Présents : (non noté)
- Il n'est pas désagréable de pouvoir faire état de l'appréciation portée sur le travail de notre groupe par les "évaluateurs" du Ministère qui ont eu à en connaître lors de leur visite des lieux où nous sommes. Je cite: "Le Groupe interuniversitaire de travail sur Victor Hugo est installé dans la bibliothèque des lettres et sciences humaines de Paris VII; cette intégration n'est pas fortuite: elle fait d'une certaine manière l'originalité du travail de l'équipe. C'est aussi le point de rassemblement obligé [facultatif eût été plus exact...] de tous les hugoliens dispersés aux quatre vents. Son activité la plus récente, liée à la célébration du centenaire de la mort du poète, s'est concentrée sur la publication des "oeuvres complètes" de Hugo chez Laffont dans la collection "Bouquins". La réalisation de ce gros et solide travail en un temps record est la preuve évidente de l'efficacité d'un groupe de recherche homogène et rompu au travail collectif."
- Le dernier Bénichou est arrivé: «Les Mages romantiques». Il y est question de Lamartine, de Vigny et, beaucoup, de Hugo. Compte-rendus?
- "Bouquins": les deux volumes de «Chantiers» et «Océan» redeviennent un seul volume. Rappelons que l'imprimeur avait calibré la matière à 2000 pages et que la décision avait été prise de suspendre la confection de deux volumes à l'accord du CNL pour une subvention complémentaire. Cet accord ayant été acquis, on avait modifié toutes les pages de titres et les titres courants. L'imprimeur découvre cette semaine sa fâcheuse erreur.
Quoi qu'il en soit, en un ou deux volumes, ce sera une belle chose.
- Y. Gohin et J. Seebacher font état des démarches auprès d'eux pour que soit achevée la série des romans dans la "Pléiade". Il s'agit, J. Gaudon et B. Leuilliot assumant le volume des deux derniers romans et «Les Misérables» ayant été mis hors de cause par un retirage assez récent, de procurer les textes antérieurs à «Notre-Dame de Paris». Par la même occasion la "Pléiade" mettrait en chantier un quatrième volume de poésie. J. Seebacher recommande, pour toutes ces opérations, la prudence et l'oecuménisme.
Annie Ubersfeld annonce deux brefs propos: d'une part, et nonobstant la chronique des relations entre Hugo et Gautier entreprise par J.-C. Fizaine dans le «Bulletin de la» «Société Théophile Gautier», revenir sur les rapports entre les deux écrivains; d'autre part et pour commencer observer un cas curieux et significatif d'intertextualité sur lequel la préparation d'une édition de poche des «Contes» a attiré son attention.
Il s'agit de la nouvelle «Une Nuit de Cléopâtre», publiée en novembre et décembre 1838 dans «La Presse» d'Emile de Girardin: écrite en trois semaines après la première de «Ruy» «Blas». Coïncidence qui n'a rien de fortuit. Car, quoiqu'il n'y paraisse pas à première lecture et que le rapprochement n'ait jamais été fait entre les deux textes, on ne peut pas ne pas voir dans «Une Nuit de Cléopâtre» une réécriture de la pièce que Gautier venait de voir -et de revoir puisque l'on sait qu'il assiste aux deux premières représentations.
Il y a chez lui une obsession de Hugo dont le nom revient sans cesse sous sa plume pour des citations, des références, des évocations et allusions innombrables, sans parler des textes qui lui sont directement consacrés. Bien plus, il y aurait à examiner de près ce que l'écriture même de Gautier doit à celle de «Notre-Dame de Paris». Cette dévotion ne va pas d'ailleurs sans quelque distance ironique: dans «Les Jeunes France» par exemple, ou dans la Préface à «Mademoiselle de Maupin» qui ne contient pas moins de trois références explicites à Hugo dont une, au moins, amusée. Mais cet humour reste chaleureux, sur le ton de cette lettre persane, à la fin de «Fortunio»: "...il y a à Paris un poète dont le nom finit en "go" et qui m'a paru faire des choses assez congrument troussées".
Ici cependant la référence n'est pas explicite. Plus exactement -et on doit y voir la preuve que l'intéressé a reconnu l'excessive parenté entre sa nouvelle et la pièce de Hugo- Gautier a pris soin d'en effacer l'aveu effronté. Pour caractériser l'état d'esprit de son héros au moment sublime il avait cité le "Donc je marche vivant dans mon rêve étoilé" -la citation disparaît au texte publié.
C'est le thème permanent de Gautier que celui de l'amour impossible; il entend «Ruy Blas», reconnait en quelque sorte sa propre préoccupation, la croise avec le goût de l'égyptologie -selon la formule de son rêve, rapportée par les Goncourt: "baiser avec une momie"- et voici «Une Nuit de» «Cléopâtre». Le récit de la fable suffit en effet à laisser peu de doute sur l'origine de son invention. Un homme très modeste, batelier du Nil, est épris de la Reine. Il lui écrit. Contre toute attente, elle fait bon accueil à cet amour. Après la rencontre, il accepte de mourir par le poison.
Sans doute Gautier transforme-t-il donc un baiser sur le front en toute une nuit d'extase. Moins qu'il y paraît cependant. Car, à bien lire le texte, la durée de cette nuit ne laisse pas vraiment place à l'extase promise. Quand? avant le souper? après la danse? c'est selon, mais rien n'est dit; la frustration n'est pas exclue. Elle est même en quelque sorte postulée -et cela de manière significative et profonde puisque l'ensemble du texte inscrit la frustration en dimension nécessaire d'un amour essentiellement irréalisé et irréalisable.
L'agencement des thèmes secondaires contribue lui aussi à rapprocher les deux textes. «La Reine s'ennuie», ce titre imaginé par Hugo pour «Ruy Blas» convient aussi à la nouvelle dont l'héroïne repète l'ennui de la Reine. L'Egypte ne lui convient pas plus qu'à l'autre l'Espagne; elle étouffe dans sa chambre; elle a besoin d'aimer et d'être aimée [et je ne peux malheureusement reproduire les citations, le ton, le jeu d'Annie...]; elle est seule dans une contrée sinistre.
Méïamoun [que, tout à l'heure mais ne faisons pas attendre, A. Laster traduira par My a moon...], l'amant, a lui aussi le sentiment de sa folie: sa vie était d'errer autour de la demeure royale... la honte le prenait de ce rêve insensé... Comme celle de Ruy Blas sa lettre est la plus simple expression de l'amour: "je vous aime" et elle est, elle aussi, anonyme -alors que l'anonymat n'est pas ici surdéterminé par les nécessités de l'intrigue (ce qui prouve que Gautier est un bon lecteur de Hugo). Surtout la description de ce sentiment retrouve exactement la thématique hugolienne: "...c'est comme si on aimait une étoile". Et Gautier développe longuement:"...n'avoir rien à donner... que de l'amour, chose rare pourtant".
L'ascension enfin des deux héros achève de les apparenter: "Tu étais en bas, dit Cléopâtre à son batelier, je vais te mettre en haut..". C'est pourtant elle aussi qui les distingue. Les qualités de Ruy Blas se manifestent par l'entremise de la Reine et sa fortune est une destinée; celle de Méïamoun résulte du sinistre caprice de mettre le plaisir au prix de la vie. Mais dans les deux cas -et cela est assez rare et original- rien ne sépare la jubilation amoureuse de l'acceptation de la mort. Les héros se volatilisent dans une extase mortelle. Tous deux meurent sans regret -"Je ne pouvais plus vivre" dit Ruy Blas, et Méïamoun regarde sans effroi la coupe où "la liqueur empoisonnée bouillonnait et sifflait". "Il a, écrit Gautier -en une sorte d'explication de texte de «Ruy Blas», obtenu tellement au delà de ses plus folles espérances que le monde n'a plus rien à lui donner."
C'est donc peut-être moins la variation de l'intrigue elle-même qui distingue les deux textes que l'inflexion, chez Gautier, de la thématique de l'amour impossible vers celle de la mort et, conjointement, la minéralisation de l'écriture dans «Une Nuit de Cléopâtre». Le fantasme y est dominant de la femme-mort dérivé en celui de la luxure-mort. On y assiste à une fuite dans l'inconscience de l'excès. Elle fait la qualité de ce texte, plus ténébreux qu'il ne semble et où l'orgie est disposée -chose effrayante- "pour que la mort, bien qu'acceptée, arrivât sans être vue ni comprise". L'écriture -son plaisir propre- s'emporte de la même manière: sous la poussière dorée de la description, une sorte de mort -du sens, du sujet- saisit le texte "sans être vue ni comprise" elle non plus. Le monde de «Ruy Blas» est vivant, sinon agité du moins ouvert à l'action; l'univers de «Cleopâtre» est, lui, minéralisé. Si bien que, très proche de celle de Hugo qui la déclenche et la nourrit mais contraire à elle dans son projet et sa portée, l'écriture d'«Une Nuit» «de Cleopâtre» retourne bord sur bord celle de «Ruy Blas».
Ce qui ne va pas sans conséquence. Lorsque, dans l'amertune de l'exil, Hugo goûte, éprouve et expérimente la tentation du reniement ou de la désillusion, il retrouve naturellement l'image inversée de sa propre oeuvre dans le miroire tendu par Gautier: la Cléopâtre de Gautier retournait la Reine de «Ruy Blas» et son reflet sera la duchesse Josiane.
Hugo n'en avait donc pas fini avec Gautier, ni ce dernier avec «Ruy Blas». «La Toison d'or», nouvelle de 1839 qui est une réécriture du «Chef d'oeuvre inconnu» comme «Une Nuit» «de Cléopâtre» en est une de «Ruy Blas», lui fait encore un clin d'oeil: ici aussi une lettre d'amour anonyme assortie d'un bouquet. Plus tard, c'est à la représentation de la pièce que Gautier se dévoue: un feuilleton de novembre 1845 engage le Théâtre Fran‡ais à reprendre «Ruy Blas» et c'est Gautier qui, en décembre, transmet à Hugo les ouvertures de Buloz.
-Yves Gohin souligne la distance qui sépare du personnage de la Reine celui de Cléopâtre: l'ennui la situe du côté de «Ruy» «Blas», mais sa fonction est du côté de la mort: de don Salluste auxquels sont structurellement opposés Ruy Blas et la Reine. Guy Rosa, inversement, voit dans «Ruy Blas» même de quoi réduire l'écart avec «Une Nuit de Cléopâtre» (sans l'effacer bien sûr puisqu'il permet de comprendre -Annie a eu raison de le dire- pourquoi la simple lecture, trop sensible aux différences entre les textes, ne perçoit pas leurs rapports). Par bien des aspects, chez Hugo déjà, le thème de l'amour impossible s'inscrit dans une fascination de la mort. Dès le grand récit-aveu de Ruy Blas à Don César l'abîme de la passion s'ouvre en gouffre mortel: avant même que l'action ne commence Ruy Blas se sait et se dit voué à la mort par le poison. La fraternité avec don César -en qui Annie a montré un personnage de revenant, demi-mort, va dans le même sens. Et aussi la nécrophilie du Roi qui "malade et fou dans l'âme ... le tombeau de sa première femme" -sinistre prophétie pour la seconde épouse: imagée de la sorte en un futur cadavre délectable. Sans compter Salluste, adversaire de Ruy Blas mais aussi son maître fascinant, qui l'attire dans la mort plus qu'il ne le tue (d'ailleurs, il ne le tue pas). Et puis cette coupe où "la liqueur empoisonnée bouillonnait et sifflait" anticipe la mort de Cléopâtre elle-même, moins assassine que suicidaire. Bref, il y avait dans «Ruy Blas» largement de quoi toucher en Gautier ce goût de la mort amoureuse qui lui était pourtant le plus personnel.
-On nous permettra de passer sur une brève discussion concernant la nature des relations que Hugo avait entrepris de nouer entre son ami Gautier et deux dames -peu connues d'Annie, mais visiblement très familières à M. Journet- Madame Bouclier -qui est la "Cornélie" des «Châtiments» (avis gracieusement offert par R. Journet aux futurs annotateurs de ce texte)- et Madame Roger-Dégenette (qui sera l'amie de Flaubert...) [que de choses nous ignorons!].
On passera aussi sur une de ces discussions, chères au Groupe Hugo, qui s'éleva alors: Gautier était-il positif en amour? [Considérant que la question est déjà insoluble s'agissant de personnes très proches, intimes, ... et même, à dire vrai, s'agissant de soi... on peut s'estimer dispensé d'y répondre pour de lointains poètes qui, de toute manière n'ont survécu que par d'autres émois.]
" Les gouffres qui nous séparent" : J.-C. Fizaine met sous le signe de cette quasi-citation son examen des relations entre Hugo et Gautier de 1852 à 1872. Non sans détourner peut-être cette formule de son sens propre: dans la lettre à Gautier du 28 avril 1868 pour le remercier de son article sur «La Légende des siècles», "les gouffres qui sont entre nous" désignent, d'abord, l'étendue marine qui sépare la France de Guernesey. Les choix idéologiques et politiques de Gautier constituaient-ils, aux yeux de Hugo, un gouffre entre eux? Peut-être, si Hugo les avait pris très au sérieux -et il ne semble pas que ce soit vraiment le cas.
13/10/70, «Carnet» de Hugo: "J'ai revu aujourd'hui, après tant d'années, Théophile Gautier.Il avait un peu peur. Je lui ai dit de venir dîner avec moi."
20/10/70: sans doute ce dîner: "J'ai eu à dîner M. et Mme Meurice, Mme E. Lefèvre, Vacquerie, Théophile Gautier."
18/11/70: "Le soir sont venus Th. Gautier et M. Ch. Asselineau."
5/12/70: "Gautier est venu dîner avec moi."
7/12/70: "J'ai eu à dîner Th. Gautier, Th. de Banville, François Copée. Après le dîner Asselineau. - Je leur ai lu «Floréal» et «L'Egout de Rome»."
De nos amitiés, lesquelles ont une telle fréquence des soirées ensemble?
Tout de suite après prend place l'épisode connu du cheval de Gautier. Il avait trois chats: Eponine, Gavroche et Enjolras, et un cheval, vieux, auquel il tenait, semble-t-il. Il demande à Hugo de faire quelque chose, mais ce n'est pas cela qui lui dicte le début de sa lettre: "Cher et vénéré Maître, Celui qui n'a aimé et adoré que vous dans toute sa vie...". Le 29 décembre, Hugo note: "Th. Gautier a un cheval. Ce cheval est arrêté. On veut le manger. Gautier m'écrit et me prie d'obtenir sa grâce. Je la demande au ministre." Et le voici, faisant une chose à laquelle il ne consent qu'assez rarement: une "intervention", auprès de Magnin, dont on lira le texte dans la correspondance publiée par Massin. Le 30, dans le «Carnet»: "J'espère sauver le pauvre cheval de Th. Gautier." Et, peu après, en marge de la note du 29: "J'ai sauvé le cheval."
Ce sont des anecdotes, mais significatives. Entre Hugo et Gautier demeure, outre l'affection personnelle, le sentiment commun du romantisme, maintenant tout pénétré de nostalgie. C'est ce que dit la lettre du 9 février 1870 par laquelle Hugo remercie Gautier de son article sur la reprise de «Lucrèce Borgia»: "Mon Théophile, comment vous dire mon émotion? Je vous lis, et il me semble que je vous vois. Nous revoilà jeunes comme autrefois, et votre main n'a pas quitté ma main. Quelle grande page vous venez d'écrire sur «Lucrèce» «Borgia». Je vous aime bien. Vous êtes toujours le grand poète et le grand ami." Puis, sous la signature: "Voici mon portrait. Il vote pour vous." -allusion à l'un des nombreux scrutins par lesquels l'Académie française se refusa Gautier. Pour la reprise de «Ruy» «Blas», le 16 février 1872, Gautier vient chez Hugo: "Il demande sa place. Cela nous a rajeunis. C'est comme autrefois." Et, le Ier mars, lettre de remerciements à Gautier pour son article. Elle est du même ton: "Quel maître vous êtes, cher Théophile! Quelle prose de poète! quelle poésie de philosophe! votre critique a la puissance de la création. J'aime votre noble esprit. Ruy Blas salue de capitaine Fracasse, et vous prie de me faire la grâce de dîner avec moi...Je veux vous remercier, cher grand poète, par mon plus tendre serrement de main."
On retrouvera, jusqu'au grand poéme «A Théophile Gautier», cette constante référence au passé, aux années 30. Elle ne tient pas seulement au regret de la jeunesse; elle a un sens, essentiel pour toute l'oeuvre et la vie de Gautier et qui explique aussi l'accord profond persistant entre lui et Hugo. L'événement entre eux, -leur histoire commune, c'est «Hernani», dont Gautier répète jusqu'au rabâchage les circonstances parce que ce fut un épisode, pour Gautier décisif, de la défense de l'art contre l'obscurantisme bourgeois. Ni l'un ni l'autre n'était alors "libéral" -Gautier ne se fait pas faute de le rappeler dans telle conversation chez les Goncourt. Mais le libéralisme n'avait pas non plus -et il n'a toujours pas - le moindre respect de la liberté dans l'art. De cela, Hugo et Gautier se souviennent. Et ce n'est pas accidentel. Ils pensent le contraire l'un de l'autre sur tout -les femmes, l'amour, la politique, Dieu, que sais-je?- mais sont d'accord sur cela qui est fondamental car la lutte entamée alors n'est ni gagnée ni achevée.
Enfin c'est, avec la maladie de Gautier, le temps des honneurs les plus formels et des délicatesses les plus touchantes.
Invité au mariage d'Estelle et empêché, Hugo remercie et répare en les invitant "«tous les trois»" à dîner (15/5/72). Au banquet de la 100ø de «Ruy Blas»,le 11 juin, Hugo n'a pris soin de placer que les dames: ces messieurs se placeront seuls; une exception pour Gautier, que Hugo met face à lui. Et c'est à lui aussi que s'adressent, indirectement, ces phrases du toast où Hugo répète, mot pour mot, sa lettre de mars: "Je vois ici autour de moi les principaux écrivains de la haute critique contemporaine. Je leur rends grâce de leur éloquent et cordial concours. De tels critiques sont plus que des critiques: ce sont des poètes, ce sont des artistes, ce sont des philosophes. Je salue en eux de grandes consciences, et de graves esprits."
Bientôt quelque chose qui dut être plus que de l'amitié et de l'attrait se noue entre Judith Gautier et Hugo. Or il est significatif que cette rencontre se fonde sur la relation entre les deux poètes et s'assimile à elle. Le billet charmant de Judith qui fait date -11 juillet 72- cite «Ruy Blas»: "Mon Maître, Sous vos pieds, dans l'ombre, un homme est là. Il attend... J'ai réfléchi et je suis décidée. -Merci. JUDITH M." Surtout le sonnet «Ave Dea» (Massin, p. 127) rend hommage au père de sa destinataire presqu'autant qu'à elle: par sa forme, qui appartient à la poétique de Gautier et non à celle de Hugo, et par son thème: cette identification de la beauté et de la mort qui est l'idée du poème et le grand motif de Gautier [P. Georgel]: "La mort et la beauté sont deux choses profondes...". On sait la passion de Gautier pour sa fille; on tente de dire ici un peu de celle qui dura si longuement entre Hugo et Gautier; il y a quelque chose de beau dans l'achèvement du triangle, malgré les âges et au bord de la mort de Théophile Gautier.
23 juin 72, «Carnet» de Hugo: "Madame Judith Mendès. Nous avons parlé de son père qui est malade et qui travaille pour vivre. Je lui ai offert de prendre Théophile Gautier avec moi, chez moi, à Hauteville-House, et d'être son hôte, son garde-malade et son frère jusqu'à la fin de lui ou de moi. Son entourage, m'a-t-elle dit, l'empêcherait." Hugo comprend la nature de cet empêchement: il n'est que d'argent. Et, le 24 juin, le voici qui sollicite Jules Simon; réponse dès le 26: une pension de 3000 F. et un supplément immédiat de 3000 F. également. Gautier fait remercier par sa fille: "Dis à Victor Hugo qu'il me sauve."
Celui-ci pourtant s'apprète à partir, sans son ami. Mais il semble comprendre in extremis que Gautier est trop indépendant et trop ombrageux pour se mettre sous sa protection. Avec une grande délicatesse, il corrige alors légèrement les termes de son offre; le jour de son départ, 7 juillet: "J'ai été chez Madame Judith Gautier [on notera le changement du nom] cité Trévise, 4. Je l'ai trouvée... Son père, Théophile Gautier est bien malade. Je lui ai dit de me l'amener à Hauteville-House. Il sera le maître du logis et je serai son frère. Il sera chez lui, il pourra y vivre et y mourir. Elle accepte, si la mer y consent. (Car il paraît que la traversée pourrait être très pénible à Théophile Gautier.)" Une dernière fois l'invitation est renouvelée depuis Hauteville-House: "Ma chambre du rez-de-chaussée se remplirait de gloire si mon cher Théophile Gautier venait l'habiter. Dites-le lui, à votre admirable père, et permettez-moi, en vous espérant, de baiser les étoiles que vous avez aux talons." Réponse aussi gracieuse que l'offre: "...Mon père est toujours souffrant; il a été bien heureux de ce que vous dites pour lui. Son plus grand désir serait d'être auprès de vous. Mais, hélas! il ne peut pas se déplacer pour le moment. Moi, si je puis quitter Paris, c'est à Guernesey que j'irai, et je n'aurais pas besoin d'étoiles dont vous ornez mes talons pour éperonner l'impatience que j'ai de vous revoir."
"Gautier mort, je suis le seul survivant de ce qu'on a appelé «les hommes de 1830»": c'est ce que Hugo note lorsqu'il apprend la mort -le 21 octobre- de celui qui avait été et voulu demeurer son soldat, son disciple et son alter ego du combat romantique; c'est ce qu'il répète dans sa lettre à Catulle Mendès dont le télégramme l'a averti.
Comment Judith eut-elle connaissance du poème «A Théophile Gautier»? on l'ignore puisqu'il semble ne pas avoir été publié avant la parution du «Tombeau de Théophile Gautier» en octobre 1873. Elle en remercie Hugo dès novembre 72: "Depuis qu'il n'est plus là, c'est le premier plaisir que j'éprouve... Quelle joie pour lui s'il avait vu cet hommage du dieu au disciple!" Mais une très discrète allusion au manuscrit de ce poème est comprise par Hugo: il le lui envoie: "Voici, Madame, le manuscrit que vous avez bien voulu désirer" -et ce devait être l'original, puisqu'il n'est pas à la B.N.
Epilogue. Fin avril 1877, Judith Gautier joint à une lettre au "maître bien aimé", la transcription en arabe d'un poème de Saadi, avec sa traduction:
"Je suis avec toi et je ne puis arriver à toi. Comme dans le désert le chameau haletant de soif, dont toute la charge est de l'eau."
P. Georgel souscrit à toutes les conclusions d'Annie . Il observe que, durant l'exil, Gautier a saisi toutes les occasions de rendre hommage à Hugo, parfois non sans courage comme pour l'article de la vente du mobilier. Mais il y a aussi cet article du «Moniteur», au moment de la reprise d'«Hernani», pour lequel il avait averti qu'il donnerait sa démission du journal si l'on se permettait coupure ou correction. Il est vrai qu'il s'est trouvé très gêné, du fait de sa propre position politique, par la lecture des «Misérables»; mais il n'en a rien écrit -sinon rien dit- et il se jette, comme par compensation, sur l'occasion que lui offre l'idée de Hugo de lui demander un texte pour l'album Chenay.
R. Journet approuve et ajoute que l'hommage à Hugo contenu dans la Préface du «Capitaine Fracasse» a lui aussi contribué à la fixation du mythe de 1830. Le texte même du «Capitaine Fracasse» y participe et en provient, souligne G. Malandain qui renvoie sur ce point à l'article d'A. Rosa paru dans le «Bulletin de la Société Théophile Gautier». Le roman procède en effet d'un remords de Gautier: il y règle la culpabilité de son ralliement : tant par la valorisation du modèle de l'artiste romantique que par l'ironie -acerbe si l'on veut bien la lire- de la "fin heureuse" donnée à l'intrigue, sur la demande de l'éditeur sans doute, mais non sans que Gautier trouve moyen de conserver -autrement- le sens de son livre. La première fin -le retour à Sigognac et la mort misérable, disait quelque chose comme l'exil de Hugo; la seconde -l'engraissement dans le château restauré façon Viollet-le-Duc- dit la fortune triste du ralliement au plus fort: celui de Gautier lui-même. Cela mérite qu'on renvoie la politesse à Gabrielle Malandain dont la contribution au même ouvrage avait le même objet -mais du côté du Brisacier de Nerval conçu parallèlement au capitaine Fracasse. Déjà la question avait été abordée par P. Georgel dans son article sur «Le romantisme des années 60».
Ensuite, on épilogue. Alice Ozy, qui ne fut pas plus farouche à Gautier qu'à Hugo, offre la matière de quelques réflexions sagaces. De là -mais comment?- on glisse au peu de générosité de l'amitié de Gautier envers Nerval, d'une façon plus générale à ce caractère de "bon garçon" reconnu à Gautier: assez bon pour avoir endossé l'irritante épithète de nature accompagnée de la familiarité du surnom -"le bon Théo"-, pas assez courageux pour avoir été vraiment "bon". Et puis, comme
Pas un sage n'a pu se dire, en vérité,
Guéri de la nature et de l'humanité
revoici l'histoire littéraire: Comment Gautier a-t-il pu écrire la «Lettre à la Présidente» au moment même où il vivait, à Venise auprès de Marie Mattéi, le seul amour de sa vie? Ou encore: que conclure de cette confidence de Madame Hugo à Gautier: "En amour, Hugo, c'est une vierge". Mais sans doute convient-il ici de s'arrèter devant l'examen des infirmités de Sainte-Beuve et des méthodes de décalcomanie de Vigny.
La prochaine séance entendra, au gré de leur accord, B. Degout (Hugo 1820-24) ou Pierre Georgel (L'écriture de l'histoire en partie double dans «Histoire d'un crime»).
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