Présents : Stéphane Arthur, Patrice Boivin, Pierre
Georgel, Jean-Marc Hovasse, Hiroko Kazumori, Bernard Leuilliot,
Claude Millet, Christine Moulin, Yvette Parent, Martine Pitault,
Guy Rosa, Jeanne Stranart, Judith Wulf
• Claude Millet rappelle que Le Roi s’amuse est bientôt joué au théâtre de l’Aquarium, dans la mise en scène de François Rancillac, qui interviendra lors de la séance du groupe Hugo du 27 novembre.
•Guy Rosa évoque son souvenir dela présence au Groupe Hugo de Gérard Berliner, récemment décédé : il n’intervenait guère mais écoutait très attentivement et une ou deux fois, au déjeuner, accepta de chanter des vers de Hugo. Quoique a capella et dans un cadre peu approprié, c’était assez beau. Jean-Marc Hovasse acquiesce ; il se souvient en particulier de l’interprétation er du poème de jeunesse « Adieu, beaux jours de mon enfance... »
•Gardant la parole, Guy Rosa dit son plaisir et son émotion d’avoir vu, ces derniers jours dans la rue, le peuple marchant derrière la Justice blessée et les grandes bannières du Théâtre du Soleil. Les textes étaient bien trouvés : à côté de Shakespeare, du « C’est bientôt fini, cette nuit du Fouquet’s », digne de Gavroche, et de « Lorsque l’ordre est injuste, tout désordre est un commencement de justice », une phrase extraite non pas, comme attendu, de Napoléon le Petit ou d’Histoire d’un crime mais, tout simplement, de la préface de Ruy Blas : « Triste spectacle public. On ne songe plus qu’à soi. On prend tout, on veut tout, on pille tout. On ne vit plus que par l’ambition et la cupidité.» Cela était beau et avait du souffle, quelque chose de grand. Mais comment se fait-il que le Théâtre du Soleil ait été seul, alors qu’il y a en France tant d’artistes, de graphistes, d’écrivains, à mettre son savoir-faire et son art au service du mouvement populaire ? Hugo, lui, intervenait lorsqu’il se passait quelque chose à quoi son nom et ses mots pouvaient être utiles. Nos artistes sont-ils vraiment résignés à ne fournir que des distractions ?
Pierre Georgel souligne qu’une telle conduite ne date pas, chez Hugo, de l’exil. Aux premières années de la monarchie de Juillet, l’attaque de la censure, à propos du Roi s’amuse, s’assortit d’un abandon de sa pension qui réédite le refus des compensations offertes par le pouvoir lors de l’interdiction de Marion de Lorme. Même ceux comme Hugo ou Vigny qui ont adhéré au nouveau régime sont partagés sur la suite à donner. Pour Vigny, c’est la commotion du de l’archevêché qui est décisive, pour Hugo peut-être l’insurrection manquée de 1832 ; en tout cas la signature qu’il donne à la déclaration des écrivains contre l’état de siège, publiée par le National, me semble être sa première participation à un geste collectif.
Pierre Georgel ajoute que l’initiative du Théâtre du Soleil apparaît comme la suite directe du spectacle de Mnouchkine adapté de Jules Verne, Les Naufragés du Fol-Espoir.
•Se faisant l’écho d’une question de Sarga Moussa, Claude Millet demande qui connaît une bonne édition traduite en anglais des Orientales. Bernard Leuilliot s’interroge : comment peut-on traduire en anglais le titre Les Orientales ? Il faudrait voir sur le catalogue de la British, mais à quel titre chercher ? Jean-Marc Hovasse estime qu’il ne doit pas y avoir beaucoup d’éditions anglo-saxonnes. Claude Millet conclut qu’il faudrait contacter Tony James ou Sheila Gaudon.
•Sortant du cadre des informations, Guy Rosa entreprend de communiquer une idée. Une proposition plus exactement puisqu’il ne s’agit que d’étendre la portée d’une idée de Nicole Savy. Dans son article sur Cosette pour le dictionnaire Hugo, elle observe que ce personnage est composite : son nom « désigne en réalité deux personnages : l’enfant misérable et la jeune femme épanouie dans son conte de fées, deux Cosettes séparées par une ellipse narrative — « Plusieurs années s’écoulèrent ainsi ; Cosette grandissait. » (II, 8, 9) — et par une complète métamorphose. Le misérable laideron de Montfermeil devient une jeune femme éblouissante de grâce. » Mais Nicole Savy poursuit en s’efforçant de montrer qu’il s’agit là d’une exception : « Les autres personnages se voient impartir un âge unique : même si on les a entrevus tout petits, Gavroche est un garçon, sa sœur Éponine une jeune fille ; Fantine est une jeune femme, Mabeuf ou Gillenormand des vieillards. Pour chacun de ces personnages, l’âge donné par Hugo est consubstantiel au caractère, au comportement et aux fonctions romanesques. Bien entendu l’unité du récit exige la conservation dans la durée d’un minimum de personnages principaux. Mais Jean Valjean, encore plus présent que Cosette de la première à la dernière ligne du roman, reste le même homme dont la force absorbe le vieillissement progressif ; il ne subit pas la schize imposée à Cosette. » Et celle-ci s’explique : « Si Cosette peut être double, c’est qu’elle n’agit pas. Sa continuité est l’obéissance. »
Il y a là une erreur : Gavroche, il est vrai, n’est qu’entrevu lorsqu’il apparaît, dès la seconde partie, comme « le petit qui criait au tome III » ; mais Eponine petite a, toutes proportions gardées, une place équivalent à celle de Cosette enfant. Le destin des deux personnages est d’ailleurs parfaitement symétrique : Eponine devient ce que Cosette a été –et réciproquement. Quant à la « schize » en Jean Valjean, elle est explicitement formulée à plusieurs reprises, par exemple : « Jean Valjean avait cela de particulier qu’il portait deux besaces ; dans l’une il avait les pensées d’un saint, dans l’autre les redoutables talents d’un forçat. » Ou encore cet étrange développement, dans l’épisode de Petit-Gervais, où Jean Valjean assiste, dans le miroir de sa conscience, à l’effacement de son reflet remplacé par l’image de l’évêque : « Il vit véritablement ce Jean Valjean, cette face sinistre, devant lui… Il se contempla donc, pour ainsi dire, face à face, et en même temps, à travers cette hallucination, il voyait dans une profondeur mystérieuse une sorte de lumière qu’il prit d’abord pour un flambeau… En regardant avec plus d’attention cette lumière qui apparaissait à sa conscience, il reconnut qu’elle avait la forme humaine, et que ce flambeau était l’évêque. Sa conscience considéra ces deux hommes ainsi placés devant elle…. à mesure que sa rêverie se prolongeait, l’évêque grandissait et resplendissait à ses yeux, Jean Valjean s’amoindrissait et s’effaçait. A un certain moment il ne fut qu’une ombre. Tout à coup il disparut. »
Or, une fois redressée, cette erreur, explicable par les besoins de la cause, met sur le chemin du vrai, à savoir que le mode de constitution du personnage de Cosette, par télescopage forcé de deux figures sinon tout à fait contradictoires du moins incompatibles, vaut pour tous les personnages. Ceux du roman, mais plus généralement tous ceux de la fiction hugolienne. Tous sont doubles et souvent de plusieurs manières. Jean Valjean est à la fois, dès le début et jusqu’à la fin, un « homme très dangereux » – une haine (« et il le [Marius] regarda avec une indescriptible haine ») servie par des dons physiques (force, adresse au tir) éclatants – et un homme très bienfaisant, une bonté totale revêtue d’insignifiance. Gillenormand est un grand bourgeois égoïste et un grand-père éperdu ; Gavroche un futur Montparnasse et une ex-Cosette pas adoptive ; Javert un « saint Michel monstrueux » (à la fois l’archange et le démon-dragon que l’archange trucide) ; Montparnasse un « mirliflore du sépulcre » ; Mme Thénardier une jeune fille aux « cheveux romanesquement pleureurs » devenue « grosse femme méchante ayant savouré des romans bêtes » ; Mabeuf un mouton enragé ; Myriel, ex-libertin devenu prélat anachorète, etc…
Il en va de même des autres romans, de Bug Jargal, esclave et roi, à Quatrevingt-Treize, dont les personnages sont marqués par leur « double appartenance », en passant par Claude Gueux, criminel justicier, Frollo, prêtre lubrique, Esmeralda, égyptienne de Reims, Quasimodo, preux déglingué, sans parler bien sûr de L’Homme qui rit qui pousse le procédé jusqu’à sa surexposition.
C’est plus évident encore au théâtre dont les personnages sont faits d’une identité intérieure personnelle (position parentale, amour ou, pour Glapieu par exemple, disposition morale) contradictoire à leur identité sociale. Souvent, comme Eponine et Cosette, la contradiction se redouble dans son inverse symétrique : bassesse vautrée de sa Majesté François Ier, gravité de la pureté d’âme du bouffon ironique et railleur ; mais aussi asservissement au plaisir de la candide Blanche et rectitude de la pouffiasse, honnêteté commerciale scrupuleuse du tueur Saltabadil et vilénie du charmant poète Clément Marot.
Cette duplicité des personnages de Hugo n’a pas été ignorée et les travaux sur la fiction hugolienne l’ont observée dans tel ou tel de ses aspects (pour le théâtre, les deux espaces, A et B, dans la lecture d’Annie Ubersfeld ou l’ « emploi des rôles » préformés dans celle de Florence Naugrette). Mais il ne me semble pas qu’on l’ait envisagée dans son universalité chez Hugo et comme mode de construction spécifiquement littéraire. Car il est trop tentant de la rabattre sur une réalité psycho-anthropologique : la fracture du moi et sa dualité qui nourrit, de Docteur Jekill et mister Hyde à Il y a deux filles en moi en passant par Musset, le vaste « thème du double ». Plus intéressant sans doute – dans une thèse, par exemple, qui ne reste qu’à écrire – serait de s’en tenir aux formes de réalisation et aux effets du phénomène. Il ne va pas de soi. Dans une tradition littéraire exigeant des personnages cohérents, formant une unité, et fidèles à eux-mêmes (sibi constet) de bout en bout, Victor Hugo fabrique deux personnages et les joint ensemble, comme de force, en un seul. Peut-être est-ce cela qui donne à ses personnages leur allure singulière (ils ne ressemblent à personne et ont cependant une forte présence) et qui permet de les charger de valeur allégorique ou symbolique, mais pas de manière simple puisque ce sont des symboles contradictoires contaminés (et que, par exemple, l’idée même d’une conscience toujours apte à distinguer le bien du mal et à offrir son choix à une volonté libre s’en trouve, dans Les Misérables, sérieusement affectée).
D’où l’idée est-elle venue à Hugo de construire ainsi ses personnages ? Peut-être de sa propre expérience : père vieux soldat, mère vendéenne… Mais il est amusant de constater qu’il la réalise sur lui-même dans l’opposition chronologique du Victor Hugo avant l’exil/pendant l’exil, dont l’aboutissement est le meilleur de ses personnages : Hugo tel qu’en lui-même, celui d’après l’exil.
Claude Millet se réjouit d’avoir là de quoi nourrir l’article « personnage » qu’elle doit faire pour le dictionnaire.
Bernard Leuilliot constate, avec le plein accord de Guy Rosa, que ce qu’il propose explique le caractère irreprésentable de Jean Valjean et qu’il n’y en ait pas de bon à la scène ou à l’écran: il manque toujours quelque chose aux Jean Valjean que l’on a représentés. Tantôt « gros bras » incarné par Depardieu ou Lino Ventura, tantôt le personnage plus fluet de la version de Marcel Bluwal ou celui, entièrement absorbé dans une intense vie intérieure, de Liam Neeson.
Claude Millet renvoie également aux analyses par Florence Naugrette du personnage de don Ruy Gomez à partir de deux emplois, le barbon et le père noble.
Pierre Georgel loue Guy Rosa de mettre à (au ?) jour une structure fondamentale : un des aspects de Jean Valjean, c’est la catastrophe (au sens propre : rupture violente) remplaçant l’évolution et dont saint Paul est une des figures fondamentales. La conversion, le chemin de Damas, qui crée un nouvel homme ne vaut pas que pour Jean Valjean : Mabeuf en relève, Javert aussi peut-être, Gwynplaine sûrement.
Claude Millet remarque qu’effectivement Hugo n’adopte pas le modèle dominant du roman au XIXe siècle, envers lequel sa pratique vaut révolution plutôt qu’évolution.
Claude MILLET remercie Hiroko Kazumori de sa communication, dont elle souligne la densité, la clarté et la richesse. Cela promet une très belle thèse. Juste une remarque : ce que vous décrivez à partir de la question de la ruine fait immédiatement penser à deux choses chez Hugo. Tout d’abord, le nuage, et les faits météorologiques en général, formes tirant vers l'informe et formes dynamiques.
Pierre GEORGEL : Formes plus instables qu’informes.
Claude MILLET : Formation instable, structuration ou dissipation en cours de la forme. Il y a dans le nuage un modèle très proche de ce que vous décrivez. En outre, quand Hugo décrit la construction par le temps, il réfléchit à sa propre construction par le temps, par une métaphorisation : travail alluvionnaire, d’entassement, de rupture et de discontinuité. Il y a une image à convoquer : celle du temple, à la fin de la Nouvelle Série de La légende des siècles. C’est le résultat d’une construction de pierres non cimentées, construction faite pour maintenir en elle-même le principe de l’amoncellement, de l’entassement, par le maintien de l’air entre des masses solides : il faudrait aller regarder là.
Claude MILLET : Vous ne dîtes rien de l’article de Poulet sur Hugo dans Le Temps humain ni de celui de Jean-Pierre Richard sur le chaos dans l'oeuvre hugolien, dans ses Études sur le romantisme.
Bernard LEUILLIOT : Et il y a Butor aussi.
Claude MILLET : Ce n’est pas un reproche, mais une demande : que pensez-vous que votre travail ajoute à celui de Poulet par exemple ? J’ai l’impression que vous travaillez plus les figures de l’amoncellement et de l’entassement que Poulet.
Hiroko KAZUMORI : Oui. Je me concentre sur l’image des ruines, alors que Poulet parle plutôt du chaos et de l’agglomération.
Claude MILLET : Poulet est un immense critique, donc il faut se situer par rapport à un texte fondateur comme le sien.
Claude MILLET : Il y a une autre image à creuser : le tourbillon. L’histoire comme tourbillon, dissipation du temps.
Pierre GEORGEL : Tourbillon orienté ?
Claude MILLET : Très désorienté, contrairement à la spirale inspirée de Vico. Avec le tourbillon, on est dans la pulvérisation totale. C’est une image encore plus labile que celle des ruines, qui laisse des pierres et de la solidité.
Pierre GEORGEL : Je suggère à Hiroko de regarder les dessins, dans lesquels les processus de structuration/destructuration sont directement en action et de s'intéresser à la question générale de la relève de l’Histoire par le paysage dans la peinture romantique : il y a promotion du paysage par rapport à la peinture de l’Histoire, modèle dominant alors. Or la ruine est ce par quoi la chose de l’Histoire retourne au paysage. Ceci est théorisé par Constable dans Old Sarum (site antique de Salesbury) : voir les travaux de Pierre Watt. La nature est un immense réservoir d’énergie et d’inertie. Cette dichotomie entre temps et durée, Histoire et nature a été pensée par l’art romantique et incarnée dans la relève de la peinture d’Histoire par le paysage.
Guy ROSA : Vous avez des qualités certaines. L’une, c’est de mettre ensemble des choses apparemment éloignées : de ne pas prendre l’objet "ruine" de manière étroite et de montrer la proximité, voire l’identité entre des objets hugoliens d'ordinaire étudiés séparément: la tour de Babel, le Léviathan, la vision accablée de Jean Valjean au bagne, la barricade Saint-Antoine... En outre, vous savez remarquer des énoncés étranges, qu’on passe sous silence d’habitude, ou qu’on ne remarque même pas, précisément parce qu’ils déroutent profondément. Ainsi, « Dieu bâtit le temps », ou ce très surprenant « Le temps est un morceau de leur masse ». Autre mérite : vous allez dans le sens de la perspective développée par Claude Millet dans sa communication magistrale sur « bloc événement », selon laquelle la pensée de Hugo est faite toute entière de contradictions. Ici, vous montrez comment Hugo conçoit tout à la fois un univers livré, sous l’effet du temps, à l’entropie et à la néguentropie. Peut-être est-ce la vocation même et l’utilité de la littérature que de s’exposer à la contradiction, que la philosophie s’efforce de résoudre ou de dépasser et que l’idéologie se contente de camoufler.
Claude MILLET : De fait, Victor Hugo a la capacité, plus que d’autres, de dire à la fois et avec la même force une chose et son contraire.
Bernard LEUILLIOT : Il l’a dit : « je suis un oui qui dit non ».
Claude MILLET : C’est une pensée essayiste, qui cherche.
Bernard LEUILLIOT : On a dit à propos de Rimbaud, « La contradiction précède la diction », jusqu’à ce que la lave ne communique plus avec le cratère.
Claude MILLET : Le temps est toujours en passe de s’annuler, de se transformer en non-temps. Dans l’expression « la masse du temps », il y a une pétrification, qui est l’envers du temps. Les discussions au groupe Hugo reflètent très bien ce creusement par Hugo des contradictions et des oppositions.
Guy ROSA : Vous entrez très bien dans la considération de ces objets qui sont à la fois des concepts et de l’imaginaire. L’image renvoie à autre chose, alors que Poulet et Jean-Pierre Richard tirent du côté de l’imaginaire.
Pierre GEORGEL : C’est la pensée sensible de l’artiste (ce qui est familier pour les arts qui n’ont pas un langage articulé).
Claude MILLET : Ce n’est évidemment pas propre à Hugo, mais à beaucoup d’œuvres fortes.
Pierre GEORGEL : Est-ce que ce n’est pas une définition de la poésie ?
Bernard LEUILLIOT : Oui !
Guy ROSA : Vous avez peut-être négligé le fait que l’alluvion et l’érosion font couple : la contradiction, ici, est toute faite par la réalité elle-même. Que les Pyrénées donnent lieu à érosion et alluvion n’a rien de surprenant ; ce qui l’est, ce que elles ne soient ni bloc naturel ni construction humaine, mais « bloc maçonné ».
Claude MILLET : Peut-être faut-il expliquer à Hiroko que l’on parle très communément en France du mur des Pyrénées, car, contrairement aux Alpes, il y a entre la plaine et le surgissement des Pyrénées un vrai effet de mur. Victor Hugo travaille sur une perception sensible et sur une locution.
Guy ROSA : L’idée du « menhir maçonné » est une drôle d’idée.
Pierre GEORGEL : Où ?
Claude MILLET : C’est dans Dieu.
Pierre GEORGEL : L’alluvion, Guy, résulte d’un apport, mais pas toujours d’une érosion. L’érosion consiste à enlever ; dans le cas du déluge il n’y a qu’un apport, donc Georges Poulet a raison.
Bernard LEUILLIOT : Je suis sensible à l’importance chez Hugo du mot sur lequel on a tendance à passer, comme "formation", mot de Victor Hugo, voir « Loi de formation du progrès », mais qui vient du vocabulaire scientifique et qui est datable. Il en va pour ce mot comme pour « immanence ». Plutôt qu’un dictionnaire sur Hugo, c’est un lexique de Hugo qu’il faudrait faire, avec des mots comme « formation ».
Pierre GEORGEL : Il y a création de la forme.
Claude MILLET : Ce n’est pas un mot indifféremment employé. Patrick Besnier a fait un Abécédaire de Victor Hugo et Jean Maurel un Vocabulaire de Victor Hugo, tous deux passionnants quoique fort différents d'inspiration.
Bernard LEUILLIOT : Au début de « Les ruines de Montfort L’Amaury », il y a « Je vous aime, ô débris ». Quel est le lien entre ruine et débris ? Il y a un poème de Victor Hugo jeune où l’on voit Paris en ruines.
Claude MILLET et Pierre GEORGEL : C’est « A l’Arc de Triomphe ».
Bernard LEUILLIOT : Ce poème sur les ruines de Paris est comme de la science-fiction, comme si un lion était dans les murs de la très grande Bibliothèque au milieu d’une forêt vierge.
Pierre GEORGEL : C’est exactement Old Sarum de Constable.
Bernard LEUILLIOT : Je ne suis pas convaincu par votre exploitation de « Pleine mer » et « Plein ciel ».
Claude MILLET : Si, une épave, c’est une ruine marine.
Pierre GEORGEL : Il y a une fable centrale pour votre propos, c’est l’aventure de la Durande, allégorie de l’Histoire et du progrès en marche, mais aussi du chaos.
Guy ROSA : Le terme « bâtiment » est intéressant, à la fois bateau et monument.
Claude MILLET : Connaissez-vous le livre de David Charles sur La Pensée technique dans l'œuvre de Victor Hugo ?
Hiroko KAZUMORI : Oui.
Bernard LEUILLIOT : En ce qui concerne l’image de la barricade, qui est la ruine par excellence, il y a aussi un article de David Charles dans le colloque sur les barricades. Or la barricade est l’image centrale pour illustrer la loi de formation du progrès pour Hugo.
Claude MILLET : Ces modèles de l’amoncellement, de l’alluvion sont des modèles lents de construction de l’Histoire. Je vous renvoie à l'ouvrage collectif coordonné par Paule Petitier sur Les rythmes de l’Histoire, où vous trouverez encore un texte de David Charles. Les rythmes de l’Histoire chez Victor Hugo sont une question très intéressante.
Hiroko KAZUMORI : Je vais lire ce livre.
Claude MILLET : David Charles parle aussi de « À l’Arc de Triomphe » dans Hugo et la guerre. Par ailleurs, dans l’image de la goutte, ce qui est frappant, c’est que les autres images (entassement, alluvion) renvoient à une conception immanentiste de l’histoire humaine. Avec la goutte de Dieu qui vient former le cirque de Gavarnie, il y a un modèle géologique, dans lequel est prise l’intervention divine, en une sorte de rencontre figurale de la transcendance et de l'immanence.
Pierre GEORGEL : Est-ce que l’opposition temps/durée ne recouvre pas une opposition temps historiques/temps géologiques (à lenteur infinie) ?
Guy ROSA : Je ne crois pas. Ce qui est intéressant, c’est que Hugo les assimile.
Claude MILLET : Oui.
Guy ROSA : À vue de pays, c’est la même temporalité.
Pierre GEORGEL : Non, il y a une accélération avec le temps de l’action.
Claude MILLET : Le modèle géologique est un des modèles privilégiés par Hugo pour rendre compte de l’Histoire – un seulement.
Guy ROSA : L’alluvion est un modèle géologique employé souvent par Hugo pour évoquer la construction de la civilisation. Les métaphores n’arrêtent pas de passer d’un modèle à l’autre.
Claude MILLET : Mais dans le modèle de la construction type Notre-Dame de Paris, il y a une collaboration agissante.
Guy ROSA : Du temps architecte et du peuple maçon.
Claude MILLET : Dans ce modèle-là, il y a encore des noms propres. L’amoncellement laisse place à des noms de maçons. Avec des formes plus naturalistes, le processus historique devient un processus beaucoup plus anonyme, comme une formation purement objective, pas entachée d’intentionnalité : cela pose le problème de l’intention, de la volonté.
Christine MOULIN : Peut-on le dire de la façon dont Victor Hugo parle de sa propre création ? Il y a le modèle du fragment, du tas de pierre.
Guy ROSA : Il y a une différence entre l’architecture, promise à la destruction, et la littérature, qui n’est pas promise à la destruction.
Claude MILLET : Mais les proses philosophiques sont des ruines, des reliquats et l’épopée du vers vient écrouler La Légende des siècles au milieu de la Nouvelle Série.
Ne pourrait-on pas dire que l’originalité de Victor Hugo dans la pensée de la ruine au tournant du XVIIIe et du XIXe siècles serait de penser la ruine en sortant de la pensée de la dégradation de l’Histoire, en sortant de cette topique de la vanité, pour rentrer dans une conception dynamique de la ruine ?
Judith WULF : C’est un topos romantique, une topique que l’on trouve chez Chateaubriand ou Musset, dans La Confession d’un enfant du siècle.
Pierre GEORGEL : « Rien ne ressemble plus à une œuvre d’art qu’une ébauche », vingt-cinquième lettre du Rhin.
Judith WULF : L’idée que l’on prend les fragments pour les réutiliser dans le processus de création découle de cette conception de la création historique. Elle n’est pas propre à Hugo. Dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, il y a une conception ambivalente de la ruine, lorsque Chateaubriand passe de la partie grecque à la partie médiévale. Le tombeau n’est plus vécu sur le mode dépréciatif, comme il l'est en Grèce.
Guy ROSA : C’est dans le passage sur l’évolution de l’architecture où Chateaubriand développe l’idée qu’il y a de l’égyptien dans l’art roman. Mais il s’agit là d’influence artistique, nullement d’une reviviscence des ruines. Tout l’Itinéraire, au contraire, n’associe les ruines qu’à la destruction, au néant, à la vanité des empires. C’est le plus éclatant dans le parcours à cheval des ruines – si l’on peut dire car il n’en reste rien – de Sparte, grande cité réduite à une désolante tabula rasa, au sens propre.
Judith WULF : Il y a une déclinaison de la conception de la ruine qui n’est plus vécue sur un mode dysphorique.
Claude MILLET : Et il y a, dans Génie du christianisme, l’idée qu'à travers les fragments des ruines on voit mieux l’avenir.
Bernard LEUILLIOT : Valéry disait « Ôtez-moi tout, que je voie ! ».
Claude MILLET : Et Elsa « Les ruines à midi ne sont que des décombres »
Bernard LEUILLIOT : Je rappelle par ailleurs que l’agence Cook organisait des visites des ruines de la Commune, spectacle pittoresque.
Pierre GEORGEL : La ruine pittoresque sous sa forme accidentée.
Bernard LEUILLIOT : Il a été question récemment de reconstruire les Tuileries et un humoriste a dit « à condition de détruire le Sacré-Cœur !».
Claude MILLET : Hiroko, votre communication suscite toutes sortes de remarques... – ce qui est bon signe.
Hiroko KAZUMORI : Merci beaucoup pour ces conseils enrichissants.
Stéphane Arthur
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