Présents : Guy Rosa, Vincent Wallez,
Stéphane Desvignes, Delphine Van de Sype, Colette Gryner, Marguerite Delavalse,
Bernard le Drezen, Loïc Le Dauphin, Jean-Marc Hovasse, Mireille Gamel, Sandrine
Raffin, Josette Acher, Françoise Chenet, Yvette Parent, Agnès Spiquel, Judith
Wulf, Domitien Baylu, Claude Malécot, Chantal Brière, Denis Sellem, Jacques Cassier,
Ludmila Charles-Wurtz, Claude Millet, Olivier Decroix.
Marines le 26 juin :
Celles et ceux qui participeront à la réunion du groupe chez Annie Ubersfeld pour la prochaine séance sinscrivent sur la liste. Il faut déjà penser au « covoiturage ».
Incorrigible, Guy Rosa fait circuler la liste des téléchargements sur le site du groupe depuis lorigine de la mise en ligne. Il y a 105 000 accès sur le site, portant sur 1015 pages au sens web, sachant que dix, quinze ou vingt pages dune communication valent pour une page « au sens web ». Le record est toujours détenu par la communication de Ludmila Wurtz sur les « interlocuteurs de la poésie lyrique ».
Le détail des résultats, dont Guy Rosa se délecte quoique ses propres scores soient médiocres, nest pas sans intérêt. Les trois bibliographies, par exemple, retiennent à elles seules 20 % des accès au site. Ou encore, les résultats annuels montrent que la chronologie a été beaucoup plus sollicitée en 2002 que les années précédentes ou suivantes. Elle en est, actuellement, à des chiffres très bas, preuve agréable que les hugoliens la connaissent par cur.
Commentant lexistence et lutilité de telles ressources, G. Rosa fait référence à lentreprise conduite par Yvan Leclerc pour Flaubert sur le site de lUniversité de Rouen. En accord avec la bibliothèque municipale de Rouen, qui possède les manuscrits et sait en mettre à la disposition des chercheurs dexcellentes photographies numériques, il a réuni une quarantaine de personnes pour transcrire les quelques 4500 folios des brouillons et manuscrits de Madame Bovary. Réussite qui lui permet dimaginer lédition électronique dune correspondance littéraire générale du 19° siècle, avec des liens et branchements qui permettraient de passer, dun clic, dune lettre de Flaubert à G. Sand à une réponse de Hugo à la même, etc.
G. Rosa ajoute que cela na rien dutopique. Chimistes et biologistes trouvent tout naturel de verser leurs découvertes à des bases de données colossales caractérisant les molécules ou les gènes... Les « littéraires » auraient-ils plus souci de leurs CV que du progrès du savoir et de sa diffusion?
Yvette Parent attire lattention sur la polysémie du mot « crocodile » chez différents auteurs du XIXe siècle. Dans Carmen, en 1845, Mérimée attribue à son héroïne «un éclat de rire de crocodile». En 1850, Proudhon signale que « les femmes en Egypte se prostituaient autrefois aux crocodiles ». Enfin, dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert dit du « crocodile » quil « imite le cri des enfants pour attirer lhomme ».
Cela fait rêver , mais quel rapport avec le surnom donné à Hugo par Flaubert ? Yvette Parent pense quon pouvait appeler « crocodile » tout homme qui aurait les dents plus longues que celles des personnes de son entourage. Dommage pour un Hugo imitant « le cri des enfants pour attirer lhomme ».
Vincent Wallez revient sur la représentation de Mille francs de récompense qui sest donnée du 27 avril au 15 mai au Théâtre international de langue française au parc de la Villette. Mise en scène par Vincent Colin, avec la compagnie Landy Vola Fotsy de Madagascar, la pièce a été montée à lîle de la Réunion par cette troupe malgache qui a appris le français en jouant et a fait vibrer la parole hugolienne en écho avec la situation difficile de Madagascar. Une rencontre a eu lieu le 28 avril dernier réunissant autour du metteur en scène Olivier Bara, Arnaud Laster et Florence Naugrette. Françoise Chenet rappelle que le jeu de la troupe avait beaucoup de rapports avec la tradition théâtrale malgache des « hira-gasy », ces improvisations faites à partir dévénements locaux et entrelardées de morceaux chantés.
Guy Rosa fait circuler les photocopies, transmises par Yvan Leclerc, dun numéro du périodique naturaliste La Vie moderne du 28 février 1880 : « Victor Hugo à table, notes et croquis daprès nature ». Larticle est signé « un naturaliste » et relate un dîner où les « naturaliste » est fort aimablement reçu, à un moment où les relations entre Zola et Hugo nétaient pas des plus cordiales. Larticle est à la fois attendu et énigmatique : renvoyant quantité dinformations connues par ailleurs non sans erreurs manifestes mises dans la bouche de Hugo-, il pose la question de lauthenticité dune telle rencontre, voire de sa réalité.
Françoise Chenet fait circuler un curieux almanach conçu comme un livre dheures, petit in-16 doré sur tranche, qui associe un extrait lyrique de Hugo à un jour avec commentaires du propriétaire. Intitulé La Chanson de lannée et daté de 1887, ce florilège nest pas sans faire penser à lalmanach Victor Hugo publié en 1885 par Ulbach et quon trouve dans la bibliographie réalisée par Jacques Cassier.
Dans ses annotations, la propriétaire de lexemplaire de Françoise Chenet épanche son cur.
1/ Claude Malécot publie Sand Nadar (Paris, Monum éd. Patrimoine, 2004). Cet album photographique est consacré à George Sand.
2/ Chez Klincksieck, vient de paraître le tome II de la Correspondance entre Pierre-Jules Hetzel et Victor Hugo - Victor Hugo publie « Les Contemplations » et les « Discours de lexil », édition établie, présentée et annotée par Sheila Gaudon. Ce second tome couvre la période janvier 1854 - avril 1857.
Guy Rosa attire lattention sur lintérêt majeur de cette édition remarquablement annotée : à linverse de ce qui se produit souvent, où ce quon sait déjà est expliqué mais pas ce quon ignore, Sheila Gaudon remédie à toutes les perplexités, donnant toujours linformation manquante (et jamais linutile), identifiant, par exemple, le moindre exilé totalement inconnu, les journaux, les publications, les allusions à dautres échanges épistolaires que celui reproduit, etc.
Une discussion, ou plutôt un chant amébée, sétablit alors entre Guy Rosa et Jean-Marc Hovasse avant de sélargir à lensemble du groupe :
Guy Rosa : Chose rare, cette correspondance se lit. La personnalité des correspondants et leur style ny sont pas pour rien : Hetzel écrit sans complaisance ni raideur envers « le maître », avec une réjouissante liberté de ton et un tel bonheur que Hugo finit, un jour, par lui avouer quil a honte de ses « lettres davoué » en comparaison de celles quil reçoit de lui.
Jean-Marc Hovasse : Hetzel est bavard : il écrit de façon assez étrange, orale, en construisant ses lettres avec des tirets à la ligne. Noël Parfait, plus sage, nest pas en reste, avec sa dignité affectueuse et la simplicité courageuse de son exil. Les « cher proscrit » de Hugo finissent par ne plus être employés que pour lui.
Guy Rosa : A quoi sajoute une quantité folle dinformations. Sur la paresse de Charles Hugo, par exemple, et son goût pour la féminité insulaire de Jersey. Les informations sur les questions éditoriales sont cruciales. On savait que la publication de Napoléon le Petit et des Châtiments avait été entravée par la censure et la loi Faider ; on apprend que la crainte de linterdiction des Contemplations plane sur toute la correspondance entre Hugo et ses éditeurs car il ny a pas de censure préalable mais de pures et simples interdictions administratives de vente, susceptibles dintervenir à nimporte quel moment et qui dissuadent les éditeurs dimprimer alors que la censure préalable avait le mérite de donner droit de publier de quelle navait pas interdit. Du coup, Hugo et Hetzel imaginent toutes sortes de solutions, à commencer par la double publication, en Belgique et en France, lédition belge faisant concrètement échec à linterdiction et surtout, dans le cas des Contemplations, étant susceptible de prouver la pusillanimité et la fragilité- du pouvoir. La formule sera maintenue pour toute lovre de lexil.
Ce nest pas tout. Hugo imagine de publier Les Contemplations en six ou douze livraisons, sachant que le gouvernement français ninterdira pas les premières et que la suite, moins innocente, ne pourra, dès lors, pas être interdite non plus. Hetzel trouve lidée géniale et lui ajoute une vertu commerciale à laquelle Hugo navait pas songé : la publication en livraisons entraînera une augmentation des ventes (la vente par livraisons étale sur plusieurs semaines le coup, alors important, dun livre). Hugo enthousiasmé, non par lucre mais par la perspective dun élargissement de son public, évoque immédiatement la possibilité dadopter ce mode de publication pour toute son oeuvre.
Autres informations : les tirages et ventes des « uvres complètes » antérieures à lexil, essentiels parce quils permettent à Hugo de mesurer son audience dans la France quil a quittée.
A propos du texte même des Contemplations, on trouve des appréciations surprenantes et répétées- de Hugo accordant un privilège décisif au livre VI : cest son « apocalypse » à laquelle tout le reste est subordonné. Au point que son jugement sur les premiers livres des Contemplations est presque péjoratif. Il dit quil y a « emmiellé » le recueil.
Claude Millet : Pure référence à Horace ou anticipation du néologisme, ambigu, de Queneau lorsquil dit « Je nai pas fait ma poésie pour emmieller le monde » ?
Jean-Marc Hovasse : Tout cela ne doit pas être pris dans un sens absolu. Il sagit, le plus souvent, de redresser la lecture prévue de lautre interlocuteur privilégié de cette correspondance : Noël Parfait. Hugo reçoit de lui des éloges abondants des premiers livres des Contemplations qui contrastent avec un silence grandissant à mesure que limpression avance vers le livre VI.
Guy Rosa : Effectivement, et Hugo avertit Noël Parfait, non sans amusement : « Vous allez reculer devant le livre VI ». Parfait résiste : il nest pas homme à reculer, il na pas reculé devant lexil, il ne reculera pas devant le livre VI...
Claude Millet Visiblement, cette correspondance est plus riche que dans lédition Massin.
Jean-Marc Hovasse : Beaucoup de lettres étaient inconnues et beaucoup plus encore sont incomparablement mieux établies : on saperçoit que Massin et ses prédécesseurs coupaient ...
Guy Rosa : On peut même dire que maintenant les précédentes éditions du recueil sont à refaire ! Et pas seulement pour lajout de ce volume dans la bibliographie.
Claude Millet : La question du livre VI des Contemplations dans cette correspondance est peut-être à lorigine de la peur de Hetzel vis à vis de La Légende des siècles et lon comprend alors pourquoi il veut publier tout de suite les Petites Epopées.
Jean-Marc Hovasse : Dans cette correspondance, il ne faut pas oublier, en effet comme le rappelle Jean-Marc Hovasse, la présence de Noël Parfait, le correcteur typographique des Contemplations, mais aussi celle de limprimeur belge Samuel et de Charles Hugo. Lune de ses lettres est étonnante : : je ne serai pas le Dumas fils de Hugo.
Guy Rosa : Le premier tome de cette correspondance, centré sur la publication des Châtiments et de Napoléon le Petit, nest moins intéressant que celui-ci, mais moins aisément abordable. Dune part les relations entre Hugo et Hetzel sont moins familières ; dautre part les nécessités produites par linterdiction entraînent des échanges très contraints et prudents. Non seulement tout le monde se méfie de tout le monde et personne ne veut assumer ses responsabilités pénales, mais il ne faut pas le dire cela tournerait à charge en cas de procès. De là un décryptage très malaisé.
Jean-Marc Hovasse : Dont les protagonistes eux-mêmes ne sont pas daccord plusieurs années après. Hetzel voit toujours Samuel dun très mauvais oeil et reproche à Hugo dêtre trop sensible à ses rodomontades et professions de foi républicaines.
Ajoutons des considérations assez drôles sur les Belges : vous ne pouvez pas les apprécier à leur valeur, dit-il à Hugo, vous ny avez vécu quune année.
Jacques Cassier : Pour revenir à la question financière, le rapport de Hugo à largent est important mais nullement déterminant, comme le montre lidée dune diffusion plus large en plusieurs livraisons, pour toucher un public plus large.
Guy Rosa : Certes mais Hugo reste vigilant sur les questions comptables. En témoigne le moment où Hetzel demande une rallonge du tirage des Contemplations en Belgique : le recueil ne devait contenir que 3000 vers, il en compte 10000, limpression coûtera plus cher que prévu mais son contrat à lui, Hetzel, avec les éditeurs parisiens na pas changé. Sil ny perdra pas dargent, il nen gagnera pas non plus. Hugo accepte, mais corrige les comptes dHetzel, observant quau lieu de la mise en page prévue, il ny aura pas de page blanche entre chaque poème, ce qui réduira le volume de papier utilisé.
Jean-Marc Hovasse précise : Des pages blanches entre chaque poème comme il était dusage dans lédition de recueils de poésie au début du XIXe siècle.
Claude Millet : On peut aussi voir dans lédition de LArchipel de la Manche que Hugo nest pas puritain avec largent vis à vis de ses éditeurs et il discute avec eux pied à pied chaque détail pratique.
Guy Rosa : Autre exemple de rapport concret à lédition : Hugo demande pour Les Contemplations que la préface soit imprimée en corps plus gros que le reste du recueil, ce quil nobtient pas (mais dont il faudra tenir compte dans les rééditions futures).
En revanche, chose curieuse, il nest pas question des virgules.
Colette Gryner : Sur ce sujet les lettres datent de 1858-59.
Guy Rosa : Je ne crois pas.
Claude Millet : La date de 1858 est possible car Hugo est en train décrire les Petites Epopées et ce nest pas la même façon denvisager lécriture.
Lépoque de cette correspondance nest-elle pas celle où Hachette commençait à éditer des petits livres dans les gares de chemin de fer ?
Guy Rosa : Si fait. On voit dailleurs Hachette demander à Hugo la permission déditer des extraits de son uvre. Sans aucun succès ; aux raisons littéraires Hugo ajoute une raison politique : sous couvert de morceaux choisis, on édulcorera.
En revanche, Hetzel demande et obtient lautorisation déditer à part la Préface de Cromwell ; puis, le livre étant trop petit, il demande à Hugo lequel de ses textes on pourrait joindre à la Préface. Hugo indique But de cette publication. Le livre ne sera pas publié, mais léditeur du volume « Critique » chez Bouquins se sent soulagé et justifié.
Enfin, ce volume met en évidence concrète une donnée importante de la genèse poétique chez Hugo : une composition en deux temps telle que Hugo commence par réunir des pièces mais a besoin dune issue éditoriale pour construire le recueil dans une seconde campagne décriture, parfois plus féconde, en volume, que la première. On constate ainsi le chevauchement des opérations décriture et de publication. Cétait une chose que lon nignorait pas mais à laquelle on assiste ici au jour le jour et il est fascinant de voir à quel point le texte change, jusquau cours de limpression.
Guy Rosa donne lecture du courrier que Jean-Pierre Reynaud lui a fait parvenir en réaction à la communication de Bernard Degout du 3 avril.
« Rien de plus utile assurément que la critique pour faire avancer un débat: mais en loccurrence je crois que les reproches que madresse, gentiment, Bernard Degout à propos du rapport de Hugo à Chateaubriand, sont mal fondés, et je crains que cette intervention ne soit pas de nature à éclairer la question. Une mise au point me semble nécessaire, que je ferai aussi courte que possible.
« Qui, dans « la critique hugolienne », a jamais soutenu que la référence à Chateaubriand dans la Préface de Cromwell « ne relève pas dun mouvement profond du texte et de la pensée » ? Personne à ma connaissance et cest bien heureux, car le contraire est vrai, et dune évidence éclatante. Chateaubriand reste pour Hugo en 1827 le contemporain capital : point dancrage et point de départ pour sa pensée, origine de tout, non reniable, inoubliable. Mais justement point de départ ; et point de départ, en effet, dun « mouvement », dun progrès dialectique de la pensée qui sappuie sur son origine pour bondir plus loin. Inoubliable mais non point indépassable. Chateaubriand est bien au cur de la Préface et les références au Génie ne sont assurément pas le fait dune prudence hypocrite. Mais il est au cur dun irrésistible élan vers la nouveauté qui le réaffirme et le dépasse du même mouvement. Cela me semble tout simple.
« Et dès lors pourquoi se voiler la face à lidée dun possible « malentendu » plus ou moins conscient et volontaire ? « Mésinterpréter » lautre, se « mécomprendre » soi-même nest pas forcément lapanage des demeurés et des débiles mentaux. Croire que le malentendu est seul dans lordre, « en ce monde où nul nest jamais reconnu » (Camus), peut sembler le fait dun pessimisme excessif. Mais sans doute tout accord proclamé ne peut-il lêtre quau prix dune certaine quantité de restriction mentale ? En tout cas, et en lespèce, on devrait bien admettre ceci : le propre dun génie créateur est de sinventer un univers nouveau, une originalité, donc de se différencier de sa source. Au moment même où Hugo affiche sa fidélité à Chateaubriand il le dépasse et le trahit par une fatalité du génie (« Qui te rend si hardi ?...- Jai grandi ») Lhommage rendu au grand initiateur est donc en même temps sincère et insincère (est-ce si étonnant ? le cur a de ces replis ) : Hugo sait tout ce quil lui doit, et à quoi il entend rester fidèle, et il sait aussi, ou il sent obscurément, que déjà il est bien loin de lui. Et pour être tout à fait clair et précis, le malentendu dont jai parlé, et que je maintiens, consiste ici à croire ou à faire semblant de croire, et en tout cas à laisser croire au lecteur, quil y a accord sur lensemble, alors quil y a accord partiel sur un point capital (lorigine chrétienne de la modernité) mais désaccord flagrant sur un autre point qui nest pas moins essentiel (le beau idéal et le grotesque).
« Dautre part, penser quon peut se « mécomprendre » soi-même, est-ce vraiment un paradoxe intenable ? Cest au contraire une idée fort banale, un lieu commun de la critique : luvre en sait plus long que lauteur, l « esthétique insciente » va plus loin que les déclarations programmatiques, préfaces, manifestes etc. Cette pensée très en faveur aujourdhui se trouve déjà chez Hugo (QVE, Le livre épique) :
Qui sait si le génie, effrayant souverain
A lintuition totale de lui-même ?
(Version burlesque chez les Savantes de Molière :
Mais quand vous avez fait ce charmant quoi quon die
Avez-vous bien senti toute son énergie ?
Avez-vous cru vousmême y mettre tant desprit ? etc.)
« Quy a-t-il donc dextraordinaire et de choquant à soupçonner que Hugo a pu être déconcerté par la rapidité fulgurante de sa propre évolution intérieure (quon mette côte à côte les préfaces successives des Odes, la polémique avec Hoffmann ), par laudace de sa propre pensée, et quil na pas osé tout de suite la penser jusquau bout ? Certes, en 1827 il a acquis assez dautorité publique pour parler en son nom et na nul besoin du « paratonnerre » Chateaubriand. Mais qui dit quintérieurement il néprouvait pas le manque dune autorité rassurante, dun garant, dun auctor, dun Père ? Peut-être refusait-il de voir à quel éloignement déjà il se trouvait de ses sources et cherchait-il obscurément à se raccrocher à ses racines ? De tels conflits le déchireront plus tard, en dautres domaines (« Réponse à un acte daccusation », « Je vous baise, ô pieds froids de ma mère endormie », etc.)
« De là « léquivoque sans innocence » dont jai parlé et que je maintiens aussi. Disons plus simplement, et mieux : une équivoque consciente et délibérée. Partagé entre la fidélité aux origines et lappel du large, conscient dune filiation essentielle, mais aussi dun éloignement inévitable, il redit sa fidélité indéfectible jusque dans le reniement. Cela a peu à voir, je crois, avec le manège grossier dun escroc qui voudrait faire passer une marchandise frelatée sous un pavillon honorable, avec ce que Bernard Degout appelle « lentretien madré dune équivoque » !
« Et il faut tenir compte encore du caractère composite et fluctuant du texte de 1827. Sil est vrai que lesthétique de Chateaubriand nest pas aussi rigide que pourrait le laisser croire une première lecture du Génie, que dire alors de notre Préface ? Elle est tout le contraire dun bloc monolithique. Dautres ont souligné mieux que moi ce caractère de fiévreuse improvisation qui roule des inspirations de sources diverses sans trop se soucier des contradictions (Anne Ubersfeld : « de là cette apparente incohérence et ces incertitudes » ; Claude Duchet : « paralogismes qui masquent leffritement de lidéologie antérieure incertitude de la perspective ») La Préface nest pas un cours desthétique mais leffervescence dune pensée en mouvement et qui ne sarrêtera plus. « Telles sont les idées actuelles de lauteur », écrit-il en conclusion, soulignant lui-même la plasticité constante dune doctrine qui vient de connaître les « révélations de lexécution ».Rien détonnant dans ces conditions sil y a place pour lambiguïté dans le rapport aux origines.
« Ambiguïté qui ne finira jamais : lhommage à Chateaubriand , ce nest pas assez de dire, comme le fait Bernard Degout, quil nest pas né avec la Préface et à son usage : il faut ajouter quil lui survit, et même après les grandes métamorphoses de lexil. Quon se souvienne de la volée de bois vert assénée, au temps de William Shakespeare, à « un certain Beyle dit Stendhal » pour avoir osé rire du grand secret de mélancolie et de la cime indéterminée des forêts, pour avoir osé se gausser dAtala, et montré ainsi quil nentendait rien à lart moderne ! Mais, tout à linverse, les témoignages dirritation et déloignement abondent. Pour abréger, ce simple propos rapporté par le Journal dAdèle : « Une fausse religion sest fait jour sous lEmpire. Chateaubriand a été le grand poète de cette religion de boudoir. » Il faut sy faire: Hugo nest pas si simple quon croit.
« Mais alors qui, dans « la critique hugolienne », ira dire que Chateaubriand fait « une irruption brutale » sous la plume de Hugo en 1827 pour disparaître aussitôt ? Il y faudrait une ignorance plus crasse que nature ! Je ne sais trop quel est ce « geste queffectue ou que tente Hugo sur Chateaubriand » mais nul hugolien ne soutiendra jamais quil sagissait dexhiber « un lapin sortant dun chapeau » pour lescamoter à linstant même. A Dieu ne plaise que nous commettions jamais une aussi choquante incongruité! Ce coup du lapin sera épargné au vicomte. Celui de Sartre suffit. De telles caricatures me forcent à redresser certaines inexactitudes et je regrette davoir à me citer, mais comment faire autrement ? Je nai jamais dit, ni laissé entendre, que la fureur sacrée qui se déverse sur Hugo en 1836 dans lEssai sur la Littérature anglaise était une « réponse faite neuf ans plus tard par un Chateaubriand froissé par la Préface », ni qu « en 1827 Hugo sen était pris au Génie du Christianisme.» Jai dit tout le contraire et quiconque voudrait se donner la peine de se reporter aux pages VII et VIII du volume Critique de « Bouquins » sen convaincrait immédiatement. Pour être « froissé » dailleurs, il aurait fallu lire la Préface: Chateaubriand la-t-il jamais fait ? On peut en douter : à lautomne de 1827 il avait bien dautres affaires que le factum dun disciple un peu encombrant, bien dautres villèles à fouetter ; les élections prochaines, la perspective dun retour rapide au pouvoir laccaparaient. Mais 1830 la renvoyé à ses études et lannée suivante léclat de Notre-Dame, auréolant cette cathédrale gothique quil se flattait précisément davoir rouverte, ne pouvait pas ne pas le frapper. Cest donc bien à propos du roman et contre le roman quil se déchaîne.
« De toute façon, ces critiques, un peu vétilleuses, ne peuvent masquer une évidence centrale, qui crève les yeux, et qui importe seule : cest que même si, en effet, Hugo ne sest pas attaqué au Génie du Christianisme dans la Préface, même sil y a redit sa dette envers Chateaubriand la rupture sy trouvait fatalement inscrite. Cest tout ce que javais voulu dire et certes je ne men dédis pas.
« La vraie question pourtant est encore ailleurs. Cest celle que pose Guy Rosa dans lébauche de discussion: où est lorigine de la modernité selon la Préface ? Dans la naissance du christianisme ou dans la Révolution ? Lidée de Rosa qui « samuse », lui aussi, à lire en filigrane du passage célèbre sur la chute de lEmpire romain, une image de notre révolution est séduisante, trop peut-être pour quon se laisse convaincre tout à fait. Dès 1824, il est vrai, (Préface des Odes), Hugo avait admis que la littérature nouvelle était le « résultat » de la Révolution ; mais il refusait quelle en fût « lexpression ». Si sa pensée allait plus loin en 1827, qui lempêchait de le dire clairement ? Mieux vaut sans doute respecter sa réticence. Je ne crois pas quil ait jamais renié lidée mère du Génie, même quand il dira, plus tard, que le romantisme est la littérature de la Révolution. Peut-être faut-il voir ici les choses simplement. Sans doute y a-t-il à ses yeux deux sortes de romantismes : un romantisme diffus, issu du christianisme, répandu à travers lEurope gothique, et que, pendant trois siècles, brimera à contre sens un néo-classicisme officiel (cest de ce romantisme-là quil parle en 1827). Et le romantisme proprement dit, le nôtre, particulier dabord à la France, fils de notre Révolution, forme virulente du romantisme chrétien, démon progressiste et conquérant, révolutionnaire à son tour Resterait à savoir si Chateaubriand aurait accepté cette idée neuve. Je laisse à plus savants le soin den débattre, mais je sais bien du moins que lesthétique du Génie du Christianisme ne fut pas son dernier mot. Et je dirai à ce sujet, pour finir, quune question que pose Degout me semble passionnante et digne dêtre creusée : y eut-il jamais une influence de Hugo sur Chateaubriand ? Je ne connais pas les études quil cite, mais il est en effet difficile de ne pas évoquer le génie grotesque devant certains passages des Mémoires. Je pense aux portraits de Marat et de Fouché (I, 9, 3), terribles et bouffons tout ensemble, et qui semblent sortis de la Préface (« A la mort et allons dîner »). Avec quelque chose peut-être de plus effrayant, et de véritablement infernal, comme le songe dune nuit de Sabbat : «Fouché, accouru de Juilly et de Nantes, étudiait le désastre sous ces docteurs : dans le cercle des bêtes féroces attentives au bas de la chaire, il avait lair dune hyène habillée. Il haleinait les futures effluves du sang Quand Marat était descendu de sa planche, ce Triboulet populaire devenait le jouet de ses maîtres : ils lui donnaient des nasardes, lui marchaient sur les pieds Marat, comme le Péché de Milton, fut violé par la Mort » On peut penser que Hugo natteindra à ce génie dinvention verbale et de fantastique vision que bien après Cromwell, dans le grandissement de lexil. Mais on peut aussi se demander si les grimaces de Notre-Dame, dénoncées avec tant de virulence, nont pas montré ici la voie à Chateaubriand. A vrai dire ce passage est daté, dans le texte, de 1822. Mais na-t-il pas été réécrit lors des grandes révisions de 1831-1833 ? La question pourrait être résolue par les spécialistes de Chateaubriand ; et elle intéresserait au plus haut point les hugoliens. Si ces tableaux sont postérieurs à 1827, on pourra creuser lhypothèse paradoxale dune influence du grotesque selon Hugo. Sinon, il faudra penser que le beau moderne naissait irrésistiblement de lhistoire, et que le génie de Chateaubriand était capable à lui seul et un peu contre lui-même, den capter les sources. »
JP.R (charger ce texte)
Guy Rosa : A propos, notamment, de lexpression « Keksekça » de Gavroche, jaurais plutôt parlé de caractéristique que de typique.
Judith Wulf : Dans le contexte oui, mais le commentaire de Hugo à cette occasion dit bien que cet emploi est élargi.
Guy Rosa : La distinction entre « caractéristique » qui se rapporterait à lindividu et « typique » qui se rapporterait à une classe pourrait tout aussi bien être inversée. Et Hugo emploie dailleurs très souvent ladjectif « caractéristique » pour des réalités collectives : telle expression est « caractéristique » de toute une période. Le caractéristique ne se distingue pas du typique par son objet (typique dune classe, caractéristique dune mentalité plus ou moins individuelle) mais par le lien avec lui : le typique est métonymique, le caractéristique métaphorique. Peu importe, encore que la distinction caractérise lécart, dans la représentation de la réalité, entre Hugo et Balzac.
Pour lessentiel, jaurais deux remarques à faire. Il me semble tout dabord que votre conclusion concentre la périodisation de lexposé en deux périodes au lieu de quatre : avant et après le départ en exil. Judith Wulf nen est pas daccord : dans son esprit seule lexil nest, principalement, concerné que par sa quatrième partie.
Ma seconde remarque porte sur lobjet de votre propos : il parcourt moins quatre aspect de la même réalité que quatre réalités différentes (sous le même point de vue). La première partie vise le rapport de lidiolecte ou du je à la totalité du réel ; la seconde leur rapport à la particularité du réel ; la troisième la capacité du je idiolectal à entrer en rapport avec les autres locuteurs, la quatrième la possibilité, pour le je de ne pas être lautre des autres. Ce ne sont pas des conceptions différentes de la même réalité lidiolecte-, ce sont des conceptions différentes des différentes réalités dans lesquelles lidiolecte est engagé.
Judith Wulf : Oui, mais ma perspective, qui est linguistique, me permet dinscrire ces signalisations dans le rapport de la parole individuelle avec la structure qui la conditionne.
Ludmila Wurtz : Tu as parlé du rapport entre la parole de lindividu et le Tout infini ainsi que du rapport de cette même parole et celle de la collectivité. Mais que pourrais-tu dire, pour boucler le triangle, du rapport entre le Tout et la parole collective ?
Judith Wulf : Hugo opère des glissements dans ses textes : cest souvent un même objet quil voit selon deux modalités différentes. Il met laccent sur tel ou tel élément en fonction de ses préoccupations mais garde les autres en réserve : on peut alors parler de dominante car il ny a pas de différence ontologique entre les trois pôles. Il les pense ensemble, dans un continuum.
Yvette Parent : Je suis gênée par le mélange que votre propos fait entre des problèmes de grammaire et des problèmes de genre. Vous mélangez la singularité de la parole hugolienne, lidiolecte de Hugo, et le problème de lidiolecte des personnages qui serait un sociolecte. Or ce nest pas le même problème.
Par ailleurs, il me semble que vous séparez trop vite vocabulaire et syntaxe. Quand Hugo attaque Port-Royal, il sattaque aux Trissotins de son époque qui édictent des normes figées alors que, si lon veut libérer le langage, la syntaxe devient gênante mais difficile à attaquer pendant que la question du lexique est beaucoup plus facile à régler. Lorsque Hugo sattaque à la syntaxe, cest en faisant mal parler ses personnages alors que ce qui ressortit directement à sa parole respecte évidemment la syntaxe. Finalement, en ne vous concentrant pas sur un petit corpus ciblé, vous pouvez toujours parler du travail de Hugo par rapport au vocabulaire mais cest plus difficile pour la syntaxe que Hugo ne touche pas.
Enfin, jai été assez choquée par lutilisation de termes grammaticaux et philosophiques mélangés : un problème de terminologie touche par exemple la partition du singulier et du général alors quon pouvait sattendre à une opposition du singulier et du pluriel.
Judith Wulf : Cest lobjet de ma méthode que ce glissement du linguistique et du stylistique au philosophique. Il faut avoir à lesprit que Hugo, lui, est loin de faire des distinctions strictes puisquil est dans la pratique. Or elle touche tout à la fois au philosophique et au linguistique ce qui fait son intérêt- et cest précisément cette pratique que janalyse.
Claude Millet : On ne peut dailleurs pas donner tort à ce glissement quand on lit le texte des [Traducteurs] sur la question des idiomes, à propos du caractère non superposable des idiomes : Hugo dit bien que cette question est métaphysique, soulignant ainsi que la réflexion linguistique est proche de la réflexion philosophique.
Judith Wulf : Si la question est de savoir si Hugo est chomskien, cest non.
Guy Rosa : Il est vrai que, lorsque les linguistes analysent ce que Hugo dit de la langue, leur conclusion immanquable est quil nen dit que des sottises.
Yvette Parent : Certes, mais il faut bien distinguer ce que dit Hugo de la langue de ce quil écrit dans ses textes fictionnels, ses textes de création.
Judith Wulf : Mais dans les faits, tout est lié ensemble ! Si vous voulez parler des idiolectes des personnages, ils sont bien sûr notés comme idiosyncrasiques mais il y a des dérives et des débordements. Cest dailleurs ce qui en fait lintérêt : Hugo sest démarqué des perspectives de son époque en élaborant sa pensée à partir de sa pratique. Cest donc non en terme dexactitude mais en terme de puissance quil faut parler de sa pensée de la langue.
Claude Millet : Si lon revient sur la question du vers « Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe », on a limpression que cette expression « paix à la syntaxe » est abordée fréquemment de façon anachronique, comme si cette syntaxe était figée On interprète trop souvent ce vers comme « audace lexicale et paix syntaxique ». Cette approche vient du faux sens historique sur le terme d « ordre syntaxique ». Il faut alors se référer au sort du rythme dans « But de cette publication » à lentrée de Littérature et philosophie mêlées, ou à la pratique même du vers dans la Préface aux Odes et Ballades. On y découvre ainsi que lordre syntaxique nest pas normatif, pour Hugo, mais quil est un ensemble infini de possibilités de la langue : une organisation vivante. En substance, Hugo préconise la paix au vers mais pas à la norme ; il lui faut alors se loger dans cet ordre vivant quest la syntaxe.
Judith Wulf : Vous avez raison : la logique interne de la langue donne des impulsions, il sagit dune puissance. Cest ailleurs quil parle du mot, du lexique.
Claude Millet : En creux, le théâtre échappe à cette praxis de lidiolecte telle que vous lavez montrée. Hugo ne semble en effet pas tenté par lidée de mettre de lidiolectal dans son théâtre.
Guy Rosa : Cest à voir, car dans le théâtre de lexil, dans le « théâtre en liberté », cest moins évident.
Vincent Wallez : Avant lexil, les personnages parlent comme Hugo mais leur vocabulaire leur est propre.
Claude Millet : Ce vocabulaire particulier est plutôt de lordre du motif, non ? En revanche, il est vrai quavant lexil, il est des moments où le grand vers sublime est investi par quelque chose de populaire parfois. Chez Dona Sol par exemple, le dénuement de lexpression et la familiarité apparaissent dans les moments deffondrement. Cette particularité renvoie à la singularité de sa position à un moment précis et non pas à son personnage. Mais ce qui me frappe cest lhomogénéité de la langue théâtrale en regard avec lhétérogénéité de la langue romanesque.
Guy Rosa : (à Judith Wulf) Hétérogénéité de la langue même de Hugo ! Vous posez comme acquis que la langue de lauteur est une, quil y a un idiolecte Hugo. Il pourrait bien y en avoir plusieurs
Judith Wulf : Non ; il sagit de variations prédominantes qui convergent. Le cadre discursif change plus que lidiolecte qui, du coup, doit sadapter et varier. Lidiolecte nest peut-être pas unique mais ce sont surtout les pratiques qui diffèrent, et démultiplient lidiolecte hugolien. Il ny a pas de catégories différentes pour établir une typologie stricte, il y a des variations : cest pourquoi il est difficile de typifier un discours dans labsolu. Hugo explore en effet tous les domaines (genres, styles) et cest là quest sa grande capacité de variation.
Françoise Chenet : Mais ces variations ne sont pas toujours données comme sa langue à lui ; elles sont celles des personnages. La diversité nest donc pas mise à son compte lorsquil y a des italiques par exemple, ou plus encore lorsque cest le discours indirect libre qui est employé.
Judith Wulf : Il y a deux logiques : la polyphonie à la façon flaubertienne ou le marquage avec des italiques etc Et Hugo nest ni dans lune ni dans lautre : ce qui est donc remarquable, cest labsence de frontière chez Hugo.
Claude Millet : Je voudrais revenir sur le mot même d« idiolecte » : il signale la particularité dune langue qui se figerait sur des habitus, il a à voir avec le tic de langage. Dans la perspective de ce rapport à la langue qui touche au « figé », on comprend mieux ce que les critiques hugophobes visent : cest la permanence dun lexique comme « effroyable », « sombre » qui rime avec « ombre » Or, il me semble quon ne peut pas réifier lidiosyncrasie hugolienne dans une perspective fixiste.
Judith Wulf : Cest bien pour cela que penser lidiolecte hugolien comme variation est plus pratique et plus riche de sens.
Le départ de plusieurs, requis ailleurs et/ou découragés, mit un terme à cet échange.
Olivier Decroix
Equipe "Littérature et civilisation du 19° siècle"
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