Présents : (non noté)
G. Rosa nous informe de sa correspondance avec B.Didier concernant le projet "Le Vieil Hugo. Les P.U.F et B. Didier trouvent l'idée intéressante, et recommandent Droz ou Klincsieck. Restent également les presses universitaires de province - Lille, Grenoble, Lyon, Vincennes -, Nizet ( mais...), CEDES , ou, suggèrent A. Laster et R. Journet, Corti ( ce qui ferait continuité avec Lire les Misérables) .
A. Laster souligne le fait qu'Apollinaire est un des poètes pour lesquels on signale le moins souvent l'imprégnation hugo- lienne . R. Journet dit qu'Apollinaire est pourtant éminemment un poète de tradition, - de la poésie baroque à la poésie de Hugo .
Pour G. Rosa, la question que suscite la communication d'A. Laster est celle qu'immanquablement pose celle des sources : s'agit-il de retrouvailles ou d'importations ? Il arrive , lui a confié un poète , que l'on retrouve des formules telles quelles d'un autre écrivain, soit antérieur , soit contemporain, dans tous les cas qu'on n'a pas lu mais qu'on aurait pu lire . Ces réminiscences semi-conscientes et ces trouvailles simultanées constituent une expérience courante pour les écrivains, - d'où la difficulté à en rendre compte sans flottement méthodologique. Il est normal que ce type de retrouvailles se produisent plutot en poésie qu'en prose, parce que la contrainte poétique multiplie les chances d'analogies . La poésie favorise les échos d'un poète à l'autre parce que la forme y est plus prégnante qu'en prose ; et tant qu'on reste dans la versification classique, et meme romantique, et meme jusqu'à la fin du XIXème siècle, les chances d'échos sont assez grandes .
R. Journet note la parenté de ton des chansons d'Apollinaire et de Hugo : meme fluidité, meme simplicité . A. Laster, sans conviction d'ailleurs, va plus loin, en suggérant un sens hugolatre au titre de 1903 : "à notre dieu" ( Victor Hugo) . R. Journet demande si l'adieu ne vaut pas plutot pour Annie Playden, en particulier dans la dernière version, qui n'est pas funéraire . Reste que la bruyère est un motif peu fréquent en poésie . Dans le Grand Dictionnaire Larousse du XIXème siècle, à l'article "bruyère", pourtant, un des participants relève une citation de Salin, dont la fin est :"...depuis le jour de tes derniers adieux" . Mais pour R. Journet, la bruyère n'est ni un lieu commun poétique, ni une fleur funéraire, en tous cas en cette fin du XIXème siècle .
R. Journet évoque d'extraordinaires réminiscences mallarméennes de l'oeuvre Hugolienne, en particulier du renversement de la "mort calomniée" de Mangeront-ils? en Un peu profond ruisseau calomnié la mort, dernier vers du Tombeau de ... Verlaine .
Le dit Verlaine, comme tous ceux qui s'intéressaient à Hugo, lisait les posthumes, et très précisément d'après R. Journet, Verlaine a lu La Fin de Satan .
La question du statut à conférer aux sources, retrouvailles ou importations, reste ouverte .
Compte rendu par A. Laster du travail de C. Lafollet (Paris 3) sur la réception de Torquemada dans la presse parisienne en 1882
Claudine Lafollet a traité 49 quotidiens et 13 revues ou périodiques sur 70 organes de presse répertoriés .
Le contexte historique de la publication est très différent du contexte de la genèse du drame , étudiée par J.Cl. Fizaine . L'étude de la réception de Torquemada en 1882 lui confère un autre sens que celui qu'il a en 1869 .
En 1882 en effet la persécution des juifs russes, qui a commencé un an plus tot, continue . Leurs maisons sont pillées, incendiées, leurs biens spoliés . L'assassinat d'Alexandre II en 1881 a mis au pouvoir Nicolas II, qui instaure un régime d'autorité, avec aux postes-clés les slavophiles, qui pratiquent au nom d'une idéologie panslaviste une politique de russification intensive de l'empire . Les pogroms ne sont pas directement leur fait, mais ils favorisent l'ambiance de tolérance ou d'approbation aux initiatives des paysans. Cependant la passivité attentiste du pouvoir et, sur le terrain, de la police, ainsi que certains décrets gouvernementaux contemporains en disent long sur leur complicité . Les paysans quant à eux manifestent leur rancoeur à l'égard de ceux qui sont leurs usuriers, et la nécessité d'emprunter, l'impossibilité de rembourser, l'absence de conscience politique et la prégnance des superstitions attachées aux juifs sacrificateurs d'enfants, etc, etc, les poussent d'autant plus à la violence qu'ils ne sont aucunement freinés par le pouvoir, local et impérial .
Le clan Hugo s'est engagé dans cette actualité, d'abord par une intervention, le 30 mai 1882, de Vacquerie, qui publie dans Le Rappel un texte intitulé Acte de piété : pour lui en effet, la question des juifs russes est avant tout un problème religieux (vs politique) : il s'attaque à la Russie, mais plus précisément aux chrétiens qui accomplissent ces crimes "religieux" .
Victor Hugo accepte la présidence d'un comité de secours aux victimes des pogroms, et s'inscrit en tête dans la liste des souscripteurs . Le 19 juin il lance un appel pour les juifs persécutés , appel que bon nombre de journaux républicains répercutent . La publication de Torquemada s'inscrit dans cette protestation .
Un autre élément du contexte historique de la publication apparait clairement au dépouillement de la presse de 1882 : La France vit dans un climat d'affrontement entre les cléricaux et les anticléricaux . En 1882, le gouvernement est entré dans une phase de combat efficace contre le cléricalisme : la loi instaurant l'école primaire laique et obligatoire est votée, et les écoles vont bientot se multiplier . Fin 82, on enlève les emblèmes religieux des écoles .
D'où la violence de la réaction des milieux catholiques, à la suite de tous les mouvements qui, depuis la Commune, visent à restaurer les valeurs religieuses .
Deux très fortes factions s'affrontent donc au moment où le pogrom des juifs russes devient une actualité .
Or à l'époque, si l'antisémitisme n'a pas la violence qu' il aura au moment de l'affaire Dreyfus, et si Drumont n'a pas encore publié La France juive, la presse française n'est pas exempte de propos antisémites. Le Henri IV, journal non royaliste mais "républicain de conciliation", publie des articles d'opinions diverses en l'occurence sur Torquemada, dont, le 23 juin, l'article d'un certain Bachelin, intitulé L'Internationale juive. "Demain on dira le juif, c'est l'ennemi", prophétise l'odieux, car " la France se meurt de la juiverie ", qui monopolise déjà pratiquement la presse : Le Radical, Le Mouvement d'ordre, L'Intransigeant ,etc.( journaux radicaux), le Paris-Journal (orléaniste) et Le Figaro (centre droit) sont entre ses mains . Ces idées sont assez courantes à l'époque, précise R.Journet, et n'ont pas la meme résonnance que celle qu'elles auraient ( et ont) aujourd'hui .
La prégnance de l'antisémitisme est telle qu'on en trouve parfois des traces dans les journaux qui précisément prennent la défense des juifs persécutés . C'est pourquoi l'antisémitisme est le fait des journaux conservateurs et catholiques, mais n'est pas absent des journaux républicains .
Inscrit dans cette actualité, Torquemada reçoit un accueil beaucoup plus idéologique qu'on ne s'y attendrait . La réception du drame s'est cristallisée sur cette actualité : d'où une critique plus politique qu'esthétique .
Plus accessoirement, les journalistes célèbrent la grandeur de l'écrivain, grandeur qui semble rencontrer un consensus assez large pour leur permettre de faire l'économie d'une critique littéraire . Cette célébration n'est pas sans intéret : elle montre à quel point Hugo est omniprésent, et permet de mesurer son activité de président d'honneur d'une infinité de petits mouvements et associations . C'est à cette époque qu'on annonce Le Livre d'or de Victor Hugo d'Emile Blémond , et qu'une souscription est lancée pour élever un monument à sa gloire .
Une autre forme de célébration est le poème, pratique qui serait à nos yeux désuète mais banale si le poème d'éloge ne se voyait conférer par sa publication dans la rubrique Torquemada un statut précisément de texte critique . Ce double fonctionnement générique est manifeste chez un Clovis Hugues, poète moins obscur qu'on pourrait le croire - d'après R. Journet, il figure dans l'Anthologie des poètes contemporains de Léautaud - qui publie la pièce 25, Victor Hugo, de ses Soirs de bataille dans le journal L'Intransigeant . La reproduction intégrale de ce poème tient lieu de compte-rendu de Torquemada . (G. Rosa fait remarquer que ce type de publication n'est pas un phénomène isolé : une certaine production paralittéraire a pour objet Hugo . Dès 27 apparaissent des odes à la gloire de Victor Hugo . D'après A. Laster, meme "précocité" de la mise en musique des écrits de Hugo, qui commence également aux alentours de 27.)
Plus importante est la division de la presse autour de Torquemada en autant de groupes qu'il y a de tendances politiques, mais aussi en presse populaire/presse "élitiste", et surtout la liberté de cette presse, liberté qui est une loi depuis 1881 mais aussi une réalité de fait : la lecture de la presse de 1882 donne l'impression qu'on peut y écrire ce que l'on veut, et qu'en cet age d'or du journal les plumes se libèrent .
A l'intérieur de l'ensemble de la presse, les journaux bonapartistes ont un role quasi insignifiant . Le prince impérial est mort, Le Petit Napoléonien cesse de paraitre, le parti et la presse bonapartistes sont en perte de vitesse . Cinq journaux bonapartistes paraissent encore cependant , mais malheureusement aucun n'a été retenu pour l'étude présente.
Claudine Lafollet s'est repérée à l'intérieur du reste de la presse de 1882 en suivant les indications de l'Histoire générale de la presse aux PUF et de l'annuaire de la presse de l'époque . Ainsi elle distingue les journaux légitimistes des journaux catholiques (il y a des dominantes) , des journaux orléanistes, centristes, et républicains; à l'intérieur des républicains, elle fait le départ entre conservateurs, opportunistes (les républicains au pouvoir, Gambetta, Ferry), et radicaux (le Clémenceau d'alors) . Enfin une fraction de revues apolitiques paraissent .
Dans sa sélection des organes de presse, Cl. Lafollet a conservé la répartition de l'ensemble en retenant 31 journaux républicains , 15 conservateurs et 3 centristes, et, en ce qui concerne les revues, 9 républicaines, 4 conservatrices . En février 1860, Tacomet (?????) l'ancien président de L'Univers fonde Le Monde, journal catholique, un peu plus modéré que L'Univers . Ce journal, qui se vend 15 centimes, tire à 8-10 000 exemplaires en 1880, ce qui est peu, certains journaux populaires atteignant alors facilement les 100 000 exemplaires. La presse républicaine n'est pas seulement plus importante en terme de nombre de titres, mais en tirage .
Le sommet de la campagne de presse autour de Torquemada est atteint aux alentours du 1er juin .Mais elle dure jusqu'en juillet et commence un peu avant, parce que certains journaux, évidemment surtout les républicains, publient des annonces . Un seul journal annonce le sujet à l'avance , et très rapidement. Cependant ces annonces ne sont pas toujours dénuées de tout intéret : ainsi de celle du Siècle, journal républicain opportuniste, favorable dès l'exil, précise R. Journet, à Victor Hugo : " Depuis Les Burgraves, peut-on y lire, l'auteur de Ruy Blas n'avait donné aucune oeuvre dramatique "; ce qui implique que Les Deux Trouvailles de Gallus, publiées l'année précédente dans Les Quatre Vents de l'esprit , n'ont pas été perçues comme une oeuvre dramatique . D'autre part, la suite de l'annonce porte sur les événements de Russie, ce qui donne une bonne mesure de la politisation de l'accueil de Torquemada .
Du coté des catholiques, L'Univers peut donner une idée du ton adopté contre le drame de Hugo . En "réclamier éminent", Victor Hugo "va profiter du pauvre bruit " de l'opposition entre Loyson et Monsabré,- figure de l'Eglise catholique célèbre à l'époque, et qui avait justifié les autodafés au nom de l'Eglise contemporaine . Pour le journaliste de L'Univers, il ne fait pas de doute que Torquemada ,"machine anticléricale" "qui doit ressembler à L'Ane", ne sera qu'"un petit succès d'argent" pour cette "idole obligatoire de la république", et que les français achèteront soit par culte obligé, soit pour relever les signes de la décadence de Hugo, qui de toutes les façons fera du bénéfice.
G. Rosa précise que le tirage de Torquemada est nul: c'est un des rares écrits publiés de Hugo qui n'aient pas eu d'autre édition que l'édition originale (en l'occurence Calmann-Lévy) et l'édition Hetzel .
Le Rappel annonce trois fois la parution du drame mais ne publie pas de compte-rendu , peut-être parce qu'il n'aurait pas été pris au sérieux .En revanche paraissent dans ses colones des extraits d'articles sur Torquemada, en général le début et la fin, à peu près sur le même mode que la revue de presse de l'Imprimerie Nationale : tous les textes cités sont élogieux, sans exception; aucun journal catholique n'est cité; certains articles de la presse royalistes sont reproduits, mais ce sont précisément les seuls articles favorables qu'on peut y lire.
Les journaux publient d'autre part des extraits, peut-être donnés en bonnes feuilles par Hugo ou Calmann-Lévy . Le même extrait revient 6 fois dans la presse de 82 : la scène 3 de l'acte II , seconde partie ( de l'édition Hetzel-Quentin/ Bouquins) , scène où le grand rabbin supplie le roi et la reine d'épargner son peuple . Autre scène vedette : la scène III de l'acte II, première partie ( de l'édition Hetzel/Bouquins) qui réunit "les trois prêtres", François de Paule, Torquemada et le "chasseur" - le pape .
Il faut préciser que ces scènes ne sont pas systématiquement reprises pour louer V.Hugo . Ainsi Le Monde hebdomadaire reprend la scène où François de Paule et Torquemada échangent leurs conceptions religieuses pour dire qu'on y retrouve les mêmes théories navrantes contre la vérité évangélique que dans les pulications précédentes de Hugo . Ce journal s'indigne de la façon dont est présenté François de Paule, parce que ce personnage est sous la plume de Hugo un esprit brillant mais politiquement inutile - en quoi la presse réactionnaire prouve qu'elle comprend très bien Hugo.
Les républicains trouvent quant à eux émouvant le personnage de François de Paule, en particulier dans la première scène du meme acte II, où il apparait seul sur scène .
Du coté des hugophobes et en particulier des catholiques, la scène la plus scandaleuse est la dernière de l'acte intitulé Les Trois Prêtres ( scène 3, acte II, partie I dans la composition de 83) , la scène où le pape apparait en chasseur .
De manière plus rusée, La Gazette de France, journal légitimiste d'un "monarchisme sans faille et sans illusion" dit l'annuaire de la presse, ce qui semble signifier de centre droit en décodé, loue le "bon tour de Victor" joué aux partisans de Ferry : il a fait d'un personnage très négatif - le chasseur Borgia -, un libre-penseur et un matérialiste et de la sorte il "a flagellé de main de maitre" les républicains . Cl. Lafollet remarque que la tirade du pape est plus anticléricale qu'antirépublicaine, et que la presse républicaine n'a rien trouvé à redire à cette scène.
Ce sont surtout les catholiques qui se sont attaqués à Torquemada parce qu'ils y voient une machine anticléricale . Le Monde du 17-18 juillet note ainsi que le "bruit factice" fait autour du drame est déjà retombé . Le journaliste fustige l'at- titude magnanime adoptée par Hugo, nous y reviendrons . Cette magnanimité fait l'émerveillement des républicains, alors que le lecteur va sortir de la lecture de la pièce plein de haine contre les ministres de l'Eglise . Hugo "allume les passions sauvages de la populace", attise des haines qui aboutissent à des incendies et "à des otages collés aux murs", lisez à la Commune . R. Journet fait observer qu'une telle incrimination de Hugo est allée très loin à cette époque : ainsi le cabbaliste Alexandre Weil tient publiquement Hugo pour responsable de la défaite de 1870 parce qu'il a trop fait aimer les enfants et contribué à produire une génération de lâches .
Paraphrasant Sainte-Beuve, L'Univers du 5 juin montre un Hugo se vengeant en "sauvage ivre" de l'échec de sa carrière politique (il voulait être ministre de Napoléon III) et de "ses poses d'exilé", vengeance dont la première cible est l'Eglise .
Le Triboulet, revue royaliste, voit, comme un certain nombre d'autres organes de presse, une oeuvre "sénile" dans le drame de Hugo .
Plus graves que cette dernière accusation, les attaques sur le fond même de la pièce: pour La Patrie, journal de centre droit, Hugo est un "vulgaire calomniateur de l'Inquisition, "qui fut une arme de Pierre contre la dangereuse turbulence des maures et des juifs." " Monsieur Victor Hugo est-il à ce point hors de la politique " qu'il ignore qu'il se passe la même chose en Russie ? Cette question est reprise par La France illustrée, journal catholique, pour qui " les événements de ces temps-ci" expliquent ceux intervenus pendant le règne de Philippe II. "Le retour des mêmes causes produits les mêmes effets". L'ensemble de la pièce est de ce fait scandaleuse. Elle calomnie honteusement Ferdinand V et la "grande Isabelle", et la profession de foi cynique de matérialisme que Victor Hugo place dans la bouche de Borgia dépasse toutes les infamies dites sur ce pape, que le journaliste tout de même n'innocente pas totalement .
C'est de la même façon au nom de la vérité historique que Le Journal de la patrie fustige Torquemada .
Réponse est faite à ces diverses accusations dans un journal républicain, Le Paris . Le critique y fait d'abord une analyse économique de l'Inquisition -c'est un vol- et politique: les prêtres n'y sont alors que l'instrument des tyrans, mais "quel joli moyen de gouverner !" D'après ce journaliste, V.Hugo n'a pas fait une oeuvre anticléricale -le moine du début répudie nettement l'Inquisition. Quant à la vérité historique, " l'anachronisme au théatre est excusable quand il n'est pas l'impossible." Une note de Hugo ("le fait est serviteur de l'idée") montre que la polémique autour des anachronismes n'est pas dénuée de toute pertinence à l'époque .
D'autre journaux républicains adoptent un ton beaucoup plus triomphaliste: on n'en avait "jamais tant dit, s'exclame le critique du Voltaire (républicain opportuniste), Bergerat, sur ce dogme catholique qui déshonore l'humanité depuis deux mille ans". Le journal radical L'Express parle de l'évolution de la pensée religieuse vers "des crimes inconscients", évolution qui ne peut faire de la laïcisation qu'une purification libératrice .
En ce qui concerne la trame amoureuse du drame, Le Monde hebdomadaire note que "les deux enfants sont bien avancés" et que le duo d'amour n'a rien à voir avec la délicieuse idylle dont parle la presse républicaine . Au-dessus de la mêlée, ou plus justement au coeur de la mêlée, certains saluent dans Torquemada une oeuvre de sérénité et chantent la magnanimité de Hugo que tout à l'heure nous avons vu fustigée, et "la manière grandiose et apaisée qui est aujourd'hui la sienne".
G. Rosa fait remarquer que dans toute cette polémique, la question sous-jacente est celle de savoir où est la violence . Sur les débris de la Commune et des années de flottements politiques qui suivirent, est en train de s'établir un gouvernement non de consensus unanimement enthousiaste, mais de pacte de non-agression. C'est pourquoi d'un camp à l'autre la violence est renvoyée à l'adversaire: il s'agit de le charger de la responsabilité du discord civil; d'où une figure hugolienne sereine et magnanime en version républicaine, sournoisement violente et belliciste en sous-main en version réactionnaire .
M.-Ch. Bellosta et G.Rosa s'accordent pour voir là la hantise de la Commune: la question est de savoir qui est responsable de cette horreur et comment la conjurer afin qu'elle ne fasse pas retour. La violence est alors renvoyée comme une balle d'un camp à l'autre, désignant à la fois le responsable du désastre de 71 et le briseur de la trève actuelle .
Dans certaines critiques, l'approche idéologique prend le masque d'une perspective disons biographique -la sénilité de Hugo- et littéraire: ainsi Louis Gauderax , dont R. Journet nous dit qu'il fut un romancier délicat plus qu'un critique, dans La Revue des deux mondes exlique que par sénilité Hugo a réconcilié Torquemada et l'humanité, dans la mesure où Torquemada n'est inquisiteur que par amour, et que Hugo produit par là "l'hallu- cination du contraste" dont il a la manie .
De critique littéraire précise, il n'y en a pratiquement pas, la critique de la longueur excessive du monologue de Torquemada à l'acte I mise à part. Il s'agit en effet du monologue le plus long du drame: 128 vers. Or cette longueur est toute relative -que l'on songe à celle des monologues de Ruy Blas par exemple, et le nombre des personnages est beaucoup plus important encore une fois dans une pièce comme Ruy Blas que dans Torquemada.
Il faut préciser ici que l'étude de la réception monte forcément en épingle les critiques hostiles, plus riches en enseignements que les compte-rendus louangeurs . Or ceux-ci sont la majorité, en particulier dans la presse républicaine où pas un article n'est hostile au drame de Hugo .
Le seul débat littéraire qui intéresse la presse tourne autour de la question de savoir si la pièce est jouable ou non . Le 21 mai, Le Réveil évoque un projet de mise en scène d'un acte entier de Torquemada à l'Opéra, avec des acteurs de la Comédie française . L'acte choisi était celui dans lequel le grand rabbin supplie le roi et la reine de faire grace à son peuple. C'est Victor Hugo qui a finalement demandé que ce projet ne soit pas exécuté, vraisemblablement parce qu'il était destiné à financer l'édification d'une statue à sa gloire, et qu'il jugea trop directe cette entreprise d'auto-statufication .
A l'amphithéatre Gerson de l'ancienne Sorbonne cependant, une lecture publique d'extraits du drame remporta un vif succès, en particulier la scène de François de Paule et de Torquemada et le duo Rosa/Sanche. C'est ce que nous apprend Le Rappel du 25 juin .
Alimentant le débat autour du caractère jouable ou injouable de la pièce, E. Blémond écrit dans une revue apolitique, Le Beaumarchais , que Victor Hugo a écrit non pour la scène, mais pour sa conscience, et qu'il ne s'est soucié ni de qui la lirait ni de ce qu'en penserait le lecteur -ce qui pousse à sa limite le discours individualiste sur la création géniale.
Pour La Revue des deux mondes la pièce n'est pas jouable: les idées y sont lyriques et épiques à la manière de celles de la première Légende, et non dramatiques: les idées ne se battent qu' entre elles . Victor Hugo n'est pas un dramaturge, mais un poète - l'argument n'est pas neuf, et se retrouve ailleurs dans la presse de 1882 .
Le Constitutionnel, journal républicain conservateur, avance un argument plus curieux et plus spécifique à Torquemada pour démontrer que la pièce ne saurait etre mise en scène : Georges Ohnet romancier à gros tirage et auteur dramatique y écrit en effet que la conception surhumaine, l'expression gigantesque, et surtout le caractère terrible du drame font qu'on ne sait si le spectateur pourrait en supporter la représentation .
Un argument proche et qui revient souvent porte non pas tant sur le drame lui-même que sur les limites actuelles de la scène, côté tréteaux -beaucoup regrettent en particulier la mort de F. Lemaître-, et coté fauteuils -les spectateurs ne sont pas mûrs, et plus curieusement ne sont plus mûrs pour un tel spectacle . La pièce pose donc à la fois un problème de figurabilité et (les deux sont liés) un problème de réception (non d'accueil) à partir d'un horizon d'attente informé par une sensibilité incapable de soutenir une vision d'horreur historique -du moins au théatre. Le régime théatral aurait changé depuis le romantisme, et de façon négative aux yeux de la critique: ce que le théatre est prêt à prendre en charge -et cette même année 1882 verra Les Corbeaux de H.Becque- lui fait refuser une oeuvre par ailleurs reconnue. La représentation de la pièce de Becque et la relégation de celle de Hugo dans la catégorie des pièces injouables nous invite après coup à penser que c'est probablement non la "quantité" mais la nature de la cruauté -politico-historique ou non- qui fait le départ entre pièce injouable/représentée en 1882 .
Le journal républicain opportuniste Le Paris entre dans la polémique pour affirmer que Torquemada est jouable: pour ce faire, il pastiche le début de la préface de Ruy Blas.
Un journal enfin a noté l'étrangeté de la composition du drame,- et effectivement l'ordre a été changé . Le journaliste précise qu'il aurait préféré que le second acte fut le premier, ce qui est "bien vu", même si la raison qu'il en donne nous semble moins pertinente: à ses yeux "cet acte coupe l'action en la ralentissant".
Cl. Lafollet mentionne dans sa conclusion une mise en scène de Torquemada: en mai 1936 la pièce fut créée par une troupe inconnue à la Nouvelle Comédie, dans une mise en scène de Henri Lesueur . En 1971 Lorca l'a à nouveau mise en scène et en 1976 elle fut adaptée pour la télévision. Serait-elle jouable?
Cl. Lafollet envisage de continuer son travail sur Torquemada en étudiant sa réception au XXème siècle.
Claude Millet
Equipe "Littérature et civilisation du 19° siècle"
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