GROUPE HUGO
Université Paris 7 - Equipe de recherche "Littérature et civilisation du XIX° siècle"

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Séance du 20 mai 1995

Présents : Frédérique Remandet, Guy Rosa, Valérie Papier, Christine Cadet, Colette Gryner, Arnaud Laster, Anne Ubersfeld, Véronique Dufief, Frédérique Leichter, Josette Acher, Marguerite Delavalse, Claude Millet, Franck Laurent, Myriam Roman.
Excusés : Florence Naugrette, David Charles, Ludmila Wurtz, Delphine Gleizes et PIerre Laforgue qui parlent: au colloque d'Azay-le-Ferron : respectivement, «Le dialogue amoureux dans la poésie lyrique de Victor Hugo», «Mirabeau : parole et révolution», «Baudelaire, rhétorique et esthétique».


Bibliographie :

— Michael Backes, Die Figuren der romantischen Vision. Victor Hugo als Paradigma, Gunter Narr Verlag Tübingen, 1994.


— Karen Masters-Wicks,Victor Hugo's Les Misérables and the Novels of the Grotesque, Currents in Comparative Romance Languages and Literatures, vol. 12, New York, Peter Lang, 1994.


— Le numéro novembre 1994 de la revue Op. cit.., mentionné dans le compte rendu de janvier, est à la Bibliothèque XIXème. Il comprend six articles sur Les Misérables :
* Michel Bernard, «Les je / nous de V. Hugo. Pluriel de modestie et pluriel de majesté dans Les Misérables»
* Jacques Durenmatt, «Bien coupé? Mal cousu ? Division des Misérables»
* Jean-Claude Fizaine, «L'affaire Champmathieu : Rhétorique et histoire»
* Pierre Laforgue, «Fiction et symbolique dans Les Misérables (I, II, 8 et II, II, 3)»
* Suzanne Larnaudie, «Les Misérables, livre de la misère»
* Dominique Peyrache-Leborgne, «La logique mystico-romanesque des Misérables»


— un article de Nicole Savy, dans la Revue d'Histoire Littéraire de la France (quatre-vingt-quinzième année, n°1) , «Victor Hugo et le Musée des monuments français».


— un article de Wendy S. Mercer, «Léonie d'Aunet (1820-1879) in the shade of Victor Hugo : talent hidden by sex», Studi Francesi, n°109, Gennaio-Aprilo 1993.


— les actes du colloque de Thionville / Vianden sont parus sous le titre Victor Hugo et l'Europe de la pensée (excellents articles de Franck Laurent et d'Yves Gohin, entre autres)

Un dimanche à la campagne

Anne Ubersfeld nous propose très gentiment de nous accueillir chez elle dans sa maison de Marines, pour la dernière séance annuelle du Groupe. Toutefois, elle nous suggère de déplacer la séance du samedi 17 juin au dimanche 18 juin : nous aurons ainsi le plaisir de rencontrer le comédien Redjep Mitrovitsa. Proposition acceptée à l'unanimité. Nous remercions vivement Madame Ubersfeld de son hospitalité et nous nous donnons rendez-vous le dimanche 18 juin, à Marines, à partir de 15 heures.

Nominations et promotions

Tous les nouveaux docteurs hugoliens seront maîtres de conférences à la rentrée 1995:   
—  Véronique Dufief à Dijon
— Florence Naugrette à Rouen
— David Charles au Havre
— Ludmila Wurtz à Toulon

Choses vues, et / ou à voir

Jean-Marc Hovasse, Coups de théâtre
Guy Rosa a vu la pièce écrite par Jean-Marc Hovasse, tout à fait intéressante. Il en résume l'idée. Les quatre premiers actes pastichent chacun un style et une époque théâtrale : la tragédie racinienne (1er acte), la comédie selon Marivaux (2ème acte), la dramaturgie de Tchékhov (3ème acte), le théâtre du XXème, de Beckett à Ionesco (4ème acte). Dans le 5ème acte, les personnages réapparaissent, mais en dehors des situations de l'intrigue, avec leurs obsessions de personnage. Sur ce double axe de la parodie-pastiche et d'une sorte de pirandellisme esthétique, J. M. Hovasse se livre à une réflexion sur le personnage générique au théâtre.
Le double écueil d'un discours, au 5° acte, dissocié de toute intrigue dramatique et du contraste entre la parodie initiale et le lyrisme de la fin est franchi. La pièce est jouée par les élèves du lycée français de Bruxelles, où J.-M. Hovasse fait son service (militaire). Plusieurs montrent un vrai talent. La salle est une véritable salle de théâtre, et la mise en scène est d'un professionnel. Bref, en matière de théâtre amateur, c'est la meilleure pièce que G. Rosa ait vue.
Anecdote. Pendant la première demi-heure, les acteurs jouaient le premier acte avec suffisamment de sérieux pour que le public, naturellement porté à l'indulgence quant aux maladresses éventuelles de jeunes acteurs amateurs, ne décelât pas les anomalies du texte. G. Rosa, reconnaissant une technique déjà employée par M. Hovasse à sa leçon d'agrégation, riait avec un enthousiasme pédagogique et bruyant. Sa voisine se tourne, agacée : 
— «Vous m'empêchez d'entendre!
— Mais madame, je vous assure que mon rire n'est pas insolent, et que c'est la pièce qui est comique.
— Peu importe, monsieur, vous m'empêchez d'entendre.»
Lorsque des vers d'Hovasse, plus mirlitoniens que les autres, mirent en cause l'unité de temps, l'unité de lieu et l'unité d'action, la lumière se fit. J.-M. Hovasse était content de ce retard. La dame ne revint pas après l'entracte. On veillera à la composition du jury de M. Hovasse pour qu'il reste complet jusqu'à la fin.

 

— V. Hugo, Mille francs de récompense

Anne Ubersfeld a vu Mille francs de récompense, monté à la Comédie Française par Jean-Paul Roussillon : c'est très très bien ! Jean-Yves Dubois interprète Glapieu à la perfection, mais le personnage de Glapieu ici n'est plus un vieil homme. Il est jeune (35 ans), ressemble à un SDF. Il joue le rôle avec un humour gai, mais sait demeurer toujours au bord de l'inquiétude et de l'angoisse. Le spectacle est très bien accueilli par le public: ce texte possède une jeunesse extraordinaire.
Arnaud Laster n'a pas encore vu la pièce mais n'est pas étonné de sa qualité, ayant eu l'occasion de rencontrer le metteur en scène et quelques acteurs à la FNAC Étoile. Il semblerait que J.P. Rousssillon ait très bien compris Hugo. A. Laster a été frappé du parallèle que l'on peut établir entre Mille francs de récompense et Les Misérables : le major Gédouard (dont le nom commence par un G...), très proche du personnage du Conventionnel, met comme lui tout le reste sous le signe originel de la Révolution.
A. Laster nous propose de passer par le Service culturel de Paris III, qui propose des places pour le mercredi 24 et le vendredi 26 à tarif très bas (40 et 55F). Nous pouvons téléphoner du lundi au jeudi, de 10 h à 15 h, au 45.87.40.65.

 

— Lille, (La Métaphore)

Valérie Papier nous offre sept invitations au théâtre de (La Métaphore) à Lille, pour aller voir, au choix :
* Ruy Blas, le mardi 23 ou le mercredi 24 mai (fort intéressant, j'ajoute (G.R.) l'ayant vu entre temps: j'infligerai mes commentaires, et Claude Millet les siens, au prochain Groupe)
* La Mouette, le mardi 30 ou le mercredi 31 mai
* La Fausse suivante, le mardi 6 ou le mercredi 7 juin

 

— Au Vieux-Colombier, les samedi 20, 27 mai et 3 juin, spectacle intitulé Victor Hugo, un procès. A. Laster n'en sait pas plus. Peut-être s'agirait-il du procès du Roi s'amuse.

 

Insondables Misérables...

Guy Rosa, irrépressible, fait part d'idées qui lui sont venues.
— la première est documentaire: La France littéraire de Quérard, répertoire d'écrivains (1827) qui vient d'être catalogué à la Bibliothèque, donne à l'entrée «Hugo, évêque de Ptolémaïs», juste avant «Hugo Léopold Sigisbert», toutes les informations présentes en I, 1, 5; mais ce n'est sans doute pas le seul dictionnaire à le faire.
— la seconde concerne la constitution des personnages des Misérables, construits, semble-t-il, sur l'opposition de traits généraux, ordinaires et attendus et d'un trait déviant. Ainsi Thénardier est-il un «boutiquier dans lequel il y avait du monstre», tandis que Marius représenterait le jeune homme pur, idéal, s'il n'était curieusement violent. De même -c'est Gohin qui l'a fait remarquer (voir le précédent compte-rendu)- Cosette incarne bien la jeune fille, mais, alors que ses malheurs auraient dû la rendre un peu triste, introvertie du moins, elle est au contraire gaieté et bavardage. Jean Valjean est un héros sans aucun caractère héroïque, mis à part sa force physique et son habileté au fusil qui soulignent son insignifiance; Fantine est une grisette / sérieuse. Le caractère déviant de Myriel, c'est qu'il soit évêque, et non simple prêtre (cf Le Curé de village). Gillenormand est un vieillard, mais bavard. Le personnage hugolien se réfère ainsi à un type tout en se dotant, par le trait atypique de son caractère, d'une véritable présence.
Cette observation déclenche quelques développements.
Claude Millet : — Il faut ajouter que le même mécanisme se redouble dans le rapport du personnage à son groupe, Fantine parmi les grisettes, par exemple, dont elle se distingue sans cesser d' y appartenir.
G. Rosa : — Mais le personnage secondaire peut être, lui aussi, caractérisé par un trait déviant : Grantaire est une jeune militant, mais ivrogne ; Feuilly un ouvrier préoccupé de la Pologne...
Cl. Millet : — Effectivement chaque grisette a sa spécificité : Favourite vient d'Angleterre par exemple.
J. Acher : — Et Javert ?
Cl. Millet : — Javert est atypique par son origine (fils d'une tireuse de cartes) et par sa grandeur ("saint Michel monstrueux").
Anne Ubersfeld : — Ce mode de construction est lié à la philosophie de Hugo sur la psychologie des êtres humains, qu'on pourrait résumer ainsi : "les gens ne sont pas conformes". Les êtres humains ne sont pas taillés sur un modèle. D'une certaine façon, ils ne sont pas ce qu'ils sont.
Cl. Millet : — Oui, mais ils sont aussi constitués de traits qu'ils partagent avec d'autres. Il y a quand même un modèle.
A. Ubersfeld : — Hugo est un grand écrivain psychologue.
Arnaud Laster : — J'ai vu récemment Les affaires sont les affaires de Mirbeau : or, contrairement à Mille francs de récompense, le personnage de méchant ne reçoit aucune justification psychologique.
Franck Laurent : — Tholomyès ne fournirait-il pas un contre-exemple ?
G. Rosa : — Non, Tholomyès est un étudiant / vieux.
Cl. Millet : — Cependant Bamatabois, lui, ne possède pas de trait déviant ; il incarne le bourgeois libéral.
F. Laurent : — Le comte Néant non plus.
G. Rosa : — Oui, il semble que certaines figures secondaires soient entièrement construites dans la conformité -mais comment incarner la conformité si on la dote de déviance?
Cl. Millet : — Le personnage romanesque s'oppose en tous cas au personnage légendaire.
A. Ubersfeld : — Et le personnage hugolien au personnage balzacien. Balzac explicite de manière totalement rationnelle la psychologie de ses personnages, en l'insérant dans un réseau de déterminations extérieures. Hugo ne procède pas de même. Son personnage garde toujours un côté aberrant, irréductible.
G. Rosa : — Balzac héroïse ses personnages, les grandit par accumulation de traits convergents; Hugo héroïse les siens par leur valeur symbolique -ou allégorique-, mais les casse. Cette construction du personnage est si générale, dans Les Misérables, qu'elle apparaît comme une «mécanique». Non comme un pur procédé, dans la mesure où, effectivement, cette «mécanique» reflète une vision du monde, qui affecte d'ailleurs également, chez Hugo, le personnage de théâtre.
A. Ubersfeld : — Oui, le personnage de théâtre lui aussi possède quelque chose d'aberrant.
Cl. Millet : — Il suffit de songer à Doña Sol.
G. Rosa : — Avec cette différence que cette construction, au théâtre, est liée à la situation, ce qui n'est pas le cas dans le roman.
A. Ubersfeld : — Au théâtre non plus, cette déviance n'est pas forcément liée à la situation : Doña Sol n'est pas conforme parce qu'elle incarne une femme sauvage qui a décidé qu'on ne la mettrait pas en prison.
G. Rosa : — Prenons Ruy Blas : son trait aberrant, c'est son éducation, son ambition ("Sous l'habit d'un valet, les passions d'un roi"); mais cette contradiction génère toute l'intrigue. De même pour Don Salluste : quel homme de cour puissant aurait l'idée de se venger de la Reine ?
F. Laurent : — Cela n'est pas si incohérent que cela. Les positions de pouvoir des Reines dans les monarchies sont des positions très faibles. La Reine a un statut légal très fragile : on peut l'exiler, la répudier. Et les exemples ne sont pas si rares...
G. Rosa : — Dans le cas de Salluste, c'est un très dangereux calcul que de s'attaquer à la Reine; moi, je m'y serais pris autrement.
F. Laurent : — Ce qui est aberrant dans le cas de Salluste, c'est la manière dont il présente la chose, comme une vengeance privée. Il ne dit pas que c'est pour revenir au pouvoir : dans Ruy Blas, le pouvoir politique est dégradé.
G. Rosa : — Il en est de même dans Lucrèce Borgia., reine tyrannique et mère. Pour revenir aux Misérables, il est amusant de constater que ces traits déviants des personnages participent sans doute à l'originalité du livre puisqu'ils ne sont jamais rendus dans les adaptations du roman (la gaieté exubérante de Cosette par exemple, au point que les commentateurs ne l'ont pas lue, jusqu'à Gohin).
F. Laurent : — La violence de Marius n'apparaît guère dans le texte.
G. Rosa : — Si, lors des deux entrevues avec Gillenormand, dans sa passion bonapartiste, dans son amour pour Cosette, dans la violence de sa réaction aux aveux de J. Valjean...("il avait une sorte de bonne foi violente" -c'est cette citation, dans le mémoire de Frédérique Leichter qui a attiré mon attention).
Frédérique Leichter : — N'est-ce pas plutôt une démesure en excès permanent ?
G. Rosa : — C'est la même chose : vous définissez de manière éthico-structurale ce que je définis de manière psychologique. Cette violence ne fait pas la "valeur" du personnage pour le sens, mais elle fait de Marius un personnage "intéressant".

Nouvelles hugoliennes

— Guy Rosa annonce la communication d'Agnès Spiquel (colloque "La palette et l'écritoire", Amiens, 11 mai 1995) sur Le Songe, la gravure qui se trouve dans le bouge Jondrette (III, 8, 6). A. Spiquel a attiré son attention sur la probable coquille de l'édition «Bouquins» :"Au-dessus de ce cadre, une espèce de panneau en bois... était posé à terre" (ce qui est bizarre: "au-dessous" serait plus logique)? mais surtout sur le caractère problématique de cette gravure (relisez pour vous en persuader).
Agnès Spiquel se propose d'étendre sa réflexion à d'autres objets peints ou dessinés des Misérables -la peinturlure du Sergent de Waterloo au premier chef- et de nous en parler à la rentrée, "sous le contrôle" de Pierre Georgel vraisemblablement, qui a déjà travaillé à la question.

— Claude Millet souhaiterait savoir si quelqu'un a déjà travaillé sur les Ballades de Hugo. Après un rapide tour de table, il s'avère que personne ici n'a de référence qui lui vienne à l'esprit. G. Rosa rappelle que le titre Odes et Ballades est oxymorique, tout comme celui de Petites Épopées. J. Acher qui a étudié les ballades germaniques, souligne que la ballade n'est pas à l'origine un poème, mais une tradition orale informelle. Cl. Millet pense que le modèle de ballade en ce début de XIXème serait plutôt les ballades de Walter Scott.

— A. Laster nous apprend que Gérard Pouchain sera le 8 juin à l'Université de Sofia en Bulgarie pour une conférence internationale à l'occasion du 110ème anniversaire de la mort de Victor Hugo, commémoration organisée par M. Tchaoutchev, directeur du Département d'Études romanes à l'Université de Sofia.

— A. Laster a reçu un appel téléphonique de M. Marc Michel, au nom de Guernesey : celui-ci souhaiterait rencontrer le plus possible d'hugoliens, lors de son passage à Paris les 12-13-14 juin. A. Laster se propose de le rencontrer et invite ceux que cela intéresse à faire de même.


Communication de Frédérique Remandet : Victor Hugo et les institutions (1830-1848) (voir texte ci-joint)


Discussion

Cousin et l'éclectisme

Guy Rosa remercie Frédérique Remandet de son exposé et explique la perplexité où il est, sans doute pas seul, par le fait que la problématique mise en oeuvre, en référence aux travaux des sociologues, demande une certaine familiarité avec leurs concepts, qui ne se comprennent pas immédiatement.
Josette Acher : — Pouvez-vous préciser l'opposition de Hugo à Cousin sur la question du poète philosophe ?
Frédérique Remandet : — Cousin attribue à l'homme de lettres une place très précise, et réserve à la philosophie la capacité de faire l'Histoire. Pour Hugo, bien sûr, c'est aussi au poète de faire l'Histoire.
Franck Laurent : — On ne peut pas ne pas s'opposer à Cousin. Il suffit de le lire ! Voici le type d'argument "philosophique" qu'il utilise dans son cours de 1828 : «Pouvez-vous penser cela ? Non. Donc, j'ai raison.» La morgue du personnage est insupportable.
Anne Ubersfeld : — Quelle est la thèse philosophique de Cousin ?
Claude Millet : — L'essentiel chez Cousin est que la philosophie représente la fin de l'Histoire et le développement de l'esprit arrivé à son plus haut degré. La philosophie, somme des savoirs et des pratiques, prend la relève de la religion (qui demeure cependant, mais pour le bas peuple!).
F. Remandet : — L'éclectisme est la philosophie qui consacre l'équilibre mis en place en politique dans la Charte, entre le pouvoir et la liberté.

 

Les lois sur le travail des enfants

A. Ubersfeld : — J'aimerais que vous précisiez les rapports de Hugo avec l'idée même d'institution, car c'est un mot qu'il n'emploie pas, de même que le terme de «vie spirituelle» que vous utilisez.
F. Remandet : — La position de Hugo est inconfortable : il ne peut envisager une institution que s'il envisage ce qui va la mettre en péril. Par exemple, à la Chambre des Pairs, il défend l'Université (elle réunit tout le monde, sans distinction sociale), et en même temps il défend le travail des enfants : en 1847 en effet, la loi sur le travail des enfants revient sur la précédente loi sur le sujet, qui datait de 1841. La loi de 1841 limitait le temps de travail à 8 h et réservait un temps pour l'école ; la loi de 1847 limite le temps à 12 h et réserve aussi un temps pour l'école. Hugo défend ce projet car il pense que le travail est éducateur. Il est alors au plus près des fouriéristes : on peut penser l'éducation en dehors de l'institution. Hugo propose en quelque sorte une «délocalisation» de la tâche pédagogique.
F. Laurent : — Sur le fond, je suis d'accord avec ce que vous dites, mais dans le discours de 1847, Hugo commence par une prise de position très violente contre le travail des enfants, en particulier contre l'Angleterre ; puis, par un retournement brutal, il déclare qu'il votera en faveur de cette loi, car c'est le seul moyen pour que la loi de 1841 soit appliquée.
G. Rosa : — La différence entre la loi de 1841, qui n'avait pas été appliquée, et celle de 1847 tient aussi à la taille des entreprises à partir de laquelle cette loi est applicable. Autant qu'il m'en souvienne, il n'est pas évident que le second texte soit un recul par rapport au premier : la loi de 1847, plus réaliste, présenterait en fait un progrès.
F. Remandet : — Hugo s'oppose à la loi car elle pervertit cette notion de travail éducateur, en associant le travail aux intérêts anglais par exemple.
F. Laurent : — Je suis d'accord avec vous sur l'idée d'une valeur éducative du travail chez Hugo.
F. Remandet : — Hugo conçoit le travail comme un rapport dans lequel les plus grands prennent en charge les plus petits. Il ne refuse pas radicalement le travail des enfants.
N.B. Vérification faite (dans l'édition "Bouquins" de Choses vues, qui ne donne pas non plus le même texte que Guillemin-Massin), on a affaire à trois lois. Le gouvernement avait déposé un projet de loi, destiné à rendre la loi de 41 applicable, qui élevait de 8 à 10 ans l'âge minimum d'emploi salarié -ce qui était un progrès-, mais portait la durée de la journée autorisée de 8 à 12 heures -ce qui était une régression, mais qui rendait applicable la loi en la pliant à la réalité de l'organisation du travail, les enfants étant souvent employés à des tâches d'aide pour les adultes. La commission soutint un contre-projet, présenté par Charles Dupin, qui reprenait ces dispositions mais les étendait des seules manufactures à feu continu et des entreprises occupant plus de 20 ouvriers réunis en un seul atelier, seules concernées tant par la loi de 41 que par le projet du gouvernement, aux établissements occupant, sous quelque forme d'organisation des ateliers que ce soit, plus de 10 personnes ou plus de 5 s'il s'agissait d'enfants, d'adolescents ou de femmes.
Le projet du gouvernement n'était donc pas un recul pur et simple; quant au contre-projet de Dupin, il élargissait de manière décisive le champ d'application de la loi.
Dans le débat, Hugo prévoyait -car le texte n'a pas été prononcé- de se rallier à la commission: de s'opposer donc au projet de loi et de soutenir le contre-projet.

 

Penser la notion d'institution

G. Rosa : — La réflexion des sociologues sur la notion d'institution définit un objet en faisant abstraction de ses manifestations particulières. En outre, elle isole un processus social qui ne se confond pas avec d'autres processus, comme le politique.
F. Remandet : — Les sociologues définissent le phénomène propre aux institutions par la logique de la falsification : l'institution, occultant progressivement son origine, devient à elle-même son propre but. Contre la logique de la falsification qui définit l'institué, l'instituant est chargé de procéder à un rééquilibrage.
Cl. Millet : — Il me semble que les textes de Hugo que vous avez cités reposent sur l'opposition saint-simonienne entre mouvement organique et mouvement critique. Or, cette dichotomie ne recoupe pas entièrement l'opposition institué / instituant.
F. Remandet : — Tout dépend de l'époque à laquelle vous vous référez en parlant du saint-simonisme. Si on envisage la pensée de Saint-Simon, avant que ses disciples ne la dénaturent, l'opposition organique / critique recoupe celle de l'instituant et de l'institué, en définissant l'institution comme ce qui contient son propre mouvement de régénération. Les disciples de Saint-Simon ont assimilé la raison au critique et le sentiment à l'organique, mais ce n'est pas ce que dit Saint-Simon.
Cl. Millet : — Dans les textes de Hugo que vous citez, on distingue deux conceptions du devenir : le devenir comme une succession de moments, et, dans But de cette publication, le devenir de la langue comme création permanente. L'institution de la langue ne se fixe jamais. N'est-ce pas à lier à la question sociale ? La question des institutions n'est-elle pas liée au déplacement des questions politiques vers les questions sociales ?
F. Remandet : — La formation de la langue est présentée comme une rupture permanente. Le but de toute institution est justement de préserver ce travail. Il ne faut pas penser comme contradictoire l'institué et l'instituant, mais mettre en place leur rapport dialectique. Telle est la tâche du penseur selon Hugo.
G. Rosa : — Mais y a-t-il chez Hugo une pensée de l'institution au sens strict et non au sens commun ? Vous employez d'emblée un langage institutionnel, comme si Hugo avait isolé non pas les institutions mais l'institution (processus particulier de la vie en société et non objets concrets) comme on l' a isolée par la suite. Hugo conçoit-il, par exemple, l'Académie comme une institution ?
F. Remandet : — Le concept fonctionne si on n'envisage pas l'institution comme quelque chose de figé. L'effort de Hugo est de penser l'institution comme ouverte.
G. Rosa : — Vous adoptez pour définir l'institution la perspective d'une dialectique entre mouvement et immobilité, mais cette définition est très large et pourrait tout aussi bien définir la liberté, Dieu, etc.
F. Remandet : — Hugo s'oppose aux doctrinaires et à leur conception fermée et hiérarchisée de l'Institution. Le système doctrinaire vise à conforter le fait historique.
F. Laurent : — Je ne suis pas sûr que la pensée de Hugo soit aussi claire à cette époque. Cependant, que la question des institutions ait été sous la Monarchie de juillet une question d'actualité, cela n'est pas si étonnant : on cherche alors à asseoir le régime sur des corps intermédiaires.
G. Rosa : — Il me semble que l'analyse institutionnelle est transhistorique -comme peut l'être l'autorité d'un leader sur un groupe- et ne se définit pas comme prise de pouvoir du politique sur le social.
F. Remandet : — Les doctrinaires cependant l'ont pensée comme telle.
A. Laster : — Institution n'est pas un terme anachronique. Il est attesté dans le Larousse du XIXème, qui cite Montesquieu.

 

Les positions de Hugo sous la Monarchie de juillet : contradictions ou dialectique assumée ?

F. Laurent : — Cousin dit que la période moderne en est à ses débuts (Guizot dit la même chose au sujet de la civilisation européenne). Or ceci ne contredit pas l'idée de la fin de l'Histoire. Cela signifie que nous sommes au début de la dernière étape de l'Histoire. Le progrès s'effectue ainsi à partir du moment où l'on reste dans le cadre institutionnel établi. Cette mise en avant par Hugo de la liberté, de l'expansion, peut ainsi apparaître comme une reprise du discours doctrinaire. Le discours de Hugo à l'Académie par exemple est proprement institutionnel.
F. Remandet : — Hugo n'avalise pas l'ordre libéral, parce qu'il pense qu'à partir de lui, on va pouvoir faire autre chose, le dépasser.
F. Laurent : — Certes le Hugo doctrinaire des années 1845 est plus lucide que le Guizot de ces mêmes années, mais je ne pense pas qu'il aille jusqu'à faire voler en éclats le système doctrinaire. Hugo éprouve certes à cette époque la hantise de la violence populaire, s'interroge sur la Terreur, ne pense pas que l'avenir du peuple soit dans son embourgeoisement. Ces préoccupations ne coïncident pas avec le discours doctrinaire que Hugo tient par ailleurs. Mais il faut y voir le signe d'une contradiction chez Hugo, et non d'une dialectique.
F. Remandet : — Dans L'Âne, il y a bien dialectique, et l'effort de Hugo pour mettre en place cette dialectique commence sous la Monarchie de juillet.
F. Laurent : — Je crois que vous faites beaucoup de crédit à l'ambition politique pragmatique de Hugo à cette époque-là ! Je ne crois pas que Hugo pense sincèrement ce qu'il dit à l'institution sur l'institution. Très vite, il se rend compte, à la Chambre des Pairs, qu'il n'y a rien à faire.
F. Remandet : — Villemain et Salvandy aident Hugo à mettre en place cette dialectique.
F. Laurent : — On ne trouve pas un mot de respect pour Salvandy dans les Carnets. Hugo éprouve beaucoup d'estime pour Villemain, mais il critique son style, proteste contre son Cours de littérature.
A. Laster : — Je comprends l'esprit critique qui anime notre débat, mais j'approuve l'approche de F. Remandet qui fait crédit à Hugo.
F. Laurent : — Lorsque je dis que Hugo est en proie à des contradictions, loin de moi l'idée de signifier qu'il dit n'importe quoi.
F. Remandet : — Je crois que Hugo n'agit pas au hasard, et qu'il travaille volontairement la contradiction entre ses discours institutionnels et ses œuvres littéraires.
A. Laster : — Quelle est l'étendue de votre corpus de thèse ?
F. Remandet : — Depuis les origines jusqu'à l'écriture de L'Âne.
A. Laster : — Vous incluez donc les textes des Contemplations sur l'école. Rien n'est plus dangereux que de se bloquer sur la Monarchie de juillet.
F. Laurent : — Ce qui m'intéresse, c'est de mettre à jour la richesse de la pensée hugolienne, qui n'est pas seulement synchronique, mais diachronique.

 

Le cheminement hugolien : la continuité ou le changement ?

G. Rosa : — Dans quelle mesure votre détour par l'analyse institutionnelle n'est-elle pas un biais pour rendre compte de ce progressisme, de cet anarchisme de Hugo non théoriquement fondés dans les années de la Monarchie de juillet, qui ne le seront qu'après 1850 ? Or votre approche vous fait faire l'économie du changement.
F. Remandet : — Il est vrai que L'Âne éclaire pour beaucoup le travail que je fais depuis les origines. Le recours à la sociologie m'a donné des outils pour appréhender la pensée de Hugo et m'a permis de découvrir la modernité de sa position.
G. Rosa : — Votre approche vous fait faire abstraction des changements métaphysique, religieux, et politique qui sont ceux de Hugo après 1849-1850.
F. Remandet : — Parce que ce qui me semble remarquable, c'est la continuité de la pensée hugolienne.

 

Hugo et l'enseignement

A. Ubersfeld : — Quelle est la position de Hugo dans les années 1845 au sujet de cette institution massive qu'est l'Église catholique ?
F. Remandet : — Guizot tente un effort pour créer un consensus autour de l'éducation religieuse. Il s'agit de réduire la part d'influence du prêtre, qui perd l'enseignement religieux, qui se voit confié à des laïcs. Ce qui intéresse Hugo, c'est de privilégier le rapport à Dieu, mais en excluant les autorités. L'économie d'un personnel institutionnel religieux est le corollaire d'un rapport à «Dieu direct».
A. Laster : — Le poème des Contemplations à propos d'Horace m'avait longtemps semblé être un texte contre l'école. En fait il s'oppose plutôt à l'école confessionnelle.
F. Remandet : — Hugo veut éliminer de l'institution la direction de conscience. Je voulais ajouter qu'en 1845, Hugo défend le gallicanisme, pensant que l'Université saura mettre une barrière suffisante.
G. Rosa : — Ne pensez-vous pas que Hugo soit ironique quand il parle de mettre les génies à l'Université ?
Cl. Millet (avec humour) : — Mais il y avait des génies à l'Université à cette époque : Michelet, Mickiewicz...
F. Laurent : — Hugo insiste surtout pour l'enseignement des grands textes. A propos de l'enseignement populaire dans les années trente, Hugo parle de «faire faire au peuple ses humanités». Prend-il cette position dans les années quarante, alors que cette position est refusée par les doctrinaires ?
F. Remandet : — Oui, dans le discours sur l'Université. Hugo étend au peuple l'accès à l'Université. Il défend cette position au nom de ce qui n'est pas encore. Ce qui fait la force de son discours, c'est justement le décalage avec la réalité.
Cl. Millet : — Cette position ambiguè face aux institutions n'est-elle pas celle de tout le Romantisme ? Mérimée, dans son discours de réception à l'Académie française, fait tout autre chose que ce que réclame l'institution : il éreinte Nodier !
F. Remandet : — Sous la Monarchie de juillet, Michelet tient le même discours que Hugo. Hugo enregistre les prises de position de Michelet (les enfants, le génie, le peuple...)
A. Laster : — Une de mes étudiantes de maîtrise travaille sur la réception de L'Âne lors de sa publication. L'œuvre surprend, étonne, d'autant plus qu'elle est publiée à un moment où se mettent en place les lois Ferry. Hugo soutient Ferry et pourtant lance ce boulet dans la mare contre les institutions. Zola fait preuve à ce sujet de mauvaise foi quand il parle de l'obscurantisme de Hugo.
F. Laurent : — Vous donnez l'impression que la pensée de Hugo sous la Monarchie de juillet est pertinente, efficace, pratique. Mais dans les années quarante, Hugo ne publie pas les textes dans lesquels il exprime ses doutes. Dans la création littéraire, Les Jumeaux, Les Burgraves traduisent un profond malaise.
F. Remandet : — V. Hugo a cru à son projet tant que Villemain était là, mais à partir de la Chambre des Pairs, Villemain n'est plus là.
N.B. Le texte dont on discutait est donné au tome 7 de Massin, p. 108. Rien ne permet de le dater et aucune raison ne soutient l'affirmation qu'il était destiné à la Chambre des pairs. On le verrait aussi bien écrit en vue de l'intervention de juin 1849 à propos de la loi sur l'enseignement.
Les Collèges dont parle Hugo sont sans doute les lycées, rebaptisés collèges royaux par la Restauration mais restés partie de l'Université.

 

Les institutions, côté biographie

G. Rosa : — En matière d'institution, je suis surpris par le contraste entre l'habileté concrète, biographique de Hugo à manipuler les institutions, qui fait de lui au plus haut point un homme d'institution, et, dans l'oeuvre, son ignorance ou son dédain vis à vis des questions institutionnelles.
A. Ubersfeld : — Hugo a quand même été éreinté pour son théâtre.
G. Rosa : — Oui, mais il sait utiliser la Comédie française, jouer de son contraste avec les Boulevards. Il suffit de comparer avec Balzac.
A. Laster : — Mais Hugo ne rencontre que des échecs.
G. Rosa : — Si l'on prend la question de la pénalité, Hugo s'oppose à la peine de mort, certes, mais il ne propose aucune mesure concrète pour la réforme du système pénal. Il en est de même pour les réformes sociales.
F. Laurent : — Hugo n'est pas un réformiste.
A. Ubersfeld : — Je ne crois pas que Hugo ait si bien géré ses affaires. On ne peut pas le comparer à Balzac, qui reste pendant longtemps un inconnu. Hugo, lui, est connu, et il "fait du bruit", parce qu'il est un provocateur. Mais il se débrouille mal. Ainsi il s'arrange pour être l'ennemi de La Revue des Deux Mondes, qui représente l'institution littéraire par excellence !
G. Rosa : — Je n'ai pas dit que Hugo était carriériste; je dis que Hugo sait ce que sont les institutions, leur fonctionnement et leur mode d'emploi: aucun autre écrivain n'a eu une inscription institutionnelle aussi forte. Hugo a eu affaire à toutes les institutions, théâtre, presse, sociétés littéraires, Académie, éditeurs (pas que pour lui), Chambres haute et basse, banques, partis politiques et groupuscules d'exilés... C'est un cumul que n'a connu aucun autre écrivain. Nous avons ici un exemplaire du Conseiller du peuple de Lamartine, entièrement écrit par lui et publié à compte d'auteur ! Hugo, lui, a eu son théâtre et ses journaux : Le Conservateur littéraire, La Muse française, Le Rappel, L'Événement (la thèse de Michèle Fizaine montre que s'il n'était pas directeur du journal, on pouvait dire néanmoins qu'il avait un journal).
F. Laurent : — Lorsque Hugo entre en politique dans les années quarante, il justifie le choix de la Chambre des Pairs en arguant que c'est la chambre haute, noble... Rien à voir avec la réalité ! La Chambre des Pairs sous la Monarchie de juillet n'a presque aucune influence politique.
A. Laster : — Hugo n'aurait pas pu être député, il n'était pas éligible. Françoise Chenet a montré qu'à la fin de la Monarchie de juillet, Hugo pouvait être électeur, mais pas éligible. On ne peut pas dire toutefois qu'avoir un journal soit habile, car toute la critique s'acharne contre lui à ce sujet.
F. Remandet : — Je crois que Hugo entre à la Chambre des Pairs avec son projet.
F. Laurent : — Oui, mais ce projet est de l'ordre de l'habillement idéologique.

 

Myriam Roman


Equipe "Littérature et civilisation du XIX° siècle", Tour 25 rdc, Université Paris 7, 2 place Jussieu, 75005 Tél : 01 44 27 69 81.
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