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Séance du 20 mars 1993

Présents : D. Charles, S. Haddad, A. Ubersfeld, G. Rosa, H. Labbe, J.-M. Hovasse, J. Acher, F. Laurent, A. Laster, L. Esposito, B. Abraham, V. Dufief.


Les trains en France panant toujours à l'heure (sauf à Dijon, ville heureuse, où ils attendent parfois la voyageuse arrivée à bout de souffle), J. C. Fizaine n'a pu être des nôtres ce matin: le plaisir que nous aurions eu à l'écouter est remis à plus tard.

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L'impromptu de Paris 7

L'imprévu a cependant ses charmes, et ceux d'entre nous qui n'ont pas le bonheur de voir leurs noms figurer sur l'une ou l'autre des listes ci-dessus regretteront de n’avoir pas participé à une séance peut-être mémorable pour la saveur, la richesse, le piquant des propos échangés à bâtons rompus - à tort mais nécessairement (mal) recollés par ce compte rendu.

Un pélican fait parfois le printemps: Hugo et le lyrisme lamartinien

A. Ubersfeld, pour fêter le premier jour du printemps et pour lancer la discussion, propose une réflexion au sujet du lyrisme lamartinien. Reprenant les conclusions d'une communication faite il y a deux ans, à Dijon, au Colloque Lamartine, elle évoque les différences entre le fonctionnement poétique de ce dernier et celui de Hugo. Si l'on se réfère à des textes comme Le Lac ou le Pélican, on constate la conjonction d'un locus et d'une instance biographique.

La concordance entre les deux est très claire dans Le Lac: "l'océan des âges" de la première strophe est reconnu sans ambiguïté à la deuxième comme étant le lac du Bourget Comme souvent chez les Romantiques, la concordance fonctionne dans les deux sens: le moi est garant de l’authenticité du locus et le locus est garant d'une certaine universalité du moi, d'où la force de nombreux poèmes de Lamartine.

Chez Hugo, au contraire, il semble que la "fabrication" du poème (A. Ubersfeld prend ici le terme en bonne part) repose sur d'autres principes: chez lui, on a affaire, non pas à une, mais à plusieurs idées lyriques - sauf peut-être dans les poèmes pittoresques; de plus il s'agit moins de lieux communs que d'idées proprement dites. Certes, un même effort est à l’œuvre afin d'établir un lien entre "l’expérience intime" du poète (pour reprendre une expression de J. Seebacher qui revient à plusieurs reprises dans la discussion du 20 février dernier) et sa valeur universelle, mais la multiplicité est toujours présente, et l’on entend toujours "cette âme aux mille voix".

Pour prolonger ce propos sur le plan métaphorique Hugo représente toujours le "cours" de la vie par une eau vive, un courant justement, et s'il fait référence à la mer, celle-ci est toujours en mouvement. Lamartine, quant à lui, préfère les eaux dormantes, lac ou mer étale. Dans la perspective hugolienne, c'est le passage qui prime, le passage d'une chose à une autre pas une position statique de l'être.

Une grande partie de la poésie lamartinienne est construite sur ce schéma: le poète est avec une femme sur un bateau, la femme meurt, et il revient seul. Ce scénario apparaît dans des textes antérieurs à la rencontre de Julie: comme il arrive fréquemment, les circonstances de la vie réalisent un fantasme qui leur préexiste (on peut sans doute en dire autant de l’exil pour Hugo1). Dans l'univers lamartinien, la jouissance à deux ne présente pas de caractère sexuel: c'est la reconstitution d'une existence intra-utérine, extatique, une façon de renouer avec la vie du nourrisson. Un texte de Graziella, par exemple, recrée cette atmosphère, alors que le poète est en compagnie d'un ami: loin de trouver là l'indice d'une composante homosexuelle, il faut y voir le signe dune jouissance non connotée sexuellement, tout simplement.

Après avoir donné un plus large aperçu des caractéristiques du lyrisme lamartinien grâce à ces deux remarques complémentaires, A. Ubersfeld reprend son propos initial: le schéma de correspondance locus/ego est la source commune d'idées lyriques chez les Romantiques.

A l'unité de composition le plus souvent constatée, il semble qu'il faille opposer, chez Hugo, une pratique assez systématique de l'éclatement: voilà qui pose problème; A. Ubersfeld soumet celui-ci à la sagacité des participants.

J.-M. Hovasse se demande s'il est vraiment important que le lieu soit géographiquement défini. On sait par la biographie que Le Lac de Lamartine est celui du Bourget, mais cela n'est pas explicitement indiqué dans le texte. A. Ubersfeld répond que l'endroit est décrit très précisément, comme un lieu biographique et singulier ("au lac"): il se passe un peu la même chose à la fin de Tristesse d'Olympio. Ou dans Aux ruines de Montfort l'Amaury, ajoute J.-M. Hovasse. Toutefois, A. Ubersfeld y insiste, l'effort est net de la part de Hugo, pour ne pas identifier le lieu commun et le biographique.

Pour G. Rosa, il y a trois éléments dans Le Lac: le lieu commun, le biographique et la méditation qui module les deux premier éléments. Certes, réplique A. Ubersfeld, mais, dans ce poème, la méditation est très peu développée et elle s'identifie quasiment avec le lieu commun: c'est la 3ème partie, le chant de la femme. Si l'on fait référence, comme nous y invite G. Rosa, à une histoire littéraire élargie, on peut dire que, chez un Montaigne par exemple, le rapport entre expérience et lieu commun est simple: l’expérience confirme ou infirme le lieu commun. En revanche, dans le lyrisme romantique, le rapport au lieu commun n'est pas simplement illustratif. A. Ubersfeld renchérit: ceci est vrai du Pélican, mais aussi de la Mort du loup. Chez Lamartine, le lieu commun est pré-construit par le fantasme.

A. Ubersfeld conclut en disant que Hugo ne cherche pas à "casser" le lien entre le biographique et le lieu commun, mais à le rendre plus complexe.

Intermezzo: petites annonces en tous genres

- Vianden

G. Rosa fait part de la réponse de notre correspondant au Luxembourg, M. Franck Wilhem, à une suggestion et à une question qu'il lui avait communiquées. Pourquoi ne pas réunir le groupe à Vianden, en mai ou en juin? On prend l'avion ou le train jusqu'à Luxembourg et on finit le voyage en car. M. Wilhem précise que Vianden se prêterait tout à fait à ce pèlerinage printanier: il faut, au départ de Paris, 1 heure en avion, 3 heures en train, ou 5 heures en car.

Il ajoute que le colloque proposé les 8-9 et 10 octobre prochains par Françoise Chenet sur "VH. les intellectuels et l'Europe", à Thionville, lui-même étant chargé d'organiser la journée du 9 à Vianden, offre à ceux qui ne la connaissent pas encore autrement que par les textes de Hugo, une occasion de découvrir cette ville charmante, en joignant l'utile à l'agréable.

Mais comme on a l'esprit vif aux toutes premières heures de la primavera, cette petite annonce donne lieu à débat. A la question "qu'est-ce qu'un intellectuel au XIXème siècle?", F. Laurent répond que si le terme est anachronique, la chose ne l'est pas. Il se reporte à la conclusion du Rhin: l'idée de l'intellectuel y affleure. Aux porteurs du rayonnement intellectuel est confié le fondement de la Civilisation - le développement des transports devant en outre faciliter la diffusion du progrès. J. Acher apporte de l'eau au moulin: ces thèmes étaient déjà développés dans le Discours à l’Académie. Oui, ajoute F. Laurent, l'idée de l'unification par la Civilisation, caractéristique de l'idéologie expansionniste française au XIXème, fonde le lien des intellectuels en Europe au siècle dernier.

A. Ubersfeld se demande si l'on peut pousser beaucoup plus avant cette réflexion. F. Laurent répond que VH en reste à peu près là. Pour son interlocutrice, c'est ailleurs que réside le problème fondamental. L'anguille n'est pas sous la roche de la conclusion, mais frétille tout au long du Rhin, avant d'aller se jeter dans la mer des questions dernières: quid du rapport des intellectuels et du peuple?

F. Laurent: Hugo pose la question, mais il n'y répond pas.

A. Ubersfeld: Oui, mais il pose constamment la question.

F. Laurent: En fait, cette question est émergente et récurrente chez VH, mais c'est un cache-misère dans les années 40.

J. Acher: Elle apparaît aussi dans Les génies et le peuple.

F. Laurent: Certes, mais l’articulation du problème n'est plus la même à cette époque.

 

- 93 à la douzaine

On cherche ensuite à donner une réponse satisfaisante à B. Abraham, qui voudrait disposer de l'adaptation télévisuelle de Quatrevingt-Treize par Santelli. On cite l'INA, la vidéothèque de Paris, la Maison de VH: cependant celle-ci a considérablement réduit son budget audio-visuel et ne laisse pas sortir les documents.

Et les archives de Censier ? Malheureusement la documentation a été constituée depuis les années 70, et la version filmée de Santelli est antérieure. La BPI enfin offre la possibilité de visionner sur place.

Après ce déploiement d'ingéniosité, A. Laster conclut, pour ceux qui n'auraient pas vu ce film, sur la qualité de cette production: elle n'est pas excellente et propose une esthétique de téléfilm, proche du théâtre pour la jeunesse que faisait Santelli autrefois.

 

Le roi s'amuse, nous aussi: La Critique de l’Ecole des rois

Les avis sont partagés à propos de la façon dont une Jolie Môme a la veille tiré sa révérence à Hugo, en montant, à Censier (à l'invitation d'A. Laster), l'un des chefs d'œuvre du théâtre romantique et hugolien. Tout le monde loue la qualité de la mise en scène. Les acteurs sont jeunes: Triboulet, qui n'a pas 25 ans, est magistral au dernier acte, et même Blanche, dans les excès d'une interprétation parfois contestable, est une bonne actrice - elle fait les bêtises qu'on lui dit de faire, et elle les fait très bien. Le talent de la jeune troupe saute aux yeux, mais la place et le statut accordés au grotesque donnent matière à discussion, et c'est essentiellement autour de cette catégorie esthétique, si problématique, qu'est centré le débat.

G. Rosa regrette d’avoir dû partir à l’entracte. Néanmoins, il a vu les premiers actes et peut en parler.

Selon lui, faire de Blanche une oie de la même couleur revient à atténuer l’horreur du crime. Est-il vraiment si grave de trousser un volatile de basse-cour, même si, ce faisant, on discrédite le prestige de la haute2 ? Si, dans le texte, ce personnage est une enfant, la mise en scène en fait une poupée, grotesque au mauvais sens du terme. Une autre critique, forte et grave, doit également être faite: il s'agit des emprunts excessifs à Benny Hill, on pense par exemple à l'image du roi-collégien.

Deux autres remarques s'imposent pour définir l'efficacité de cette mise en scène: l'une concerne la transformation de l'énonciation, l'autre le transfert du comique. A propos du premier point, il faut dire qu'il y a un "destinateur" du spectacle, l'accordéoniste. On devine que c'est le metteur en scène: il chuchote tout le texte. Mais surtout sa présence permet une théâtralisation seconde du spectacle, dont il accompagne le tempo (à cet égard, on peut souligner que le metteur en scène sait faire des explications de texte, comme en témoigne le choix, fort judicieux, des morceaux mis en musique). Est ainsi très sobrement et très efficacement suggéré le caractère populaire, brechtien avant la lettre, du spectacle second, figuré.

En second lieu, une partie du grotesque, au mauvais sens - trivial - du terme, passe sur le visuel: le texte en est déchargé, et du coup paraît litotique par comparaison, d'une saisissante sobriété. Ordinairement, c'est l'inverse qui se produit, et on se moque du texte. En outre, pareille grandiloquence pourrait bien correspondre, toutes choses égales d'ailleurs, à la manière emphatique, excessive, dont on jouait au siècle dernier. D'ailleurs, si l'on a reproché à Hugo son prosaïsme, c'est sans doute que les acteurs "poétisaient" beaucoup.

Un dernier aspect de la mie en scène mérite louange: les nombreux blancs qui émaillent la diction. Les pauses sont d'autant plus utiles que le vers demande un effort d'écoute plus important que la prose.

F. Laurent défend partiellement le jeu grotesque de Blanche. Voilà qui n'est pas déplacé au second acte, où, nouvelle Agnès, elle rejoue l'éternelle histoire de la précaution inutile. Pourtant, un des effets néfastes de ce jeu est de gâcher la magie de ce même acte (magie qui réside dans la transformation du bouffon en père): Triboulet est-il vraiment gratifié dans ses fonctions paternelles, face à une fille aussi "nunuche" ? L'effet esthétique est forcé au point que Blanche s'exprime sur le même registre que Dame Bérarde, ce qui est plutôt gênant ! Et on prend carrément le virage de la parodie au IVème acte, scène 5, pendant la tirade où Blanche, sous les éclairs de l'orage, manifeste ses appréhensions.

La qualité générale du travail est rare, surtout de la part d'une petite troupe qui manque de moyens: des gens comme Mesguich ne l'atteignent pas toujours. Mais le metteur en scène est tellement content d'avoir vu le grotesque qu'il force le trait. Ainsi les courtisans sont-ils ridicules au point qu'on en oublie leur cruauté.

A. Ubersfeld se lance avec passion dans une défense et illustration du grotesque hugolien. Après avoir rappelé la fragilité de Blanche et affirmé avec force que plus l'être est faible, plus le viol est un crime grave, elle observe que: "Quand tout est grotesque, il n'y a plus de grotesque !" Voilà bien le péché capital commis par Jolie Môme. Et de ce point de vue, les choses se gâtent dès l'acte II.

A la décharge de l'accusée, il faut dire que le IVème acte est impossible. Mais tout de même ! L'humanité des personnages, telle qu'elle apparaît au début de l'acte II, n'a pas du tout été rendue par la mise en scène: Mme de Cossé est d'un grotesque répétitif. Fina-lement, on devine bien ce qu'a voulu réaliser le metteur en scène, mais qu'il n'a pas réussi: faire une Blanche qui ressemble à Gelsomina, qui soit naïve, pathétique, jamais ridicule. Le remake de la Strada est manqué, c'est dommage.

Que peut-on dire de la réalité du grotesque dans le théâtre hugolien ? Il ne s'agit pas de comique outrancier, mais du moment où quelque chose, considéré comme noble et élevé est mis en question: pas nécessairement ridiculisé, mais dépouillé de son aura. Triboulet est une figuration du grotesque (physiquement déjà, il est laid) mais c'est aussi celui qui dénonce le grotesque des autres, celui des Grands, de l'establishment.

De surcroît, le grotesque à l'époque romantique (au moment du divorce entre culture et peuple), a partie liée avec la mort. Ainsi dès le début du second acte, la mort est-elle présente, immédiatement, grâce à l'homme de main. De ce fait, les outrances de Blanche passent: à cause de la présence de la mort. Tout apparaît dès lors dans la lumière de la mort, toutes les scènes d'amour sont éclairées par la perspective du meurtre. La mise en scène aurait dû le faire sentir. Le grotesque est un ingrédient. Il ne peut fonctionner seul, mais en relation avec des valeurs fondamentales comme l'amour ou la compassion.

Malgré tout, malgré les défauts ou peut-être grâce aux défauts de la mise en scène, on ENTENDAIT le texte. G. Rosa a raison: à partir du moment où l'on est happé, choqué par les images (Mme de Cossé, notamment, particulièrement exaspérante), tout l'aspect textuel nous imprègne, et très fortement, sans qu'on sache comment, sans qu'on s'en aperçoive. La Phèdre montée autrefois par Vitez présentait, elle aussi, des éléments visuels détestables, superfétatoires, ridicules... mais elle produisait un effet identique. Ce n'est pas que les images servent de faire-valoir au texte, il s'agit là tout bonnement d'un fonctionnement psychique: si on est heurté par des choses qu'on refuse, on reçoit autre chose.

La diction contribuait également à l'efficacité de la réception. Ce que fait Hugo, qui crée le théâtre romantique, c'est qu'il casse la continuité tragique. Le tragique est une nappe où il ne peut y avoir de blanc. Le mise en scène ici va dans le sens d'une fragmentation. C'est peut-être une des manières que nous avons, nous contemporains qui travaillons dans la fragmentation, de lire le théâtre romantique, par la fragmentation.

A. Laster pour sa part a découvert, grâce à cette mise en scène, à quel point le grotesque est omniprésent dans Le roi s'amuse, plus que dans toute autre pièce de VH. Et Blanche, même Blanche en subit l'atteinte. Son humanité méritait pourtant d'être "défendue", face aux partis pris des acteurs la concernant. Il aurait fallu la rendre moins puérile au fur et à mesure que la pièce progresse. Ces différences de point de vue ont entraîné des discussions intéressantes avec la troupe qu'A. Laster a longuement côtoyée, puisqu'un tournage vidéo a été effectué à Gennevilliers pour garder une trace de ce travail.

Il salue aussi une performance, vraiment remarquable dans la diction du vers, qui sans doute a exigé un travail considérable: on ENTEND le texte d'un bout à l'autre, comme rarement on entend un texte au théâtre. Au moins deux spectateurs sont venus le trouver, à la fin de la représentation, pour lui die qu'ils venaient de voir un des plus beaux spectacles auxquels ils aient assisté depuis des années. Le texte est miraculeusement audible, les alexandrins sont magnifiques, sonnent mieux qu'à la Comédie française, et même mieux que chez Vitez. Pourtant, aucune emphase, aucune lourdeur ne sont perceptibles.

En fait, R. Journet le dirait, le texte hugolien n'est nullement un délayage, mais au contraire une accumulation de concision. Cette pièce, très dense est une grande réussite de l'écriture. Il ne faut pas croire Jouvet quand il dit que Hugo, c'est la tirade. Et on a du mal a défaire les acteurs de ce préjugé. Ne pas réfléchir au sens de la tirade, tout diriger sur le dernier vers, conformément aux préceptes de Jouvet, trahit l'esprit hugolien. Introduire des silences, mettre des blancs dans les longues séquences de vers paraît beaucoup plus juste.

On a fait le procès de Blanche, et de manière plus virulente encore, celui de Mme de Cossé. Il faudrait cependant plaider aussi en sa faveur. Le metteur en scène s'adressait à un public de la banlieue profonde. Il a puisé dans toutes sortes de références: Fati, le cocu des films de Chaplin, pour M. de Cossé, les joueurs de karaté pour les hommes de main, la vamp de B.D. pour Mme de Cossé. Les textes du répertoire sont mal connus de ce public: il fallait lui donner des points de repère.

Sur certains points, le débat était si vif qu'il faut repende littéralement les interventions des participants pour restituer l'animation de la discussion: il s'agit de personnages (Mme de Cossé, Blanche, les courtisans, Triboulet), ou de problèmes plus généraux (rapport entre grotesque et déréalisation, entre la pièce qui nous intéresse ici et le théâtre en liberté).

 

Mme de Cosse

Intervenant non identifié3: C'est une belle femme, il ne faut pas l'oublier. Si on ne tient pas compte de cette vérité, le grotesque - hugolien s'entend - s'effondre: le grotesque est une exaltation du beau, mais pas du beau conventionnel.

G. Rosa: Structurellement, l'histoire de Blanche recommence celle de Mme de Cossé.

A. Laster: Rien n'est mois sûr: l’histoire de Blanche recommence celle de Diane de Poitiers. Pour Mme de Cossé, c'est plus ambigu.

G. Rosa: C'est l'intrication des trois histoires qui importe. Mme de Cossé est l'échelon intermédiaire. Si on la met de côté, c'est gênant.

A. Laster: Malheureusement, dans la mise en scène, dès qu'elle apparaît, c'est une calamité.

 

Blanche

F. Laurent Le metteur en scène semble avoir pris en considération l'avis d'A. Laster à propos de "l'humanisation" de Blanche , quand elle retrouve une voix naturelle, à l’acte II, et se jette dans les bras de son père.

A. Laster: Pourtant il y a une rechute de Blanche: elle continue de voir le roi, tout en sachant pertinemment qui il est.

A. Ubersfeld: Il y a un moment très fort de la mise en scène, c'est quand Blanche dit "hier soir". Blanche et Triboulet tiquent tous les deux, ce qui met en valeur la perversité de la situation.

 

Les courtisans et les gens du peuple

A. Ubersfeld: En fait, cette mise en scène est bien supérieure à celle de J.-L. Boutté à la Comédie française. A la fin de la pièce, il faisait revenir les courtisans pour se moquer du bouffon, alors que dans le texte, ce sont les gens du peuple qui crient haro sur Triboulet !

G. Rosa et J.-M. Hovasse: Depuis janvier, la mise en scène a rétabli les gens du peuple conformément au texte. Les courtisans n’apparaissaient que dans la première version, il y a un an et demi: a-t-on tenu compte des remarques d'A. Ubersfeld à cette époque ?

A. Laster: Les nobles sont grotesques avant tout. F. Laurent: Ils sont posés en fantoches.

A. Ubersfeld: Ils n'ont pas d'intérêt particulier à abattre Triboulet: ils s'amusent.

A. Laster: Si, M. de Cossé aurait bien un intérêt de jalousie.

F. Laurent: A peine. Il dit aussi: "Qui me fera rire, s'il n'y a plus Triboulet

G. Rosa: On entend d'ailleurs l'expression: "l'homme qui rit"

A. Laster Le rire constamment les dévoile, les démasque, devient insupportable.

A. Ubersfeld: C'est l'exacte frontière entre comique et grotesque: le grotesque les démantèle et le comique les met à plat.

 

Triboulet

A. Laster: A la Comédie française, on n’entend rien, alors qu'ici, on entend parfaitement les propos féroces de Triboulet contre les courtisans.

A. Ubersfeld: On entend ici à quel point le rôle de Triboulet est aussi de démolir la civilisation (cf. sa tirade contre les savants et les poètes). C'est un rôle mortifère, et on peut voir en Triboulet un prédécesseur de L'Ane.

F. Laurent: Les choses sont plus ambiguës. Les propos de Triboulet sont le miroir grossissant de ce que pense le roi de ses savants et de ses poètes. Plus qu'une descente en flamme de la "Culture" en général, c'est un plaidoyer pour une culture démocratique.

A. Laster: Triboulet est un héros tragique. Il est laid, il se conduit ignoblement et finit, suprême bouffonnerie, par tuer son enfant. C'est d'un humour atroce. On peut d'ailleurs rappeler qu'à la création des articles indignés ont été écrits au sujet des coups de pied donnés par Triboulet au sac. Triboulet tient à la fois de Barkilphedro et de Gwynplaine.

 

Grotesque et déréalisation

F. Laurent: L'acte II est dans l'ombre portée de la mort. Mais il y a peut-être aussi une ruse du grotesque: il y a un côté déréalisateur du grotesque, qui met en avant la dimension théâtrale des événements. Tout est fait pour qu'on s'aperçoive finalement que c’est une fausse déréalisation. Ce à quoi on ne croyait pas est vrai (acte IV)

G. Rosa: Oui, mais… Ce retournement est lié à la double face tragique/comique du grotesque. Les aspects comiques font prendre certains aspects tragiques au second degré. Peut-on alors parler de déréalisation" chez Hugo? Pour lui, c'est le monologisme classique qui déréalise, et c'est le grotesque qui rend compte d'une réalité par nature paradoxale. Bref, dans la doctrine hugolienne, c'est le grotesque qui est réaliste.

A. Ubersfeld: Il faut bien distinguer le comique du grotesque, qui ont deux sens opposés. Le comique lève les difficultés de l'existence, il est libérateur, distrayant. Le grotesque, lui, va là-contre. Il est très difficile de faire fonctionner un grotesque lié à la mort et un comique qui permet de sortir de l'horreur.

 

Perspectives sur le théâtre hugolien

F. Laurent: Cette mise en scène rappelle, dans l’esprit celle de Besson il y a trois ans à Chaillot, pour Mille francs de récompense. Mais ce qui passait très bien pour cette pièce passe moins bien pour Le roi s'amuse: on sent un changement, dans le comique, entre le drame et les textes de l'exil. A partir de ce moment ressort la nécessité d'une positivité du rire. Il faudrait en tenir compte dans les partis pris d'adaptation scénique.

A. Ubersfeld: Voilà qui vérifie assez bien l'analyse que fait Bakhtine du comique noir romantique: le changement se fait là.

A. Laster: VH, alors, est plus sûr de lui-même. Avant l'exil, il est avant tout critique. Il n'a pas encore choisi son clan, politiquement. A partir de l'exil, grâce à son engagement démocratique, il peut se placer plus complètement, plus largement, du côté de son héros populaire. Dans Le roi s'amuse, VH est à deux doigts de soutenir Triboulet, mais celui-ci reste mortifère, servile. En revanche, des personnages comme Aïrolo, ou Glapieu, ne sont pas dans le système. Ils peuvent faire une critique de l'extérieur, là où Triboulet était encore "englué" dans le système.

G. Rosa: Tu parles du théâtre joué. Cela est-il encore valable pour des pièces comme L'Epée ou Torquemada? il n'y a pas de comique dans L'Epée, c'est un texte des plus didactiques.

A. Laster: Le grotesque est pourtant très présent dans Torquemada. Il suffit de mentionner les coupures effectuées dans les versions jouées à la TV: le difforme et l'horrible étaient passablement censurés.

A. Ubersfeld et G. Rosa, comme un seul homme: Chez VH, rien n'est jamais tout seul. L'horreur seule n'est pas le grotesque. Le grotesque est un mouvement, une dévalorisation, un rapport, pas une chose. (Et G. Rosa de citer un extrait de la Préface de Cromwell à l'appui de cette vigoureuse affirmation).

A. Laster (qui ne se laisse pas démonter): Dans Torquemada, nous avons affaire à une forme de grotesque fortement caractérisée. Pour sauver la vie du moine inquisiteur, le jeune héros a commis un sacrilège, puisqu'il a arraché de son socle un crucifix, dont il s'est servi comme d'un levier, forçant ainsi la pierre tombale sous laquelle Torquemada avait été enterré vivant. Or, à cause de ce sacrilège, celui-ci n'aura d'autre idée que d'envoyer au bûcher le jeune impie auquel il doit pourtant la vie, se proposant ainsi de lui rendre un service similaire, en le préservant de l'enfer, et en lui ouvrant par les flammes la possibilité d'une vie éternelle. On ne saurait faire plus énorme dans le grotesque.

F. Laurent: D'autant que cette pièce nous propose aussi une vision métaphysique du sublime en politique. A maints égards, Torquemada est un avatar de l’empereur: il réduit les rois, il a l'esprit, il a une visée universelle. Cette œuvre met donc aussi fortement en accusation le fanatisme politique.

A. Laster: Il y a du Torquemada dans Lantenac, rempli de sa conviction royaliste. On fait trop souvent un parallèle spécieux entre Torquemada et Cimourdain. Or, une différence fondamentale sépare les fanatiques de la bonne et de la mauvaise cause. Gauvain et Cimourdain sont "les deux pôles du vrai", alors que Lantenac se bat pour le faux. Hugo montre les limites intellectuelles de Cimourdain, mais il le fait apparaître comme nécessaire. On pourrait presque voir en lui un Myriel transformé en conventionnel.

Cette formule-choc, si séduisante par le raccourci proposé, fit tomber l'exaltation. On avait déployé tant d'ardeur que l'énergie manquait pour décider si la maxime était aussi vraie que son élégance le donnait à croire. Il ne restait plus qu'à aller goûter un repos mérité. A vous ami lecteur, il reste la "pente de la rêverie" pour prolonger ces méditations, et les toboggans du printemps pour nous arriver en pleine forme à la séance d'avril, juste avant l'allègre tocsin du dimanche pascal.


1 Note de la secrétaire de séance

2 pour la source de ce calembour, voir L’Homme qui rit I, II, 3: "On sait son mécontentement <celui de Louis XlV> quand Madame Henriette une nuit s'oublia jusqu'à voir en songe une poule, grave inconvenance en effet dans une personne de la cour. Quand on est dela grande, on ne doit point rêver de la basse." (Ed. Laffont, tome ROMANS III, p. 368) (Note de la script-girl) Rappelons, les intervenants de ce matin n'ont pas manqué de le faire, que le titre de ce roman est déjà employé dans la pièce qui nous intéresse pour désigner Triboulet le bouffon.

3 La secrétaire a un peu perdu la main, et la rapidité de certains échanges l'a parfois laissée en rade. Veuille l'auteur des propos rapportés excuser l'anonymat auquel je le confine ici à regret.

 

 Véronique Dufief


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