Présents :
L.-F. Hoffmann, professeur à l'université de Princeton, Agnès
Spiekel, qui travaille sur le mythe d'Isis, Emmanuelle Santz, qui oeuvre à
une bibliographie hugolienne informatisée, Pierre Georgel, Bernard Leuillot,
Renée Legrand, scénariste passionnée de Victor Hugo, Salima
Haddad, qui écrit une thèse sur l'exotisme dans «La Légende
des siècles» , Véronique Dufief dont la thèse fournira
l'édition critique -attendue- de «William Shakespeare» , Wilhelm
Kempf, éditeur des Carnets de Vianden, venu du Luxembourg, Annie Ubersfeld,
A. Laster, et bien d'autres encore.
B.Leuillot donne quelques précisions à propos de «Burg-Jargal»,
et rectifie le compte-rendu de la dernière scéance.
«Spartacus» est un projet d'Eugène Hugo, et non du jeune
Hugo. Par ailleurs, il est inexact aux yeux de B.Leuillot de parler d'une
droite anti-colonialiste. Personne n'est anti-colonialiste.Il y a seulement
deux manières d'envisager le colonialisme: une
colonisation militaire à la Bugeaud, coûteuse pour le budget
national, ou une colonisation d'économie libérale, celle que
préconise la droite. Cette colonisation sans budget devait se faire
au moyen de concessions de terre faites aux colons. Il n'y a pas d'anticolonialisme
en 46-47, il y a une lutte menée contre Bugeaud, - Tocqueville en tête.
Dès 47 les colons sous tutelle en Algérie revendiquent une Algérie
française. Parmi eux, bon nombre d'écrivains faméliques,
partis pour une sinécure en Algérie, tel Pétrus Borel,
ce républicain à la manière de Cavaignac, qui trouve
en 46 un emploi d'inspecteur de la colonisation en Algérie. On connaît
aussi le cas d'Abel Hugo, qui fait en 47 deux voyages pour trouver un endroit
où installer un haras. A la même époque, Victor Foucher
est Directeur des Affaires Civiles de l'Algérie, sur place, avec rang
de conseiller d'Etat. Il est difficile de documenter (pour la «Correspondance»)
cet aspect de la vie d'A.Hugo. Tout ce que l'on sait, c'est qu'à l'époque
il y a eu un mouvement effectivement important qui allait dans le sens de
l'appel du Sud, et que ce Sud attirait aussi bien des brasseurs d'affaires
comme Abel que des poètes romantiquement faméliques comme Petrus
Borel.
Abel est alors le vice-président de la Société Orientale,
qui publiait «La Revue orientale». Probablement financée
par une autorité politique, cette revue devient en 1847 «La Revue
d'Alger», franchement ancrée dans les problèmes de colonisation.
Abel y joue un rôle de premier plan. Deux de ses lettres à Victor
relatent son voyage en Algérie.
B.Leuillot lance un appel: il aimerait bien en savoir un peu plus sur la carrière
de V.Foucher. P.Georgel demande si les archives sont coincées. Non,
répond B.Leuillot, elles sont transférées à Aix
avec l'ensembles des archives sur l'Algérie, mais il reste très
peu de choses. Pour Foucher, on a retrouvé des lettres de dénonciation
l'accusant d'être un valet de ministre, et des lettres où il
demande sa mutation à Paris.
Abel a aussi rédigé une brochure visant à démontrer
comment coloniser l'Algérie sans qu'il en coûte à la France.
L'Etat aurait concédé des terres à charge d'être
remboursé par les colons. C'était se prononcer contre la colonisation
militaire, véritable enjeu du débat.
* G. Malandain vient de faire paraître une édition de «Notre-Dame
de Paris» dans la collection "Lire et voir les classiques"
(éditions Presse Pocket).
* J. Acher nous informe d'une communication de J. Maurel au Collège
Internationale de Philosophie : «Victor Hugo, un revenant de la Révolution».
* A. Laster : le 15 juin à 19h30 au musée d'Orsay, projection
des «Travailleurs de la» «mer »d'André Antoine
(1918, copie restaurée).
* A. Laster: Un sondage vient d'être réalisé sur les auteurs
que les professeurs de français aiment le plus/ le moins étudier
et sur les auteurs que les élèves aiment le plus/le moins lire.
Hugo arrive en médiocre position au palmarès des professeurs,
en
revanche il n'entre pas dans la liste des auteurs que les élèves
n'aiment pas (ouf!).
* B. Leuillot : aux éditions Slatkine, publication par deux Américains
(du Nord) d'un ouvrage sur les relations entre Hugo et Lamennais (1989). Pas
troublant, mais assez rare.
La date de publication initiale de «Bug-Jargal» (1820 dans «Le
Conservateur littéraire», janvier 1826 chez U. Canel) est importante
aux yeux de A. Laster parce que Hugo a explicitement désavoué,
sans la renier, toute sa production antérieure à son "âge
d'homme": 1827-28. Cl.Millet voit surtout dans 1825 la date d'octroi de
l'indépendance d'Haïti, victoire du négoce sur l'indivisibilité
du royaume de France (cf J. Seebacher, notice de «Burg-Jargal»,
collection "Bouquins").
A. Laster revient sur l'esthétique du mélange. Le mot était
peut-être péjoratif encore en 26-27, mais tout le lexique noté
par L.-F. Hoffmann réapparait en version positive dans le théâtre
hugolien: la bande, le flot, le chien, etc, Hernani est un
bandit; le flot, c'est le peuple; et le chien, c'est Hugo ("Je suis un
chien", disait-il, dans ses poèmes à Juliette).
L.-F. Hoffmann réinscrit le débat dans un cadre plus largement
historique. Le code noir de 1725 est resté en vigueur jusqu'en 1791.
A cette date, il y avait 500 000 habitants à Saint-Domingue, essentiellement
des esclaves noirs d'origine africaine, 40 000 blancs, et 28 OOO hommes de couleur
libres, mulâtres pour la plupart d'entre eux. Ce qui invite à penser
que les rapports sexuels entre blancs et noirs étaient relativement rares,
contrairement à ce qu'on croit. Voir à ce sujet le très
beau livre d'Arlette Gautier, «Soeurs de solitude», essai sur la
condition des femmes esclaves. Bon nombre d'hommes de couleur libres avaient
des terres -les mulâtres étaient donc très compromis. Lorqu'Ogé
a fait respecter le décret pour le droit politique des hommes de couleur
libres, il s'est empressé de préciser que ce décret ne
remettait pas en cause l'esclavage: lui-même possédait des esclaves.
Saint-Domingue est resté très isolée pendant la Révolution:
en 1793, pas un seul batiment français ne l'a abordée. Pourtant,
les enjeux français sur cette terre outre-atlantique étaient de
taille. Plus de 50% du commerce extérieur de la France était réalisé
avec Saint-Domingue : de là les 40 000 soldats sacrifiés. La révolte
de Saint-Domingue a d'ailleurs peut-être été suscitée
par le gouverneur, adversaire décidé de la Révolution,
et qui aurait voulu par là ruiner le gouvernement révolutionnaire.
(Cf le rapport de Garrand-Coullon, Président de la commission chargée
de faire le point -en 10/12 volumes- sur la situation et sur les événements
de Saint-Dominingue en 91).
A. Ubersfeld revient sur l'idéologie du mélange, parce que c'est
une problématique dont on n'est pas sorti. Elle est liée à
une chose "réactionnaire", le refus du métissage, du
mélange, fondamental chez Le Pen comme chez Hitler. Les noirs bien noirs
et les blancs bien blancs, c'est la logique hitlérienne, mais on n'en
a pas fini avec elle d'un mot. C'est aussi ce qui chez Hugo, au croisement du
père et de la mère, défend le particularisme (vendéen)
contre l'universalisme (paternel). L'idéologie de l'anti-mélange
a deux visages : celui du totalitarisme raciste, et celui de la défense
des particularités. La Révolution française a été
une entreprise de destruction des particularismes, mais la question n'est pas
simple: qui approuverait les litres d'eau de Javel et les heures de défrisage
de certaines femmes africaines à Paris? C'est pourquoi il est intéressant
d'avoir mis l'accent dessus comme l'a fait L.-F. Hoffmann. Et c'est vrai que
la caractérisation du mulâtre est décisive. Hugo de «Burg-Jargal»
à «Quatrevingt-treize» a creusé la même problématique,
sans manichéisme.
Pour L.-F. Hoffmann, la question que pose «Burg-Jargal» est aussi
celle de l'exotisme. L'image du mulâtre a toujours été très
ambiguë. Au XVIIIème siècle, elle était très
peu thématisée. C'est un personnage romantique, marginalisé
par sa race et son état-civil (il est illégitime). Voir à
ce sujet l'édition de L.-F. Hoffmann de «Georges» d'Alexandre
Dumas, en Folio.
Les personnages négatifs de «Burg-Jargal» sont des mulâtres,
à commencer par Habibrah. A.Laster nuance : le personnage du bouffon
est positif, ou va le devenir. Cl.Millet s'insurge: il n'y a pas un grotesque
chez Hugo, mais des grotesques qui prennent chacun leur sens dans des dispositifs
textuels précis. Et si on essaye de retrouver une cohérence du
grotesque dans les oeuvre de Hugo de «Burg-Jargal» aux derniers
textes écrits pendant la Troisième République, il faut
distinguer au moins deux types de grotesques : le grotesque purement négatif
du ver destructeur (Habibrah, Barkhilphédro, le ver de «L'Epopée
du ver») et le grotesque positif (celui qui au contraire construit une
positivité, et qui est celui du théâtre des années
30 ou d'Ursus-Gwynplaine). A. Ubersfeld : Dans «Burg-Jargal», manque
un rouage essentiel du grotesque, le retournement dialectique, duquel émerge
la positivité du mal, sa sublimité. Cl.Millet poursuit son travail
de sape sous la statue de Hugo : il n'y a pas à sauver Hugo, en essayant
au prix des pires aplatissements de ses textes de jeunesse de montrer qu'ils
sont en réalité progressistes. «Burg-Jargal» est un
roman réactionnaire, l'intérêt étant que les mêmes
figures textuelles et les mêmes thématiques (le grotesque et la
thématique de la fusion/confusion/distinction en particulier) aient pu
servir de dispositifs pour une pensée réactionnaire puis, retournés,
pour une pensée progressiste.
A.Laster met en avant le scandale qu'a provoqué en 1880 la mise en scène
du roman. Cette mise en scène a en effet provoqué les pires déchainements
racistes dans la presse, qui fait état des applaudissement des "communards"
au spectacle de la "chienlit nègre". Cette réception
du «Burg-Jargal» adapté pour la scène par un secrétaire
de Hugo prouve la positivité latente du texte: «Burg-Jargal»
n'est pas un roman réactionnaire.
B.Leuillot rappelle que le débat est vieux (déjà au colloque
de Heidelberg... -entendons le colloque sur Hugo, en 85), et qu'aucun des camps
n'a tort. Pour sortir d'un débat qui finalement ne concerne qu'un individu,
Victor Hugo, L.-F. Hoffmann renvoie à un texte de référence,
«Les Jacobins noirs» de Cyril L.R. James (1938), édité
en livre de poche. Notre ignorance sur Haïti, que l'on connaît grace
à Papa Doc et au Sida, est le résultat d'une formidable conspiration
du silence des historiens: la position française (blanche) n'est pas
beaucoup plus claire aujourd'hui qu'elle ne l'était sous la Restauration.
Et, pour revenir à Hugo, la comparaison qu'il fait dans «Les Chatiments»
entre Napoléon III et Soulouque, général illettré
mis au pouvoir par des factions à Haïti, ne va pas dans le sens
d'une élucidation de sa position face au problème d'Haïti
et de la négritude en général. Renée Legrand ajoute
que «Burg-Jargal» n'est pas le seul cas de racisme plus ou moins
insidieux: le gros problème des acteurs noirs, c'est de se trouver des
rôles qui ne soient pas porteurs d'une idéologie raciste: Roussin
(«La Petite Hutte»), c'est un répertoire court et plus que
suspect. Cl.Millet se demande ce que peut bien vouloir dire le terme de raciste
si «Burg-Jargal» ne l'est pas.
B.Leuillot vient défendre Hugo de cette entreprise d'iconoclastie sauvage:
dans «Burg-Jargal», il y a de mauvais nègres comme dans «Les
Misérables» il y a de mauvais pauvres. On n'ira pas dire que Hugo
n'aimait pas les pauvres! Et c'est quand même Thénardier qui dit
ses quatre vérités à Mr Leblanc, -avant de devenir négrier.
On peut dire que «Burg-Jargal» est un roman raciste, mais dont le
racisme est retourné, à l'intérieur du discours.
Cl. Millet voudrait savoir où, dans le texte, le racisme est retourné.
B. Leuillot concède qu'il ne le voit pas non plus clairement se retourner,
mais qu'aujourd'hui, à l'heure du Le Pénisme, il est peu opportun
d'assimiler «Burg-Jargal» à une pensée raciste. La
position de Hugo est plus complexe. Si on prend un autre roman de jeunesse,
«Han d'Island», le même pêle-mêle des opinions
et des actes se retrouve dans la révolte des mineurs, dont tout le monde
sort battu: vive la liberté! et vive le roi!, crie-t-on en même
temps. C'est exactement la même chose que pour Biassou. Il faut lire «Burg-Jargal»
comme un effort pour donner une représentation de la Révolution,
représentation qui se heurte à sa propre impossibilité,
sinon via le dérisoire et l'irreprésentable. La mêlée
finale et le confusionisme des dernières pages de «Quatrevingt-Treize»
ne permettent pas de dire que Hugo est du côté de Lantenac, ni
de celui de Gauvain. Y compris dans «Quatrevingt-treize», Hugo est
incapable de donner une représentation de la violence qui ne soit pas
phobique et fantasmatique. Le moment violent, le pêle-mêle des événements
et des hommes ne trouvent pas de représentation adéquate, ne sont
pas représentables.
G.Rosa émet une réserve: il n'y a pas, dans «Quatrevingt-treize»,
d'équivalent au passage en revue des troupes de Biassou, ni dans «Bug-Jargal»
d'équivalent au "C'est le mondieu qui fait ça". L.-F.
Hoffmann rappelle qu'il faut essayer de lire le roman avec les yeux des contemporains,
qui admettaient avec un caractère d'évidence les opinions racistes
que Hugo reprend dans son roman.
A.Laster s'insurge contre l'idée que Hugo ait pu être raciste.
A. Ubersfeld calme le jeu en rappelant la dimension littéraire de la
problématique du pêle-mêle, et remercie B. Leuillot d'avoir
insisté sur la question de l'irreprésentable. Montrer le pêle-mêle,
c'est montrer l'aporie idéologique dans laquelle est enfermé le
débat entre particularisme et universalisme -débat qui continue
aujourd'hui. Et ce n'est pas parce que Le Pen est particulariste que les particularistes
sont "mauvais".
L.-F. Hoffmann rappelle qu'une grande partie des lecteurs sous la Restauration
n'étaient pas opposés à l'esclavage, ni à l'idée
d'une infériorité congénitale des nègres, infériorité
qui faisait consensus. C'est pourquoi le caractère raciste du roman de
Hugo
n'a rien de très choquant : il relève de l'esprit du temps. D'un
autre côté, le lecteur d'aujourd'hui a tendance à être
moins attentifs à ce que potentiellement le texte avait de révolutionnaire
et de progressiste parce que les déclarations progressistes sont
systématiquement insérées dans un galimatias, un magma
d'implication raciste et réactionnaire.
Posément, Sarah Emmerich intervient pour dire que toute la littérature
réactionnaire est indissociable de l'idée de mélange. Tout
texte réactionnaire est en effet une ré-action, qui connaît
la thèse inverse et l'inclut dans son discours. Quel qu'il soit, un
texte raciste connaît et reconnaît la thèse abolitionniste
à laquelle il répond. La
réponse de «Bug-Jargal» est claire. L.-F. Hoffmann remercie
S. Emmerich de cette remarque
pleine de bon sens et de profondeur.
P. Laforgue se demande, lui, ce que peut bien être un texte réactionnaire:
un texte de Gobineau? de Céline? La condamnation idéologique est
un jugement de valeur qui interdit de LIRE le texte. L.-F. Hoffmann et Cl. Millet
rappellent qu'un auteur est un être responsable. P. Laforgue objecte:
Céline n'est pas responsable. Condamner idéologiquement un texte
ne permet pas de le lire. G. Rosa rappelle que c'est pourtant la position de
Hugo à l'égard de ses propres textes, et que par conséquent
l'évaluation idéologique d'un texte -que G. Rosa croit nécessaire-,
n'est pas une position monstrueuse, au moins dans le cas de Hugo.
A.Laster repose à sa manière le problème de l'évaluation,
en avouant avoir eu du mal à écouter la communication de L.-F.
Hofmann, à partir du moment où celui-ci a dit que «Burg-Jargal»
était un mélodrame. L.-F. Hoffmann ne retire pas le mot: si «Burg-Jargal»
était signé Pierre Dupont, est-ce qu'on serait en train d'en débattre?
G. Rosa pose alors la question de savoir si d'autres textes contemporains ont
traité du même référent historique, et sur quel mode.
L.-F. Hoffmann répond. L'image du noir dans la littérature jusqu'en
1850 environ est celle du noir du Nouveau Monde, du noir antillais, et non du
noir africain. Il existe, du début du siècle des Lumières
à 1791, toute une littérature abolitionniste, tel l'«Adonis
ou le bon nègre», drame en faveur des noirs. Ces personnages de
noirs sont des personnages souffrants, des victimes, non des héros. Le
renversement s'opère en 91, en réaction à la révolte
de l'île: un déferlement raciste incroyable va provoquer la naissance
du personnage du nègre violeur de blanche, et on peut ranger le texte
de Hugo dans la liste des oeuvres hantées par le nègre violeur
et/ou tortionnaire. Hugo est dans la bonne moyenne, ni plus ni moins raciste
que ses contemporains. C'est vers 1820-30 que l'on assiste à un renouveau
de la littérature abolitionniste, couronnée en 1849 par le «Toussaint
Louverture» de Lamartine, qui comprend de surprenantes tirades sur la
négritude, sur le fait d'être noir et d'être confronté
aux
blancs, sur le mélange d'admiration et de haine qu'a le noir pour le
blanc.
B. Leuillot tente de conjurer la banalisation du cas Hugo en affirmant la spécificité
de son roman, qui se démarque qualitativement du reste de la production
contemporaine. A. Ubersfeld, pour rentrer sur un terrain plus solide, pose la
question de l'accueil de la pièce. L.-F. Hoffmann dit qu'on en sait peu
de choses, sinon que le roman n'a pas eu beaucoup d'articles dans la presse.
B. Leuillot: «Burg-Jargal» ne doit pas être un roman si nul
que cela : c'est le seul texte que Hugo ait réécrit (non disent
G. Rosa et A. Ubersfeld, Hugo a aussi réécrit «Les Misérables»).
A. Laster voit dans la volonté de Hugo de rééditer «Burg-Jargal»
la volonté de faire oeuvre complète.
Pour J. Acher qui reprend les propos de J. Maurel, la subversivité du
roman ne fait pas de doute : Habibrah, c'est la tache d'encre en arabe, la tache
d'encre qui se répand, oeuvrant au pêle-mêle du langage.
A. Ubersfeld profite de cette remarque pour dire que l'écriture n'est
pas à négliger: dans quel sens est écrit le roman, là
est la question. L'isolement des citations fait preuve, mais quid des structures
du texte?
G. Rosa souligne le caractère curieux et significatif de ce débat
qui, il y a dix ans, n'aurait pas eu lieu, l'admiration pour un Hugo grandiosement
progressiste étant alors l'implicite d'un explicite refus de toute appréciation,
idéologique ou esthétique du texte. On se trouve actuellement
dans une espèce de débat à front renversé, puisque
nos partenaires, pour ne pas dire adversaires, politiques adoptent des positions
idéologiques qui sont le canada-dry des nôtres. Leur maître
mot est aujourd'hui la rhétorique, et discuter des enjeux idéologiques
d'un texte est un inconvenance. Ainsi a-t-on vu G. Malandain, à sa soutenance
de thèse, clore une discussion en proférant un désarmant:
"Mais un texte est tout de même fait pour dire quelque chose!"
Visiblement ce renversement des fronts nous embarrasse beaucoup: nous sentons
bien la nécessité d'affirmer une "vérité"
du texte, mais nous avons tant fait pour ne pas poser la question de leur valeur
en ces termes que nous sommes démunis face à notre propre exigence.
De là peut-être le caractère circulaire de ce débat,
dont les thèses ne se valident que par l'autorité de leur énonciation.
G. Rosa lui-même s'est tu sur ce motif. Ce que dit L.-F. Hoffmann lui
semble pourtant incontestable, et il ne voit pas pourquoi il faudrait racheter
(mot qui soulève l'indignation anti-cléricale d'A.Laster) le Hugo
de «Bug-Jargal» -ou plus exactement l'effet probable de la lecture
de ce texte en son temps- avec les éléments annonciateurs de ses
progrès futurs.
A. Ubersfeld défend la qualité du débat, qui est intéressant
parce qu'il est actuel. La question de la signification idéologique d'un
texte, de l'écriture textuelle, ne peut être évacuée.
Personne ne veut racheter Hugo, qui a des noirs et de leur révolte une
idée
qui ne peut être autre que celle véhiculée par son temps.
La question est de savoir dans quelle mesure ce qui est véhiculé
par son texte est démenti par le texte lui-même, de la même
façon que le paternalisme des «Misérables» est démenti
par le dispositif textuel du roman lui-même.
L.-F. Hoffmann est d'accord, et pense que Sarah Emmerich a donné une
piste de lecture essentielle en disant que tout ouvrage (réactionnaire)
exprime dans son exposé pour B la thèse A. B. Leuillot s'empoie
à retourner l'argument en invoquant «Le Marchand de Venise»
de Shakespeare. La tirade de Shylock, on peut en faire ce qu'on veut, mais elle
ne fonctionnerait pas aussi bien si Shilock était un simple pantin de
l'antisémitisme. Pour S. Emmerich, le caractère réactionnaire
d'un texte ne lui ôte pas sa valeur littéraire (ainsi de «L'Assommoir»
de Zola) et il faut prendre garde aux amalgames : il y a une différence
entre Zola et Le Pen. Tout le monde semble d'accord : A. Ubersfeld affirme que
tout écrivain réactionnaire a quelque part raison, B.Leuillot
que pas un roman n'est purement progressiste. La complexité du problème
n'est cependant pas résolue : A quoi servent «Burg-Jargal»
et «L'Assomoir» dans nos collèges, où ils sont au
programme? A. Laster renverse la question: pourquoi Emmanuel Edouard (représentant
du gouvernement haïtien à Paris) en 1885 a-t-il fait référence
à Hugo? L.-F. Hoffmann répond: parce qu'Emmanuel Edouard pensait
à la lettre de Hugo à Brown et à des lettres de Hugo parues
dans la presse haïtienne, qui sont extrèmêment importantes
pour les haïtiens lettrés, ces haïtiens faisant tout leur possible
pour oublier «Burg-Jargal» et la comparaison de Napoléon
III à Soulouque. Dire que toute son oeuvre milite pour l'abolition de
l'esclavage, c'est vite dit. Où Hugo a-t-il pris position contre la politique
esclavagiste de la France (ailleurs que dans les lettres déjà
citées)? Or il pouvait le faire, puisque Schoelcher l'a fait. P. Laforgue
cite la plus belle et la plus problématique de ces prises de position,
le fameux "Homère Ogu, nègre ", de la bande de Patron-Minette.
Ogu, précise L.-F. Hoffmann, c'est un esprit vaudou. Autre trace dans
«Misérables», soulignée par A. Ubersfeld, la pire
chose que commette Thénardier, c'est le fait de devenir négrier
en Amérique. Il y a cependant déjà de cela chez Balzac,
dont le Vautrin rêve de devenir "citoyen Quatre millions" grace
à la traite des noirs. L.-F. Hoffmann précise que l'image des
noirs est encore très négative chez Balzac, qui a d'ailleurs écrit
une pièce, «Le Nègre», où se joue la sempiternelle
histoire érotico-raciste du noir amoureux de la blanche. Cl. Millet s'acharne:
tout «Burg-Jargal» est tendu par la question de savoir si oui ou
non Burg-Jargal va violer Marie.
Pour finir, B. Leuillot a renvoyé le texte de Hugo à sa postérité
, en faisant référence à un personnage de croque-mort de
Champfleury, Pierrot dit Burg-JargaL. L.-F. Hoffmann, que le groupe Hugo remercie
pour sa communication (ré)novatrice, évoque l'«Atargu»l
d'Eugène Sue, personnage réel de bon nègre de Saint-Domingue
qui avait sauvé son
maître et sa maîtresse.
(Pour plus d'information, voir «Le nègre romantique», thèse
de notre invité.)
Claude Millet
Equipe "Littérature et civilisation du 19° siècle"
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