GROUPE HUGO
Université Paris 7 - Equipe de recherche "Littérature et civilisation du XIX° siècle"

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Séance du 6 juin 1993

Présents: Anne Ubersfeld, Jacques Seebacher, Guy Rosa, Pierre Georgel, Arnaud Laster, Hélène Labbe, Laure Esposito, Franck Laurent, Claude Millet-Laurent, Nicole Savy, Carole Descamps, Véronique Dufief, Josette Acher, Marguerite Delavalse, Bertrand Abraham, Danièle Gasiglia- Laster, Chantal Georgel, Bernard Leuilliot, Pierre Laforgue, David Charles, Ludmila Wurtz.

 


Anne Ubersfeld nous dit sa joie de nous accueillir dans sa maison de Marines pour cette séance d'école buissonnière -joie très, très partagée.

 


Communication de Pierre Georgel sur les dessins de Hugo (traduction libre de L. Wurtz)

P. Georgel expose son projet: parler sur quelques images, non sous la forme d'un exposé complet sur ces questions complexes, mais sous la forme d'un exposé didactique destiné à (nous) inviter à interroger des images, dans une perspective qui est celle de l'histoire de l'art. Il s'agira d'étudier les coordonnées de la représentation et de savoir comment des normes aussi générales qu'inconscientes à l'époque de Hugo ont été remises en question par lui dans ses dessins.

 

Un peu d'histoire de l'art

A la fin du XVIIIème siècle, on observe quelques principes fondamentaux de la représentation picturale: l'image a des bords, des limites rectangulaires, elle a potentiellement un cadre. Le support en est plan, uni, effacé par la matière picturale: il impose l'illusion de la représentation. L'image se lit donc conformément au mode de perception de la réalité. Les tableaux de Hogarth, par exemple, correspondent à ce modèle.

Pourtant, ce type de représentation ne va pas de soi. Il suffit d'en prendre pour preuve les fresques des grottes de Lascaux (paléolithique moyen). On y voit des signes isolés, dispersés dans un champ illimité, sans aucune unification de l'image ni aucun traitement préalable du support. Seul l'œil "formé" du photographe y recompose un tableau. Ces fresques sont aux antipodes de l'esthétique du fermé, du cadré. Les différents signes se superposent; on ne perçoit aucune conscience de l'opacité ou de la fixité du support.

Les peintures du Haut-Empire égyptien mettent par contre en évidence un découpage de la surface par registres horizontaux. Le soi est la donnée fondamentale de la représentation. L'art mésopotamien poursuit cette évolution en complétant le découpage par registres par une clôture verticale qui achève la constitution d'un "tableau". Le support tend peu à peu à s'effacer sous la représentation.

Les ornements d'un vase datant de la première moitié du 4ème millénaire av. J.C. donnent enfin à voir un cadre complet dans un champ lisse; le support est devenu neutre, la figure est cadrée.

Dès que la loi du cadre s'installe, l'artiste utilise le cadre pour en jouer: au terme de cette évolution, on peut citer, par exemple, L'Eté de Poussin. Dans un cadre doré, l'image se découpe comme une fenêtre (la métaphore de la fenêtre est d'ailleurs codifiée par Alberti à la Renaissance). On n'observe aucun chevauchement entre les signes dans cette fiction naturaliste. Il y a, au contraire, une étroite solidarité entre le système orthogonal du cadre rectangulaire et l'organisation du tableau. Les axes horizontal et vertical régissent l'image. On observe des "rimes plastiques" avec la reprise du rythme initial fourni par le cadre (tronc vertical, branche horizontale). Ce tableau marque le point suprême d'équilibre du système de la clôture et du quadrillage de l'espace codifié à la Renaissance, que le romantisme va venir bousculer. On y découvre une volonté de clôture à tous les niveaux: structure formelle, traitement de l'espace et sens (par un système de références à une iconologie codifiée et préétablie).

 

Et les dessins de Hugo?

Un grand nombre d'entre eux s'inscrivent de manière banale dans ce système. Mais quelques exemples isolés sont révélateurs de la torture que Hugo inflige aux codes dont il est l'héritier. Au sein de la tradition picturale "classique", et de plus en plus dans l'art qui nous est familier (celui de la fin du XIXème siècle et du début du XXème), ces normes ont été en effet perverties de l'intérieur.

 

Le cadre

On observe un jeu avec le cadre dans les ébauches de tableaux, et, par exemple, dans la juxtaposition par Hogarth d'études de têtes. La conscience de l'unité du champ est suspendue. Chaque figure est traitée isolément. Ce travail de rupture de l'unité du champ pictural prend de plus en plus d'ampleur: représentation de cadres à l'intérieur du cadre réel du tableau (Frank Stella), perspective chahutée et découpage abrupt des figures par le cadre (Degas): ces procédés, qui sont une provocation délibérée. nous rendent conscients de l’arbitraire du cadrage habituel. L'œuvre entière de Jackson Pollock tend à mettre en évidence l'effet contingent, arbitraire, du découpage. On y observe une absence totale de solidarité entre la distribution interne de l'image et le découpage des bords. Ce qui est évoqué, au contraire, c'est l'idée d'un continuum de l'image. Le procédé du dripping (taches) suscite une coulée indéfinie qui, par son caractère informel, vient nier le système du cadre. On est ici aux limites du retour à l'ouverture in(dé)finie, l'illimité est revendiqué.

 

Le fond

L'idée de limite est aussi contenue dans le champ opaque du "fond": c'est une limite à la poussée du regard. La représentation classique a contourné cette contrainte quand elle a évoqué l'idée d'infini : qu'on en prenne pour exemple les fameux "ciels" de la peinture baroque. Ils se présentent comme une "percée'' à l'intérieur d'un système de cadres extraordinairement redondant. Le trompe-l'œil permet une ouverture sur une fuite infinie. L'effet en est redoublé par le thème même du ciel et des nuages, le nuage étant l'emblème et le vecteur de l'informe et de l'illimité. On entre dans un espace élastique, indéfiniment pénétrable (cf. le plafond de l'église Saint- Ignace peint par le Père Pozzo).

De même, la dissolution du système tectonique et orthogonal du cadre mise en œuvre par Léger, l'un des inventeurs les plus radicaux du XXème siècle, est fortement indiquée par la présence de formes nuageuses. On peut citer également certaines toiles de Friedrich, où le travail du regard est mis en abyme par la présence de plusieurs contemplateurs - ou encore les stabiles de Calder (sans parler des mobiles, qui remettent en cause la notion même de fixité de l'image).

 

Le sens de la lecture

Dans la représentation classique, il n'y a qu'un seul sens de lecture possible, qui  autorise un ancrage unique de l'image au lieu de nous offrir quatre possibles. Chez Léger ou Klee, au contraire, l'espace est mouvant, réversible. L'absence de signature enlève souvent la dernière possibilité d'ancrage unique de l'image.

A l'époque de Hugo, bien sûr, ces problèmes ne pouvaient pas se poser de façon aussi radicale, ne serait-ce qu'en raison de l'illusionnisme de la représentation. Mais certains thèmes peuvent, déjà, chahuter le sens de la lecture: la tempête, par exemple. L'effet de vue à vol d'oiseau, chez Gudin, écrase la perspective. Léger, lui, rendra ce chahut sensible par le thème des plongeurs. De même, face à certains tableaux d'Olivier Debré, on se demande si le spectacle est vu comme s'il se présentait verticalement devant l'observateur ou comme s'il était à ses pieds. Ces images suscitent une espèce de vertige qui bouscule les données de la perception fournies par l'expérience.

 

Le support

Dès l'époque maniériste, période d'intense activité spéculative sur les fins et les moyens de l’art, on assiste à une mise en question perverse du statut de la limite de l'image dans la représentation traditionnelle: ainsi, le jeu plein de virtuosité entre le dedans et le dehors de l'image, entre ce qui est le cadre en saillie, sculpté, et ce qui, autour, peint ou sculpté, semble échappé de l'image centrale.

Par analogie, on peut citer l'aquarelle de Klee où tout, y compris le support, est de la main de l'artiste; le support est composé de plusieurs épaisseurs de papier: l'aquarelle proprement dite, un papier gouaché et un carton où apparaît une ligne de peinture. Il y a dans ce travail un jeu sur la matérialité du support qui rend celui-ci sensible, qui en nie l'opacité et la neutralité. On assiste ici à une torture des données de la représentation.

Le livre illustré constitue un autre genre dans lequel les avatars du cadre sont intéressants. L'organisation de la page (support rectangulaire) connaît une évolution remarquable. Au XIXème siècle, l'illustration se présente d'abord comme une fenêtre, un tableau. Le système du cadre est souvent répété par le "filet" institué par la mise en page. On observe dès lors des cadrages successifs qui focalisent l'attention sur une vignette centrale. L'ordre propre du texte petit contribuer encore à cet effet de clôture.

Or, cela non plus ne va pas de soi. Qu'on en prenne pour preuve le Bréviaire de Belleville. qui date du XIVème siècle. La page est organisée comme un rectangle; mais, à l'intérieur, le cadre est à la fois affirmé et nié. L’image éclate, à travers les lettres enluminées par exemple. On rencontre simultanément le tableau classique encadré et l'image "détourée".

Au XIXème siècle, on trouve dans le calligramme, récurrent dans les livres à vignettes, une mise en question similaire du statut de la lettre et de l'image. A l'époque romantique, les vignettes à bords nuageux se multiplient; les figures affleurent à l'intérieur de cet espace, espèce de fantasmes qui émergent ou flottent à la surface du papier. L'indéfinition volontaire des formes est frappante. Au XXème siècle, enfin, le travail de détachement du signe par rapport au système orthogonal de la feuille est une constante.

Et les dessins de Hugo? (bis)

Revenons-en aux dessins de Hugo. L'espace le plus "naturel", le plus usuel pour Hugo, c'est l'espace de la page manuscrite, qui peut aller de l'ordre orthogonal le plus rigoureux jusqu’à la dispersion la plus totale. Le cahier de géométrie de Hugo enfant en est une illustration: la rêverie prend sa revanche sur la science géométrique en dispersant les arabesques, les taches. La couverture du manuscrit des Burgraves montre une relation à l'espace analogue à celle des grottes de Lascaux: les signes se chevauchent et se dispersent. Potentiellement, l'image tend à se répandre au-delà des limites de la page.

Cette culture plastique est particulière à Hugo. Celui-ci avait en effet une connaissance plus que convenable de l'histoire de l'art traditionnelle, mais ses affinités les plus intimes allaient à des systèmes de représentation marginaux, sans statut à son époque et même jusqu'au XXème siècle. Une preuve peut en être trouvée dans le système de l'écriture spirite: on y observe un relâchement du contrôle rationnel, une dispersion des signes dans la page.

 

Les dessins d'enfants

On petit aussi lire Les Griffonnages de l'écolier comme le testament esthétique de Hugo: le poème décrit une agression des marges par l'enfant qui n'est pas sans rapport avec le dessin bien connu auquel Hugo a collaboré avec Léopoldine (production à deux qui constitue d'ailleurs une agression envers une autre limite, celle de l'individualité du producteur). Le traitement de l'espace propre à ce dessin ignore le cadre: l'enfant en use à la manière de Lascaux. Dans d'autres dessins, les notions de haut et de bas sont remises en cause, les signes sont dispersés en constellations.

 

Les graffiti

Une autre grande source chère à Hugo est le graffiti. Ce type de dessin ignore le cadre, fait se chevaucher des textes et des images. Le graffiti entretient un rapport actif au support. La description des graffiti de Claude Frollo dans Notre-Dame de Paris montre combien Hugo est sensible à cette négation de l'ordre du cadre et du support.

De même, on se souvient de la page du Dernier Jour d'un condamné qui décrit les murs de la prison du condamné. Les graffiti y sont décrits comme des palimpsestes: le fond et la surface remontent tour à tour. Des photographies prises dans des cellules réelles et publiées par le grand psychiatre Hans Prinzhorn montrent que les graffiti des prisonniers dépassent, de façon significative, le cadre dormant de la porte. Hugo a vu des documents de ce type (par exemple des reproductions gravées par le Père Garucci de graffiti de Pompéi), montrant des images qui, à son époque, étaient de l'ordre de l'innommé.

 

Les tatouages

Hugo s'est également intéressé aux tatouages, type d'image extrêmement intéressant dans la mesure où y intervient un support vivant, mouvant, organique. Les reproductions (dessinées) de l'époque rendent sensible la contradiction du tatouage avec l'idée de cadre, dans la mesure où les tatouages y sont reproduits sans représentation du corps. et avec un cadre rajouté.

 

L'imagerie des jeux mondains

Le XIXème siècle a connu une activité artistique "grand public", courante au moins dans les salons mondains: les jeux de société comme les taches ou les découpages. De façon ingénue, des non-professionnels, non soumis à la censure de la présentation au public, inventent une expression graphique antérieure et postérieure à celle codifiée à la Renaissance. Hugo s'est lui aussi livré à cette activité ludique, de même qu'Andersen. Celui-ci, au contraire de Hugo, réintroduit l'ordre du cadre dans ses découpages, en les collant sur un fond bleu. Dans ses collages, on observe un chavirement des formes et une organisation interne de l'image qui annoncent, dans une certaine mesure, les collages dada. Souvent, Andersen utilise le texte en chavirant l'ordre normal de la lecture: il faut tourner l’image dans tous les sens pour pouvoir tout lire.

Parmi ces jeux de société fort répandus au XIXème siècle, on trouve aussi la "mosaïque" ou "macédoine": c'est un genre dans lequel la rupture d'échelle et le statut affiché de fragment associés à la prolifération potentielle de l'image, annoncent l'art du XXème siècle.

Au terme de ce panorama, il est donc possible de dire que l'art du XXème siècle s annonce dans les marges de l'art du XIXème siècle - marges qui ne se confondent en aucune manière avec un art "populaire" au sens étroit.

 

Et les dessins de Hugo? (ter)

Intéressons-nous d'un peu plus près à quelques expériences-limites de Hugo. Parmi les dessins destinés à l'intimité, à la consommation de son entourage, certains vont très loin dans la mise en question de la limite. Ces dessins extraordinaires nous aident à apercevoir dans les dessins plus banals de Hugo ce qui fait trembler les normes de la représentation traditionnelle.

Dans l'album de voyage de 1839, on trouve, entre autres, la juxtaposition d'un dessin d'après nature et d'un dessin d'imagination. L'intangibilité de chaque signe au sein du support est mise en question. On voit que Hugo se livre à un travail de relâchement du contrôle rationnel: il donne libre cours au jeu de la rêverie, s'efforçant d'abolir tout quadrillage mental.

Dans un autre dessin, le travail de la tache introduit un brouillard dans l'image traditionnelle. Mais le plus remarquable est que la signature passe derrière le motif dessiné. Le support est traité à la fois comme le champ normal du tableau (représentation du ciel) et comme un support en tant que tel. (Il est, à cet égard, intéressant de noter que, dans la transcription gravée de ce dessin, la signature revient banalement par-dessus le dessin!)

 

Le dédoublement

On trouve par ailleurs dans les dessins de Hugo un important travail sur le dédoublement de la représentation. dont la conséquence est une mise en question radicale de l’unité même de l'image - à travers, par exemple, l'effet de pliage, ou encore à travers l'effet de réversibilité de l'image induit par le reflet (le ciel et l'eau). On trouve également des espaces circulaires (dans la représentation de la tempête, par exemple) qui donnent envie de tourner l'image.

 

Le découpage

Hugo a également beaucoup travaillé sur le découpage des images. Un dessin de l'album de voyage de 1863 est, à cet égard, significatif: au départ, il n'y a qu'une ébauche an crayon; Hugo découpe mentalement un morceau de nature dans l'infini. Cette ébauche est inachevée. Dans un second temps, Hugo rajoute des promeneurs au crayon, puis les repasse à l'encre. Enfin, il recadre le dessin en découpant une autre image à l'intérieur de la première: l’image est centrée cette fois sur les promeneurs, qui sont pris dans un cadre rococo en fleurs de stuc qui se prolonge en fleurs réelles.

Du voyage aux Pyrénées de 1843, Hugo a rapporté une liasse de feuilles dessinées, pliées et, par la suite, cousues en carnet. Au départ, il se servait donc de feuilles libres. L'Album proprement dit qui en est issu se compose d'une forte proportion de choses mises au net ou découpées (re-cadrées) dans le calepin de feuilles libres. On est en présence d'un mélange de choses vues et dessinées, de choses vues et écrites, et de choses imaginées. Ce mélange permet d'appréhender sur le vif (jusqu'à un certain point) la démarche créatrice de Hugo, tout au moins au cours de l'été 1843. Elle se découpe en plusieurs "étapes": d'abord une "collecte" d'images dans la journée; puis un redéploiement des dessins aboutissant à un recadrage des images: Hugo rajoute, par exemple, une tache de lavis qui fait cadre par-dessus le dessin à la mine de plomb. Puis il découpe certains des dessins ainsi re-délimités, et les colle sur une nouvelle page, où il joue du système orthogonal tout en dispersant les signes. Les pages issues de morceaux sont donc l’aboutissement de cadrages successifs.

Ce travail se fonde sur une ouverture et une rectification permanentes du sens.

Mais Hugo va plus loin encore: lorsqu'il découpe des dessins re-cadrés pour les coller ailleurs, il ne jette pas les chutes. Dans cette mesure, il se réserve au moins le droit de redécouper, une fois de plus, dans ce matériau.

(N.B. Un marchand de tableaux qui vendait des Nymphéas de Monet a utilisé des tableaux dits inachevés en les redécoupant et en vendant les fragments séparément. Cet acte, s'il est moralement discutable, n'est pas pour autant absurde dans le système esthétique de monet.)

Pour les dessins issus d'un travail de recadrage, Hugo utilise des formats anormaux, de façon à rendre sensible l'arbitraire des formats standard. Il utilise, par exemple, des formats tendant à l'illimité en largeur.

 

Les Travailleurs de la mer

Un dessin du manuscrit des Travailleurs de la mer attire tout particulièrement l'attention: il s'agit d'un cadre rococo entourant un farouche dessin de ville et de mer, situé sur une page dont la marge est à elle seule un cadre. Le thème du dessin intérieur reprend la notion de cadre, puisqu'il s'agit de murailles: à l'extérieur des murailles s'étendent les flots, l'élément liquide: à l'intérieur se déploie une espèce de brouillard, d'informe proche du non-sens. Ce premier cadre (les murailles) est situé obliquement par rapport au cadre rococo qui, lui, est vertical.

Plusieurs interprétations du dessin sont proposées: les rotondités du cadre rococo répètent celles du carcan carcéral des murailles, dans une sorte de redoublement. Il s'agit d'un jeu sur l'existence du cadre dans l'expérience quotidienne: l'infini de la nature, de la misère humaine, de la nuit du cœur humain, rencontre l'anankè, dont le cadre ou les murs de la ville sont la figure emblématique. Il y a imposition d'une nécessité à ce qui en est la négation. Un troisième cadre peut être trouvé dans la configuration de la page elle-même.

Mais les murailles peuvent aussi apparaître comme un rempart du sens contre l'informe de l'élément liquide, dit V. Dufief. Il y a un jeu formel complexe sur la conscience qu'a Hugo du cadre de l’image et de l'ordre métaphysique qu'il implique.

J. Seebacher propose, lui, d'interpréter l’intérieur des murailles (espace de la ville) comme l'informe de la société (la misère, dit P. Georgel), opposé à l'informe de la nature à l'extérieur des murailles (espace de la mer). Entre ces deux informes, l'enceinte de pierre est en train de se ruiner: les cadres deviennent poreux, permettant, à plus ou moins long terme, des mélanges entre les deux espaces. Le beau cadre rococo, qui représentait l'ordre de la raison, l'encadrement rationnel et scolaire, serait donc appelé, en écho, à disparaître. La présence du cadre indique chez Hugo des valeurs qu'il conteste, et dont le cadre est la représentation emblématique.

 

Les pochoirs

On se demande enfin, en examinant des dessins de Hugo faits au pochoir, si les pochoirs eux-mêmes sont destinés à être des œuvres à part entière ou de simples instruments. Selon P. Georgel, il s'agit là d'une fausse question: ils ont, de toute façon, une existence en eux-mêmes.

La célèbre série de dessins de 1854 représentant un pendu et issue d'un même pochoir met en œuvre un effet de "trouée" à travers le corps du pendu qui retient longuement l'attention. Cela crée un effet de suspension, de flottement, qui donne l'illusion d'un espace de l'ouverture et de l'oscillation. On trouve également des découpages d'Andersen représentant des pendus. Peut-être ce thème est-il un emblème de l’espace rêvé qu'invente l'art moderne.

Le travail du pochoir chez Hugo met en rapport le travail du regard à l'œuvre dans les dessins de l'époque de Jersey et le travail du contemplateur cherchant à percer un infini sans fond (cf. la représentation quasi figurative de l'acte de la contemplation que constitue un tableau de Friedrich mettant en scène une silhouette de ruine en vigie sur l'infini, et un homme fini posé comme une simple silhouette sur l'infini du ciel dans une confrontation à l'infini du divin).


Equipe "Littérature et civilisation du XIX° siècle", Tour 25 rdc, Université Paris 7, 2 place Jussieu, 75005 Tél. : 01 44 27 69 81.
Responsable de l'équipe : Guy Rosa.