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Séance du 5 février 1994

Présents : Guy Rosa, Jean-Claude Fizaine, Anne Ubersfeld, Arnaud Laster, Gabrielle Malandain, Véronique Dufief, Franck Laurent, Claude Millet, David Charles, Caroline Raineri, Myriam Roman, Valérie Presselin, Valérie Papier, Sophie Charleux, Frédéric Briot, Laure Esposito, M. Inagaki, Catherine Treilhou-Balaudé, Corinne Chuat, Josette Acher, Bertrand Abraham, Ludmila Wurtz.


 

Informations

-M. Inagaki, de l’Université de Kyoto, nous a fait le plaisir de se joindre à nous pour une séance. Il fera, par ailleurs, une intervention le 4 mars sur "Hugo et le roman noir" (Bibliothèque du XIXème, 14h).

 

-Frédéric Briot, de l'Université de Lille, est un spécialiste de la littérature du XVIIème siècle, venu en ami de Hugo et des hugoliens.

 

-P. Laforgue a fait, le 3 février, une communication brillante. au séminaire de MM. Crouzet et Noiray et de Mme Michel ("La passion au XIXème siècle"), sur "Amour et passion dans La Fin de Satan ". Le même P. Laforgue interviendra le 26 mars sur "Victor Hugo et André Chénier - un dialogue d'outre-tombe" dans le cadre du colloque "Les poètes sous la Terreur", organisé à Versailles à l'occasion des commémorations nationales.

 

-On rappelle la remarquable communication de G. Rosa, lors d'une journée de travail de l'I.T.E.M., sur Hugo en œuvres complètes.

 

-F. Laurent a publié dans la Revue des Sciences Humaines (n° 231, 1993, III, "Mémoire de l'Europe, enjeux philosophiques et politiques") un très bel article intitulé "L'Europe dans l'œuvre de Hugo avant l'exil : la politique des deux infinis".

 

-Un article de J. Gaudon intitulé "De la poésie au poème : remarques sur les manuscrits poétiques de Victor Hugo" vient de paraître dans la revue Genesis (n° 2, éd. Jean-Michel Place). Un autre, "La figure de l'exilé : Victor Hugo de Bruxelles à Jersey", a paru dans l'ouvrage collectif Expériences limites de l'épistolaire : lettres d'exil, d'enfermement, de folie, publié par l'A.I.R.E. chez Champion en 1993.

 

-C. Treilhou-Balaudé a brillamment soutenu sa thèse. C'était un jour de gloire, dit A. Ubersfeld.

 

-Michèle Fizaine soutiendra sa thèse sur "Hugo et l'événement", poursuivie sous la direction de C. Gély, en février ou en mars.

 

-Annette Rosa pose, par la bouche d'A. Laster, une question à la cantonade : quelles sont les références exactes de la citation "'Ouvrir une école, c'est fermer une prison" ?

 

-La question du Tome Index de l'édition "Bouquins", toujours à paraître, est remise sur le tapis; on déplore, à ce propos, le refus obstiné de la "jeunesse" de travailler sur les manuscrits : c'est à l'endroit des corrections que se perçoit le travail créatif. La démonstration d'édition électronique des manuscrits qu'il a vue à l'I.T.E.M. a beaucoup impressionné G. Rosa : les logiciels de modification d'image permettent de reconstituer les états successifs du texte et de les appeler simultanément sur l'écran. La possibilité est donnée aux chercheurs de se fabriquer leur propre édition. Tout cela est tout à fait amusant, conclut G. Rosa un peu rêveur.

 

Rectificatif

A plusieurs occasions, les comptes rendus ont mentionné un "Cotterets" qui n'est autre que "Cauterets".


Communication de Franck Laurent  : «Hugo et les doctrinaires»  ( texte non communiqué)


Discussion

On demande à F. Laurent des éclaircissements sur les rapports de Benjamin Constant avec les doctrinaires. C'est, selon F. Laurent, un vrai libéral individualiste : il ne considère pas, comme les doctrinaires, la société comme un corps; aussi la politique n'a-t-elle par, pour lui, pour fonction d'établir une cohésion entre les différentes instances sociales.

A. Laster se demande s'il n'y a pas chez Hugo, en 1829, une tendance à sauter par-dessus les doctrinaires pour aller droit à Benjamin Constant, puis, entre 1829 et 1833, une hésitation, et enfin un ralliement aux positions doctrinaires, situé un peu plus tard. C. Millet remarque que la rédaction de Marion Delorme et des Orientales cadre mal avec l'idée d'un ralliement à B. Constant en 1829. Pourtant, rappelle F. Laurent, en 1831, quand on envoie Talleyrand comme ambassadeur en Angleterre, Hugo crie au scandale : il regrette qu'on n'y ait pas envoyé B. Constant, que le peuple aurait, selon lui, suivi. Mais cette adhésion de Hugo aux thèses de B. Constant est très superficielle.

A. Laster : dans L’Intervention, l'ouvrier dit que "Constant avait bien raison". Mais Hugo le lui fait dire comme une bêtise. C'est une autocritique de Hugo.

G. Malandain se demande si la différence entre les systèmes libéral (fondé sur l'individualisme) et doctrinaire (fondé sur la vision de la société comme un corps) n'est pas une différence de façade : le système philosophique des doctrinaires aurait pour fonction de masquer un véritable libéralisme économique. F. Laurent nuance cette idée : B. Constant est pour un pouvoir faible, alors que Guizot prône un pouvoir et un gouvernement forts. La question économique est le cadet des soucis des doctrinaires. Certes, la politique économique de la Monarchie de Juillet est libérale - mais l'économie n'est pas l'enjeu essentiel de la politique des doctrinaires, achève C. Millet.

 

G. Rosa : les doctrinaires ne font pas ce qu'ils disent. Jusqu'en 1848, ils ont refusé le vote des "capacités". Ce refus, répond F. Laurent, est plus de l'ordre de la crispation que de l'inversion : la société n'est, pour Guizot, pas "encore prête" pour le vote capacitaire. D'autre part, poursuit G. Rosa, l'assimilation que font les doctrinaires de la bourgeoisie et de la raison n'est pas toujours facile à tenir! Ils ne comprennent pas, précise F. Laurent, que la montée de la bourgeoisie au pouvoir ne conduit pas nécessairement à l'unanimité au sein de la bourgeoisie; les doctrinaires ne parviennent pas à concevoir les divisions internes de celle-ci. Pour eux, ces divisions sont un préjugé révolutionnaire. De même, ils ne comprennent pas que la politique n'est rien d'autre que l'institutionnalisation des conflits sociaux.

Pour A. Ubersfeld, le problème essentiel est celui du "corps" social. Même si Hugo veut bien croire à l'unification prônée par les doctrinaires, ce n'est pas sa pensée littéraire. Dans le théâtre, l'opposition de classes est frappante : il y a les misérables et les autres. Aussi, quand on attaque le théâtre de Hugo, ne se trompe-t-on pas de cible : les attaques les plus formelles en apparence sont toujours idéologiques et politiques. A. Ubersfeld revient sur Les Burgraves. Certes, les burgraves sont des étudiants, des commerçants; ais ça ne se voit pas. Hugo a supprimé la scène (le prolongement explicatif de la scène 2) où c'était dit explicitement. Au bout du compte, le lecteur retient que ce sont des "esclaves".

 

G. Rosa s'interroge sur les rapports des républicains du National, dont fait partie Carrel, avec les doctrinaires. Jusqu'en 1834 ou 1835, explique F. Laurent, les républicains sont contre les doctrinaires.

 

J.-C. Fizaine réfléchit au sens du mot "conservateur". A l'époque, le mot a un sens très valorisant : il s'oppose à la précarité essentielle de la civilisation, ressentie par les doctrinaires comme un danger. Les doctrinaires prétendent créer une discontinuité en censurant les Idéologues, alors que les gens du National acceptent leur héritage. Pour les doctrinaires, la pensée de Marat, par exemple, menace la conservation; elle est donc destructrice; il y a chez eux l'idée d'une catastrophe toujours imminente, possible, dont il faut préserver la civilisation. Hugo s'oppose à eux sur ce point : il y a chez lui, au contraire, l'idée de la nécessité du négatif.

F. Laurent : à cet égard, le cours de Cousin, en 1828, est instructif : il définit l'éclectisme comme la fin de la philosophie, dans la mesure où il fait la synthèse du sensualisme et de la pensée allemande représentée par Kant et Fichte. Mais Cousin ne dit pas que cette synthèse est une distorsion du hégélianisme. Cousin prône un hégélianisme qui ferait l'économie du négatif : aussi la dialectique de Cousin n'en est-elle pas une. Hugo, lui, est à l'opposé du "faux dialectisme" à la Cousin; si on reproche - à tort - à Hugo de fonctionner par antithèses, c'est parce qu'il constate les oppositions que Cousin occulte. Ainsi, à l'époque, Hugo constate qu'avant, on avait l'unité, que maintenant, on a la liberté, et qu'il y a disjonction entre les deux. Cousin refuse d'admettre cette disjonction.

C. Millet : la question du négatif se pose cependant aux doctrinaires. La conservation pré-éclectique de l'Histoire est pour eux une nécessité philosophique; aussi se voient-ils obligés de conserver, d'une manière ou d'une autre, 1793. Un élu doctrinaire du Bas-Rhin va jusqu'à reconnaître, à l'époque, que la constitution de 93 est saine.

 

G. Rosa estime qu'il est pertinent et productif de mettre en lumière des permanences doctrinaires chez Hugo : en effet, l'adhésion, au moins partielle, aux thèses doctrinaires permet de rendre compte de la profondeur d'attachement de Hugo pour la Monarchie de Juillet, qui perdure bien au-delà de février 1848, par des points de contact entre la pensée de Hugo et celle des doctrinaires, et non plus par un souci purement carriériste du poète. Mais G. Rosa est gêné par la disjonction constatée par F. Laurent entre le Hugo des déclarations, proche de l'idéologie doctrinaire, et le Hugo des œuvres, à l'abri de ces errements de la pensée. Cette perspective générale lui paraît préoccupante, dans la mesure où cette opposition, trop commode, permet de faire coexister des choses inconciliables. Comment peut-il y avoir une telle césure à l'intérieur de la pensée et de la conscience des écrivains ? Pour G. Rosa, la coupe ne passe pas entre l'œuvre et le non œuvre : Hugo est doctrinaire dans certaines de ses œuvres et ne l'est pas dans certaines de ses déclarations. Pour F. Laurent, la coupe passe plutôt entre les discours qui bénéficient d'une certaine publicité et ceux qui n'en bénéficient pas. J.-C. Fizaine l'approuve : une idéologie est dominante du point de vue communicationnel. Pour parler au plus grand nombre, il faut bien adopter le discours dominant. Il y a du doctrinaire dans Hugo parce que l'auditoire auquel il s'adresse est imprégné du discours doctrinaire. L'œuvre, elle aussi, véhicule une certaine image sociale de l'écrivain.

A. Ubersfeld rappelle vivement qu'il ne faut pas confondre les œuvres littéraires et les autres. Les unes et les autres ne sont pas écrites, et ne sont pas reçues par le lecteur, au même niveau. D'autre part, l'argument de la publicité ne vaut pas, dans la mesure où il y a beaucoup plus de gens qui ont lu Les Misérables qu'il n'y en a à avoir lu la Conclusion du Rhin. C. Millet rappelle cependant que les déclarations doctrinaires de Hugo ont paru dans la presse. Mais qui lit la presse ? rétorque A. Ubersfeld. Le système de lecture de l'œuvre littéraire est autre. L'œuvre littéraire agit différemment, à un autre niveau de la conscience. Les Burgraves ont été lus comme un livre scandaleux, très différemment de la façon dont nous pouvons les lire et les analyser maintenant.

C. Millet distingue, elle, le théâtre de la poésie. Le théâtre est idéologique, il problématise la position de Hugo. La poésie, elle, appartient davantage à l'ordre du déclaratif. La poésie tend vers un monologisme qui clarifierait le discours du ralliement, de la civilisation. Le théâtre, non. Il y a, bien sûr, une coupe qui passe entre les discours publics et non publics; mais il y en a aussi une qui passe entre la littérature dialogique et la littérature non dialogique. Dans la poésie lyrique, par exemple, le Je tend à s'identifier à celui de l'auteur. Mais même la poésie, remarque A. Ubersfeld, n'est pas entendue seulement au niveau déclaratif. Le Je lyrique s'identifie aussi avec le Tu du public, qu'il englobe. Aussi la poésie lyrique n'est-elle pas seulement monologique. Il faut toujours analyser, dans une œuvre, le rapport de son "dit" à son "dire". C. Millet précise sa pensée : Les Chants du crépuscule et Les Voix intérieures réduisent le plus possible l'écart entre le Je lyrique et celui de l'auteur. Il n'en va pas de même dans les recueils antérieurs et postérieurs. Mais ces deux recueils, au moins, ont un statut plus déclaratif, plus proche de celui du discours.

F. Laurent : la datation fictive du poème A Alphonse Rabbe accentue le caractère déclaratif du discours. En effet, la datation "septembre 1835" permet de lire le poème comme une déclaration pour les lois de septembre, et non plus contre.

J.-C. Fizaine : le poème se termine pourtant par une dénonciation explicite de la censure! On n'a, méthodologiquement, pas le droit de traduire la poésie. L'effet produit par le poème n'est pas déterminé exclusivement par le rapprochement avec la datation de "septembre".

F. Laurent explique qu'il a cité A Alphonse Rabbe pour montrer que Hugo, qui en 1829 prône le modèle américain parce qu'il représente la rupture avec le passé sur une terre vierge, prévient, en 1835, le lecteur contre les américains, précisément parce qu'ils sont un peuple sans passé. Il semble que le modèle américain soit, un instant, valorisé sur le mode de la rupture avec le passé, puis plus du tout.

A. Ubersfeld reconnaît l'importance de la datation fictive du poème. Mais cet élément n'est pas lu, et n'est pas fait pour être lu, par tout le monde. Hugo organise un gauchissement du poème destiné à être perçu par quelques lecteurs.

F. Laurent : c'est un exemple de cette "neutralité" que Hugo vomira par la suite. Un coup à gauche, un coup à droite!

A. Laster ne lit dans le poème pas autre chose qu'une attaque violente contre la censure impliquée par les lois de septembre. Mais, répond F. Laurent, le poème suggère aussi que ce sont le républicanisme et les désordres qu'il entraîne qui ont rendu les lois de septembre nécessaires.

 

A. Laster trouve dommage de mettre l'accent sur le Hugo de ces années-là. Il précise que son but n'est pas de "sauver" Hugo à tout prix : il s'agit simplement d'une question d'opportunité. Lorsqu'on parle de Hugo en s'adressant au grand public, il est stratégiquement dangereux de citer les éléments les plus défavorables à Hugo, parce qu'on court le risque que ces éléments seuls soient retenus. Hugo est en effet un écrivain dont on se sert dans les débats actuels.

F. Laurent : on nuirait plus encore à Hugo en faisant comme si ces éléments négatifs n'existaient pas. A. Laster lui répond que les hugoliens ne sont pas seulement des chercheurs, mais aussi des citoyens investis d'une responsabilité politique.

A. Ubersfeld s'élève contre l'idée de chercheurs "à deux vitesses" qui laisseraient dans l'ombre une part de la vérité de l'œuvre en s'adressant aux non initiés.

G. Rosa : mais c'est nous, les chercheurs, qui produisons le sens de l'œuvre. Nous avons par conséquent la responsabilité du sens que nous produisons. Quant aux moyens d'exercer cette responsabilité, c'est une autre affaire.

A. Laster : le discours hugolien est pertinent dans les débats actuels. Le mot "conservateur'' est aussi ambigu de nos jours qu'à l'époque de Hugo : on continue à abuser de ce mot, pour désigner, par exemple, la politique actuelle du gouvernement, alors que c'est une politique réactionnaire. Il faut s'interroger sur l'apologie de la conservation faite par Hugo : il se livre en effet à un jeu étrange, condamnant les vandales qui détruisent les monuments historiques, mais disant aussi à propos de la ruine de Vianden, en 1872, dans une légende manuscrite au-dessous de l'image de Vianden, que "le passé n'est beau qu'en ruines".

D'autre part, poursuit A. Laster, il ne faut pas oublier que Hugo permet qu'on republie ses œuvres d'avant l'exil dans un seul but : il veut qu'on voie comment un esprit peut progresser, se dégager de ses erreurs.

F. Laurent : c'est, en effet, très clair en ce qui concerne la position ultra qu'il a adoptée dans sa jeunesse. C'est plus bizarre en ce qui concerne la Monarchie de Juillet.

A. Laster : les pages des Misérables sur le bilan de Louis-Philippe sont au contraire très claires à cet égard. Il y a une constante auto-correction chez Hugo.

F. Laurent : oui, il y a un jeu de bascule dans les discours que tient Hugo sur la Monarchie de Juillet, mais pas l'expression d'un détachement aussi net qu'en ce qui concerne la position ultra. Dans une page de Choses vues de 1847, Hugo écrit, à propos d'un gamin rencontré dans la rue qui appelle son chien Guizot, "Faites-vous donc un grand nom!". Il semble outré par l'insulte faite à Guizot.

A. Ubersfeld interprète cette exclamation comme l'expression de l'amusement plutôt que de l'indignation. Elle se demande, avant de conclure, quel est le rapport des doctrinaires à la monarchie classique de Louis XIV. F. Laurent lui répond qu'ils la considèrent comme un despotisme, mais en lui reconnaissant cependant une certaine positivité, dans la mesure où elle a réalisé l'unité nationale.

 Ludmila Wurtz


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