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Séance du 16 mai 1992

Présents : Arnaud Laster, David Charles, Guy Rosa, Jean-Claude Nabet, Myriam Roman, Carole Descamps, Lorène Bergeron, M.Yi (qui a publié de nombreux travaux sur Hugo en Corée), Véronique Dufief, Catherine Treilhou-Balaudé, Jean-Charles Angrand, Jean-Claude Fizaine, Josette Acher, Claudine Lafollet, Claude Millet, Bertrand Abraham, Caroline Raineri, Ludmila Wurtz.


 

Informations

- P. Georgel (qui donne une conférence à Orsay au moment où nous parlons) ne pourra faire l'exposé prévu au Groupe Hugo le mois prochain. G. Rosa propose de faire du rendez-vous de juin une séance de soutenance des travaux hugoliens: L. Bergeron parlera de "la représentation de l'espace dans les trois derniers romans de Hugo"; M. Roman, du roman hugolien comme roman philosophique (Les Travailleurs de la mer, L'Homme qui rit)"; C. Descamps, de "la genèse de William Shakespeare". La déclamation de poèmes reste à l'ordre du jour.

 

- Echo, agréable à signaler, de l'envoi de nos comptes rendus: Joe Friedmann, professeur à l'Université hébraïque de Jérusalem, a été vivement intéressé par la communication de C. Treilhou-Balaudé: elle rejoint en effet le sujet de sa propre communication au colloque "Le monde du rire, le rire du monde", qui se tiendra à l'Université de Paris VIII entre les 6 et 9 juin: "Cet inquiétant rire de l'art: William Shakespeare".

"Une bibliothèque est un acte de foi"...

 

- On profite de la présence de Jean-Charles Angrand pour rappeler l'importance de Victor Hugo raconté par les papiers d'Etat, de son grand-père, Pierre Angrand. Ouvrage de référence pour la connaissance de la situation de Hugo vis-à-vis des institutions, des gouvernements anglais et français pendant l'exil, et de la police, sous la surveillance étroite de laquelle il a vécu pendant plusieurs années.

 

- Victor Hugo et le roman visionnaire, de Victor Brombert, a été mis au pilon: que liront les petits quand ils seront grands?

 

- A paraître: Victor Hugo ou le calcul des profondeurs, de Jacques Seebacher, aux PUF à la rentrée.

 

- Publié: L'insurrection des Misérables: romantisme et révolution en juin 1832, de R. Sayre et M. Löwry, Minard. L'ouvrage délivre une certitude: Hugo n'est pas le seul à avoir parié de cette insurrection...

 

- A.Laster, engagé dans la publication des Misérables en "Presse Pocket", est ouvert à toutes les suggestions d'images à insérer dans le volume.

 

- A. Laster et D. Gasiglia-Laster sont au centre d'une "opération Prévert" lancée à l'occasion de la publication des Oeuvres Complètes (tome 1) de Jacques Prévert chez Gallimard, dont ils sont, au bon sens, les éditeurs.

 

- On signale la Micro-lecture de Booz endormi de Michel Grimaud, chez Minard, dans les "Archives des Lettres Modernes".

 

- FR3 diffusera le 26 mai, à 22h50, une adaptation du Dernier Jour d'un condamné par J.-C. Averty.

 

- L'article de Thierry Ozwald, "De Hugo à Mérimée: ébauche d'un rictus romantique", paru dans le numéro "Rire et Rires" de la revue Romantisme, 1991, 4ème trimestre, laisse les hugoliens pantois: Hugo "schématique"? Hugo "manichéen"?

 

- La bibliothèque de la Maison Victor Hugo, place des Vosges, a reçu un texte en prose de 39 pages, sans nom d'auteur, attribué à Hugo: 1870 Paris-Berlin, 4ème édition, Bruxelles, 1870. Selon A. Laster, ça ressemble à du Hugo, mais... Ce texte, qui figure dans le catalogue des imprimés de la Bibliothèque Nationale comme attribué à Hugo, n'a jamais été repris dans les éditions modernes. Certains détails, comme l'emploi du mot "contemporanéité", fort peu hugolien, rendent son attribution suspecte. Pour J.C. Fizaine, c'est un centon de citations. Mais dans quel but aurait-on écrit ce texte, qui n'est pas un pastiche? Et, surtout, pourquoi Hugo est-il resté sans réaction?

 

- C. Millet demande à la cantonade dans quels textes, autres que Actes et Paroles, Hugo prend position pour la réforme de la propriété littéraire. Au Congrès Littéraire International, en 1876, il défend l'idée d'un "domaine public payant"; les droits d'auteur revenant à l'Etat qui les redistribuerait, avant tout aux auteurs en difficulté. Il participe également à une commission auprès de l'Assemblée chargée d'étudier cette question. Mais, dès 1846, il écrit un texte sur la propriété des dessins industriels qu'il élargit à la propriété des œuvres d'art, et un texte datant de 1848 traite spécifiquement de la propriété littéraire. On rappelle à ce propos que Hugo a été l'un des premiers présidents de la Société des Gens de Lettres. La thèse d'Annie Prassoloff apporte nombre d'éclaircissements sur tous ces points.


Communication de Jean-Claude Fizaine  : «Les Tables parlantes»  (voir texte joint)


(J.C. Fizaine, s'excuse de n'avoir pu nous faire parvenir son texte à temps; pardon de vous donner à lire un compte-rendu incomplet.)

Discussion

J.Acher rappelle que, pour Hugo, le Beau est utile en soi, qu'il ne doit pas nécessairement délivrer un "message". Il récuse son utilité directe, apparente, ajoute C. Millet. L'utilité du Beau est dans son rayonnement, précise A.Laster.

J.C. Fizaine: c'est vrai, pour Hugo, le Beau est utile en dehors des contenus qu'il véhicule: ainsi, Horace, bien que vil courtisan des tyrans, doit être lu. Ne pas juger un texte à son contenu seulement permet de "sauver" des textes bizarres: le compte-rendu des Tables Tournantes peut, par exemple, introduire le peuple au spirituel. Mais cette dialectique du Beau est une idée dangereuse selon Hugo, une idée "à ne pas mettre entre toutes les mains": seule une gestion entièrement nouvelle du rapport à l'esthétique permet d'en neutraliser le danger.

 

Pour A. Laster, l'interprétation des Tables Tournantes de J.C. Fizaine, est des plus convaincantes: Hugo, rapidement, n'a plus besoin des tables, il en mesure les limites. Il ne cache d'ailleurs pas sa déception: les tables ne sont même pas "au courant" des progrès de la science...

J.C. Fizaine rappelle que, pour Gaudon, le passif des tables dans l'évolution hugolienne est catastrophique, irrémédiable. Les textes philosophiques des Proses philosophiques sont marqués, selon lui, d'un bafouillement irrationaliste rédhibitoire où Hugo tente de sauver le phénomène des tables. J.C. Fizaine reconnaît qu'il y a là un point aveugle chez Hugo. Mais celui-ci n'a pas le désir de tirer ce phénomène au clair: il récuse en effet catégoriquement la métaphysique swedenborgienne qui justifie pourtant l'existence des tables. Hugo est incapable de lui donner une cohérence philosophique: cependant, il ne récuse pas pour autant la possibilité de l'inexploré. Il a toujours "réservé le trépied" en affirmant que ce n'était pas un phénomène surnaturel. Il se réfère aux enquêtes sur le rêve et les paradis artificiels, à la théorie de De Moreau sur les rapports du rêve, du génie et des excitants. Pour celui-ci, la folie ne serait pas autre chose que l'état de rêve, auquel le haschisch donnerait aussi accès. Hugo refuse en tout cas énergiquement toute réduction scientiste du phénomène.

Mais il a dévolu à la science, dit A. Laster, la mission d'expliquer le phénomène des tables, avec l'idée que le réel excédera toujours ce qui est expliqué.

G. Rosa: on ne sait pas très bien si tu procèdes à une assimilation de l'expérience des tables à des phénomènes communicationnels avec Charles, les proscrits, la société... bref, si pour toi l'expérience des tables est une agitation psycho-communicationnelle où Charles jouerait un rôle prééminent, ou si tu abandonnes ce point de vue pour poser la question d'une réelle croyance de Hugo aux tables. Dans le premier cas, en effet, la question de la croyance ne se pose pas.

J.C. Fizaine: Il y a, en fait, deux problèmes: celui de la croyance à l'opération qui est pratiquée, et donc celui de la formation de la croyance, de l'adhésion au système, qui implique l'analyse des conditions de possibilité de la croyance: le contexte mondain, l'impossibilité de dire non à Delphine de Girardin, déjà très atteinte du cancer, le magnétisme en vogue... et celui de la relance de la croyance, qui joue aussi sur la manipulation des contenus.

A. Laster: Charles reste une énigme. Ses textes et ceux qui le concernent sont une zone d'ombre dans la biographie hugolienne. Ainsi, Charles, qui a reproché à son père de faire de Myriel, d'un clerc, un héros, démontrant par là que son anticléricalisme était beaucoup plus virulent que celui de son père, ce même Charles fait baptiser ses enfants.

J.C. Fizaine cela a fait l'objet d'articles très ironiques dans les petits journaux républicains.

A. Laster: et, alors que François-Victor est sceptique, Charles croit aux tables.

J.C. Fizaine: François-Victor est aussi le laissé pour compte. Jamais il n'est rentré dans le jeu très difficile de la relance de la communication, jamais il n'a su attraper la conversation au bond dans ce contexte religieux, sacré. Aussi a-t-il été mis sur la touche: il ne partageait pas avec les autres le réel plaisir du jeu, de la mise en jeu. Il se présente lui-même, dans ses lettres, comme celui qui n'a rien à dire, rien à faire dans cette "bourse des échanges" du groupe hugolien. Au contraire, le scepticisme de Charles n'entrait pas en contradiction avec ce jeu; son scepticisme, d'ailleurs, était aussi pour lui une façon de "se poser', un scepticisme d'artiste. Vacquerie, lui, était réellement athée et sceptique.

 

C. Millet: vous avez appelé une "régression" ce qu'on peut considérer, à mon sens, comme une progression logique par rapport à l'expérience esthétique et aux convictions politiques et religieuses de Hugo. L'apparition de la voix des morts fait suite à une expérience poétique traversée par la mort, habitée par un "je" poétique évidé, creusé comme une tête de mort. D'autre part, la voix des morts n'est pas sans rapport avec les convictions politiques et religieuses qui étaient au centre des discussions de Hugo et de Leroux: celui-ci récusait l'idée d'une survie personnelle, au contraire de Hugo qui, au début de l'exil, en faisait le préalable à toute politique et à toute religion.

A. Laster: je pense que "régression" est à prendre ici au sens de retour à des pratiques primitives, magiques.

D'ailleurs, ajoute G. Rosa, Hugo est très clair à ce sujet: son œuvre ne doit rien aux tables, elle leur est supérieure.

J.C. Fizaine: le compte-rendu des tables regroupe des textes produits en état d'irresponsabilité. Or, le fondement métaphysique de l'œuvre hugolienne est, précisément, la responsabilité de l'auteur par rapport à son œuvre. Il n'y a pas de Beau sans sujet responsable. Aussi Hugo a-t-il tracé une frontière étanche entre les procès-verbaux des tables et son œuvre. Cependant, on retrouve, dans l'œuvre, les thèmes, les contre-coups des procès-verbaux. L'articulation de ces expériences sur la création littéraire est un véritable problème.

 

J. Acher: quelle est la "technique" des tables tournantes? Comment Hugo peut-il prévoir, par exemple, de quoi parleront les tables, quel sujet elles aborderont?

J.C.Fizaine: il s'agit d'une sorte de matérialisme de la pensée, d'une spéculation floue dans une complète ignorance épistémologique.

J.C. Nabet: était-il courant à l'époque que des entités soient évoquées au cours de ces expériences?

J.C. Fizaine: non. "L'ordure", par exemple, a posé problème au groupe hugolien. Le groupe passait beaucoup de temps à des vérifications. Mais les participants enchaînaient sur leurs propres habitudes de stimulation de l'écriture. D'autre part, il faut préciser que, pour Hugo, il s'agissait d'une communication, non avec un être, mais avec l'invisible: pour lui, c'était toujours "le même" qui revenait.

 

A. Laster: tu as rendu hommage à Guillemin en distinguant un lectorat mystico-religieux dont Guillemin aurait été la "mauvaise conscience", et un lectorat rationaliste-progressiste pour lequel son oeuvre aurait été un "encouragement et un aiguillon". Cette dernière idée me surprend: en quoi Guillemin, dont la lecture est celle d'un catholique de Gauche, a-t-il pu encourager les rationalistes?

J.C. Fizaine: il n'a pu que les stimuler à dialoguer, ou plutôt à rivaliser avec sa propre lecture, dans la mesure où, même pour eux, ses interprétations étaient respectables.

A. Laster: je serais curieux d'en savoir plus sur les modalités du phénomène des tables, sur ses conditions matérielles. Cette curiosité pour l'explication du phénomène lui-même n'était d'ailleurs pas étrangère à Hugo, la croyance qu'impliquent les tables n'est, après tout, ni plus ni moins étrange que celle qu'on peut avoir pour le christianisme.

J.C. Fizaine: tout de même, il y a l'avant et l'après Renan. C'est Renan qui a dit que, des chrétiens, il fallait tout prendre ou rien: anges, résurrection... Pour lui, il n'y avait pas d'exceptions miraculeuses. Le flou épistémologique du XIXème siècle a été balayé par l'époque Renan.

A. Laster: demande des détails sur cette polémique sur le miracle.

J.C. Fizaine: tout miracle non ecclésiastique ne peut être que satanique: telle est la position courante au XIXème siècle. Un thème d'apologétique récurrent était, par exemple, David et la Sibylle. Ainsi, Xavier Durrieu, lors d'une séance de tables tournantes, demande à Moïse s'il peut légitimer le miracle des Tables. Dans l'Encyclopédie Religieuse de Migne, les miracles sont interprétés d'une manière pathologique, matérielle; la croyance catholique contemporaine était, en 1850, que Jésus avait effectivement ressuscité, tel jour, tant de personnes. Aussi faut-il relativiser le fait que des gens intelligents aient cru au prodige des tables.

B. Abraham: deux scansions différentes des procès-verbaux sont possibles. L'accent était-il mis sur la communication avec les morts ou sur la possibilité décuplée de l'interprétant (les tables ne dictant que l'initiale des mots)? Dans l'expérience des tables, est-ce la sphère du religieux qui est territorialisée dans un contexte privé, ou s'agit-il plutôt de la sphère du rapport de l'écrivain à son public? En effet, pendant l'exil, la communication entre Hugo et son public était la plus différée possible. L'expérience des tables répond peut-être au désarroi de Hugo face aux conditions matérielles de l'écriture et de la réception pendant l'exil.

J.C. Fizaine: oui, s'il y a une relance du jeu, après la croyance initiale, c'est parce qu'elle crée une sorte de simulation de la condition d'écrivain prophétique.

G. Rosa ne croit pas que la position d'écrivain exilé de Hugo soit à formuler en termes de crise: Hugo voit immédiatement quel parti il peut tirer de cette position, il en est content et cherche à l'exploiter. Il formule si clairement les avantages de l'exil qu'il devient difficile d'interpréter l'expérience des tables comme une médiation dans une situation de crise.

A B. Abraham, qui demande si Adèle, la femme de Hugo, participait à ces expériences, J.C. Fizaine répond que oui. Il y a même des séances où Charles cumule les rôles d'officiant, avec sa mère, et de secrétaire, ce qui est tout de même le signe d'une extrême désinvolture. Les femmes apportaient au groupe Hugo un spiritisme de dévotion et une dimension familiale. Adèle jouait un rôle essentiel dans la transmission de la croyance. Mais les grands chevaucheurs de tables étaient les hommes.

 

G. Rosa demande dans quels textes Hugo parle de la "Chambre idéale" dans la république future. Dans Actes et paroles, pendant l'exil, répond J.C. Fizaine. G. Rosa trouve très surprenante, de la part de Hugo, cette conception oligarchique qui n'est pas sans rappeler un "despotisme éclairé" à la Auguste Comte.

A. Laster: cette Chambre idéale est le terme d'un processus utopique de disparition des gouvernements. Il s'agit d'une sorte d'ONU avant la lettre, d'un institut réunissant des savants et des spécialistes qui gérerait la planète.

G. Rosa: ce serait donc "du gouvernement des hommes à la gestion des choses", un gouvernement de techniciens?

J.C. Fizaine. oui, mais de techniciens éclairés, pas de technocrates.

G. Rosa, rassuré, conclut en demandant si l'installation du billard est postérieure ou non aux expériences des tables. Postérieure, répond J.C. Fizaine.

 

A. Laster promet, pour la séance prochaine, un enregistrement de Hugo, obtenu par des moyens scientifiques japonais de reconstitution artificielle de la voix.

 Ludmila Wurtz


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