Présents : Annie Ubersfeld, Jacques
Seebacher, Guy Rosa, Bernard Leuilliot, Josette Acher, Vincent Wallez, Françoise
Chenet, Jean-Marc Hovasse, Stéphane Desvignes, Marguerite Delavalse, Bernard le
Drezen, Marieke Stein, Chantal Brière, Bernard Degout, Franck Laurent, Sylvie
Vielledent, Judith Wulf, Denis Sellem, Bertrand Abraham, Delphine Van de Sype,
Domitien Baylu, Colette Gryner, Stéphane Mahuet, Pierre Georgel, Florence Naugrette,
Delphine Gleizes et Olivier Decroix.
Erratum :
Contrairement à ce qui avait été annoncé dans le précédent compte rendu, les lettres de George Sand à Hetzel à propos du Diable à Paris ne seront publiées aux éditions des « Mille et une Nuits » quen octobre prochain.
Bernard Degout soutiendra son habilitation à diriger des recherches le 9 ou le 16 octobre prochain. Honos et decus, Marc Fumaroli fera partie du jury, aux côtés de Jean-Claude Berchet, Jean-Claude Bonnet, Pierre Laforgue et Françoise Mélonio.
La maison « Bouquins », annonce Jacques Seebacher, semble donner des signes en faveur de la reprise de la publication de la correspondance familiale de Hugo.
Aux éditions Gallimard, collection « Folioplus classiques » (à visée pédagogique) vient de paraître Claude Gueux suivi de La Chute (sic) avec un dossier de Olivier Decroix. On sinterroge sur la pertinence de proposer indifféremment un titre de roman et un titre de chapitre.
A propos du travail de Vincent Guérineau sur le reliquat de LHomme qui rit, Jacques Seebacher précise quen ce qui concerne le manuscrit de ce roman, il y a deux sortes de papier utilisées par Hugo : un gris-verdâtre et un bleu-violacé. Pour les parties rédigées sur papier bleu-violacé, on nobserve plus le petit trait horizontal par lequel Hugo note la fin du travail journalier ; en revanche, à intervalles réguliers, on distingue quelques lignes écrites au crayon et repassées ensuite à lencre : très probablement, Hugo nachevait pas une journée de travail sans « lancer » la suite de la rédaction pour le lendemain. On peut aussi voir, assez nettement, se succéder un papier bleu soutenu et un papier moins bleu. Ce dernier semble donner des indices du travail de Hugo pour la deuxième partie du roman : sur ces feuilles plus claires apparaît en effet tout un travail de « regonflage » de ce qui était déjà écrit dans le papier bleu soutenu.
Bernard Leuilliot ajoute que le manuscrit de LHomme qui rit est lun des plus inextricables en raison des problèmes didentification des « cotes » qui caractérisent le « reliquat ».
Denis Sellem, honorant sa promesse, remet au Groupe Hugo une copie du Gavroche russe. Reste à la Bibliothèque à faire lachat dun téléviseur et dun magnétoscope.
Suède, Angleterre, Allemagne :
Françoise Chenet annonce quà loccasion de la publication des actes du colloque dÖrebro consacré à « Limage du Nord chez Stendhal et les romantiques », aura lieu une rencontre le 12 mai prochain au Centre culturel suédois, organisée par la Société internationales des études stendhaliennes. Michel Crouzet y parlera des rapports de Custine et Taine avec lAngleterre. Comme on connaît linfluence de Custine sur Hugo en ce qui concerne sa vision de lAngleterre, Françoise Chenet se demande si elle sétend aux idées développées dans Le Rhin sur la « civilisation ».
Jacques Seebacher profite de loccasion pour rappeler les liens damitié qui régissaient les relations intellectuelles et sociales de Custine avec les Hugo (Monsieur et Madame), liens rendus remarquables par lisolement que valut à Custine la notoriété donnée à ses murs.
Espagne :
Guy Rosa attire signale les nombreuses et fortes similitudes existant entre le Voyage en Espagne (1840) de Gautier et le récit du voyage de Madame Hugo et ses fils en 1811 dans le Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie : mêmes étapes, mêmes descriptions Au point quon se demande si Gautier raconte son voyage ou celui des Hugo : à moins que ce ne soit, plus probablement, linverse : les souvenirs de Hugo furent vraisemblablement ravivés, voire nourris, par la lecture de Gautier. Mais ils se connaissaient, se parlaient et il nest pas exclu que Gautier allant en Espagne ait volontairement mis son chemin dans les pas de Hugo.
Franck Laurent rappelle que 1843 est lannée du voyage en Espagne pour Hugo et Quinet (LInquisition et les sociétés secrètes en Espagne, 1844 ; Mes vacances en Espagne, 1846). Lactualité, comme déjà pour Gautier mais ce dernier assiste aux débuts de léquipée dEspartero et les deux autres à sa fin, est celle du long conflit violent entre absolutistes partisans de don Carlos (les « carlistes ») et « libéraux » autour de la reine Isabelle II (13 ans en 1833) et de ses régents (la reine Marie-Christine sa mère, Espartero lui-même puis Narvaez). Il y aurait une comparaison, de ce point de vue, à faire entre les trois voyages.
Pierre Georgel se demande ce qui déclenche chez Hugo le désir de ce voyage : la nostalgie et le retour aux origines au moment du mariage de Léopoldine, comme on le dit souvent, ou la curiosité pour Espartero ? (qui aurait pu être un modèle pour Ruy Blas sil ne lui était postérieur, du moins pour les grands succès).
Franck Laurent rappelle que le rôle de la presse nétait pas négligeable : comme pour le Rhin vers 1840, les journaux parlent en 1843 de la crise espagnole et de lavenir incertain du pays. Et 1843, Espartero quitte lEspagne, sur un bateau anglais, trois jours avant que Hugo ny entre.
Pour Jacques Seebacher également, les motifs du voyage en Espagne sont politiques : Hugo veut voir à quoi ressemble ce pays qui soppose à lAngleterre. Ce moment suit le mouvement amorcé par son voyage rhénan et se situe deux ans avant sa nomination à la Chambre des Pairs. Se prépare-t-il à un poste dambassadeur à Madrid ? On la dit. Caurait été une grand poste : lEspagne a un statut particulier dans les relations extérieures de la France ; les liens privilégiés qui unissent lEspagne à la France via la dynastie royale des Bourbons entraînent une responsabilité unique de la France vis à vis de lEspagne et Lamartine ne dit rien de moins lorsquil demande dans ses discours de largent pour lEspagne.
Gautier, Boulanger et Hugo :
Lorsque Gautier se rend en Espagne, précise Françoise Chenet, cest pour accompagner le collectionneur et amateur dart Eugène Piot : ses motivations ne sont pas politiques. Boulanger aussi, ajoute Pierre Georgel, accompagne Gautier et le rôle de Boulanger est à prendre en compte en ce qui concerne les voyages de Hugo. Cest à Boulanger que Hugo envoie des lettres en prose, des lettres qui constituent un genre quand Hugo voyage. Le texte artiste, cest une clef de la culture artistique de Hugo.
Guy Rosa : Franck Laurent a raison de dire que lappréciation et la compréhension de la conduite de Hugo à ce moment de lHistoire dépendent de la lecture que lon fait de la Commune. Franck Laurent en a opposé, à juste titre, la lecture marxiste et les lectures socialo-républicaines. Elles-mêmes sont diverses, en particulier pour la caractérisation du type de mouvement insurrectionnel auquel on a affaire. Car on date à tort la Commune du 18 mars. Elle commence bien avant. Dès avant Sedan (2 septembre) le gouvernement impérial a distribué massivement des armes (300 000 fusils et nombre de canons) aux parisiens organisés en garde nationale. Le comité des 20 arrondissements se forme le 5 septembre et, dès ce moment, se pose la question du contrôle par lEtat dun Paris qui dispose dune force militaire propre et puissante : léquivalent de plusieurs « armées ». Si puissante que larmistice et la paix prévoient le désarmement des armées et de la seconde ceinture des forts de Paris, mais pas de Paris lui-même ni des parisiens. Cétait pratiquement impossible et le prévoir eût déclenché linsurrection immédiatement, avant même que la paix ait pu être conclue et ratifiée.
De fait toute une série de mouvement jalonnent la période de septembre jusquau 18 mars, les plus importants et proprement insurrectionnels, ayant lieu le 31 octobre 70 et le 22 janvier 71. Bref, la Commune ne sapparente pas à Juillet 1830, insurrection soudaine en réponse à une sorte de coup détat légal, mais plutôt à février 1848 : insurrection que lon voit se préparer depuis des mois. Cest même bien plus net pour 1871 : le conflit était ouvert et linsurrection plus que prévisible, certaine sauf, pour le gouvernement, à se soumettre. De là que la question de la paix et celle du contrôle de Paris interfèrent : impossible de faire la paix sans réduire Paris et réciproquement. Favre reprend les discussions avec Bismarck au lendemain du mouvement de janvier et boucle larmistice le surlendemain (24 janvier). Ensuite, cest une course de vitesse, gagnée par le gouvernement, pour lorganisation des élections, la conclusion de la paix et la réduction de Paris (pour laquelle Bismarck libèrera 100 000 soldats prisonniers).
Tout cela, Hugo le savait. Il nétait pas le seul. Entre le soutien au gouvernement et le soutien à linsurrection larvée, les républicains radicaux étaient placé devant un choix impossible. Ne restait que la solution de retarder laffrontement, soit par médiation Hugo sy emploie avec dautres- soit par une insurrection légale susceptible de prévenir linsurrection armée. Il est curieux de voir Gambetta et Hugo la tenter : Gambetta seul le 31 janvier dans une sorte de coup détat analogue, toutes choses égales dailleurs car Gambetta est ministre de lIntérieur et de la Défense et chef de la délégation du gouvernement provisoire de Tours qui administre toute la France, à lappel du 18 juin : il rejette larmistice signé et appelle à la poursuite de la guerre, avant de renoncer et de démissionner quelques jours plus tard du Gouvernement provisoire ; Gambetta et Hugo ensemble dans leur démission de lAssemblée immédiatement après le vote de la paix. Ils nétaient pas tout à fait seuls (Malon, Pyat, Ranc, Rochefort, Tridon), mais trop peu nombreux pour que leur démission enraye le processus politique qui conduit immédiatement aux mesures provocatrices (suppression de la solde de la garde nationale parisienne, suppression du moratoire des loyers et des dettes, installation de lAssemblée à Versailles) par lesquelles le gouvernement et lAssemblée déclenchent linsurrection.
Je conclus. La conduite de Hugo nest pas dictée par des orientations ou des préférences « idéologiques », cest celle dun homme dEtat et dailleurs la même que celle de Gambetta- qui a des responsabilités politiques à court et à long terme : impossibilité de sengager aux côtés des Communards dont léchec, plus que prévisible, met en danger la République elle-même (lAssemblée de Bordeaux, dit René Rémond comportait plus de nobles quaucune autres, Etats Généraux de 1789 compris !) ; impossibilité aussi de sen désolidariser pour la même raison (et plusieurs autres). Les journalistes du Rappel nont ni la même information que lui, ni, surtout, la même responsabilité.
Franck Laurent : Je ne suis pas tout à fait daccord avec lidée selon laquelle la Commune était entièrement prévisible. Certes, la situation objective laisse penser que quelque chose dimportant va se produire mais entre une situation révolutionnaire établie et un passage à lacte, il y a limprévisible de lévénement.
Les essais dinsurrection précédents nont pas pris et la question de la Commune nest pas une question de programme mais une question de rupture avec les Républicains bourgeois : il y a une volonté dautonomie de la Commune. La plupart des militants socialistes sont défiants vis à vis des cadres du mouvement républicain bourgeois qui entravent une stratégie dautonomie. Cest un peu, mutatis mutandis, une logique de classe contre classe. Cependant la base ne suit pas : les élections de 69 et 71 le prouvent : ce sont les Républicains radicaux comme Gambetta ou Hugo qui sont élus et les socialistes sont loin derrière. En 1869, on voit bien comment lEmpire manipule Vallès lorsquil est dans la liste dopposition aux Républicains radicaux : diviser pour mieux régner. La base, quant à elle, a un désir très fort dunion de la gauche.
Léchec des divers mouvements insurrectionnels est symptomatique des courants organisés, prêts pour une révolution, alors que la base ne suit pas. Le 18 mars, cest différent : le Comité central de la Garde nationale déclenche le mouvement en revendiquant la dissolution de lAssemblée monarchiste de Bordeaux. En loccurrence, oui, il y a un mouvement de fond : cest une base républicaine qui sestime flouée et qui réagit. La situation insurrectionnelle fait certes très peur mais lévénement du 18 mars a une valeur autre que celle désirée par lautonomie socialiste vis à vis du mouvement républicain. Le Rappel et Hugo sappuient sur cela pour prôner une union de la gauche. Outre la sympathie que Le Rappel peut éprouver pour certains actes de la Commune, il est de nécessité politique de ne pas rompre avec la Commune : il ne faut pas accabler les Communards, au contraire.
Cest dans cette optique que Hugo pourra symboliser plus tard lunion de la gauche. Cest dailleurs une stratégie qui lemportera dans les urnes jusquà 1885 environ. Ensuite, le mouvement ouvrier autonome ne fera plus alliance entre 1885 et 1900. Cependant, autour de 1900, au moment de laffaire Dreyfus et au moment où Jaurès prendra de limportance, on assistera en revanche à un retour à lunion de la gauche avec pour mots dordre ouverture et rassemblement. Il faut ainsi distinguer tactiques de militants et réalité de la base.
Jacques Seebacher : La position de Hugo était délicate à Bordeaux : sa démission la empêché de faire quoi que ce soit mais que pouvait-il faire en restant ?
Guy Rosa : Hugo a eu le temps de réfléchir et sa position nétait pas improvisée. Par ailleurs, la Commune a été précipitée consciemment par Thiers, pour en finir. Cétait prévu, mais risqué. Le « paquet-cadeau » de la paix et des mesures provocatrices envers Paris a favorisé lélargissement de la base des Communards.
Franck Laurent : Il faut ajouter que la légitimité de lAssemblée était très discutable. Sa dissolution est ensuite au programme des radicaux avec raison : elle navait été élue que pour conclure la paix et mal élue : pas la moindre campagne électorale dans la moitié des départements, occupés par larmée allemande.
Guy Rosa na pas tort : pendant la Commune, Hugo est en retrait et garde le silence : cest la même position que va adopter Gambetta retiré en Espagne. Il revient sur scène dès les partielles de 71. Sa conduite est effectivement proche de celle de Hugo. Cependant, Gambetta ne soutiendra pas aussi tôt que Hugo lamnistie des Communards.
Pour ce qui est de lécart entre Hugo et Le Rappel, il faut ajouter peut-être que Hugo nest guère sensible aux atmosphères révolutionnaires (les carnets de 48 et de 70-71 le laissent penser): lambiance électrique et lenthousiasme des journées de révolution ne le séduisent pas, en tout cas ne lentraînent pas ; Le Rappel y est plus sensible.
Bernard Leuilliot : Il est intéressant de se pencher sur le comportement de Hugo après la Commune vis à vis des demandes dintervention danciens Communards au-delà des cas les plus connus, Rochefort, Louise Michel.... Comment et pourquoi choisit-il den défendre certains et pas dautres ? Jai vérifié plusieurs noms pas tous- et il est curieux de voir Hugo prendre la défense, à plusieurs reprises, de ce que nous nommerions aujourdhui des gauchistes ou de véritables blanquistes, alors quil na jamais eu la moindre affinité avec eux.
Franck Laurent : Son comportement est toujours cohérent avec sa lettre de déclaration dasile politique : le déni de statut dhomme politique le gêne beaucoup et il est prêt à se battre pour que des condamnés politiques puissent recouvrer leurs droits civils et politiques.
Franck Laurent : Ny a-t-il que sous la IIe République que Hugo soit un grand orateur ? Ne lest-il pas pendant lexil ou sous la IIIe République ?
Bernard Le Drezen : Actes et Paroles pose un problème de « genre » : lexil, quelques enterrements mis à part, noffre pas de discours à proprement parler. Si lon ne considère que les textes des discours parlementaires, il me semble que ceux des débuts de la IIIe République nont pas lénergie et linvention de ceux de la II°. Hugo a acquis de la notoriété et il est proche du pouvoir.
Franck Laurent : Il est vrai que sous la IIIe République, les discours sont moins longs et moins rhétoriques quauparavant : les formules sont plus brèves. Il y a une différence rhétorique entre les deux périodes.
Par ailleurs, il est intéressant dobserver la contradiction des fonctions de lart oratoire parlementaire dès la IIe République : il faut certes emporter ladhésion mais les majorités sont faites et les votes connus à lavance dans beaucoup de débats. Cette contradiction est-elle intériorisée par Hugo et à quel point ?
Enfin, limpact de ces discours vise moins à faire basculer les majorités quà instiller des idées neuves parmi les bancs de lAssemblée par lintermédiaire de lédition.
Bernard Le Drezen : Oui, lun des critères qui distinguaient un bon orateur était la diffusion de ses discours en plaquettes.
Annie Ubersfeld : La rhétorique au collège ne concernait-elle pas la grammaire ou plus simplement la correction de lexpression plus que léloquence proprement dite? Par ailleurs, vos remarques sur linfériorité de lorateur sur lauteur se heurtent à leur fréquente confusion : les textes poétiques sont souvent oratoires, si linverse est plus rare, et cela pose la question de larticulation du poétique et de loratoire.
Bernard Le Drezen : Virgile était étudié en classe de rhétorique même : on y étudiait le plan des arguments. On trouve ainsi des études de la logique des discours de lEnéide.
Bernard Leuilliot : En rapport avec la question dAnnie, je dirais que, dans votre exposé, il arrive que les mots changent de sens et que les sens changent de mots. Ainsi entre éloquence et rhétorique, qui ne sont pas la même chose. On surestime, je pense, la place de la rhétorique dans les enseignements du XIXe siècle ; Fontanier a été monté en épingle alors que sa place était marginale. Lenseignement de la rhétorique nest sans doute pas, au 19° siècle, létude pratique de léloquence et des figures, mais, beaucoup plus généralement, celui de lexpression écrite et orale. La dissertation y participe.
Les spécialistes se réfèrent à tort aux textes officiels, chacun sait que la pratique réelle dans les classes sen éloigne toujours de beaucoup. Mieux vaudrait explorer des sources plus proches de la réalité. Les cahiers décolier de Charles Hugo sous la Monarchie de Juillet, par exemple, montrent comment on expliquait des textes : on élucidait les allusions mythologiques et historiques essentiellement.
Enfin, il me semble que ce mot de « rhétorique » est un mot « édredon » : quand on croit sappuyer dessus, il se dérobe et on ne sait jamais ce qui va en sortir.
Bernard Le Drezen : La rhétorique sappuie tout de même essentiellement sur la reproduction des modèles.
Bernard Leuilliot : Oui, mais tout comme la dissertation.
Guy Rosa : Pas tout à fait. Les compositions latines, en vers, se construisaient à coup dhémistiches ou de demi-hémistiches quon puisait tout faits, avec leur scansion indiquée, dans le Gradus ad Parnassum. Cest pousser lidée de « modèle » beaucoup plus loin que ne le fait la dissertation, exercice romantique en ce quelle demande tout de même une certaine initiative et ne se réduit pas à lassemblage de bouts de phrases préexistantes.
Bernard Leuilliot : En ce qui concerne les modèles, on sait que la rédaction était constituée par un développement à partir dun résumé : il ny avait pas de problème dinventio.
Josette Acher : Plutôt que le mot « modèle », je proposerais demployer le mot « exemple » comme dans lexpression « faire exemple ».
Florence Naugrette : Vous avez évoqué le théâtre à un moment de votre exposé. Il faudrait aller voir du côté des héros de théâtre orateurs. Il y a déjà eu de remarquables analyses dans les études dAnne Ubersfeld ou de Marc Fumaroli, à propos de Corneille.
Dans le théâtre de Hugo, il faut faire preuve de prudence dans le jugement sur les types de rhétorique. Par exemple, la belle éloquence ne sadresse littéralement à personne : cest le cas du grand discours de Zineb dans Mangeront-ils ? ou celui de Don Carlos dans son monologue ou encore de Ruy Blas dans sa longue tirade -quoiquil ne soit pas vraiment seul sur scène à ce moment là. Il y a aussi des types intermédiaires comme celui de la mauvaise éloquence du magistrat dans Mille francs de récompense.
Guy Rosa : Jaurais plusieurs remarques. Votre ambition est vertigineuse car vous vous attaquez, au-delà de la rhétorique, à la parole dans toute luvre de Hugo. Excellent sujet dailleurs : si lon cherche ce que Hugo dit de « lécriture », on est réduit à peu de choses ; sil sagit de la « parole », cest lavalanche. Il y a, effectivement, chez Hugo, une attention constante et multiforme à la parole. Parler ne va pas de soi pour lui. Et vous avez dexcellentes remarques sur une sorte de réticence de Hugo devant la parole, aussi forte que la fascination devant elle.
Si vous me permettez de faire le professeur, je vous signale le danger déquivalences trop rapides : latin = rhétorique, rhétorique = léloquence, éloquence = parole, parole = politique, de sorte que latin = politique. Une erreur aussi : vous dites que Hugo navait pas de succès à la tribune ; en 1850, les discours de Hugo sont très attendus : on fait des sur-tirages de LEvénement dont le commissaire de police attaché à lAssemblée fait rapport au Président ; il note un jour, si je me souviens biens, que le discours de Hugo a fait perdre deux points au 5%.
Jacques Seebacher : La rhétorique a dabord pour but démouvoir et de convaincre : il sagit de faire bouger les arguments, « remanier le paysage » en quelque sorte et emporter la conviction, « emporter la forteresse », pourrait-on dire.
Il faudrait aussi se demander si les guerres révolutionnaires et lEmpire nont pas joué un rôle dans la conception de la rhétorique : cest la parole agissante sur la masse, lui donnant lélan conquérant de la Révolution.
Bernard Le Drezen : La période impériale ferait succéder un modèle déloquence à un autre : on passe du délibératif révolutionnaire à la harangue.
Guy Rosa : Jacques Seebacher a raison : lactuel intérêt pour la rhétorique en use comme descriptive des caractères du discours alors que la rhétorique classique analyse ses effets. Si Hugo tient à la rhétorique, cest sans doute par ce souci de laction de la parole.
Bertrand Abraham : Il y a trois considérations que jaimerais relever dans LHomme qui rit, au moment du discours de Gwynplaine à la Chambre. Dabord un commentaire du narrateur qui donne une image particulière de léloquence :
« Une foule échappée et les assemblées sont des foules - ressaisissez-la donc. Léloquence est un mors ; si le mors casse, lauditoire semporte, et rue jusquà ce quil ait désarçonné lorateur. Lauditoire hait lorateur. On ne sait pas assez cela. Se raidir sur la bride semble une ressource, et nen est pas une. Tout orateur lessaie. Cest linstinct. Gwynplaine lessaya. »
Ensuite, dans le discours même de Gwynplaine, un passage méta-discursif attire lattention sur lirruption de la réalité dans le discours tout en déniant lintentionnalité de cette utilisation du réel :
« Je parle un peu au hasard, et je ne choisis pas. Je dis ce qui me vient à lesprit. »
Enfin, un chapitre plus loin, Tom-Jim-Jack met au défi les pairs qui ont assommé de quolibets les paroles de lhomme-qui-rit et fait lui même un discours de réhabilitation sans le savoir du discours de Gwynplaine :
« Cétait une harangue insensée et décousue et qui allait tout de travers, mais il en sortait ça et là des faits réels. »
Ces trois moments montrent à quel point la mesure du discours est celle de leffet de léloquence. Ici, bien sûr, cest largument de la réalité qui vient provoquer leffet.
Guy Rosa : Il y a là une réflexion fréquente chez Hugo : lécriture sadresse à une personne, la parole, à lAssemblée comme au théâtre, sadresse à une collectivité et la constitue en sadressant à elle.
Bernard Leuilliot : Ce que Hugo dénonce dans la rhétorique, cest une conception et une pratique techniciste du langage. On pourrait faire ici référence à ce chapitre de Quatrevingt-treize : « La parole, cest le verbe » où le discours de Lantenac, sur le bateau, le sauve de la mort. Cest le contre-exemple de ce quest la bonne parole car il sagit ici dune véritable sophistique.
Jacques Seebacher : La notion de public me semble essentielle. Au tribunal ou à lAssemblée, la force du débat repose sur lexistence de la presse et de la publicité. La parole est alors relayée par le journalisme et se répand dans les journaux de province.
Bernard Leuilliot : Sous la Convention, lAssemblée avait dailleurs la compétence de décider limpression et la diffusion dun discours.
Bernard Le Drezen : Usage révolutionnaire abandonné et même condamné sous la Restauration et la Monarchie de Juillet.
Guy Rosa : Je ne suis pas daccord avec ton affirmation selon laquelle, du point de vue de la prise en compte de lhistoire par le drame, la Révolution nest pas une rupture. La Préface de Cromwell a beau avoir gagné ses galons dautonomie, elle nen dépend pas moins dun drame dans lequel il est question de révolution : Cromwell. Surtout, je ferais un commentaire différent du grand paragraphe : « [ ] en ce moment-là même, le monde subissait une si profonde révolution, quil était impossible quil ne sen fît pas une dans les esprits. » Si lon y fait attention dans le détail, rien ne sy rapporte à lémergence du christianisme, mais cest une description très exacte et pénétrante des événements de la Révolution et surtout de leur retentissement (tout à fait analogue, en plus court, à la géniale analyse par Lukacs des facteurs de la naissance de la conscience historique).Que le romantisme soit la littérature daprès la Révolution, puis de la Révolution, Hugo le dit plus tard ; à la date de Cromwell, il trouve commode et peut-être amusant- de superposer naissance du christianisme et Révolution.
Bernard Degout : Ce que jai voulu décrire, cest le geste de Hugo par rapport au Génie du Christianisme. Ce geste inscrit une conception de la Révolution dans le christianisme. Il ne sagit évidemment pas de nier le fait révolutionnaire. Avec Hugo, la Révolution appartient au christianisme et cela permet de sortir des apories propres à Chateaubriand.
La parole ayant déjà coulé à flots ininterrompus et les ventres criant famine, la discussion sarrêta faute de combattants.
Olivier Decroix
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