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Séance du 22 octobre 2005

Présents : Bertrand Abraham, Josette Acher, BrigitteBuffard-Moret, David Charles, Olivier Decroix, Bernard Degout, Mireille Gamel, Delphine Gleizes, Sophie Godefroy, Vincent Guérineau, Colette Gryner, Jean-Marc Hovasse, Nana Ishibashi, Hiroko Kazumori, Maryana Khilchuk, Arnaud Laster, Loïc Le Dauphin, Bernard Le Drezen, Bernard Leuilliot, Claude Millet, Claire Montanari, Florence Naugrette, Sandrine Raffin, Yvette Parent, Laurence Revol, Jean-Pierre Reynaud, Myriam Roman, Guy Rosa, Jacques Seebacher, Denis Sellem, Agnès Spiquel, Marieke Stein, Anne Ubersfeld, Delphine Van de Sype, Sylvie Vielledent et Vincent Wallez.


Informations

Publications :

Les publications, ce mois-ci, sont nombreuses. Guy Rosa annonce celle des actes du colloque de Tokyo, Fortunes de Hugo. Il n’a pas tout lu, mais déjà deux communications, l’une portant sur Choses vues, l’autre sur Cromwell, ont vivement retenu son attention.

 

Il fait circuler le livre publié sous la direction de Delphine Gleizes, L’Oeuvre de Hugo à l’écran, des rayons et des ombres, paru aux Presses de l’Université de Laval en 2005.

 

Jean-Marc Hovasse fait passer un recueil réunissant les actes du colloque de Tunis de 2002, Hugo connu, méconnu (textes réunis par Afifa Marzouki, Tunis, Editions Cérès, 2005).

 

Jean-Pierre Reynaud rappelle que Max Milner consacre une cinquantaine de pages à Hugo dans son livre tout récemment paru L’envers du visible (Paris, Seuil, 2005).

 

Bernard Le Drezen évoque un ouvrage de l’historien Michel Winock, Victor Hugo dans l’arène politique. Il n’est pas le seul à regretter que l’auteur, pourtant historien respecté, ait omis bibliographie, notes et vérifications (les erreurs factuelles sont nombreuses).

 

On admire enfin l’élégante aridité de la couverture du tiré à part de l’article de J.-M. Hovasse « La Couronne poétique de Victor Hugo (1902) », publié dans la série Travaux de littérature, diffusée par Droz. (Ce livre, La Couronne poétique de Victor Hugo, grâce aux bons soins du même Hovasse, se trouve à la bibliothèque 19°.)

 

Conférences, colloques, spectacles et expositions :

Guy Rosa signale qu’une exposition sur Les Travailleurs de la mer se tient au musée de Villequier. 

 

Il rappelle que le spectacle de Gérard Berliner, longtemps auditeur assidu de nos séances, Mon Alter Hugo est repris jusqu’au 17 décembre au théâtre Marigny. Il signale l’intervention-spectacle, fort hugolienne, de François Rollin, Victor Hugo et moi, donnée une seule fois le mois dernier mais que son auteur-interprête trouvera bien moyen de reprendre, ici ou là.

 

Un colloque international au titre prometteur – « Temps, rythme et histoire, XVIIIè-XXè siècles » - organisé par Gisèle Séginger avec l’équipe « Litteformes/Lisaa » de l’université de Marne-la-Vallée et par Paule Petitier avec l’équipe « Littérature et civilisation du XIXème siècle » de l’université Paris 7, se tiendra les 3, 4 et 5 novembre. Trois hugoliens s’y succéderont, le 3 en fin de matinée, pour des communications dont Guy Rosa regrette que le Groupe n’ait pas eu la primeur : Bernard Degout : « Chateaubriand et Hugo devant trois grands événements de la Restauration », Agnès Spiquel : « Les rythmes de la civilisation dans William Shakespeare », et David Charles : « La forme calendaire dans L’Année terrible ». Le colloque n’est annoncé ni sur le site de Marne-la-Vallée ni sur celui de Paris 7. On précise donc que les séances des 3 et 4 se tiendront à Marne-la-Vallée, Bâtiment Bois de l’étang, salle 212 (accès et plan sur http://www.univ-mlv.fr/universite/actualite/plans_acces/bat_etang.htm) et celles du 5 aux amphis 56 (A ou B : ils communiquent) de Jussieu.

 

Programme

L'ordre du jour des prochaines séances s'est enrichi -et il faut espérer qu'on ne s'en tiendra pas là :

17 décembre 2005 : Yvette Parent, “Stratégie du jeu d’échec dans Notre-Dame de Paris” et Franck Laurent, "Le Roi, l'Empereur, la Ville : variations sur "l'entrée royale" dans l'oeuvre poétique de VH sous la Restauration et la Monarchie de Juillet".

21 janvier 2006 : Anne Ubersfeld, “L’Intervention, de l’écriture romantique à l’écriture naturaliste” et Bernard Le Drezen, sur Les Chouans et Quatrevingt-Treize.

 

Polémique

Arnaud Laster provoque la polémique. Non par son éloge d’une audition de La Esmeralda donnée à la maison de Chateaubriand  -on ne doute pas de la qualité des quatre chanteurs, de la pianiste et du lecteur-, mais par celui qu’il y ajoute de la musique de Louise Bertin.

 

Jean-Pierre Reynaud: Pourtant, cet opéra a souvent été décrié. Est-ce vraiment Hugo qui a en écrit le livret ? On dit souvent en tout cas que la partition n’est pas de Louise Bertin, mais de Berlioz. C’est d’ailleurs Liszt qui en a écrit la réduction pour piano et chant.

Arnaud Laster : Oui, je sais. Cela ne repose pas sur grand chose, encore que ce soit, tout compte fait, plus flatteur que critique. Le vrai, c’est que, machisme aidant, cette oeuvre n’intéresse personne tant que l’on dit qu’elle a été composée par Louise Bertin. Alors la tentation est grande… Il s’agissait pourtant d’une très bonne musicienne. La veille de la représentation de La Esmeralda à la maison de Chateaubriand, on a joué « L’Air des cloches » aux Ateliers Berthier. La musique de Louise Bertin pourrait être en passe de redevenir à la mode ! La musique de La Esmeralda, loin d’être conventionnelle, est bien écrite et agréable à entendre.

Jean-Pierre Reynaud : Beaucoup disent qu’elle ne vaut rien.

Arnaud Laster : Ce sont eux qui ne valent rien ! Louise Bertin est une musicienne de talent ! Dire que l’œuvre ne mérite pas d’être prise en considération, c’est mener un combat d’arrière-garde. Berlioz, qui n’a pas l’habitude de flatter, a beaucoup d’estime pour Louise Bertin.

Jean-Pierre Reynaud : Certes, mais il a des raisons pour ne pas dire le contraire : la famille Bertin lui donne une pension de 100 francs par mois !

Jacques Seebacher : Va pour Berlioz ! Mais Liszt !?

Jean-Pierre Reynaud : Liszt a écrit des kyrielles de transcriptions pour piano, toutes remarquables. Il transformait tout ce qu’il touchait en œuvre de génie. Je veux bien croire que sa transcription de La Esmeralda  est belle.

Arnaud Laster : Certes, mais La Esmeralda est tout de même le seul opéra qu’il a transcrit ! C’est la troisième fois que je l’entends et je considère qu’il tient parfaitement la route !

Jean-Pierre Reynaud : Existe-t-il un enregistrement de l’opéra ?

Arnaud Laster : Malheureusement non, pas en intégralité du moins.

Jean-Marc Hovasse : J’ai, moi aussi, assisté à la représentation. La musique était magnifique, très séduisante.

BrigitteBuffard-Moret : Je ne connais que le texte, j’ai été profondément déçue. On n’y retrouve ni l’élan des poèmes ni le souffle du roman. Louise Bertin n’y est peut-être pas étrangère : Hugo écrit, non sans s’en plaindre discrètement, sous la contrainte d’exigences très strictes.

Jean-Marc Hovasse : Mais tous les livrets d’opéra sont décevants !

Guy Rosa, à Arnaud Laster : Les livrets sont-ils toujours fabriqués en fonction de la musique ou est-ce souvent l’inverse?

Arnaud Laster : Cela dépend.

Jean-Pierre Reynaud : Certains compositeurs écrivent eux-mêmes leur livret : Wagner, Berlioz.

Agnès Spiquel : Je ne connais, mais de manière sûre, que le cas de La Flûte enchantée dont Mozart écrit la musique sur le livret préexistant de Da Ponte.

Arnaud Laster : Quoiqu’il en soit, je suis prêt à défendre le livret de Hugo ! On a entendu une version expurgée. La censure avait interdit de garder à Frollo sa qualité de prêtre. Le livret original était très choquant. Le premier chœur des truands est extraordinaire.

Guy Rosa, innocent : La comédie musicale de Plamondon et Cocciante, bientôt reprise avec une autre équipe,  se serait-elle pas supérieure ?

Arnaud Laster, angélique : Elle n’est pas mauvaise du tout.

Florence Naugrette, conclusive : On a du mal à séparer le bon grain du livret !

 


Communication de Claude Millet : Théories hugoliennes du rythme (voir texte joint)


La performance est saluée d’applaudissements.

Discussion

Généralité

Guy Rosa : Cette communication montre parfaitement à quel point Hugo est capable de se contredire dans ses formulations théoriques. Je vois que Claude  poursuit son travail sur les antinomies hugoliennes commencé (plus exactement, continué) à propos de l’histoire, tantôt « bloc » et tantôt « événement » (cf . ../02-04-06Millet.htm)

 

Sur la définition du rythme chez Hugo :

Jean-Pierre Reynaud : Quelle différence faites-vous entre les numéristes et les métriciens ? A mon avis, aucun poète ne pense que douze syllabes suffisent à faire un vers.

Claude Millet : Certes, mais Hugo caricature les poètes classiques en considérant qu’ils ne s’attachent qu’au nombre.

Jean-Pierre Reynaud : Qu’est-ce que le rythme, selon lui ?

Guy Rosa : Claude l’a dit : quelque chose de carré et de fluide à la fois.

Jean-Pierre Reynaud : Pour moi, le rythme, c’est le retour périodique d’un événement identique. En français, cet événement correspond à la syllabe tonique.

Jacques Seebacher : Le rythme est originairement le battement du cœur. C’est ce que tu dis appliqué à l’infini. Ce n’est pas seulement du bruit : c’est du sens.

 

Sur la durée du vers :

Claude Millet : Hugo stigmatise un discours néo-classique sur le vers, discours chiffré, arithmétique. Pourtant, il parle toujours du « nombre ». Mais il considère qu’il faut aussi travailler la « longueur », la « durée » d’un vers. Deux alexandrins n’ont pas nécessairement la même durée, même s’ils ont le même nombre de syllabes. Il introduit l’innombrable dans le nombre.

Brigitte Buffard-Moret : Mallarmé dit la même chose un peu plus tard. Il explique, avec exemples incontestables, que la longueur de l’alexandrin varie en fonction de la présence ou de l’absence des « e » dits muets mais qui ne le sont pas et allongent leurs syllabes.

Claude Millet : La question du nombre pose donc en réalité un problème d’allongement ou de concentration du vers. L’image de la sphaigne et du roseau, que j’ai développée, témoigne de la faculté qu’a l’alexandrin de s’allonger alors même qu’il est fondé sur les douze syllabes canoniques. Le vers est considéré en fonction de sa durée, et non plus seulement de son nombre.

 

Sur la césure et l’enjambement :

Questions et remarques en tout genre fusent au sein du groupe.

Brigitte Buffard-Moret, abordant la question de l’accentuation du vers : Il me semble qu’il faut se méfier des exemples de Ténint ou des grammairiens : ils sont toujours très lumineux et ne peuvent être contredits. Cependant, certains vers de Corneille et de Racine peuvent être lus et accentués de deux façons différentes.

Jean-Pierre Reynaud, continuant sur la notion de césure : Les vers de Hugo peuvent, eux aussi, être lus de plusieurs façons, mais il respecte toujours la césure. On ne trouve jamais chez lui de vers comme celui de Rimbaud : « Fileur éternel des immobilités bleues ». Vous pouvez remarquer que dans ce vers, il n’y a plus de césure. Rimbaud parvient ainsi à évoquer le calme de la mer étale. 

Guy Rosa : On peut quand même considérer que le second hémistiche qui est régulier  -« immobilités bleues »- rend possible, à la limite, la construction phonique du premier.

Jean-Pierre Reynaud : Et qu’en est-il de la prononciation des acteurs ? Que dit Berlioz cité par Claude ? Qu’on n’entend plus l’enjambement, si je me souviens bien. (Accord de Claude Millet)

Arnaud Laster : Lorsqu’il y avait enjambement, les acteurs, en règle générale, ne s’arrêtaient pas à la fin du vers et respectaient la syntaxe de la phrase plutôt que la métrique.

 

Sur la ponctuation :

Yvette Parent, à Claude Millet : Ne pourrait-on pas s’en tenir à observer la ponctuation ? Dans le théâtre classique, une virgule, au moins, achève le vers.

Claude Millet : Hugo en parle rarement. On peut lire à ce sujet le très bon article de Jacques Dürrenmatt, « Virgules et blancs : une question d’importance ? », paru dans Victor Hugo et la langue. Et l’on y découvre accessoirement que la ponctuation ne peut pas être considérée comme le fait de l’auteur : la correction des épreuves des Contemplations fut une petite épopée de la virgule.

Guy Rosa : J’ai remarqué, dans le manuscrit des Misérables, que sa ponctuation s’écarte très souvent de celle des éditions publiées. Cela produit des réalisations rythmiques très différentes –généralement bien supérieures si l’on suit le manuscrit. Il y aurait une thèse à faire sur le sujet…

Bernard Leuilliot : Pour Les Misérables, Hugo se bat constamment avec les typographes à propos de la ponctuation. Il souhaite, par exemple, maintenir la virgule avant la conjonction « et ».

Guy Rosa : Et l’article de Dürrenmatt rejoint, pour Les Contemplations, les conclusions de ton édition de la correspondance relative à l’impression des Misérables : Hugo résiste mais sans acharnement, ni vanité d’auteur, et plus d’une fois, il abandonne la partie laissant imprimer : Hugo résiste, mais sans acharnement ni vanité d’auteur et, plus d’une fois, il abandonne la partie.

 

Sur le vers brisé :

Anne Ubersfeld : Je voudrais revenir sur la question du rythme. A mon avis, la clé tourne autour de la notion du « vers brisé ». Qu’est-ce qu’un vers brisé ? C’est un vers dans lequel les accents sont distribués d’une façon irrégulière. Le sens demande une accentuation anormale de l’intonation. Il faut absolument regarder chez Hugo comment il brise le vers à l’aide du jeu des accents.

Guy Rosa sous le contrôle de Brigitte Buffard-Moret : Le vers brisé est caractérisé, à l’époque, par l’infraction aux  règles très précises régissant la correspondance de la syntaxe avec la césure et la fin de vers. La césure, par exemple, ne doit évidemment pas séparer l’article du nom, ni la préposition du mot qu’elle régit, ni l’antécédent du relatif si la relative ne remplit pas tout le second hémistiche –et de même pour les conjonctives-, ni le nom de l’épithète sauf s’il se complète jusqu’à remplir la fin du vers, et ainsi de suite. Quoique certaines règles soient plus fragiles que d’autres, on peut ainsi identifier un à un les vers brisés chez Hugo. Ils sont comptables.  Et je ne suis pas certain qu’il n’y ait pas plus de vers brisés dans le théâtre de Hugo que dans sa poésie. Cela vaudrait la peine d’y aller voir.

 

Sur l’accentuation :

Claude Millet : On le fera ! Mais je ne me suis attachée, dans mon exposé, qu’à ce que Hugo dit du rythme, et non à sa pratique. Il me semble par exemple que l’accentuation est syntaxico-sémantique, mais aussi phonique, et pourtant cette notion n’est jamais abordée par Hugo. Un rythme est produit aussi, souvent, par le jeu des allitérations et des assonances, mais Hugo ne se préoccupe pas, du moins dans ses écrits théoriques, de la structuration du rythme par le sens.

Brigitte Buffard-Moret : En réalité, il ne parle que de la césure et de la rime, parce qu’elles cristallisent la polémique de l’époque. Au fond, on n’a jamais vu un poète écrire mille tétramètres à la suite, sur le modèle « 123 123 123 123 » ! Je dis « mille », mais je serais étonnée qu’on en trouve dix de rang. Quand on étudie une tragédie de Racine ou de Corneille, on observe de nombreuses variations dans la composition de l’hémistiche : 1-5 ; 2-4 ; 4-2 et 5-1 sont peut-être moins fréquents que 3-3 mais tout à fait habituels et admis. En revanche, l’accent à la césure et à la rime est toujours présent, déterminé qu’il est par la coupe. La monotonie reprochée à l’alexandrin classique ne vient donc pas de là, mais plutôt d’une déclamation « en accent circonflexe » sur le modèle « 123456 - 654321 », avec un ton montant puis descendant.

Claude Millet : Effectivement, l’incrimination récurrente de monotonie n’est compréhensible qu’en se référant à la diction. La question est posée à la fin du XVIIIème siècle. Marmontel suggère par exemple une rythmique du vers de Racine très surprenante. Il ne s’inquiète plus de la métrique et demandant qu’on s’appuie uniquement sur le sens, aboutit à des prescriptions de diction très hétérodoxes. La question de l’artifice de la diction théâtrale pose problème ; il devait y avoir, depuis longtemps, des pratiques indifférentes à la métrique. Cela expliquerait que le fameux « dérobé » n’ait pas été remarqué par les salles –contrairement à ce que  prétend Gautier.

Brigitte Buffard-Moret : On  cherche alors à retrouver le ton naturel de la conversation. Les acteurs essayaient d’assouplir le mode de diction traditionnel. On trouve déjà ce désir chez Molière dans L’Impromptu de Versailles.

Guy Rosa : De fait, il me semble que la polémique sur le vers brisé ne s’applique qu’au théâtre. En poésie, la versification de Hugo n’est pratiquement jamais attaquée.

Florence Naugrette : Et il faut sans doute rattacher cette controverse au mélange des genres. Dans les conventions classiques, la versification de la tragédie va de pair avec la dignité des personnages et personne ne s’étonne qu’un grand s’exprime en vers. Un personnage roturier, en revanche, parle nécessairement en prose –mais dans une comédie. Il y a des comédies en vers, mais ce n’est pas le même vers et Hugo a beau jeu, pour autant qu’il ne plaisante pas, d’invoquer Molière contre Racine. Le vers brisé, par définition, mélange le vers classique et la prose comique, ou le vers comique. Malgré les apparences, le drame en prose est moins audacieux.

Du coup se pose aussi la question de savoir qui parle et à qui appartient ce vers. Est-il le fait de l’auteur, du personnage ? Dans le système classique, c’est tout un parce que le personnage et le langage du genre sont définis ensemble. Hugo les dissocie et joue l’un contre l’autre. Hors du système classique, on se choque d’autant plus d’entendre le Roi demander l’heure qu’il la demande en vers !

Jacques Seebacher : C’est qu’on est passé d’une ère religieuse, théologique, dans laquelle la psalmodie constitue le modèle du vers, à la Révolution, qui fabrique une sorte de naturalisme du vers. De nouvelles valeurs apparaissent : le « moi » du poète, la nature, induisent une réalité plus existentielle qu’ontologique du vers. 

 

Sur l’ambivalence des vers de Hugo :

Bernard Leuilliot : La question du vers chez Hugo me laisse perplexe. J’ai le sentiment que sa pratique versifiée est fondamentalement conflictuelle. D’une part il se maintient dans la tradition du syllabisme le plus rigide – le vers hugolien ressemble fort à celui de Boileau ou de Mathurin Régnier. Mais il mène d’autre part un travail de subversion, tendant vers une forme de naturel, laissant la place au mouvement de la parole dans l’écriture. On voit alors apparaître des effets que la tradition du syllabisme occulte, effets de rythme, d’intensité, de durée des syllabes. Il convient de relire les travaux d’un historien du vers français, Georges Lote (thèse : L’alexandrin français – Phonétique expérimentale, 1913), pour qui le syllabisme est un faux-semblant masquant le fait que l’isochronisme n’existe pas.

En musique aussi, le système tonal a longtemps occulté les effets de durée, d’intensité ou de rythme. En mettant ces effets en évidence, on fait œuvre de subversion. Il en est de même pour la versification : en prenant en compte le sens, la présence de l’individu, du sujet, dans le vers, on observe des effets qui ne relèvent plus seulement de la métrique comptable.

Chez Hugo, il y a à la fois déférence au modèle métrique classique - lui-même a rendu hommage à Mathurin Régnier - et recherche d’effets qui le subvertissent, mais pas de manière frontale.

Jean-Pierre Reynaud : Je voudrais à ce sujet évoquer un ouvrage, celui de Jean Cohen, Structure du langage poétique. Il montre que le vers français repose sur un conflit entre pause syntaxique et pause métrique, que ce conflit a été atténué par les classiques, mais qu’il fait sa réapparition avec les romantiques. Il remarque ainsi qu’il y a de plus en plus, au cours du XIXème siècle, de fins de vers non marquées par la ponctuation.

Guy Rosa : Plutôt que de conflit, la théorie de Cohen est celle de l’écart : il définit la poésie comme une infraction aux règles de la communication linguistique.

Bertrand Abraham : Cette théorie est absurde !

Guy Rosa : Je ne crois pas.

Bertrand Abraham : Il dit d’abord que la poésie a un écart par rapport à la prose, puis que la poésie est écart en elle-même. Mieux vaudrait avoir recours au modèle de Julia Kristeva dans Semeiotikè, et dire que la sémiotique de l’alexandrin est différente de sa sémiologie… [Plus tard Guy Rosa, sur les marches d'un escalier, pensera que c'est une autre manière de dire la même chose.]

BrigitteBuffard-Moret : On peut en tout cas juger sa méthode d’analyse contestable, dans la mesure où il se fonde sur la différence entre ponctuation classique et ponctuation romantique. Or, la ponctuation au XVIIème siècle, contrairement à la ponctuation romantique, ne sert pas seulement à marquer la syntaxe. La position de certaines virgules peut même parfois nous sembler aberrante. En réalité, la virgule constituait, dans l’impression du théâtre classique, une ponctuation déclamatoire : elle indiquait aux acteurs les pauses et les endroits où ils devaient respirer. 

 

Sur le vers et la musique :

Arnaud Laster, à Claude Millet : Je voudrais revenir sur un point de détail de ton exposé. Je pense que la deuxième section du poème « Que la musique date du XVIème siècle » n’évoque pas la musique de Palestrina. Hugo ne rend hommage au musicien que dans la première section. La deuxième met en scène des spectateurs se rendant à un concert. On sait d’ailleurs exactement lequel. Dans le colloque de Dijon, Hugo et les images,  j’ai fait la comparaison entre ce que dit Hugo de la musique, et ce qu’en dit Berlioz. On trouve le même genre de métaphorisme chez l’un et chez l’autre. La musique que Hugo décrit dans son poème ressemble plus à celle de Beethoven ou de Berlioz qu’à la musique ancienne.

Je trouve, par ailleurs, que la métaphore de la fluidité, que tu as mise en évidence, permet de réévaluer les textes de Hugo sur la musique.

Jean-Pierre Reynaud, sautant sur l’occasion : N’oublie pas que Hugo a écrit : « La musique n’est presque pas un art » !!

Arnaud Laster : Oui, mais une seule fois, et dans un texte qui n’a jamais été publié de son vivant !

Jean-Pierre Reynaud : Raison de plus pour y accorder foi !

Guy Rosa : Musique et rythme linguistique sont peut-être hâtivement assimilés ou associés. Il y a des signes qu’ils pourraient bien être exclusifs. Les musiciens entendent rarement les vers et, inversement, ceux qui entendent les vers sont rarement musiciens…

Claude Millet : On peut néanmoins trouver des liens entre les deux éléments. Il existe une thèse sur le musical, écrite par Court, je crois, qui montre que la prohibition de l’enjambement par les poéticiens est contemporaine de la création de la barre de mesure en musique.

 

Sur la strophe :

Bernard Leuilliot, mettant fin au débat sur la musique et la poésie : Claude, tu as évoqué la notion de strophe, d’unité strophique. Il me semble en effet que c’est un bon moyen de battre en brèche la question du vers mesuré. Hugo a acquis la pratique de la strophe à l’époque des Odes. Si la strophe constitue une unité de mesure, le vers syllabique cesse d’être une unité en soi.

Guy Rosa : C’est en particulier dans la strophe que l’on perçoit les phénomènes rythmiques les plus violents, par exemple la clausule d’un vers de huit syllabes après l’alexandrin.

Claude Millet : La question de la strophe comme unité rythmique est importante. Elle affleure dans le premier poème des Feuilles d’automne. Cependant, dans les propos de Hugo, c’est surtout le vers qui constitue l’unité rythmique. Et c’est du vers qu’il parle. De la strophe, il ne dit rien, sinon qu’elle est ailée.

 

Sur le vers et l’ordre cosmique :

Claude Millet : Il est frappant, finalement, de voir que le discours hugolien sur le vers n’est pas du tout individualisé. Selon lui, le rythme est le battement de cœur de l’infini, pas celui du cœur des hommes ; il est traversé par quelque chose qui n’est pas de l’ordre de l’individuel, mais qui est cosmique, y compris lorsqu’il est constitué par la parole.

Jean-Pierre Reynaud : Cela me fait penser à une phrase des Misérables (en I, 3, 3, à propos  de Fantine): « Elle était belle sous les deux espèces qui sont le style et le rythme. Le style est la forme de l’idéal, le rythme en est le mouvement ».

Claude Millet : Le rythme est la figure de l’absolu.

Jean-Pierre Reynaud : Votre communication met donc l’accent sur trois idées présentes chez Hugo et contradictoires entre elles. La versification est d’abord imitation d’un ordre pythagoricien du monde, mais aussi réparation du désordre cosmique ; au même moment, l’énormité de l’univers fait éclater le vers. 

Guy Rosa : Le rythme est flux et battement à la fois.

Claude Millet : La métaphysique hugolienne balance sans cesse entre mouvements d’ordre cosmique et écroulement de ces derniers.

Bernard Leuilliot, méditatif : Il y aurait beaucoup à dire sur l’emportement du langage théoricien de Hugo. 

 

 Claire Montanari


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