GROUPE HUGO
Université Paris 7 - Equipe de recherche "Littérature et civilisation du XIX° siècle"

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Séance du 23 mars 1991

Présents: D. Charles, J. Seebacher, J. Acher, K. Carmona, L. Wurtz, J.-C. Nabet, A. Spiquel, A. Laster, S. Emmerich, V. Dufief, B. Abraham, M.-P. San Martin, C. Raineri, G. Rosa.
Excusés: P. Laforgue, S. Haddad.


G. Rosa présente Bertrand Abraham, dont on a déjà signalé la thèse en cours sur la réécriture romanesque, envisagée du double point de vue des manuscrits et de la sémiologie; C. Raineri, qui avait collaboré à l'édition de Choses vues en "Bouquins" et qui est notre mentor vers les trésors hugoliens de la Soka Gakaï; Marie-Paule San Martin, qui reprend son travail sur la critique théâtrale dans Le Rappel, commencé sous la direction de P. Albouy.

De ci de là

. Chacun a pu lire -dans le supplément du Monde pour le Salon des éditeurs- tout le bien que pense Guy Schoeller des seuls "Bouquins" qui ne se vendent pas: la collection des oeuvres de V. Hugo, pour laquelle "Seebacher avait réuni 26 personnes"! On y apprenait également que la correspondance aurait 35 ou 45 volumes (soit dit en passant, la présentation du second tome est une merveille). Et que nous avions sorti de la BN toutes les originales des oeuvres -ce qui mériterait peut-être un démenti.

Mais, le Groupe Hugo donnant ici à ses lecteurs les informations que Le Monde lui refuse, ajoutons que le tirage initial des Misérables est épuisé et en cours de réimpression (nous ne l'avons appris qu'après: nous aurions pu demander des corrections...) et que le coût de l'opération a conduit M. G. Schoeller à différer -d'un an?- la fabrication du volume des Index.

 

. Une lettre de M. Geoff Woollen, qui prépare la publication d'une traduction en anglais du Dernier Jour d'un condamné, attire l'attention sur cette question: faut-il traduire et reproduire dans sa forme matérielle hideuse le vrai-faux fac simile final de la chanson ou reproduire le fac simile de l'originale -solution adoptée par la traduction de 1840?

 

. Deux articles récents à signaler: celui de Claude Gély, "Hugo et la parole qui tue. Présence et avatars de Jersey dans les poèmes des Châtiments" (Mélanges offerts à Simon Jeune, Bordeaux, 1990) et celui de T. James, "Le "bonnet rouge" de V. Hugo", Littérature et Révolutions en France, textes réunis par G.T. Harris et P.M. Wetherill. Personne n'ayant mentionné celui de G. Rosa, "V. Hugo vicomte et gueux" dans Romantisme, n° 70, il sera passé sous silence. On n'en fera pas de même pour "Autour de V. Hugo: figures de l'homme d'en bas", chapitre 5 du récent A quoi pense la littérature de P. Macherey (PUF) qui reprend un texte peu connu, publié dans Hermès en 1988.

 

. Madame Josette Acher nous informe qu'elle a déposé un sujet de thèse, en études juridiques: "Exil et droit".

 

. Ce dimanche 24, à la Vidéothèque, projection du Gavroche de Gourvitch.

 

. Bientôt (le 7 avril au Centre Culturel Gérard Philippe de Champigny et le 11 avril au Centre Culturel Jean Vilar de Champigny), dans le cadre du Festival "Seul(e) en scène", un Dernier Jour d'un condamné mis en scène par Olivier Morançais et joué par Thierry Monfray. L'an prochain, à la Comédie Française et sous la conduite de Boutet, Le Roi s'amuse, dont Vitez avait eu le projet (cf. n° 69 de Romantisme).

 

. Au Salon de Mars, mais malheureusement jusqu'à ce dimanche seulement, une exposition de dessins de V. Hugo (déjà montrés l'an dernier à New York et Genève par la Galerie Krugier) dont P. Georgel dit l'intérêt.

 

. G. Rosa rend compte de sa visite aux locaux de la Soka Gakaï. Cette puissante association bouddhiste et japonaise, après avoir racheté -à un américain paraît-il- la maison et le parc des Roches (où la famille Hugo passa plusieurs étés en compagnie des Bertin), s'est employée à réunir un fonds hugolien qui y sera prochainement exposé et qu'elle compte ouvrir par la suite aux chercheurs. Un rapide coup d'oeil y montre, outre beaucoup de livres et un grand nombre d'originales:
-des choses émouvantes: l'exemplaire dédicacé à Juliette des Contemplations avec ce texte, assez long, -deux pages- qui évoque les journées de décembre 51 où il dut au courage patient de Juliette de garder sa liberté et peut-être la vie (question: où ce texte a-t-il été intégralement publié?); une collection de lettres -les unes publiées, d'autres peut-être inédites; une collection de quatrains offerts à Hugo par les célébrités pour l'anniversaire de ses 83 ans...
-des choses importantes: les épreuves corrigées des Contemplations pour l'édition in 18 (question: Hugo y a-t-il modifié le texte de l'originale?); les épreuves corrigées de l'édition originale de la "Première série" de La Légende des siècles, qui comportent des corrections parfois considérables -l'intitulé Toutes les faims satisfaites y est, par exemple, substitué à Les Oiseaux dans L'Italie - Ratbert (question: Berret a-t-il ou non eu connaissance de ces épreuves? quel texte l'I.N. donne-t-elle?); les épreuves corrigées des Misérables. Il s'agit de ce qu'avait montré l'exposition consacrée aux Misérables par la Maison V. H. en 1962. B. Leuilliot n'y avait pas eu accès pour son V. Hugo publie Les Misérables, sans que cela change grand chose puisque Hugo n'avait pas renvoyé à l'imprimeur les épreuves mais la liste manuscrite des corrections à y apporter. Dans quelques cas douteux cependant la vérification sera possible. Et puis, la chose mérite d'être vue.
Enfin et surtout, une bonne centaine de feuilles qui sont manifestement des brouillons -du type de ceux récemment achetés par la B.N.: papiers de toute nature, recouverts de cette abominable écriture cursive et qui ont servi à la mise au point -pour la rédaction ou pour la conception- des textes dont le manuscrit proprement dit est sans doute à la fois la rédaction et la mise au net. Les textes concernés sont très divers -L'Homme qui rit, La Légende des siècles et Quatrevingt-treize en particulier (avec plusieurs "ébauches" du dernier épisode, tant pour la formulation que pour la disposition des actions). Plusieurs indices font penser qu'une partie au moins de ces papiers a pu sortir des tiroirs de Mme Cécile Daubray.
Dans l'ensemble, une seule feuille porte le cachet de maître Gâtine; elle sera vraisemblablement rendue à la B.N..
G. Rosa a suggéré aux responsables rencontrés de déposer un double de l'inventaire, lorsqu'il serait constitué, auprès des institutions intéressées: B.N., Maison Hugo et Centres de recherche; il a osé signaler que le dépôt du microfilm des manuscrits serait d'une générosité encore plus appréciée.
Une brève discussion s'engage entre C. Raineri et P. Georgel à propos des méthodes de la Soka Gakaï, racoleuses jusqu'à l'indiscrétion dit ce dernier, japonaises jusqu'à la caricature dit celle-là.
On croit pouvoir néanmoins conclure qu'il sera beaucoup pardonné à ceux qui auront beaucoup aimé Hugo, que le papier, lorsqu'il a bu son encre, n'a pas tout à fait la même odeur qu'imprimé en billets de banque, et qu'entre deux collectionneurs privés le meilleur est celui qui donne l'accès le plus large à ses propriétés.
Ajoutons enfin qu'on peut espérer de la Soka Gakaï qu'elle ne suivra pas l'exemple récemment donné par la B.N. lorsqu'elle conclut avec des éditeurs des contrats d'exclusivité pour la publication des manuscrits qu'elle détient.


Communication de Véronique Dufief: "De la littérature comme accès au réel" (voir texte joint)


Discussion

. Seebacher dit sa satisfaction: l'exposé de V. Dufief retrouve des chemins où il s'était lui-même avancé, à Caen puis à Jussieu. Il y a, effectivement, un pouvoir de l'intuition, lié à l'évidence, qui doit être distingué du raisonnement et de la démonstration. Les mathématiciens le savent, qui disent couramment, qu'ils "intuitent" quelque chose: une idée ou un ensemble d'idée dont ils ont non pas un pressentiment vague mais une conception intuitive globale. Ensuite vient une autre opération intellectuelle, celle qui consiste à rendre transmissible cette intuition par les cheminements du raisonnement démonstratif.
Cette rationalité différente a longtemps été obscurcie par le cartésianisme, du moins par sa vulgate "rationaliste". Et de fait, il y a cohérence entre une représentation de la matière comme essentiellement étendue -la physique se voyant alors réduite à la géométrie- et l'application d'un principe de discontinuité à la cognition elle-même: diviser l'objet en autant de parties..., les examiner séparément...etc. Mais cette pensée butte inévitablement sur la question du mouvement: il n'y a pas de raison, ni de moyen, de passer du point A au point B qui n'en est distant que d'un écart infiniment petit et Descartes n'est pas plus avancé que Zénon d'Elée.
Ce sont donc les théoriciens du calcul infinitésimal -Pascal, Leibniz, Laplace- qui, en même temps qu'ils répondent aux apories de la géométrie euclido-cartésienne, permettent de penser sous des catégories nouvelles: celles d'infini, de vide et d'ordre (Pascal), de limite et de saut du quantitatif au qualitatif. Kant -qui refonde le rationalisme sur la critique de Descartes et, en particulier, sur une redéfinition de l'espace et du temps-, Bergson et Bachelard en épistémologie, la géométrie non-euclidienne et la physique quantique en sciences, sont effectivement au bout de ce long parcours où figure aussi Comte, Auguste lui-même et non ses épigones homaisiens.
La recomposition ou la décomposition de la carte cartésienne des facultés de l'âme va de pair. Le coeur a des raisons, le désir aussi, dès lors qu'il n'est plus représenté comme conscience des besoins du corps (transitant par la glande pinéale) mais comme volition. Comme disposition de l'esprit et comme volonté, le désir pense quelque chose. L'infinie intelligence de Lucrèce le savait: les corps se rejoignent, mais toujours par la volonté d'un dieu et dans les forêts.
Ces directions esquissées conduisent naturellement à ce qui les croise: la notion d'énergie.

 

. A. Laster objecte à la lecture allégorique des premières pages de Promontorium somnii que le texte consacré à l'intuition sur lequel V. Dufief a fondé ce rapprochement ne comporte rien d'équivalent à l'illumination finale de la lune dans Promontorium.
V. Dufief observe que le "au fond une lueur" y correspond.
G. Rosa estime que l'interprétation proprement allégorique de l'observation de la lune est plutôt celle présentée à la fin de l'épisode, qui assimile le surgissement de l'oeuvre géniale à cette "irruption de l'aube dans un univers couvert d'obscurité". Quant au sens premier de l'épisode initial, il est explicitement celui que V. Dufief a qualifié d'allégorique et l'observation au télescope, plus qu'une image de l'intuition, en est un exemple: "L'effet de profondeur et de perte du réel était terrible. Et cependant le réel était là... Ce songe était une terre. Probablement, on -qui?- marchait dessus; [...] ce centre conjectural d'une création différente de la nôtre était un récipient de vie; [...] cette vision était un lieu pour lequel nous étions le rêve. Ces hypothèses compliquant une sensation, ces ébauches de la pensée essayées hors du connu, faisaient un chaos dans mon cerveau. Cette impression, c'est l'inexplicable. Qui ne l'a pas éprouvée ne saurait en rendre compte...".
A. Laster: Mais l'expérience de Promontorium est une expérience au sens propre: une expérimentation. Elle demande le télescope et vaut comme telle, pas comme illustration, allégorique ou directe, du travail de la pensée nue.
J. Seebacher: Sans doute. Mais presque toujours, chez Hugo, le télescope appelle le microscope. L'expérimentation intéresse moins Hugo que l'équivalence des deux infinis qui unifie le grouillement du vivant et ce que d'autres que Hugo appellent l'harmonie des sphères. Non sans raison. Car Hugo n' ignore sans doute pas qu'en même temps que Descartes arrête l'optique géométrique, Huygens -qui par ailleurs travaille parallèlement à Pascal sur la pesanteur- entreprend d'élaborer l'optique ondulatoire. Il nous faudrait l'index de "Bouquins" pour examiner de près tous les textes où apparaît ce nom.
A. Laster convient que ces méditations amènent souvent Hugo à exercer une sorte de vertige sur le lecteur. Mais il conteste l'appel fait aux théories modernes de la physique: elles laissent aux mathématiciens la notion d'infini et ne la reprennent pas à leur compte.

 

. B. Abraham médite la formule "Vous êtes dans l'unité de l'eau" qui, tout à la fois, pose et dément l'écart entre l'observateur et le spectacle observé en même temps que l'hétérogénéité -ou l'homogénéité- des éléments de l'unité. Dans le texte de Promontorium somnii, deux phrases opèrent le même impensable: "Pourtant, tout demeurait indistinct, et il n'y avait d'autre différence que du blême au sombre. Confusion dans le détail, diffusion dans l'ensemble; c'était toute la quantité de contour et de relief qui peut s'ébaucher dans la nuit." Différence, confusion, diffusion: ces trois termes pourraient être ceux qui permettraient de penser les rapports entre science, littérature et philosophie. Et, dans le même ordre d'idées, il est singulier que dans Les Travailleurs de la mer Gilliatt ait successivement à démonter puis à remonter la même machine. Le premier geste est scientifique et technique -analytique, le second synthétique -sous le signe de Dieu et de l'amour; mais ils ne font qu'un dans la destinée de Gilliatt.

 

. G. Rosa remarque que les textes "philosophiques" de Hugo, tous restés fragmentaires ou inachevés, partagent ce sort avec les textes religieux: Dieu ou La Fin de Satan. On a souvent disserté sur l'inachèvement des textes religieux, considérés séparément ou ensemble, mais a-t-on interrogé le parallélisme de ces deux séries d'"échecs"?

 

. J. Seebacher propose à V. Dufief, pour poursuivre sa réflexion, une autre notion qui l'avait lui-même séduit: celle d'englobant-englobé. Elle peut avoir son utilité pour penser le rapport d'un texte aux circonstances de sa création: il les vise comme objet et à ce titre les englobe, mais elles forment aussi le contexte qui l'englobe lui-même et concourt à son sens. Il ne suffit pas de dire l'époque pour dire le texte, car il saisit lui-même ce qui le détermine.
C'est ainsi aussi que Pascal pense le rapport de l'homme à la nature: il l'englobe en la pensant, alors qu'elle le dépasse lui-même. Sauf à réduire Pascal à un humanisme avachi, les idées de mesure et de dignité doivent être ici récusées: l'homme ne surpasse pas la nature parce qu'il lui est supérieur par la raison, mais dans le mouvement de l'appétit et du désir qui le rend maître et possesseur de ce qui pourtant le domine.
La relation "englobant-englobé" fait donc imaginer entre deux objets des limites d'un type nouveau. A la frontière qui est une ligne, aussi sinueuse soit-elle, se substitue une surface mouvante, des volumes à imbrication réversible -polypes, pseudopodes, promontoires, tentacules de pieuvre-pompe. Tels sont les foraminifères, pluie dans "l'unité de l'eau" qui forme des continents futurs.
Ces configurations anamorphiques du dedans et du dehors sont une des procédures qu'adopte souvent la pensée de Hugo. Ainsi en est-il, par exemple, de la civilisation qui, pour lui est exactement humanisation de la nature et naturalisation de l'homme.

 

La prochaine séance aura lieu le 20 avril: A. Spiquel: « La draperie mouillée ou De la vérité, de ses voiles et de son dévoilement -derechef qu'elle sort d'un puits »; et P. Georgel: « Les champs de la communication de l'oeuvre (graphique) ».


Equipe "Littérature et civilisation du XIX° siècle", Tour 25 rdc, Université Paris 7, 2 place Jussieu, 75005 Tél : 01 44 27 69 81.
Responsable de l'équipe : Guy Rosa.