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Séance du 26 novembre 2005

Présents : Bertrand Abraham, Josette Acher, Stéphanie Boulard, Chantal Brière, Brigitte Buffard-Moret, Françoise Chenet-Faugeras, Marguerite Delavalse, Stéphane Desvignes, Mireille Gamel, Pierre Georgel, Sophie Godefroy, Vincent Guérineau, Jean-Marc Hovasse, Nana Ishibashi, Hiroko Kasumori, Loïc Le Dauphin, Bernard Le Drezen, Claude Millet, Claire Montanari, Florence Naugrette, Guy Rosa, Denis Sellem, Agnès Spiquel, Marieke Stein, Anne Ubersfeld, Delphine Van de Sype, Sylvie Vielledent, Mélanie Voisin, Vincent Wallez, Judith Wulf, Choï Young.


Informations

Statistiques 

Avec une constance digne d'un meilleur accueil, Guy Rosa commence la séance en évoquant les statistiques mensuelles de fréquentation de notre site. Il note que le nombre des textes demandés, qui fait maintenant près des 3/4 des consultations du site, évolue en fonction de divers facteurs, les programmes des lycées et classes préparatoires bien sûr, mais aussi la caducité de certaines préoccupations -les siennes par exemple.

 

Hugo d'actualité

Guy Rosa remarque que les références à Hugo deviennent monnaie courante. Dans la presse en particulier. Fox News, rapporte David Charles, compare les jeunes des banlieues avec les « misérables » du roman ; Guy Konopniki  dans un bel article de L'Express, lisait la loi sur la récidive de M. Sarkozy à la lumière des Misérables : Jean Valjean, reconduit à la frontière ou équipé d'un boulet électronique, n'aurait jamais fait fortune à Montreuil-sur-mer, ni tiré Cosette de la gargote Thénardier. Konopnicki n'a pas tort : ce n'est pas tant la peine de mort, dont la suppression efface le reste, que toute notre conception de la justice que Hugo met en cause : vengeance des victimes et de leurs ayant-droit, punition, peines irréversibles, qualification du fautif identifié à  et par son crime. 

Hugo Chavez en visite à Paris suggère aux membres du MEDEF de relire les Misérables : « Jean Valjean était un entrepreneur mais savait que l'argent créait de l'emploi pour les plus pauvres. » (Libération lu par le même D. Charles).

 

Expositions et spectacles :  

L'exposition « Cet immense rêve de l'océan. " se tiendra du 2 décembre 2005 au 5 mars 2006 à la Maison de Victor Hugo à Paris. Son commissaire, Pierre Georgel, en fait une trop brève évocation. NDLR Fort belle, malgré l'inconcevable refus de la BNF de prêter ses dessins, l'exposition est très clairement et rigoureusement "expliquée" et le catalogue est, sans surprise, magnifique et passionnant.

 

Denis Sellem annonce la sortie  en DVD du spectacle de Gérard Berliner, « Mon alter Hugo », prolongé sur 2006 durant plusieurs mois.

 

Recherches menées par les membres du Groupe Hugo :

Guy Rosa, croyant observer un courant de travaux nouveaux sur Hugo, propose de recenser les travaux en cours en vue d'une sorte d'état présent des études hugoliennes. Il demande à chacun, s'il le veut bien, d'exposer l'état de ses recherches actuelles, et aussi de celles qu'il dirige ou dont il a connaissance. Il tiendra à jour et complètera cette collecte pour la publier, non pas au fur et à mesure, mais en une seule fois, avec le compte rendu d'une prochaine séance. On reproduit cependant l'essentiel de la discussion à laquelle donne lieu sa propre intervention à propos de l'édition génétique -et informatisée bien sûr- des Misérables à laquelle il dit travailler.

 Guy Rosa : Mon intention est de donner, non pas la liste inextricable des variantes et corrections, mais trois états du texte, rendus lisibles : son « premier jet », la « version » de 1848 et le texte définitif. Les trois font problème. « Premier jet » parce qu'on peut bien reconstituer le texte initial d'un folio du manuscrit, mais qu'il correspond à un état d'avancement de la rédaction variable d'un chapitre à l'autre. Le manuscrit semble bien enregistrer pour certains la mise au net d'une première rédaction ; pour d'autres, il est si peu retouché ou augmenté qu'il s'agit presque certainement de la reprise d'une rédaction antérieure -détruite ou perdue. La preuve s'en trouve, dans quelques cas (le chapitre I, 6, 2 « Comment Jean peut devenir Champ » par ex.), du fait du maintien, dans le manuscrit, d'une version précédente, quoiqu'elle ait été ensuite entièrement réécrite. Bref, les différents feuillets du manuscrit ne reflètent pas une étape de travail homogène.

Sans doute Hugo progresse-t-il de manière linéaire du début vers la fin, mais il n'attend pas d'être arrivé à la fin du livre pour revenir en arrière et une proportion considérable du texte provient d'additions et d'intercalations. Le portrait initial de Javert, dans « Vagues éclairs à l'horizon », en est une sans qu'on puisse savoir quand Hugo y a procédé, ni quel texte cela remplace. De même, le premier état de « L'évêque », très bref, a été considérablement développé ensuite par Hugo, non pas sur son manuscrit mais une copie de Juliette.

Cette manière de procéder interdit aussi de parler d'une « version » de 1848 : lorsqu'il interrompt la rédaction des Misérables, Hugo laisse non seulement un récit inachevé mais aussi, très certainement, un texte inabouti, plus ou moins selon les endroits.

Jean-Marc Hovasse ajoute que la date avouée d'interruption, février 1848, est probablement inexacte : il semble que Juliette ait continué à copier le manuscrit jusque 1851. Peut-être Hugo l'a-t-il encore corrigé entre 1848 et 1851.

Guy Rosa : Quant au texte définitif, il faut l'établir. Les trois textes en effet susceptibles de faire  autorité -le manuscrit, l'originale et l'édition de 1880- présentent entre eux de très nombreuses différences, ténues le plus souvent mais dont beaucoup sont loin d'être insignifiantes.

Claude Millet :  Les maisons d'édition se contentent souvent de reproduire l'IN. Bien à tort, poursuit Guy Rosa : l'IN suit tantôt l'édition originale, tantôt celle de 1880, tantôt le manuscrit, et parfois sa propre fantaisie. Quoique très soignée, c'est sans doute la pire des éditions parce qu'elle n'applique aucun principe avoué, ni discernable.

Dans le nécessaire établissement du texte des Misérables, l'un des problèmes tient à ce que le texte n'est pas imprimé d'après le manuscrit lui-même mais d'après des copies. Or on sait que Hugo les vérifie, les corrige et y porte quelques additions, mais on n'en dispose pas. Si bien que, presque toujours, l'origine des nombreux écarts entre le manuscrit et l'édition originale n'est pas assignable : faute de l'imprimeur ? faute de la copie ? correction fait sur la copie ? sur les épreuves ? Cette dernière éventualité peut être réduite. Grâce à la correspondance entre Hugo et son éditeur, publiée par Bernard Leuilliot, on connaît les corrections faites par Hugo sur les épreuves ; mais elles sont peu nombreuses et l'incertitude demeure le plus souvent. Elle est réelle car, s'il reste peu de copies de Juliette, il en reste assez (tout l'épisode de l'évêque) pour constater que l'hypothèse d'une faute de la copie ne peut être exclue. Juliette remplace parfois la rédaction de Hugo par la sienne sans que Hugo la corrige. Bref, on ne peut suivre mécaniquement ni le manuscrit (susceptible d'avoir été corrigé sur la copie), ni l'originale (susceptible d'avoir reproduit une copie erronée). De même pour l'édition de 1880 qui, plus d'une fois mais pas toujours, s'écarte de l'originale pour revenir au texte du manuscrit.  

Claude Millet : Mais si aucune édition ne peut servir de norme, sur quel critère se fonder pour établir le texte ?

Guy Rosa : Sauf exception, on peut se fixer pour règle de choisir le texte conforme à deux des trois supports faisant autorité : le manuscrit, l'édition originale et celle de 1880 - ces deux dernières ayant été éditées du vivant de Hugo. Reste les cas, rares mais il y en a, où les trois textes diffèrent entre eux -il faut alors en choisir un- et ceux où il y a de fortes raisons de donner la préférence à un texte contre les deux autres.

Pierre Georgel : Je comprends ta démarche, mais je m'interroge sur  les erreurs et les modifications introduites par Juliette dans ses copies. Ne peut-on pas faire intervenir à ce sujet la notion de validation ? Si Hugo envoie à l'impression une copie de Juliette, il en assume la responsabilité. Peut-être les modifications de Juliette tiennent-elles compte d'une indication orale.

Guy Rosa : C'est peu probable à mon avis. Un exemple. Dans « Bâton dans les roues », un valet d'écurie voit que la roue du tilbury de M. Madeleine est endommagée. Il appelle alors un charron. Toutes les éditions donnent : « Maître Bourgaillard, le charron, était sur le seuil de sa porte. Il vint examiner la roue et fit la grimace d'un chirurgien qui considère une jambe cassée. » Le manuscrit porte : « il vint, examina la roue et fit la grimace ». La phrase du manuscrit me semble de loin préférable et l'erreur de la copie très probable.

Elle est certaine dans la description du palais épiscopal de Digne : toutes les éditions donnent « Ce palais était un vrai logis seigneurial. Tout y avait grand air, les appartements de l'évêque, les salons, les chambres, la cour d'honneur, fort large, avec promenoirs à arcades, selon l'ancienne mode florentine, les jardins plantés de magnifiques arbres. » Elle suivent la copie de la copie de Juliette -dont on dispose ici ; mais le manuscrit dit « les appartements de l'évêque, les salons, les antichambres, la cour d'honneur.les jardins ». Hugo n'a seulement pas pris garde à une bévue qui fait répéter les « appartements » par « chambres » et casse une énumération allant de l'intérieur vers l'extérieur.

Mais ce n'est là qu'une exception à la règle de reproduire les deux textes concordants.

Pierre Georgel : C'est une question que l'on se pose souvent à propos de Ronsard : on  considère que ses dernières corrections ont gâté le premier état de son texte. Mais il est difficile d'en décider. A quelle légitimité se référer ? Sans doute doit-on penser que l'auteur était le mieux placé pour décider de ce qu'était le meilleur état de son texte. C'est du moins ce que l'on fait en muséographie où le sur-peint n'est retiré que lorsqu'il est certain qu'il n'est pas de la main de l'artiste.

Guy Rosa : Le problème, pour les Misérables, est que l'auteur a validé au moins trois versions de la même ouvre, et qu'elles ne concordent pas. Nous avions appliqué, dans l'édition « Bouquins », la règle habituelle voulant qu'on reproduise la dernière édition parue du vivant de l'auteur. Celle de 1880 est relativement bien faite, avec peu de coquilles et c'est elle qui, conformément à la volonté écrite de Hugo, remplace « D.-» par « Digne », « M. sur M. », par « Montreuil sur Mer », etc.

Pierre Georgel : Pourquoi alors ne fonderais-tu pas ton édition sur la version de 1880 en rendant compte de toutes les variantes du manuscrit et de l'édition originale ?

Guy Rosa : Parce que c'est matériellement impossible : il y aurait autant de lignes de notes que de texte. Et portant, le plus souvent, sur des différences très ténues, par exemple des majuscules. Les interrogatives et les exclamatives sont tantôt suivies d'une majuscule et tantôt d'une minuscule. Impossible de se fier au manuscrit : Hugo, en général, ne met pas même de majuscule après un point, et Juliette non plus. Or le rythme de la phrase en dépend et les deux éditions revues par Hugo ne sont pas toujours d'accord. Il faudrait pouvoir consulter les épreuves des Misérables, mais elles ne sont pas complètes. Quant aux corrections connues par la correspondance publiée par Bernard Leuilliot, elles témoignent d'une attention principalement  orientée vers les fautes, les vraies, mais pas à la ponctuation.

Le principe édicté par Jacques Seebacher pour l'édition « Bouquins » -publier le meilleur texte ayant historiquement existé- était un bon principe, mais il répondait aussi à l'urgence. Très peu de textes de Hugo ont été véritablement « établis ». Le travail est long et contraignant, mais parfois très plaisant. On fait ou croit faire des trouvailles. Le premier jet de la scène où Javert demande à Jean Valjean de provoquer sa destitution ne correspond que de très loin à celui qu'on connaît. Hugo y surexploite le comique d'un quiproquo particulièrement « hard ». Jean Valjean ne se contente pas de pâlir et de prendre une feuille de papier pour se donner une contenance, il la lit à l'envers, etc.  Javert, dont la figure ne cesse de se durcir au fil de la rédaction et de s'emplir de profondeur métaphysique, est encore un bon bougre, sincèrement admiratif du maire, bien ennuyé de l'avoir suspecté par déformation professionnelle et tout heureux d'être maintenant certain qu'il n'est pas Jean Valjean. De sorte qu'il se lance dans d'extraordinaires tirades où Hugo déploie une verve étonnante dans le pastiche du langage d'un brave homme dont l'âme honnête  n'aurait à sa disposition pour s'exprimer que la phraséologie administrative. Cela donne :

Javert entra.

Javert, nous l'avons dit, était un homme sincère. Il n'avait aucune chose dans l'âme qu'il ne l'eut aussi sur le visage. Du premier coup d'oil, M. Madeleine reconnut que je ne sais quelle étrange révolution s'était opérée en lui. Jusqu'à ce jour il n'avait abordé M. le maire qu'avec un respect profond, mais pénible et contraint. Cette fois, il salua M. Madeleine avec une sorte de vénération franche et presque affectueuse, à laquelle semblait se mêler une nuance de regret et de douleur.

-Asseyez-vous, Javert, dit M. Madeleine avec bonté. Qu'y a-t-il ?

 Javert resta debout.

- Monsieur le maire, dit-il, je viens vous prier de vouloir bien m'écouter un moment.

- Parlez, Javert, mais asseyez-vous donc.

Javert reprit avec une sorte de solennité triste :

- Cela signifie, Monsieur le maire, qu'un agent de l'autorité, investi de la confiance de l'état, chargé de faire respecter les positions acquises dans la société et de les respecter tout le premier,  a manqué gravement à ce premier devoir, qui est le respect, lorsqu'il a poursuivi pendant des années d'une espèce de haine d'idiot et d'un tas de soupçons injurieux et insolents une personne honorable et haut placée ; lorsqu'il n'a pas tenu à cet agent de nuire à cette personne, ne fût-ce que par des propos inconsidérés et injustes ; lorsque cet agent a osé dans de certains cas exercer sur cette personne une sorte de surveillance illégale et insolente, il importe qu'à côté d'un pareil oubli de tous les devoirs la sévérité de l'état se montre, il importe qu'un exemple soit fait, et qu'avant même que l'honorable personne se plaigne, l'agent soit destitué. Ne le pensez-vous pas ? 

La discussion sur l'édition des Misérables s'achève ici. Les autres membres du Groupe Hugo, un à un, présentent l'état de leurs recherches.

Avant de laisser la parole à Chantal Brière, Guy Rosa fait part d'une intuition : que le trajet de Jean Valjean de Montreuil sur Mer à Arras pourrait être inspiré du voyage de Hugo de Rochefort à Paris. La structure est identique : mettre toute son énergie à accomplir, le plus vite possible, un parcours au bout duquel s'achève la destruction de soi -au milieu d'une complète indifférence.

 Françoise Chenet souligne qu'il serait intéressant de lire le récit des Voyages aux Pyrénées. Guy Rosa ajoute que, sur le manuscrit, la couleur du cheval loué à Scaufflaire, blanc, est plusieurs fois mentionnée, puis barrée. Françoise Chenet rappelle que beaucoup de légendes populaires mettent en scène des chevaux fantastiques.

 


Communication de Chantal Brière : Mourir dans Les Misérables (voir texte joint)


Applaudissements nourris et enthousiastes.

Discussion

La mort ailleurs au XIXème siècle

Chantal Brière : En travaillant mon sujet, je me suis aperçue que le thème de la mort était réellement omniprésent et fondamental dans l'univers des Misérables. Sans doute mon regard était-il influencé par mon angle d'approche.

Claude Millet : Je ne le pense pas. Tu as raison. Si on étudiait le même thème dans La Comédie humaine, on se rendrait compte que le texte de Balzac n'est pas empreint de la même proximité permanente de la mort que celui Hugo. On en dirait autant de Zola.

Guy Rosa : Malgré les tartines de pourriture du cimetière désaffecté dans La Fortune des Rougon.

Claude Millet : Zola a l'obsession du lien organique entre la vie et la mort. La mort, chez lui, n'est jamais séparé d'une pulsion de vie.

 

Sur le rapport entre vie et mort chez Hugo

Agnès Spiquel : Il y a pourtant beaucoup de morts chez Balzac et chez Zola aussi ; des jeunes filles perdent la vie. Mais la mort n'est pas là. S'adressant à Chantal Brière : Tu as dit que la mort d'Eponine n'était pas sublime, en particulier à cause de l'image du sang qui jaillit de sa plaie comme du vin. Je ne pense pas que cela ôte du sublime à sa mort.

Pierre Georgel : La comparaison du sang et du vin peut au contraire avoir quelque chose de christique.

Delphine Van De Sype : Dans Dieu, Hugo compare la mort à un pressoir dont jaillissent les grappes de vie.

Guy Rosa : Vous avez parlé du suicide réprouvé de Javert. On ne peut dire le contraire. Pourtant, ailleurs chez Hugo, tous les suicides sont héroïques. Eponine évoque deux fois (III, 8, 4 et IV, 8, 4) sa mort, l'eau froide de la Seine et son corps retrouvé aux filets de Saint-Cloud.

Françoise Chenet : Se demande si le corps de Javert n'y est pas retrouvé. NDLR : non : il est retrouvé « noyé sous un bateau de blanchisseuses entre le Pont au Change et le Pont-Neuf ». Le filet de Saint-Cloud est un topos de la littérature du XIXème siècle -par exemple dans Les Mystères de Paris.

Il me semble que, chez Hugo, mort et vie sont souvent inséparables. Dans « Bâtons dans les roues » : « Voyager, c'est naître et mourir en même temps ».

Loïc Le Dauphin : De même : « Ne dites pas mourir, dites naître ».

Françoise Chenet : La mort n'est pas macabre pour lui.

Chantal Brière : Sans doute. En revanche, dans Les Misérables le lien constant entre la  misère et la mort contribue à vider celle-ci de tout germe de vitalité.

Françoise Chenet : La société telle qu'Hugo la représente est en effet mortifère, mais la mort, quant à elle, est vue comme un passage, non comme une fin.

Anne Ubersfeld : On peut tout de même s'étonner de la représentation que fait Hugo de la mort dans Les Misérables. Il n'y évoque aucunement la survie de l'âme, thème habituellement connexe, même chez Hugo. S'il y a une survie, c'est celle des corps : celui d'Eponine reçoit le baiser promis par Marius, qu'elle sentira dit-elle. Le corps de Mabeuf également connaît une sorte de survie, au moins de rayonnement, étendu sur une table du café Corinthe. L'âme, elle, semble incapable de la moindre résurrection -elle n'est pas même mentionnée. On lui objecte « Cette petite grande âme venait de s'envoler ».

Guy Rosa  est bien d'accord avec Annie Ubersfeld et avec Chantal Brière. Il y a hiatus entre la foi dans d'immortalité, si présente chez Hugo, et l'absence de sa représentation dans Les Misérables. La « petite grande âme » de Gavroche s'envole, mais on ne la voit pas s'envoler ; rien de commun avec « Et ces deux âmes, sours tragiques, s'envolèrent ensemble, l'ombre de l'une mêlée à la lumière de l'autre ».

Loïc Le Dauphin : Cette remarque peut aussi s'appliquer au théâtre. Dans Ines de Castro, Hugo évoque encore la survie de l'âme, plus jamais ensuite.

Guy Rosa : Dans la première version de « La petite toute seule », Hugo écrit  « Il n'y avait que Dieu qui voyait cette chose triste. Et sans doute sa mère, hélas ! ». Puis il ajoute en marge « Car il est des choses qui font ouvrir les yeux aux mortes dans leur tombeau ». La première version laisse imaginer une mère séraphique, morte, hélas, et regardant sa fille souffrir avec chagrin mais la voyant du haut du ciel, au côté de Dieu. Le texte définitif l'enferme dans la matérialité de sa tombe.

Françoise Chenet : On pourrait peut-être alors parler de continuité de la vie dans une matière spiritualisée. Il n'y a pas de dualisme entre le corps et l'âme chez Hugo : ils forment un tout. Le terme d' « âme » est d'ailleurs mal approprié.

Guy Rosa : Hugo parle de persistance du « moi » -mais ailleurs.

Françoise Chenet : La question du matérialisme de Hugo se pose.

Claude Millet : Les Misérables ne constituent pourtant pas une ouvre matérialiste. Hugo explique bien que son livre a une vocation spirituelle.

Florence Naugrette : La survie des morts est surtout présente - et Chantal l'a très bien montré - dans les obligations que les vivants ont envers eux.

Chantal Brière : La promesse représente en effet un lien très fort entre les vivants et les morts et construit, dans le texte, un fil narratif continu, celui de l' « Accomplissement de la promesse faite à la morte». Mais ce n'est en rien un lien rédempteur ou seulement bénéfique, plutôt une sorte de tyrannie.

Agnès Spiquel : Il y a pourtant un ange qui veille, à la fin du roman, sur la tombe de Jean Valjean.

Guy Rosa : Toute la question est de savoir si c'est le même ange que celui qui garde la porte de la nuit de noces de Marius et Cosette. « Un peu après minuit la maison Gillenormand devint un temple. / Ici nous nous arrêtons. Sur le seuil des nuits de noces est un ange debout, souriant, un doigt sur la bouche. » « La nuit était sans étoiles et profondément obscure. Sans doute, dans l'ombre, quelque ange immense était débout, les aîles déployées, attendant l'âme. » L'un reste, l'autre s'en ira et sa présence n'est pas toute à fait certaine.

 

Sur la théorie de la métempsycose dans Les Misérables :

Claude Millet : Dans le discours poétique, Hugo rejoint les romantiques sur les théories de la métempsycose et de l'échelle des êtres. Cette théorie n'apparaît pas dans Les Misérables.

Françoise Chenet : Il compare pourtant Javert à un tigre et explique qu'à chaque membre du genre humain correspond un caractère animal.

Claude Millet : Il se fonde là sur la théorie physiognomonique de Lavater, et non sur la métempsycose.

Delphine Van De Sype : Mais la théorie de la réincarnation ne pose-t-elle pas problème dans le contexte des Misérables ? Elle pourrait expliquer la misère, lui donner un sens. Or le roman se fonde sur la notion de progrès. Si la théorie de la réincarnation prenait trop de place, elle justifierait la misère et il n'y aurait plus de raison d'agir.

Claude Millet :  En réalité, la théorie de la métempsycose ne correspond pas à un système socialisé. Il n'y a pas de système de castes chez Hugo.

Françoise Chenet : La théorie de la métempsycose chez Hugo se rattache en effet à de vieilles croyances celtiques.

 

Imaginaire et pensée discursive

Pierre Georgel : Peut-être peut-on tirer un enseignement comparable de l'étude des dessins de Hugo. Ils présentent un écart important avec sa pensée. On n'y trouve par exemple aucune sublimation du monstrueux par l'amour, ni de la mort par la survie de l'âme. Il n'y a pas de « fin de Satan » dans les dessins de Hugo. Ils sont composés par un imaginaire non verbal qui répond à l'imaginaire des textes, mais qui est imperméable au discours. Lorsque Hugo dessine des phares dans la tempête, on voit certes une lueur, mais infime, nullement victorieuse et l'accent est mis sur la tempête, sur les naufrages, sur l'engloutissement dans la matière, sur le chaos. Il règne dans les dessins un substrat tragique réfractaire à toute pensée rédemptrice.

Agnès Spiquel : C'est alors d'autant plus étrange de voir que la pensée discursive qui s'inscrit dans un texte - Hugo explique que son livre, « c'est le progrès » - entre en tension avec l'ouvre en elle-même. Cette tension, loin d'être évacuée ou niée, est insérée au cour des Misérables.

Claude Millet : Mais peut-on vraiment établir une dichotomie entre le discours et ce qui n'est pas réellement discours, mais qui aurait pour charge d'être le dépôt d'un imaginaire profond et authentique ? N'est-ce pas tout simplement un problème de figuration ? Ce qui est trop positif n'est pas aisément figurable. Dans le fond, il est plus facile de représenter quelqu'un qui meurt que quelqu'un qui ressuscite...

Guy Rosa : Aussi bien, c'est l'avenir historique, pas l'immortalité de l'âme ni la persistance du moi (encore moins aucune métempsycose) qui anime l'envol des « sours tragiques » de Quatrevingt-Treize.

 

Sur la représentation de la naissance dans l'ouvre de Hugo

Guy Rosa : L'idée d'une existence antérieure à la naissance est au fond plus présente chez Hugo que l'idée d'une survie de l'âme après la mort. C'est ainsi que Cosette, apparaissant dans les bras de Fantine, garder les traces de son existence angélique : « L'enfant ouvrit les yeux, de grands yeux bleus comme ceux de sa mère, et regarda, quoi ? rien, tout, avec cet air sérieux et quelquefois sévère des petits enfants, qui est un mystère de leur lumineuse innocence devant nos crépuscules de vertus. On dirait qu'ils se sentent anges et qu'ils nous savent hommes. »

Chantal Brière : Il est cependant frappant de voir que la naissance est absente des Misérables. Aucun bâtiment ne se construit. Tous sont en ruine.

Claude Millet conseille, s'agissant de la mort en masse, de lire l'article de Paule Petitier « Le nombre dans Les Misérables. Une opération de conscience" dans Les Misérables - Nommer l'innommable

 Claire Montanari


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