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Séance du 11 avril 1992

Présents : Guy Rosa, Bernard Leuilliot, Myriam Roman, Claudine Lafollet, Josette Acher, Lorène Bergeron, Carole Descamps, Florence Naugrette, Véronique Dufief, David Charles, Jacques Seebacher, Pierre Georgel, Claude Millet, Jean-Claude Nabet, Anne Ubersfeld, Marguerite Delavalse, Arnaud Laster, Marthe Machorowski, Ludmila Wurtz.


 

Informations

- On signale que F. Léotard, ancien ministre de la culture, a comparé, dans une de ses interventions, Mme E. Cresson à Cosette. De quoi rêver.

 

- G. Rosa indique que l'adaptation des Travailleurs de la mer réalisée par Antoine - celle-là même qui avait été redécouverte, restaurée et montrée au public par le Musée d'Orsay il y a peu -, était projetée au Festival du film d'aventures de Valenciennes. Il y a appris que les manuscrits des quatre scénarios successifs écrits par Antoine se trouvent à la Bibliothèque de l'Arsenal. beau matériel pour des études génétiques comparées. Du coup on évoque le film de Raoul Walsh dont le titre Sea Devils avait été malencontreusement traduit par: "La Belle Espionne" où s'efface tout rapport avec Les Travailleurs de la mer.

 

- On se demande, un bref instant, si les promoteurs du périodique La Légende du siècle faisaient ou non référence à Hugo.

 

- De fines allusions à saint Roch et son chien, saint Roquet, sont demeurées obscures à beaucoup.

 

- A. Laster demande deux rectifications au compte-rendu précédent: il ne rapprochait rien des Mycéniens de Lebrun, parait-il mais ce serait à vérifier, mais des Messéniennes de Casimir Delavigne. Il n'a pas dit non plus que Hugo avait acheté Hauteville-House parce que la maison était hantée, mais parce qu'elle était moins chère, étant hantée. On prend acte que, dans l'esprit de Laster, Hugo préférait l'argent aux esprits.

 

- J. Seebacher signale que Claude Schop réédite Le Roman de Violette en le rendant à son auteur véritable: A. Dumas. L'enquête d'attribution est un modèle du genre: Dumas seul pouvait connaître tous les détails de la triste existence du personnage qui a servi de modèle pour l'héroïne de ce roman érotique. Le mot déclenche une liste de titres dans laquelle on retiendra Gamiani de Musset.

 

- B. Leuilliot annonce que l'équipe de la Correspondance a identifié la propriété des Georges - cousins de V.H. - à Vert-le-Grand où Hugo séjourna brièvement. Adresse: 40, rue des Postes.

 

- Enfin, rien n'ayant jamais été épargné à Hugo, Les Miz ont reçu un Molière. Le génie est un accusé.


Communication de Guy Rosa  : «Vers brisé, comédies cassées : sur le 'second théâtre' de Hugo»  (voir texte joint)


Discussion

A. Ubersfeld ne croit pas à une rupture entre une première et une deuxième époques dans la production théâtrale de Hugo: il y a continuité. Dans les années 30, Hugo est coincé par la machine théâtrale de son temps. Une fois libéré de ces contraintes, il ne fait pas autre chose que ce qu'il annonce déjà dans la Préface de Cromwell. La contradiction entre énoncé et énonciation est partout, elle est déjà dans Cromwell, elle a pour nom le grotesque: il y a certes un progrès en ce sens, mais aucune rupture. Hugo n'attend pas le Théâtre en liberté pour mettre en scène un sujet problématique: même dans ses premières pièces, il n'y a pas de sujet plein; d'une certaine façon, Cromwell fait déjà partie du Théâtre en liberté. La psychologie de la conversion brutale, la poétique du retournement radical et inattendu sous-tendent toute la production théâtrale de Hugo. Ce que dit G. Rosa du Théâtre en liberté est déjà en germe dans le théâtre joué. Ainsi le traitement du vers: le jeu avec la césure, l'impossibilité de trouver une bonne diction prosodique, sont certes beaucoup plus prégnants dans le Théâtre en liberté que dans le théâtre joué, mais n'apparaissent pas avec lui. Ce n'est pas un effet purement poétique destiné à éloigner l'énoncé de son énonciateur il s'agit au contraire d'un jeu avec quelque chose d'intérieur que le personnage voudrait et ne peut pas dire, d'une sorte d'inconscient du personnage qui prend la parole. Ainsi, dans L'Epée, apparaît un homme qui a la parole du loup: la parole devient aboiement, il y a un jeu entre la forme construite et le souffle intérieur du personnage, qui la contredit. Guy Rosa rappelle que le passage qu'il a lu est dit par Prêtre Pierre - sorte de Moïse rural - et non par le chasseur Albos.

Pour B. Leuilliot, il y a une continuité souterraine dans le travail de déconstruction de l'alexandrin: ce travail sur la versification commence avec les Orientales, passe par le vers court, se poursuit jusqu'aux octosyllabes des Chansons et des rues et des bois et au Théâtre en liberté. Les transformations de la parole poétique et de la parole théâtrale sont contemporaines.

J. Seebacher: le jeu avec la césure participe d'une esthétique proche du tango: il produit le même effet "chaloupé", la même suspension du souffle avant la retombée. Ce jeu donne un effet "viscéral" à cette esthétique de la dégringolade et de la ruine: n'oublions pas que le tango est né dans les bas-fonds avant d'être dansé dans les salons.

M. Machorowski fait remarquer qu'il y a, dans le vers "La respiration fauve d'un peuple brave", deux accents qui se suivent. B.Leuilliot: c'est ce que Henri Meschonnic nomme un contre-accent rythmique; l'emplacement de la césure devient irrepérable.

G. Rosa se demande si les deux théories du vers, la syllabique et la rythmique, sont compatibles. Pour B. Leuilliot, le pur syllabisme n'existe pas: on en revient toujours à la question de l'accent. La césure est un pur accent, non une interruption du discours. Bien sûr, la doctrine académique a essayé de promouvoir la thèse selon laquelle le vers français est syllabique: c'est manifestement faux. A. Ubersfeld souligne l'importance de l'accent dans la dramaturgie classique: seul le jeu avec les places internes de l'accent lui permet d'aboutir au rythme 3/3/3/3. Baudelaire, lui, fabrique des alexandrins à six accents.

 

A. Laster se demande s'il est légitime de limiter le corpus du Théâtre en liberté au recueil de 86. Dans les notices de l'édition "Bouquins", il tend à démontrer que le Théâtre en liberté n'a jamais été dans l'esprit de Hugo ce que les éditeurs en ont fait: si l'édition "Bouquins" suit la classification de Meurice, c'est uniquement pour des raisons historiques. Or, G. Rosa ramène lui aussi le Théâtre en liberté au recueil de 86: cela lui permet de dire que la brièveté est l'une de ses caractéristiques. Mais que faire alors de Mille francs de récompense, drame en prose, qui est la pièce la plus longue que Hugo ait jamais écrite en dehors de Cromwell ? Comment justifier, d'autre part, la réduction du corpus du Théâtre en liberté au recueil de 86?

 

G. Rosa: Meurice donne une réponse schématique, mais simple, que Hugo avait renoncé à donner. Hugo n'a jamais fabriqué de recueil du Théâtre en liberté: comment savoir quel aurait été son choix? A. Laster propose de se fonder sur la note de 70. G. Rosa: la note de 70 n'est pas un projet de publication, ce n'est qu'une liste des manuscrits. C'est, précise P. Georgel, un inventaire des manuscrits que Hugo veut mettre à l'abri avant de partir, rédigé le 12 août 1870. Le choix de Meurice, poursuit G. Rosa, n'est pas si arbitraire: dans les divers projets de publication de Hugo, quelques pièces sont toujours citées, et ce sont précisément celles que Meurice inclut dans son corpus. Mille francs de récompense et Torquemada sont manifestement les pièces qui font problème pour Hugo: ses projets de publication tendent à se rapprocher de l'édition de Meurice. Prenons-en pour exemple le projet D, qui cite en tête Slagistri, Les Deux Trouvailles de Gallus, Margarita, Esca, La Grand'mère, Mangeront-ils? Il y a des raisons fortes qui légitiment le choix de Meurice: les pièces en prose sont problématiques pour Hugo, peu à peu le critère du vers s'impose; la liste F, où il n'y a plus que des pièces en vers, en est une preuve.

A. Laster explique le choix de Meurice par la tradition, qui veut que Hugo soit avant tout un poète: il y a un privilège accordé au vers. Pour G. Rosa, cela revient à faire un procès d'intention à Meurice: les divers projets de publication de Hugo vont soit vers la solution proposée par Meurice soit vers l'annulation pure et simple du projet, Hugo abandonne ce projet alors qu'il a la possibilité matérielle de le réaliser. Il faut soit s'en tenir au volume de Meurice, soit publier comme Théâtre en liberté tout ce qui, à un moment ou à un autre, a été identifié comme tel par Hugo, Torquemada, Les Deux Trouvailles et Wolf compris. Aussi, en bonne logique, faudrait-il publier un deuxième volume contenant les Fragments.

Pour A. Ubersfeld, il n'y a pas d'opposition radicale entre vers et prose pour Hugo. Dans son projet de préface de 67, il cite Margarita, La Grand'mère et l'Intervention. L'écriture en vers ne définit pas le projet dramaturgique de Hugo. Selon A. Laster, évacuer une fois de plus les pièces en prose et de grande dimension du Théâtre en liberté revient à réduire cette production, à la dévaloriser. A. Ubersfeld a au contraire eu le sentiment, en écoutant G. Rosa: qu'il s'agissait d'une assomption: les pièces en vers constitueraient le vrai, le beau théâtre de Hugo. G. Rosa: ne reconnaît pas ses propos dans la critique qui en est faite; il explique qu'il accorde un primat méthodologique à ce qui distingue: il y a intérêt à établir des distinctions, non des confusions. A. Ubersfeld, la production théâtrale hugolienne se caractérise par son mouvement: la phase terminale éclaire la phase initiale.

 

C. Millet: il y a tout de même des choses neuves dans Le Théâtre en liberté, par exemple la déliaison de l'émotion et de celui qui la parle. Il y en a un exemple dans Mangeront-ils? : "LE ROI: (...) Alors j'abdique! / Autant dire cela. AÏROLO, frappant dans ses mains: (...) Il abdique! LE ROI: Mais non! j'ai dit cela pour rire!". C'est un nouveau grotesque qui n'apparaît pas dans le drame romantique, où il y a adhésion entre la souffrance à laquelle se réfère le discours et l'effet que produit ce discours. Ce nouveau grotesque n'apparaît pas dans Torquemada, qui a une place à part dans le Théâtre en liberté. Mais, ajoute A. Ubersfeld, quand le fou de Cromwell crie "Bataille, bataille!", qu'est-ce d'autre?

A. Laster c'est de l'auto-dérision. Il y a de la part de Hugo, après quinze ans d'exil, une lucidité accrue: à la fin de l'exil, il se livre à un grand retour sur la passé avec l'expérience de la durée, du non accomplissement. Cela se ressent dans le Théâtre en liberté, en prose ou en vers, à travers des personnages en recul qui sapent le discours. Des choses qui auraient pu faire l'objet d'un drame deviennent, à cette époque, des comédies. Ce qui est dit est grave, mais toujours avec un contre-point comique. L'importance grandissante de la comédie dans la production de Hugo constitue une sorte de critique interne.

M. Machorowski se demande si Hugo ne se moque pas de ses propres tirades dans Mangeront- ils? A. Laster G. Rosa et C. Millet répondent d'une seule voix: non. L'idéalité du discours des amoureux bute sur la corporéité de la faim. Mais il y a une sympathie de Hugo pour le couple d'amoureux: il n'y a aucune raison de se moquer de leur beau discours, même s'il s'y ajoute quelque chose qui est la faim. Dans Sur la lisière d'un bois, par contre, il y a une véritable dérision du discours emphatique, doublé par celui d'un Satyre.

 

G. Rosa apporte un correctif à son exposé: je laissais penser qu'il y avait deux orientations permanentes en conflit dans la production de Hugo: une orientation de type Théâtre en liberté, l'autre de type "drame romantique". En réalité, l'une succède à l'autre. Cela se voit dans ta chronologie des fragments, qui apparaissent en nombre seulement à partir de Ruy Blas: c'est à ce moment qu'apparaît la possibilité d'une nouvelle théâtralité. Ruy Blas est un tournant dans la mesure où il appartient aux deux systèmes: c'est pourquoi il y a intérêt à établir des différences. Ainsi, il y a, d'une part, un drame romantique écrit en vue de la scène, et, d'autre part, une période de création difficile, pas en vue (immédiate) de la scène; d'une part, des drames, de l'autre, des comédies. La combinaison prose/poésie ne devient problématique que dans la seconde période.

A. Ubersfeld: le vrai Théâtre en liberté apparaît à une date précise, en 1865, année où paraissent Les Chansons des rues et des bois. C'est par rapport aux "scènes telles qu'elles existent" que "en liberté" prend sens: Hugo aspirait à la liberté des codes théâtraux, il en prévoyait les modifications futures. P. Georgel précise que La Forêt mouillée est associée deux fois au dossier du Théâtre en liberté en août 70. A. Laster évoque la communication qu'il a faite à ce sujet au Colloque de Cerisy: "L'avatar des contemplateurs".

D. Charles: le roman emprunte à la poésie certains de ses procédés au moment où naît le projet du Théâtre en liberté, cela doit vouloir dire quelque chose. B.Leuilliot l'approuve: le rapport du vers à la prose est un vrai problème.

 

Dire la poésie... On y consacrera une grande partie de la séance de juin, sous les frais ombrages du jardin d'A. Ubersfeld. En attendant, B. Leuilliot, P. Georgel A. Ubersfeld, A. Laster, V. Dufief et G. Rosa ne résistent pas au plaisir de lire quelques vers de Hugo. Tant pis pour les absents.

 

- G. Rosa transmet les excuses et les regrets de Jean-Claude Fizaine dont l'intervention était annoncée pour ce jour et qui est retenu à Montpellier. Ce n'est que partie remise, il la prononcera le 16 mai. Le même jour Bertrand Abraham tracera les grandes lignes du propos qu'il avait prévu et qui est reporté à l'une des séances de la rentrée prochaine.

 

- Autre modification, non de calendrier mais de sujet: Pierre Georgel parlera, le 20 juin, de l'hugolâtrie. Son exposé sur le maniement des limites - du cadre - dans les dessins de Hugo viendra, lui aussi, l'an prochain.

 Ludmila Wurtz


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