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Séance du 16 janvier 1988

Présents : [non noté]


 

Informations

. "Bouquins" poursuit son effort: les listes d'index arrivent -mais ne reviennent pas sauf exception; la décision de publier "Chantiers-Océan" en deux tomes étant effective, la composition s'est poursuivie: le "Dossier des Misérables" de Journet occupera environ 250 pages: un livre à lui tout seul (et un livre attendu s'agissant du plus grand roman de la littérature française -en tout cas du plus connu et dont il est presque inconcevable qu'il n'ait pas encore son édition critique complète, commentée et tout).


.Pierre Georgel signale qu'il a fait un travail sur le récit de l'histoire en partie double dans «Histoire d'un crime» -récit continu d'une part, agencement de notes d'autre part- qu'il se propose de présenter à notre "auditoire d'élégance et d'élite". (Et ce sera le 18 juin, à moins que l'un des orateurs prévus auparavant veuille permuter avec lui.)


.On représente à Champigny, ces jours-ci, une «Légende des siècles» montée par André Pomarat et dont A. Laster dit du bien.


.Un numéro Hugo est, on le sait, en préparation pour «Romantisme». Il contiendra plusieurs des communications du Grand-Palais 85 (J. Seebacher, H. Meschonnic, R. Journet, T. Raser, B. Leuilliot, J. Neefs, P. Laforgue), un inédit totalitaire de G. Rosa, un panorama critico-interprétatif du Centenaire par J.-C. Fizaine et beaucoup de compte-rendus que manigance le susdit avec la complicité d' A. Laster.


 

Résumé de la communication de Françoise Chenet «Sur le Rhin» et de sa discussion

Madame Françoise CHENET, en poste à Tananarive, République démocratique de Madagascar, présente les recherches, commentaires et réflexions de son travail en cours sur la réception du «Rhin».
(Qu'on permette ici au scribe du compte-rendu de regretter que l'infirmité de son génie doive enlever beaucoup à l'intérêt de cette séance et de l' exposé: très oral, fluide et souple, ouvert aux interruptions questionnantes ou correctrices.)

 

Première observation: la nature même de la publication et de la réception du «Rhin» oblige à modifier un peu la pratique ordinaire des études de "réception". D'une part elle ne peut être ponctuelle: la double publication d'un texte paru en deux temps -version initiale en 1842, augmentée en 1845- oblige à étendre sur une longue durée la lecture des journaux. D'autre part, et pour partie par conséquence, la critique de l'ouvrage englobe le commentaire d'autres circonstances. Elles sont ici politico-littéraires; ce sont la réception à l'Académie du 3 juin 1841 (en sorte que la réception du «Rhin» commence, paradoxalement mais réellement, avant la publication du texte), puis les discours de réception prononcés par Hugo: Saint-Marc Girardin et Sainte-Beuve, enfin l'entrée de Hugo à la chambre des Pairs. Mais dès avant l'élection à l'Académie la question de l'accès du poète à une tribune politique -Académie, chambre des députés, chambre des Pairs- est partout posée et l'on sait que le texte du même du «Rhin» se donne une perspective doublement politique: en mettant en cause les alliances de la France et en magnifiant le rôle des "intellectuels". Il n'est donc pas étonnant que, dans le cas du «Rhin», l'étude de la réception de l'oeuvre doive devenir celle de la réception de l'homme. De fait, dans nos articles de presse, l'appréciation littéraire est souvent seconde, inintéressante voire absente, et laisse place à l'appréciation politique du personnage et de ses ambitions.

Bien plus, il arrive même (Françis Way dans «La Patrie») que « Le Rhin» soit perçu comme une "oeuvre de transition", non pas d'une "manière" à une autre, mais d'une carrière à une autre. Couramment reconnu comme destiné à justifier une ambition politique, le livre est ici perçu comme un testament littéraire.

C'est dire jusqu'où va la substitution. Elle s'appuie sur l'idée, générale dans la critique -des origines à nos jours, que «Le Rhin» est une justification anticipée de la nomination de son auteur à la chambre des Pairs. Interprétation matériellement justifiée, on le sait, par le fait que cette nomination est depuis fort longtemps en projet au "château" et qu'elle a même, de l'aveu d'Adèle dans le VHR mais toute la presse le sait et le dit, déterminé l'intervention royale dans l'élection académique.

En fait, le contraire est beaucoup plus probable. Car, si ce livre a quelque rapport avec l'élévation de Hugo à la dignité de Pair, il tend bien plus à l'empêcher ou à la retarder qu'à la faciliter ou à la faire apparaître comme naturelle et légitime. C'est au moins une maladresse, au pire une menace et, plus probablement, une déclaration d'indépendance assortie d'un avertissement et d'une
proposition alternative à la politique royale. Qu'en est-il concrètement?

Sur trois questions particulièrement sensibles, la «Conclusion» prend à peu près le contre-pied de la politique royale. Elle est vivement anglophobe au moment où Louis-Philippe, dont les attaches personnelles avec l'Angleterre sont connues, s'efforce de préserver et d'étendre l'entente franco-anglaise; elle propose -non sans intrépidité- que la Prusse reçoive le Hanovre en échange de la rive gauche du Rhin qui serait annexée par la France, alors que le Roi s'efforce de préserver un équilibre européen incompatible avec l'accroissement d'aucune des puissances, la Prusse autant que la France, -équilibre au nom duquel Louis-Philippe avait déjà refusé l'annexion de la Belgique en 1830; elle menace l'Europe d'un regain révolutionnaire en France -alors que Louis-Philippe avait tout fait pour la rassurer... et ne se privait pas de réprimer- qui serait animé par les "intellectuels" et par le premier d'entre eux, ce "roi de la pensée" en qui il était permis de reconnaître l'auteur lui-même. C'était beaucoup.

Si bien que les signes qui enregistrent ce dissentiment ou cet écart sont nombreux et clairs. Cuvillier-Fleury, par exemple, ex-précepteur des enfants de la famille royale et porte parole du "château" souligne, dans sa critique du «Rhin» que la France n'a aucun intérêt à susciter le développement d'une puissance rivale en Allemagne. Inversement«, Le Charivari», qui avait dénoncé le ralliement du poète au moment de son élection à l'Académie, se place maintenant aux côtés d'un Hugo perçu comme oppositionnel. Relayant le célèbre discours de Lamartine dit "de la borne" (Lamartine y avait comparé à une borne l'homme de génie exclu des droits politiques par l'organisation du suffrage censitaire),il consacre toute une série d'articles, en février-mars 1842, à la question des "capacités", c'est-à-dire du vote des citoyens inscrits sur les listes du jury mais non sur les listes électorales. Hugo y est explicitement désigné comme l'un de ces hommes dont l'exclusion du suffrage est un scandale et, dans l'un de ces articles, A. Karr, en mars 1842, appelle l'intelligence au pouvoir en prenant explicitement «Le Rhin» comme exemple de l'autorité qu'il est nécessaire de reconnaître au penseur. On comprend alors l'embarras où se trouve le groupe des amis de Hugo. Déroutés par son initiative, ils prennent le parti de consacrer leur critique aux qualités littéraires de l'ouvrage et, par un retournement paradoxal mais explicable, ils ne donnent presque aucun écho à la «Conclusion». Elle était moins prometteuse qu'inquiétante pour le développement de la carrière politique de son auteur.

D'autant plus que Hugo s'appuie en tout cela sur de forts courants d'une opinion largement défavorable à la politique royale et qu'il encourage au lieu de la rectifier comme on pouvait l'attendre de lui au "château". Elle est hostile à l'entente avec l'Angleterre, ce qui, par exemple, retardera de plusieurs mois la ratification de l'accord passé entre Guizot et lord Aberdeen sur le "droit de visite" (des bateaux de chaque nation par ceux de l'autre pour s'assurer qu'ils respectent l'interdiction de la traite des
Noirs). Elle est en revanche très favorable à la récupération de la rive gauche du Rhin: la crise de 1840 où Thiers avait fait mobiliser -et le duc d'Orléans avait été le premier à s'enrôler- est toute proche, avec son état d'esprit belliciste. Enfin, chacun sait que la monarchie d'Orléans paiera de son existence son long refus d' élargir son assise politique en assouplissant les conditions du cens, particulièrement en faveur des "hommes à talents" -comme on disait avant 89.

A cette thèse, J. Seebacher et A. Ubersfeld apportent quelques correctifs. D'une part il est non seulement normal mais nécessaire qu'un intellectuel rallié ne le soit qu'incomplètement: entier, son accord vaut docilité, entraîne soupçon de corruption ou de vanité, et discrédite ce qu'il veut soutenir. Bien des exemples le prouvent, passés et présents: pour garder sa valeur le ralliement de Hugo devait être partiel et critique. D'autre part, s'il est vrai que les propositions de Hugo sont directement contraires à la politique du Roi, elles ne le sont peut-être pas à la stratégie du "château". Depuis plusieurs années Louis-Philippe offre aux Français une monarchie bifrons: profil sévère, réaliste et volontiers répressif du Roi lui-même, trois-quart charmeur, libéral, lettré, artiste même de l'héritier de la couronne, le duc d'Orléans. Un certain Gouriet, ami du libraire Royol et connaissance de Hugo, ne compose-t-il pas un "épithalame" en l'honneur du duc où il est dit "continuateur de 89"? Le Prince vient de mourir à la date où «Le Rhin» est publié, mais cela n'empêche nullement, au contraire, d'autres personnalités de reprendre son rôle dans une telle image "en dessus de cheminée" de la monarchie. Que Hugo en ait eu l'ambition, quoi de plus
naturel? La sincérité politique et même la vérité humaine (Hugo était ami du couple d'Orléans avant d'accéder à l'intimité du Roi précisément à l'occasion de ce deuil) rejoignent ici l'opportunité stratégique.

Si donc la «Conclusion» du «Rhin» n'est sûrement pas la justification anticipée -et accélératrice- d'une nomination qui tarde à venir, son statut politique reste néanmoins ambigu et complexe: déclaration d'indépendance certainement mais plus ou moins dangereuse pour l'avenir de son auteur, proposition d'une alternative politique à coup sûr mais peut-être acceptée, sinon encouragée, par le souverain à qui elle s'adresse, pari enfin sur son audience et son influence d'un auteur qui, en quelque sorte, force le Roi à le nommer Pair contre sa propre politique.

En ceci le comportement de Hugo est parfaitement cohérent avec son choix en faveur de la pairie. Car il s'agit bien d'un choix. La raison invoquée par le VHR, le défaut du cens nécessaire, ne dut être qu'un prétexte -ou plutôt un motif, mais politique et non personnel. Toutes sortes de subterfuges juridiques existaient en effet, ouverts aux notables nationaux, pour tourner la loi. Mais c'était en accepter le principe. En visant la Pairie, Hugo choisissait la permanence et l'indépendance; il s'exposait au reproche de soumission envers le Roi, et le but du «Rhin» est sans doute de l'en affranchir; il protestait enfin contre le régime censitaire, et il en triomphait. Etre nommé pair malgré le cens et malgré le Roi mais par la double élection du génie et du peuple-public, telle est sans doute l'ambition à laquelle participe «Le Rhin». Et qu'il formule.

S'il faut en effet replacer l'activité littéraire et politique de Hugo entre 1840 et 1845 -au moins- dans la perspective du débat sur le rôle politique des "intellectuels" comme groupe social exclu du pouvoir, le conseil de la «Conclusion» sonne comme une claire mise en garde: "Il est temps qu'il [le gouvernement] se préoccupe, et qu'il se préoccupe sérieusement, des nouvelles générations, qui sont littéraires aujourd'hui comme elles étaient militaires sous l'empire. Elles arrivent sans colère parce qu'elles sont pleines de pensées; elles arrivent la lumière à la main; mais, qu'on y songe, nous l'avons dit tout à l'heure en d'autres termes, ce qui peut éclairer peut aussi incendier. Qu'on les accueille donc et qu'on leur donne leur place. L'art est un pouvoir; la littérature est une puissance. Or, il faut respecter ce qui est pouvoir, et ménager ce qui est puissance."

 

Tout ceci éclaire certains aspects particuliers de la réception du livre dans la presse. Sa plurivocité d'abord, ou son indifférenciation générique, s'observe dans l'instabilité de la rubrique qui en rend compte. Variétés, feuilleton, page politique, «Le Rhin» n' pas de lieu fixe: son unité et son caractère ne renvoient qu'à son auteur, lui-même inassignable.

Manifeste est aussi le soin avec lequel Hugo prépare la sortie d'un texte porteur d'une revendication représentative: dont la valeur dépendait donc tout spécialement de son efficacité et d'abord de l'accueil qui lui serait fait. On l'observe, semble-t-il -car aucune étude n'est ici disponible pour une comparaison-, à la publication des "bonnes feuilles". René Guise, dans «Le roman feuilleton 1828-48», fait remonter cette pratique à 1832. «Notre-Dame de Paris» aurait été l'un des premiers livres à en bénéficier et la presse en aurait diffusé 5 extraits. Ici, sur les 1031 pages du texte 478 sont reproduites en "bonnes feuilles" lors de la sortie de 1842. En 1845, la presse donne plus de la moitié des textes nouveaux. Il n'y a donc pas deux journaux qui reproduisent le même extrait; et, sur un tirage quotidien total de 120 000 exemplaires, les journaux qui publient du «Rhin» en "bonnes feuilles" réunissent un tirage de 80 000: les 2/3 de la presse parisienne en moyenne pondérée. Enfin, mais on manque ici de temps pour le prouver, la distribution des extraits semble pertinente à l'orientation des journaux. Toute la presse publiant, d'extrait en extrait, tout le texte: Hugo n' est pas loin de cette limite fabuleuse.

Et c'est bien lui qui agit. Un signe en est qu'aucun extrait n'opère de coupe à l'intérieur d'une lettre -elles sont toutes reproduites in extenso, sur plusieurs numéros s'il le faut- et que la «Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour» n'est nulle part reproduite, quoiqu'elle ait été demandée par Mïrger pour son «Moniteur de la mode». Autre signe de l'intervention de l'auteur dans cette campagne: la nature des "chapeaux" qui précèdent ces extraits, sortes de "prière d'insérer" rédigés, directement ou indirectement par le "service de presse" de Hugo. Sous leur uniformité louangeuse, ils sont souvent particulièrement bien "ciblés": tel "...plus qu'un livre, l'écrivain tout entier..." répond par avance à une critique ancienne et qui sera répétée: Hugo n'est pas un homme -ni comme homme: c'est un monstre froid, ni comme écrivain: c'est une machine à écrire, ni comme penseur: il n'est pas humaniste.

Quant à la preuve, elle se trouve, par exemple car il n'est pas seul à s'en agacer, dans l'article de Veuillot (son premier article comme rédacteur en chef de l'Univers) consacré à une description fort ironique du lancement du «Rhin» ainsi conclue: "ce n'est pas un livre sérieux et de l'aveu de l'auteur ce n'est même pas un livre."

 

Telle est aussi, en un sens, l'appréciation de la critique dans son ensemble. Non qu'elle soit toujours hostile, mais parce que son objet est souvent plus l'auteur que le livre et que la coupe qui la structure le mieux s'applique elle aussi non au texte mais à l'individualité qui le produit. Hugophobes/hugolâtres: le «Charivari» divise ainsi la critique dans sa propre recension du « Rhin» et il n'a pas tort.

Hugophobes sont «Le National» où François Génin consacre trois articles au «Rhin», «L'Univers» où Veuillot fustige, «La Phalange» où s'exprime l'allemand de service, un certain Veneday, la «French Quarterly Rewiew» dont l'anonymat du critique de Hugo nous est demeuré impénétrable -ce qui est dommage car c'est la plus intelligente intervention, les «Débats» où Cuvillier-Fleury n'examine que la «Conclusion», «Le Constitutionnel» dont les 6 articles consacrés au «Rhin» en deux mois ne parviennent à aucun propos substantiel, le «Courrier français», plus réticent qu'hostile. Pour l'essentiel, la pertinence de ces prises de position leur est extérieure: leur contenu importe moins que leur situation. Tous ces journaux sont en effet des journaux politiques et le point commun aux critiques formulées se trouve dans leur nature institutionnelle. Avec Génin, c'est l'Université qui parle et qui reproche à Hugo son défaut d'érudition. Avec Veuillot, c'est l'Eglise et elle en a après le sacerdoce revendiqué par Hugo pour les penseurs et les artistes. Cuvillier-Fleury intervient au nom du "château": en substance au nom d'une politique "réaliste" qui s'oppose inévitablement à cette sorte d'empire franco-allemand de part et d'autre du Rhin qu'esquisse Hugo et qui ne devait se réaliser, dernièrement, que beaucoup trop tard pour être historiquement efficace.

Pour le reste, on s'en prend à la forme: minceur du contenu (qu'on critique pourtant par ailleurs), vulgarité d'une rhétorique antithétique et gnagna-gnagna; au total, c'est un "ogre" qui écrit -la formule est de la «Foreing Quarterly»- et ce reproche s'appuie évidemment sur le passage de la boucherie de Francfort (Lettre XXIV, p. 225). Bref, tout le monde renvoie d'une manière ou d'une autre Hugo à l'Académie dont il n'aurait jamais dû sortir: qu'il redevienne poète, puisqu'ausi bien il ne saurait être autre chose. Ce qui lui est refusé, c'est le droit de penser, surtout en matière politique. Pourtant tous disent leur accord -comment l'éviter?- sur la revendication de la rive gauche du Rhin; mais tous lui reprochent, alternativement ou simultanément, son pacifisme ou son bellicisme. Il est naïf et/ou irréaliste.

Dans ces conditions, il n'est pas étonnant de voir que l'accueil du livre du côté des hugophiles -Meurice, Pelletan, Hippolyte Lucas, Girod des Sablés[?], Karr- est exactement antithétique. Les articles, moins nombreux et moins longs mais, au total, plus diffusés parce qu'ils prennent place dans des journaux moins marqués politiquement et plus diffusés («La Presse», «Le Siècle» en particulier) privilègient le côté littéraire, poétique et pittoresque de l'ouvrage. Ecrits par des hommes souvent plus jeunes et
dépourvus d'autorité institutionnelle, ils ont le ton de l'appréciation personnelle, de l'impression subjective, sans que, d'ailleurs leur qualité intrinsèque soit toujours supérieure.

 

Reste enfin à dire quelques mots d'une circonstance par elle-même anecdotique. Exemplaire de l'effort de disqualification du livre, est la querelle du «National» qui finit par déborder sur d'autres journaux -le «Charivari» par exemple- et par occulter non le texte de Hugo, mais la lecture de la critque. Génin s'en était pris à la fausse érudition de Hugo: Charlemagne n'a pas été canonisé, l'étymologie du nom du Rhin est fausse, le nom d'Asculum entre dans l'hexamètre et n'est donc pas celui que Horace
désigne par le "quod versu dicere non est", cité dans la lettre XX, p.140. Génin en proposait un autre. A quoi répondit un certain Henry Descamps: le nom de la ville indiqué par Génin n'avait jamais existé. Controverse.

L'épisode serait peu intéressant s'il ne permettait de trancher la question du statut, littéraire et moral, des emprunts faits par Hugo à sa documentation. Car ce Descamps, celui-là même qui donna refuge à Hugo pendant le coup d'Etat, livre les sources de Hugo, cite Schreiber. Peut-être a-t-il été informé par Hugo lui-même. C'est du moins ce que comprend Génin, qui le dit, et répond comme si c'était le cas. Et Génin, qui s'était fait une sorte de spécialité de la dénonciation du pillage littéraire, ne reproche aucunement à Hugo son emploi de Schreiber comme abusif, mais comme mal fondé. Que Hugo recopie son guide ne le gène pas, mais bien qu'il s'en serve en dehors de sa compétence :pour interprèter les vers d'Horace ou connaître l'étymologie des noms. L'attitude de la « Foreing Quarterly » est analogue: le critique a vu le pillage, il le signale, et n'y dénonce nullement une malhonnèteté -la pratique est de rigueur dans le genre et Heine s'y livre aussi dans les «Reisebilder-» mais y trouve le signe d'une incompétence.

Ce qui n'empèche pas Cuvillier-Fleury -qui n'est pas un esprit léger- de conclure, lui, en faveur du sérieux de l'érudition hugolienne, sinon de sa perfection absolue. Ainsi fait aussi, en 1845, Lerminier, qui connait l'Allemagne et regrette que ses travaux n'aient pas été employés par Hugo mais sans récuser pour autant la valeur de l'ouvrage dans la perspective qui est la sienne.

Si donc il y a bien, dans l'écriture du «Rhin» un danger auquel s'expose Hugo et une sorte de pulsion suicidaire, ils ne sont peut-être pas exactement là où M. J. Gaudon les a mis (cf. "La borne Aristote" dans «Hugo le fabuleux») c'est-à-dire dans l'indiscret recopiage de paragraphes entiers d'un guide touristique que tout le monde connaissait, risquait de reconnaître -et a effectivement reconnu d'autant plus facilement que le défenseur de Hugo dans la querelle du «National» le cite-, mais ailleurs. Où? Dans la position politique adoptée par Hugo, évidemment, mais aussi dans un autre point faible que le rédacteur de la «Foreing Quarterly» est le seul à repérer. Remarquant quelque insistance excessive dans la contemplation des jeunes filles de la lettre XX, ce commentateur relève chez l'auteur "un tempérament un peu chaud".

Et, de fait, de même qu'elle a commencé, en réalité, dès l'entrée à l'Académie, la réception du «Rhin» ne s'achève que dans les échos donnés au "flagrant délit".


 
Guy Rosa

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