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Séance du 20 mars 2010

Présents : Stéphane Arthur, Patrice Boivin, Jean-Claude Fizaine, Pierre Georgel, Delphine Gleizes, Nana Ishibashi, Caroline Julliot, Bernard Leuilliot,  Loïc Le Dauphin, Bernard Le Drezen, Claude Millet, Claire Montanari, Martine Pitault, Jean-Pierre Reynaud, Guy Rosa, Sylvie Vielledent et Choï Young


Informations

Instituts culturels français ou instituts Victor Hugo ? Guerre autour d’un nom

Claude Millet annonce que le Sénat a refusé, le 22 février, de donner le nom de Victor Hugo aux instituts culturels français à l’étranger. Bernard Le Drezen s’interroge sur les raisons pour lesquelles les sénateurs ont rejeté ce projet, proposé par Bernard Kouchner. Ce dernier voulait créer de vrais instituts français, regroupant des moyens aujourd’hui éclatés sous diverses tutelles - les centres culturels des ambassades, les centres français autonomes et les réseaux comme Alliance française se faisant parfois concurrence. Certains ambassadeurs, qui souhaitaient conserver leur pouvoir en matière d’action culturelle locale, ont protesté contre ce projet. Il aurait fallu, par ailleurs, une création massive de postes et des crédits importants pour qu’il puisse être viable.

Le nom de Victor Hugo a été repoussé pour des raisons très variées. Bernard Le Drezen explique que les premiers arguments étaient surtout d’ordre pratique. Certains sénateurs ont jugé que les étrangers comprendraient mieux l’intitulé « institut français » que la désignation « institut Victor Hugo ». Cet argument n’est pas, selon Bernard Le Drezen, une marque d’ « hugophobie ». Jean-Pierre Reynaud souligne cependant que Hugo n’est sans doute pas suffisamment consensuel. Bernard Le Drezen concède que les remarques « hugophobes » n’étaient pas totalement absentes des débats ; mais elles ne venaient pas d’où on l’attendait. Jean-Pierre Chevènement a insisté sur le fait que Hugo ne représentait pas toutes les facettes de la culture française – quel écrivain pourrait s’en targuer ? – et a utilisé une citation fausse à l’appui de sa démonstration. Selon lui, Juliette Drouet s’adressait à Hugo en disant : « mon petit grand homme », ce qui a poussé M. le Ministre à dire que « la France, c’est autre chose que cela »…

D’autres, pourtant connus pour aimer Hugo, se sont prononcés pour la désignation « institut français ». Robert Badinter a ainsi dit, en commission, qu’il penchait pour ce nom car il ne voulait pas promouvoir un écrivain au détriment d’un autre.

Bernard Leuilliot note que personne ne s’offusque, en Allemagne, de voir des instituts nommés « Goethe ». Il y a, selon lui, un refus d’accorder à Hugo un caractère représentatif de la culture française.

Bernard Le Drezen remarque que les communistes ont préféré « instituts français » et que, curieusement, les défenseurs les plus ardents de l’appellation « instituts Victor Hugo » appartenaient à la droite. Le président de la commission des affaires étrangères a trouvé des accents lyriques pour la soutenir. Un sénateur UMP, voulant étayer son argumentation, a souligné que, dans la Russie soviétique, Victor Hugo était considéré comme le porteur des valeurs universelles de l’Humanité.

Pierre Georgel remarque que, en choisissant le nom « instituts français », on refuse d’identifier la France à la culture ou à la littérature. Ce vieux pays de lettres semble abdiquer ce privilège, cette fonction. Hugo, par ailleurs, n’a jamais été admis par tous. Le face-à-face Hugo-Racine reste encore opérant dans beaucoup d’esprits.

Bernard Le Drezen ajoute que certains arguments, lors du débat, étaient sidérants. Plusieurs orateurs ont ainsi affirmé que le nom de « Victor Hugo » ferait élitiste !

Claude Millet analyse ce refus par un autre biais. Elle rappelle qu’il signale une spécificité française. Les Italiens ont Dante, les Anglais Shakespeare, les Portugais Camoens... soit de grands écrivains antérieurs au temps du débat d’opinions. Ils sont plus consensuels qu’un écrivain appartenant à une période de déplacement de la réalité politique vers le conflit d’opinions. Bernard Leuilliot ajoute que Goethe, lui aussi, est consensuel en Allemagne. Victor Hugo disait de lui qu'il était un écrivain de la « Sainte Alliance ». Selon Pierre Georgel, seul Montaigne pourrait jouer ce rôle en France. Patrice Boivin souligne que l’expression « L’Italie a Dante » se trouve dans un carnet de Hugo qui conclut : « Et la France ? »…

Claude Millet raconte qu’elle a regardé sur le site de l'Académie française en particulier les discours sur la francophonie et la défense de la culture française dans le monde d’Hélène Carrère-D’Encausse. Pour cette dernière, l’histoire littéraire saute de Voltaire à Proust. Tout son propos est celui de Rivarol. Elle met l’accent sur la célèbre clarté française et ne réintègre Hugo que manifestement contrainte et forcée. Il y a encore, chez beaucoup, une non-appropriation de la littérature romantique. Guy Rosa conclut la conversation en déclarant que cette discussion au Sénat prouve au moins que Hugo ne fait toujours pas l’unanimité et échappe encore aux mous consensus.

 

Expositions

L’exposition du Musée d’Orsay, Crime et Châtiment, dont le commissariat est de Jean Clair et l’inspirateur R. Badinter, laisse une part importante à l’œuvre de Victor Hugo. On y trouve, par exemple, beaucoup de ses dessins de « la sorcière », un croquis d’une foule venant assister à une exécution, le célèbre « Justitia », ainsi que quelques livres prêtés par la Maison de Victor Hugo, Le Dernier jour d’un condamné, les Châtiments en particulier. Pierre Georgel signale, et regrette, que l’un des dessins de Hugo exposé, et prêté par le Metropolitan, soit à coup sûr un faux.

 

Claude Millet l’ouverture très prochaine d’une exposition consacrée aux Orientales à la Maison Victor Hugo.  Elle dure jusqu’au 4 juillet.

 

Publications

Bernard Le Drezen annonce que les Actes et Paroles vont paraître dans la série du Monde, « Les Livres qui ont changé le monde ». Il ne s’agit certainement que d’extraits. Bernard Le Drezen rappelle au passage la qualité des notes de Franck Laurent dans son anthologie des  écrits politiques de Hugo, parue au Livre de poche.

 

Florence Colombani vient de faire paraître, chez Grasset, une biographie de Léopoldine Hugo intitulée Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps – Léopoldine Hugo et son père.

 

Sylvie Aprile et Jean-Claude Caron ont publié une édition d’Histoire d’un crime ; elle est préfacée et postfacée mais non commentée ni annotée.

 

Guy Rosa signale les initiatives du site Gallica en faveur de Hugo ; elle semblent annoncer l’ambition de constituer une sorte de bibliothèque hugolienne. On y trouve telle dissertation sur la philosophie de Victor Hugo parue après sa mort, parfaitement inconnue et  et pas sotte du tout, le manuscrit d’Hernani, quelques grands dessins, de très nombreuses éditions. Une bonne proportion en est donnée maintenant en mode texte, la BNF ayant enfin compris qu’elle s’était fourvoyée en se cantonnant au mode image. Claude Millet ajoute que si l’on tape « archives.org », on tombe sur un site commun à de nombreuses bibliothèques universitaires des États-Unis qui recense les livres des bibliothèques américaines. L’édition de L’Imprimerie Nationale s’y trouve en texte et en images.

 

Colloque 

Caroline Julliot annonce la tenue d’un colloque organisé par Marie Perrin et Pierre-Jean Dufief les 9 et 10 avril à Nanterre : « Penser et écrire la violence politique au XIXème siècle ». Trois interventions porteront sur Victor Hugo dès le vendredi matin.


Communication de Patrice Boivin : La religion des tables (voir texte joint)


Discussion

Inscrire « les tables » dans leur contexte

CLAUDE MILLET : Il me semble que vous créditez un peu trop le verbatim. Vous vous interrogez très peu sur ce que c’est que la « religion nouvelle », dont on ne sait au fond pas très bien ce que c’est en vous écoutant. Vous parlez souvent, par ailleurs, de Hugo, alors que « les tables » sont une pratique collective : ce n’est pas seulement Hugo qui est engagé, mais toutes les personnes autour de la table. Enfin, on ne comprend pas suffisamment le rapport entre la sociabilité des tables et celle des proscrits. Pourquoi Hugo – vous dites qu’il fonde une religion – n’évangélise-t-il pas les proscrits ? Hugo n’est pas le fondateur d’une secte comme Joseph Smith et les Mormons…

Certains de vos propos pourraient, par ailleurs, laisser croire que Hugo a tout inventé… or le discours des tables ne sort pas du néant. La question de l’échelle des êtres est remobilisée à la fin du XVIIIème siècle avec Bonnet, celle de la métempsycose à la fin de la Restauration par le biais de l’intérêt que l’on porte à l’hindouisme et au brahamisme. La constitution de l’animal en âme souffrante est d’abord présente chez Schopenhauer. Il faut donc voir les tables comme la mobilisation de discours antérieurs à l’intérieur d’une pratique sociale. Les perspectives sont à inverser. Vous dites qu’un des spirites a écrit ses mémoires. Il serait intéressant de s’y intéresser : que disent les spirites à propos de Hugo ? Comment perçoivent-ils ses activités ? Vous dites également qu’une des grandes préoccupations de Hugo est Dieu… C’est juste, mais il se préoccupe également de politique, de « question sociale », d’histoire et de progrès. Que devient tout cela dans les tables ?

Il faudrait que vous colliez moins aux textes, à l’histoire de Hugo et à celle des tables pour pouvoir dégager des interrogations plus novatrices.

Vous avez dit que Hugo se vantait d’être le premier à parler de l’âme des animaux et des choses. Je trouve cela très étonnant…

JEAN-PIERRE REYNAUD : Victor Hugo dit qu’il est le premier à le faire « dans [son] siècle ».

CLAUDE MILLET : Je trouve très étonnant qu’il dise reconnaître une âme aux objets… Cela introduirait une modification considérable dans les théories de l’échelle des êtres et de la métempsycose. Les objets, en effet, à prendre le mot dans son sens propre, résultent de l’industrie humaine. Comment Hugo peut-il croire à leur âme alors que, d’après sa femme, il ne croit pas à l’âme des végétaux ? Il y a là une contradiction,  une incohérence, qu’il faut repérer – car cela ne va pas du tout de soi– et interroger.

JEAN-PIERRE REYNAUD : Le dialogue entre Hugo et les choses n’est sans doute pas à prendre au pied de la lettre. Hugo réutilise la très ancienne figure de la prosopopée. Cela ne signifie effectivement pas qu’il croit à l’âme des choses.

J’ai trouvé, quant à moi, très juste, précis et éclairant le résumé que vous avez fait de la crise spirituelle rencontrée par Hugo en 1853-1855. Vous montrez très bien que cette crise porte au paroxysme la pensée de Hugo depuis 1827.

Je ne comprends pas, Claude, pourquoi tu établis une distinction si nette entre l’expérience personnelle de Hugo et la pratique collective des tables. Hugo a repris à son compte cette pratique. N’oublions pas qu’il a écrit « La bouche d’ombre ».

GUY ROSA : Il s’agit d’un poème ; pas d’un enregistrement de tables frappantes…

 

Une « religion nouvelle » ?

JEAN-PIERRE REYNAUD : Je pense en tout cas, comme Claude, que vous risquez parfois de ne pas prendre suffisamment de distance par rapport aux textes. La « religion nouvelle » que vous évoquez a-t-elle jamais cherché à s’instituer ? Une religion, ne l’oublions pas, a ses cadres, son clergé, des dogmes ou du moins des articles de foi… Celle à laquelle croit Hugo –car on ne peut pas dire qu’il y adhère puisqu’elle ne préexiste pas aux textes – contraint à s’interroger sur le sens du mot « religion ».

Vous avez, par ailleurs, isolé l’affaire religieuse de l’affaire historique et politique. Quelles sont les fins dernières de l’homme chez Hugo ? Est-ce que tout se joue dans la marche de l’Histoire vers le progrès ou dans l’accès à la lumière par Dieu ? Les deux mouvements coexistent chez Hugo – il y a à la fois salut personnel mystique et salut collectif historique – mais comment s’articulent-ils ?

JEAN-CLAUDE FIZAINE : Il faut s’entendre sur le mot « religion ». On utilise souvent le syntagme « la religion de » pour évoquer les croyances d’un écrivain. On dit ainsi : « la religion de Voltaire », « la religion de Diderot »… Lorsqu’on utilise ce syntagme, le mot « religion » fonctionne dans le champ de l’histoire littéraire. Quand vous utilisez les termes « religion des tables », vous faites mine d’accepter qu’il y a une véritable religion… alors qu’on pourrait n’y voir que l’utilisation d’un syntagme éculé.

Qu’est-ce qu’une religion ? Une révélation, des rites, des adeptes… Quelle différence faites-vous entre Victor Hugo et Léon Rivail – surnommé Allan Kardec –, qui se disait druide réincarné et qui a, lui, fondé une religion ?

L’originalité des tables de Jersey n’est pas d’apporter une révélation religieuse mais de produire du texte publiable. On ignore tout de l’état des manuscrits de Hugo avant qu’il ne tranche. On ne sait pas comment – ni surtout quand – il a commencé « la bouche d’ombre ». La religion de Victor Hugo est tout autre chose que celle d’Allan Kardec… Il faut souligner les énormes contradictions des tables. Que dit Mahomet de l’Islam, par exemple ? Beaucoup de textes sont des textes de circonstance inspirés d’écrits antérieurs de Hugo et d’ouvrages spirites.

PATRICE BOIVIN : Victor Hugo écrit ses cahiers entre 1853 et 1855. Le Livre des esprits de Kardec ne paraît qu’en 1857.

CLAUDE MILLET : Il y a cependant tout une littérature spirite avant 1857. Les tables de Jersey ne sont pas des champignons spontanés.

PATRICE BOIVIN : Oui. Ses conversations avec Alexandre Weil ont pu, par exemple, inspirer Hugo.

BERNARD LEUILLOT : Jean-Claude Fizaine emploie avec raison le mot « texte ». Les tables parlent un langage qui mérite d’être étudié en tant que tel. Á s’en tenir au terrain des idées, on risque de manquer ce que sont les tables. Il faudrait sortir du domaine de la religion pour entrer dans celui de l’écriture.

 

Sources du savoir à propos des tables 

GUY ROSA : Claude Millet a raison. Une thèse doit examiner, discuter et lier les uns aux autres les textes de son corpus ; elle doit aussi connaître les commentaires antérieurs auxquels ils ont donné lieu et se situer par rapport à eux. Il y a déjà toute lourde une bibliographie sur les tables à laquelle vous auriez dû vous référer. De même, au-delà des Tables, pour la question religieuse. Lisez par exemple, –c’est un bon début–, la conclusion de L’Ecole du désenchantement de Bénichou ; elle est très éclairante sur le rapport des deux romantismes au religieux, et n’ignore ni l’ésotérisme ni l’occultisme.

De même en matière biographique. Vous semblez ignorer le travail de Jean-Marc Hovasse qui me semble pourtant avoir mené sur ce point une enquête neuve et d’une singulière précision. Il s’attache en particulier à préciser le plus exactement possible et en examinant le détail des séances, jour après jour, le rôle de Charles. Qu’il ait été le médium semble acquis. La Table a-t-elle dit des choses importantes en son absence ? C’est la question que Hovasse cherche à trancher. Du coup, la proximité du texte des Tables avec celui des poèmes que Hugo compose au même moment ne peut pas se comprendre comme le simple enregistrement par Hugo de la parole des Tables : l’inverse serait plus exact. Et Hugo s’en avise qui, à plusieurs reprises, demande avec insistance à la Table, sans d’ailleurs obtenir réponse, si elle a lu tel poème qui était sur sa table de travail.

Enfin, faute de vigilance vous avez des formulations inacceptables. Vous avez dit, par exemple, que « Hugo ne [faisait] pas la distinction entre sciences exactes et sciences occultes ». Si c’était le cas, Hugo serait un imbécile.

CLAUDE MILLET : Patrice Boivin voulait dire que le partage du scientifique et du non-scientifique n’était pas le même au XIXème siècle qu’aujourd’hui.

JEAN-PIERRE REYNAUD : Toute est mystère chez Hugo.

GUY ROSA : Oui, mais il ne faut pas laisser croire que Hugo confond les « sciences exactes » et les « sciences occultes». Á la rigueur, on peut dire que Hugo absorbe les sciences exactes dans le mystère, ce n’est pas la même chose. Et, sur ce point, je vous renvoie encore à l’admirable conclusion de L’Ecole du désenchantement. Sur le rapport entre l’entreprise romantique et la connaissance scientifique, il faut également connaître l’article de Myriam Roman « L’Art et la science au temps de William Shakespeare. Des chiffres et des lettres » (dans Victor Hugo 4 : Science et technique, Paris, Minard, 1999).

JEAN-CLAUDE FIZAINE : Le mot « occultisme » a été fabriqué en 1880. Ce qu’il désigne existait depuis longtemps et était abondamment discuté. Qu’est-ce que l’Église et les savants pensaient des tables ? Certains phénomènes « occultes » trouvent une explication scientifique. Le magnétisme animal, par exemple, s’explique par la transmission des ordres du cerveau aux muscles. Théologiens et scientifiques ne peuvent que s’opposer fermement aux tables. Je vous renvoie à l’article de Régis Ladous, « Le spiritisme et les démons dans les catéchismes français du XIXème siècle », dans Le Défi magique, Satanisme, sorcellerie, Presses Universitaires de Lyon, 1994. Il montre en quoi spiritisme et occultisme sont inacceptables au catholicisme. D’une part l’Eglise ne peut admettre une révélation qui prendrait d’autres voies que celles de Ecritures et de son propre magistère. D’autre part, la communication des âmes avec les vivants est incompatible avec toute la doctrine de la vie éternelle –jugement, enfer, paradis. Aussi proche soit-il –et il est loin de l’être– des dogmes chrétiens le spiritisme, par sa seule existence, nie la rédemption et les sacrements. Delphine de Girardin, lorsqu’elle fait allusion au diable, montre une croyance toute catholique. Mais les tables, après elle, ne parlent plus jamais du diable.

BERNARD LE DREZEN : Vous évoquez, Jean-Claude Fizaine, le magnétisme animal. On ne peut cependant pas l’associer à la manifestation d’esprits venus parler à travers la table. Le magnétisme est empreint, à la fin du XVIIIe siècle, d’une forte dimension médicale. Existe-t-il ? Est-il responsable de guérisons ? Il n’est en tout cas pas lié à la transmigration des âmes…

GUY ROSA : C’est exact mais de telles confusions s’expliquent. Il y a au début du XIXe siècle une véritable ébullition religieuse. Le socialisme utopique y participe lui aussi. L’idée qu’il y a un progrès de religion en religion, sous jacente à Dieu, n’est pas inventée par Hugo et est très largement partagée ; or elle implique qu’une religion nouvelle peut être proposée qui serait un progrès sur le christianisme comme celui-ci l’a été sur le paganisme. La « religion des tables » et celle de Hugo qui en est radicalement distincte prennent place dans cette constellation de recherches et de préoccupations religieuses.

 

Le piège des tables, religions (révélées) et religion

GUY ROSA : En général, j’y reviens, on s’accorde à dire que le medium des séances spirites était Charles. La biographie de Jean-Marc Hovasse met les choses au point : Charles était présent lors de l’émission de tous les grands textes décisifs des tables. Mais avec, apparemment, une unique exception cependant qui conduit Jean-Marc Hovasse, en cela trop scrupuleux peut-être, à l’aveu d’une certaine perplexité.

BERNARD LEUILLOT : C’est que Charles n’était pas le medium nécessaire et suffisant. Sa mère fait équipe avec lui.

GUY ROSA : Quoi qu’il en soit, on ne peut que s’accorder à reconnaître à Charles un rôle déterminant. Ce qui ne laisse pas de surprendre puisque Charles est un athée plus que convaincu, militant. Du moins auprès de son père qu’on le voit, dans le journal d’Adèle, harceler d’objections à sa foi en Dieu. Qu’un athée participe à des opérations de spiritisme autrement que pour en dénoncer la supercherie ou du moins l’illusion et la vanité, c’est déjà fort étrange ; qu’il y prenne le rôle principal, c’est franchement suspect.

Au point qu’on peut en conclure à une sorte de piège tendu à Hugo -sans doute pas tout à fait conscient chez son (ses?) auteur(s). Notons déjà qu’il y avait bien piège, politique cette fois, dans la démarche de Delphine de Girardin, venue pour tenter d’obtenir de Hugo un modus vivendi entre Napoléon III et lui. Il est d’ailleurs possible qu’elle l’ait obtenu : Hugo ne recommence pas les Châtiments et le régime ne le censure pas en France. Piège politique également parce que l’orientation politique générale du mouvement occultiste est clairement réactionnaire. Mais, surtout, piège religieux. En faisant dire aux Tables le contenu même de la recherche spirituelle accomplie par Hugo, Charles convertit cet effort de la conscience, de l’imaginaire et de la pensée de Hugo en une révélation. L’essentiel n’est pas que la révélation vienne des Tables et non de Hugo, mais qu’une révélation –analogue dans sa forme à toute religion révélée, le christianisme comme l’islam ou le judaïsme – se substitue à la foi formée par le croyant lui-même. Car c’est cela, et non tel contenu local, qui distingue la « religion de Hugo » de toutes les religions : elle n’est pas révélée au poète par la divinité, ni directement ni au moyen de truchements quelconques, voix ou Tables, c’est lui qui, non sans doutes, incertitudes, apories, l’élabore et la révèle –plus exactement propose à chacun de partager sa propre aventure spirituelle. Ce que Hugo dit, ce n’est pas tant qu’il arrive ceci ou cela aux âmes après la mort (il ne le dit d’ailleurs nulle part ailleurs que dans « la bouche d’ombre »), mais que chacun est responsable de ce qu’il croit. Cette responsabilité, les Tables tendent à la retirer à Hugo – et à tout un chacun.

Bref, Charles joue à son père une sorte de farce, qu’il s’en est fallu de peu que Hugo ne prenne au sérieux : « Papa, tu crois former toi-même ta foi ; pas du tout, les esprits la dictent à la Table. »

Des traces d’une telle « farce », j’en vois dans le fait que certains textes ne me semblent guère pouvoir être entendu autrement que comme des plaisanteries.

JEAN-PIERRE REYNAUD : Je ne suis pas vraiment d’accord là-dessus.

GUY ROSA : Si. Beaucoup de textes des tables sont des pastiches de Hugo et certains ont une drôlerie irrécusable. Le « Vous plaignez les chrétiens livrés aux murènes, plaignez les murènes ! » est excellent dans le genre parodie burlesque.

CLAUDE MILLET : Mais on pourrait rire, de la même façon, du « Crapaud »…

GUY ROSA : C’est bien ce que je dis.

JEAN-PIERRE REYNAUD : Vous voulez inscrire les tables dans l’histoire du spiritisme. Ce n’est pas l’objet de la communication de Patrice Boivin. La véritable question, c’est : que croit Hugo de tout cela ? Hugo a toujours soutenu que les phénomènes occultes faisaient partie de la nature. Ce qui nous intéresse, c’est ce que Hugo croit.

PATRICE BOIVIN : Il est, à mon avis, oiseux de se demander si le spiritisme a enseigné quelque chose à Hugo, de même qu’il est absurde de vouloir démystifier l’occulte.

CLAUDE MILLET : Vous avez raison de ne pas avoir un point de vue déconstructeur naïf. Mais Guy Rosa n’a pas ce point de vue non plus. Il dit autre chose.

BERNARD LE DREZEN : Je partage tout à fait le sentiment de Guy Rosa. Certains esprits ricanants ont tout l’air de s’être manifestés par l’intermédiaire de la table ! Il faut bien veiller à ne pas prendre au pied de la lettre tout ce qu’elle dit.

 

 Claire Montanari


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