siècles ?

D. Charles : — Il devait former un triptyque avec La Pitié Suprême et La Révolution. Abandonner La Révolution  impliquait de renoncer aux deux autres. Et puis, il était peut-être trop long.

Cl. Millet : — Un fragment de 1863-1864 le réintègre dans un nouveau projet de La Légende des Siècles, autour de la science au XIXème.

G. Rosa : — En tout cas, L'Âne est un antidote très sain contre ceux qui se font de Hugo l'image d'un poète de l'architecture, du système -ce qu’il est aussi, mais pas seulement.

F. Laurent  [jetant un regard timide sur notre assemblée affamée qui commence à plier bagage] : — Juste une dernière question. Tu as parlé de la réaction de Zola ?

D. Charles : — Oui, Zola a réagi violemment à L'Âne dans un article du Figaro [2 nov. 1880] ; un peu plus tard, à propos des Quatre Vents de l'esprit, il oppose Littré et Hugo [Le figaro, 13 juin 1881]. L'accusation de «lyrisme» portée à Hugo réduit déjà la notion à l'idée d'épanchement et de délire...

«Il incarne tout. On le sacre grand poète, grand dramaturge, grand romancier, grand critique, grand philosophe, grand historien, grand politique ; ou, pour mieux dire, on lui donne le siècle de haut en bas, de long en large ; il serait à lui seul tout le dix-neuvième siècle. Je ne raille pas, je résume une opinion courante.

Eh bien ! le respect m'échappe, devant cette énormité. [...] Il n'y a que la vérité. Il faut aller à elle quand même, en marchant sur les siens, et dans la mort de tout ce qu'on a aimé.»

Émile Zola, «Victor Hugo» [Le Figaro, 2 novembre 1880], in Une Campagne, Œuvres complètes, Cercle du Livre Précieux, t. XIV, p. 460.

 

Myriam Roman