Présents : Victoria Tebar Avila, Guy
Rosa, Annie Ubersfeld, Jacques Seebacher, Florence Naugrette, Vincent Wallez,
Stéphane Desvignes, Marguerite Delavalse, Bernard le Drezen, Jean-Marc Hovasse,
Mireille Gamel, Marieke Stein, Sandrine Raffin, Claude Malécot, Chantal Brière,
Bernard Leuilliot, Josette Acher, Pierre Georgel, Agnès Spiquel, Bernard
Degout, Franck Laurent, Sylvie Vielledent, Jean-Claude Fizaine, Delphine Gleizes,
Ruschka Haglund, Isabelle Nougarede, Brigitte Buffard-Moret et Olivier Decroix.
En cette période de double nouvel an, Cheng Zenghou envoie au groupe ses meilleurs vux de Canton par lintermédiaire dune magnifique photographie de pivoines.
. Hugo et le sac du palais dété, par Nora Wang et alii, aux éditions Les Indes savantes.
. « Victor Hugo et les Bulgares », article paru dans La revue périodique de lInstitut français de Sofia. Le texte de 1876 intitulé « Pour la Serbie » parle en réalité de la Bulgarie dont linsurrection contre loccupation ottomane avait été très brutalement réprimée. Pourquoi cette nomination erronée ? Lauteur, Tontcho Karaboulkov, en voit la raison dans le fait que la Bulgarie navait alors pas dexistence politique, à la différence de la Serbie, à laquelle Hugo lassimile dans leur commune hostilité à lEmpire turc. G. Rosa observe que le Larousse (1867) consacre pourtant un long article à la Bulgarie, comme entité ethnico-historique sinon politique ; il faudrait commencer par savoir si cette confusion est propre à Hugo ou partagée par les journaux du temps. Dans le second cas, elle na pas de signification particulière ; dans le premier, leffacement du nom de la Bulgarie vaut prise de position quant à son avenir. Jacques Seebacher émet une hypothèse : si lon parle là de Serbie, cest à cause de Lamartine qui fondait lavenir de loccidentalisation de lorient à partir de la Serbie précisément.
. La publication des actes du colloque de Cerisy est en bonne voie : Florence Naugrette vient den recevoir les premières épreuves ; le colloque dOrsay, plus avancé, passe chez limprimeur début février : imprimatur ! Reste que Maisonneuve et Larose a été exemplaire pour Hugo et la guerre. Aucune nouvelle du colloque de Besançon.
. Un troisième manuscrit (Nafr 13430) est publié dans les Fragments sur le site du groupe ; J. Cassier en a fourni la base et la bibliothécaire, Mlle Ségolène Liger, y a très largement contribué. A signaler aussi que toute une grosse collection de corrections et dajouts à lédition de Nafr 24791 dûs à J. Cassier a été immédiatement enregistrée ; lédition électronique prouve là une de ses supériorités sur lédition papier : elle est perfectible sans retirage. Tout cela pose la question, non résolue de la signature puisque lédition de ces deux manuscrits procède du travail cumulé de J. Cassier, R. Journet, S. Liger, G. Robert, G. Rosa sans même parler de C. Daubray et H. Guillemin.
Jean-Marc Hovasse rapporte les grandes lignes de la conférence de Madame Pinet, Portraits photographiés Portraits sculptés, donnée dans le cadre de lexposition de la Maison de Victor Hugo, D'ombre et de marbre - Hugo face à Rodin, dont Mme Danielle Molinari était commissaire. Le rôle de la photographie dans le travail de Rodin nétait pas négligeable ; mais, en labsence des intéressés pour Balzac par exemple- il utilisait aussi les photographies de sosies des grands hommes quil immortalisait dans la sculpture. Primat de la vie, importance du regard, rien ne valait cependant le modèle original, si possible vivant Dans le cas de Hugo, Rodin sest servi, plus que pour dautres sujets, de nombreux dessins à la plume, dont lexposition présentait une large collection.
Jacques Seebacher et Pierre Georgel insistent de nouveau sur le remarquable travail que cette exposition donne à voir.
Guy Rosa communique, de la part de Mme Danielle Girard, la réponse à la question de lorigine du surnom de « grand crocodile » souvent donné à Hugo par Flaubert dans sa correspondance. Elle se trouve dans Louise Colet ou La Muse (Presses de la Renaissance, 1986) de J.P. Kleber, qui ne donne pas ses sources : « On appelle ainsi Hugo depuis qu'en 1845, alors qu'il était directeur de l'Académie française, il avait été obligé de recevoir Sainte-Beuve pour qui il éprouvait une sincère antipathie et contre lequel il avait voté. A l'écoute de son discours de réception, Chateaubriand n'avait pu s'empêcher de répéter assez haut les paroles de son Chactas : « Le cur le plus serein en apparence ressemble au puits de la savane ; la surface en paraît calme et pure, mais regardez au fond du bassin, vous apercevez un large crocodile que le puits nourrit dans ses eaux. » (p. 260).
Le passage complet dAtala est le suivant : « O René ! c'est là que je fis pour la première fois des réflexions sérieuses sur la vanité de nos jours et la plus grande vanité de nos projets ! Eh, mon enfant ! qui ne les a point faites, ces réflexions ? Je ne suis plus qu'un vieux cerf blanchi par les hivers ; mes ans le disputent à ceux de la corneille : eh bien, malgré tant de jours accumulés sur ma tête, malgré une si longue expérience de la vie, je n'ai point encore rencontré d'homme qui n'eût été trompé dans ses rêves de félicité, point de cur qui n'entretînt une plaie cachée. Le cur le plus serein en apparence ressemble au puits naturel de la savane Alachua : la surface en paraît calme et pure, mais quand vous regardez au fond du bassin, vous apercevez un large crocodile, que le puits nourrit dans ses eaux. »
Pierre Georgel présente Mme Victoria Tébar.
Mme Tébar est Professeur associée à la faculté des Beaux-Arts de lUniversité de Barcelone. Universitaire et artiste elle-même, Victoria Tebar a brillamment soutenu sa thèse sur les techniques des dessins de Victor Hugo en avril 2002. Il sagit dun travail de premier ordre, à coup sûr lavancée la plus substantielle dans la connaissance des dessins de Hugo au cours des dernières années.
Sa particularité tient à son interdisciplinarité : Victoria Tebar conjugue une connaissance pratique de lart du dessin dont peu de spécialistes de littérature et même dhistoire de lart peuvent se targuer, une délicate intelligence de la démarche créatrice, une érudition solide et une persévérance exemplaire dans la méthode rigoureuse quelle sest assignée. Moyennant quoi elle a pu faire table rase et littéralement refonder son sujet. On peut parler dune véritable « aventure épistémologique ».
Toute une mythologie avait cours, plus ou moins étayée de « témoignages », sur les pratiques insolites de Hugo dessinateur, en particulier sur les matériaux hétérodoxes quil utilisait. De leur côté, les quelques spécialistes pressentaient que ses procédés ne se limitaient pas aux techniques canoniques des dessinateurs du temps, mais ils nallaient guère au-delà. Pour parvenir à identifier en toute certitude des « cuisines » réputées impénétrables, il a fallu ce patient mélange dexpérience vécue, de savoir et, disons-le, dimagination dimagination proprement scientifique : hypothèses, vérifications concrètes, hypothèses affinées, nouvelles vérifications, etc
Ce sont donc des faits techniques que Mme Tebar a mis au jour, mais pas seulement : elle a su les lier, de façon convaincante, à une recherche progressive et ordonnée des fins, à une véritable logique esthétique.
Je suis heureux dajouter que Victoria Tebar me prête son concours pour lélaboration du catalogue raisonné de luvre graphique de Victor Hugo, où elle assure lidentification des techniques les plus complexes et doit rédiger un chapitre liminaire à leur sujet.
Après de longs applaudissements, Mme Tébar fait part de ses regrets quant à la qualité de son français, pourtant parfait Cet accent charmant n'aura certainement pas empêché l'assemblée d'apprécier pleinement la grande qualité de son exposé.
Jacques Seebacher : L'utilisation du café et du jus de tabac par Victor Hugo est-elle avérée ?
Victoria Tebar : Non. Expériences faites, il ne me semble pas qu'il ait utilisé ce genre de choses. Lanalyse chimique par chromatographie en phase gazeuse infirme la présence de telles substances ; mais elle na été pratiquée que sur un seul dessin : pour celui-là, on disposait dun échantillon ; on ne peut évidemment pas en prélever.
Pierre Georgel : Par chance si lon peut dire ! beaucoup de ces dessins sont fragiles : cest parce que le dessin en question, conservé au Louvre, tombait en morceaux, quil a été possible den analyser un fragment !
Guy Rosa : Avez-vous tenté la preuve expérimentale de vos conclusions en refaisant vous-même un dessin de Hugo ?
Victoria Tebar : J'ai bien sûr essayé mais le résultat était ridicule : impossible d'égaler un art si difficile : outre le génie propre à ces dessins, il est aussi difficile de parvenir techniquement à la réalisation d'une copie.
Par exemple pour "Le Mirador", après le crayon, Hugo a utilisé la plume pour les contours avant que le procédé du lavis ne distribue les ombres : il s'agit de tout un système que Hugo mettait en place pour s'assurer d'avoir un résultat proche de ce qu'il désirait.
Enfin la technique de lécran soluble donne des résultats largement aléatoires : tout dépend de la durée du trempage et, de toute manière, la distribution des grains pigmentés est variable et non prescriptible. Il est pratiquement impossible de faire de bons faux.
Bernard Leuilliot : Henri Focillon sétait essayé à dessiner "à la manière de" Hugo ; finalement, ses dessins tiraient leur force de l'originalité de Focillon et le rapport à Hugo disparaissait derrière elle.
Pierre Georgel : En reprenant un titre de Focillon, on pourrait donner un sous-titre au travail de Victoria Tebar : Technique et sentiment. Cet ouvrage avait lui-même pour sous-titre Etudes sur l'art moderne et cette idée de modernité nous amène à une question fondamentale quant au débat autour de l'uvre graphique de Hugo : la modernité de la forme ne rend compte de rien et le travail de Victoria Tebar montre bien que les inventions et les expériences techniques de Hugo sont liées au sens.
L'audace formelle et la relative autonomie de la technique, impératifs catégoriques de la modernité dans sa vulgate formaliste, nont dintérêt que dans la mesure où elles concourent à la construction d'un univers du sens. Dans l'art visuel de Hugo, l'outil ne vaut pas par lui-même mais parce qu'il fait sens.
Franck Laurent : Votre communication a modifié ma perception de cette uvre, qui nest pas celle dun spécialiste : je croyais Hugo autodidacte en la matière, ou instruit par les pratiques mondaines du dessin un article de Pierre Georgel signalait ce que la manière de Hugo pouvait devoir, parfois, à certaines activités graphiques de salon, sortes de jeux de société. Mon préjugé est démenti : les écrans solubles, les réserves, les contours, les substances pigmentées diverses, tout cela relève dune très haute technicité, dont on voudrait savoir comment Hugo en a appris les rudiments avant de lenrichir dinnovations ; et je ne parle pas du caractère proche de la peinture de ces dessins, dignes dun peintre de métier.
Pierre Georgel : Il sagit, jy tiens, dun art qui est uvre damateur et met à profit son « amateurisme »: Hugo dessinateur navait de compte à rendre à personne, à la différence de lécrivain, et pouvait donc agir en toute liberté. Mais il est aussi, et en même temps, un artiste qui conquiert peu à peu un métier. Un métier, non une profession. Parvenu à un indiscutable savoir-faire, Hugo se révèle un maître de première grandeur, mais sans la dimension professionnelle, socialement sentend.
Victoria Tebar : Limage de lartiste est également produite par le choix quil fait de ses uvres. Les écrans solubles et les taches étonnantes ne sont pas un moyen ludique mais ressortissent à un projet, un véritable projet dartiste.
Pierre Georgel : Se constitue alors un passage des techniques « de salon » (taches dencre, découpages ) à une véritable pratique dartiste. Pratique dépendante, bien sûr, dune culture artistique étendue et bien plus profonde quon ne le dit çà et là. Les jugements de Hugo en la matière sont nombreux et souvent, dans leur brièveté même, dune grande acuité. Jugement et pratique esthétiques, lun engendrant lautre et réciproquement, ont été pour lui une façon de se former sur le tas.
Hugo illustre très bien lalliance entre hasard et calcul propre à tout art authentique. Car le hasard et la préméditation ensemble font lart . Celui-ci est toujours périlleux ; lartiste véritable risque toujours quelque chose.
Jacques Seebacher : Il faut rappeler limportance du modèle lithographique. Il est fascinant de noter que Hugo emploie, avec les moyens du bord, des techniques propres à la reproduction de limage comme la morsure de lacide ou le lavage Comme si, dans lusage même de ces techniques détournées, se constituait, aux yeux de Hugo, un dialogue essentiel entre la matière et limage. De lintérieur de la matière jaillit le dessin.
On ne peut pas non plus ne pas penser quà cette époque, précisément, émergent les procédés photographiques qui révèlent aussi des possibilités extraordinaires avec ce quon pourrait appeler une genèse de la lumière. Il y a sans doute eu une émulation philosophique entre Hugo et ses fils qui, en exil, sadonnaient à la photographie.
Victoria Tebar : Pendant lexil, les fils avaient un atelier pour la photographie. Les échanges entre eux sont certains. Charles décrit dailleurs la manière de son père quant au dessin. Et les opérations se ressemblent dune certaine manière : cest avec précision quil fallait sortir le dessin lavis- de leau, comme pour le développement dune photographie.
Pierre Georgel : Le trempage complet des dessins dans un bain est attesté par Juliette qui lévoque dans plusieurs lettres. Hugo travaillait volontiers chez elle, notamment pendant la campagne de dessin de 1850, dont datent la plupart des grands formats plus tard, pendant lexil, la production graphique de Hugo se simplifie. Juliette nétait pas fâchée quil fût retenu chez elle par ce travail ; qui devait mettre un beau désordre ! et auquel elle collaborait vraisemblablement : on ne retire pas commodément de leau une feuille de plus dun mètre carré. Pourquoi chez Juliette ? sans doute Adèle supportait-elle mal la saleté quentraînaient ces manipulations.
Bernard Leuilliot : Pour revenir à la photographie, cest ce quon appelait alors lhéliogravure : lécriture du soleil
Un autre sous-titre pour le travail remarquable de Madame Tebar aurait pu être : « éloge du clair-obscur ». Car ce qui permet de se défaire du lieu commun de lantithèse, cest bien le clair-obscur.
Delphine Gleizes : Ce qui est frappant en conclusion de ce travail, cest la coexistence du soluble et de lindélébile, coexistence qui sinscrit dans la logique de la perméabilité du hasard et de la préméditation en art.
Par ailleurs, jaurais une question concernant les liens entre le dessin hugolien et lestampe : Hugo a-t-il utilisé du sucre pour faire des réserves (ou écrans) comme cest lusage pour certains types deaux-fortes comme les aquatintes ?
Victoria Tebar : Le sucre fonctionne aussi comme écran soluble. Jen ai parlé avec une amie graveur mais, pour les dessins de Hugo, je ne le crois pas, car, avec le sucre, le papier a tendance à prendre des nuances et il ne reste pas blanc. La gomme arabique, conseillée par Senefelder, laisse, en revanche, au papier sa couleur intacte.
Delphine Gleizes : Mais pour obtenir leffet lépreux, quel procédé doit-on employer ? Ne faut-il laver lécran que partiellement ?
Victoria Tebar : Tout dépend de lépaisseur de la couche qui fait écran.
Annie Ubersfeld : Je suis frappée par lextraordinaire beauté des dessins que nous avons vus : le caractère de leur beauté résulte sans doute du choix que Victoria Tebar a effectué.
Je me demande sil y a un rapport entre la richesse technique des moyens employés par Hugo et la beauté extraordinaire de ces dessins, comme si la technique aidait lexpression
Victoria Tebar : Certainement, mais les qualités esthétiques ne sont pas seulement déterminées par la technique.
Agnès Spiquel : Pour ce travail, vous avez exploité, dites-vous, une centaine de dessins, sur quel nombre au total ?
Victoria Tebar et Pierre Georgel : En comptant ce qui est à la Bibliothèque Nationale, à la Maison de Victor Hugo et ailleurs, on arrive à environ 3500 dessins. Mais cet ensemble est très disparate et va du petit croquis instantané dans un manuscrit jusquà luvre à part entière dont lexécution a pu prendre plusieurs jours. Dans cette dernière catégorie, on rencontre quelques centaines dunités.
Franck Laurent : Le travail de Madame Tebar sest appuyé, semble-t-il, sur la dimension la plus picturale des dessins : on peut parler dune ouverture de palettes extraordinaire.
Victoria Tebar : Même du côté graphique, le dessin peut être très gestuel, très libre. Le trait est à la fois déterminé et spontané.
Pierre Georgel : Ce que lon ressent à lexamen de la palette expressive de Hugo, cest la variété des moments. Beaucoup de dessins sont fortement dramatisés ; mais il arrive aussi que Hugo exprime des instants de sérénité toute classique et quon le retrouve ainsi de plein pied avec les formules de la « tradition ». Cest le cas dune page comme « La Tour des rats », quon pourrait rapprocher de certains lavis de Claude Lorrain.
Ce qui est sûr, cest que si Hugo a écarté le « bien dessiner », cest délibérément et non par inexpérience !
Delphine Gleizes : Je me demande pourquoi le choix des uvres qui ont été analysées ici présentait uniquement des paysages ; serait-ce parce que laspect technique y était le plus présent ?
Victoria Tebar : Ce nest pas la variété technique que jai cherché à exposer mais les différentes époques de lart hugolien du dessin afin de donner à voir un parcours - le plus large possible - des différentes techniques.
Isabelle Nougarede : On peut se demander quelle est la motivation dun artiste pour sexprimer dans un art ou dans lautre. Pourquoi sexprimer aussi dans les dessins ?
Victoria Tebar : Hugo était doué pour les deux langages ; ils sont complémentaires : on peut parler avec Gaëtan Picon dimage mentale et dire par exemple quautour de 1850, le dessin correspond à un besoin car il exprime des choses auxquelles la parole na pas accès.
Pierre Georgel : La thèse implicite de Gaëtan Picon est en gros (mais ses analyses de détail sont plus subtiles) que le verbe est le langage du discours et le dessin celui de lineffable. Pour ma part, je ne crois pas quil y ait pour Hugo quelque chose qui résiste à lécriture et ne puisse « passer » que par le dessin : il peut écrire tout ce quil a à dire. Mais il ne faut pas en déduire que le dessin fait double emploi et y voir une simple distraction. En fait, la différence essentielle entre dessin et écriture ne réside pas dans le contenu expressif mais dans le mode de lexpression. Le dessin est langage du corps, pas lécriture ; il seffectue dans un geste, un geste physique, et dans un rapport concret à la matière. La spécificité première du désir de dessin chez Hugo me semble se situer dans le besoin dexpression corporelle.
Bernard Leuilliot : Il y a un engagement physique dans les arts graphiques mais il en y a aussi dans lécriture. Les manuscrits nous en donnent la preuve. Certes, mais pas au même degré, et de très loin, répond P. Georgel.
Lactivité langagière, reprend B. Leuilliot, participe également de laléatoire. Il y a, dans la pratique de lécriture, toute une part de préméditation involontaire ou de hasard prémédité- qui laisse Hugo lui-même perplexe. Cest le caractère aléatoire de lenchaînement des phrases les unes aux autres qui joue ici le rôle de la main qui trace le trait du dessin à partir dune tache et la répète. Cest un peu la théorie aragonienne des incipit
Franck Laurent : Pour revenir à ces années 1850, il y aurait une hypothèse à faire à partir du simple constat que les dessins ne sont pas destinés à être montrés. Le travail littéraire de Hugo, au contraire, est toujours exposé, polémique, même en dehors de la polémique. La primauté de lactivité graphique en 1850 va dans ce sens et sexpliquerait par là : cest lannée sinon de lincertitude du moins dune accalmie (et dun retournement souterrain) dans le combat politique ; lorsquil dessine, il na pas à défendre sa production dessinée ; ensuite
Victoria Tebar : En termes psychiques, on pourrait dire que la frustration est évacuée par le dessin comme moyen vital dexpression.
Emergence aléatoire du sujet unique
Jean-Claude Fizaine : Il est deux mythes-monstres quant aux dessins de Hugo : le mystère et la modernité. Mais il y a une source de réflexion différente qui concerne la création graphique : la création graphique implique la prise en compte des critères des conditions de possibilité dexistence du JE et de sa responsabilité. Le sens dun dessin ne vient pas par exemple de la tache initiale à partir de laquelle sest construit le dessin mais le sens réside dans le travail de cette responsabilité.
Le JE et sa responsabilité ne sont ainsi pas impliqués de la même façon dans la poésie et dans la création graphique car il est ici question de reproductibilité et dunicité. Et cest là que se trace la frontière entre le graphique unique- et le poétique -reproductible.
Cependant, dans le graphique comme dans le poétique, lesthétique du fragmentaire engendre la même incertitude quant au point dénonciation de ce JE et de sa responsabilité.
Victoria Tebar : Hugo cherchait précisément lintervention de laléatoire (dans la tache dencre par exemple, ou dans le lavage) pour sappuyer sur dautres schémas de conception du monde que ceux qui lui préexistaient. Cest une façon assez paradoxale de simpliquer mais qui se conçoit.
Guy Rosa : On devrait peut-être dire « accidentel » plutôt que « aléatoire »
Annie Ubersfeld : Lécriture peut tout dire parce quelle a un rapport avec autrui, avec « lautre » : cest la parole. En revanche, le dessin engage un rapport différent, fondé sur le rapport individuel, seul, de soi comme corps avec le monde.
Franck Laurent : Dans ce cas, le dessin est, pour Hugo, lenvers compensatoire de son activité parlementaire en 1850.
Pierre Georgel : Jaimerais revenir sur un des points soulevés par Jean-Claude Fizaine : la non-reproductibilité des dessins de Hugo. Cest, selon moi, un trait fondamental de lactivité de Hugo dessinateur et lun de ses ressorts spécifiques par rapport à lécriture. Dune part, lunicité du dessin tient à sa matérialité constitutive et irréductible ; dautre part, elle postule le contact physique du « lecteur ». En cela, le « mode demploi » des dessins diffère radicalement du mode de lecture des textes écrits et publiés. En léguant ses dessins au département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, Hugo instaure une « approche » de son uvre dessiné fondé sur un rapport direct, physique, avec le « lecteur », sans la médiation de limprimé.
Les deux choses me paraissent sarticuler dans la notion clé d « intimité », explicitement invoquée par Hugo à propos de ses dessins (jai abordé cette question lors du colloque « Usages de limage au XIXème siècle »).
Guy Rosa : Certes, mais cest le même rapport direct que lon entretient avec les manuscrits.
Pierre Georgel : Le manuscrit ne livre quun résidu par rapport à sa transcription imprimée ; cest exactement le contraire dans le dessin !
Delphine Gleizes : Dans le dessin hugolien comme dans le manuscrit, la matière est retravaillée : limmédiateté comme laléatoire sont lobjet dun « retravail ». Il sagit dans les deux cas de ressaisir une matière première, qui par le trait, qui par des ratures et des observations rajoutées. La démarche de la création littéraire rejoint peut-être en ce sens celle de la création graphique. Mais lécriture est un « retravail » dans le champ construit de la parole. Cest le rôle de lénonciation du sujet.
Guy Rosa : En se plaçant du côté de la réception de luvre, la différence est celle entre linstantanéité du regard sur le dessin et la successivité de la lecture
Pierre Georgel : Cest la théorie classique du Laocoon. Mais les réalités esthétiques sont plus complexes : regarder, comme lire, se fait dans la durée.
La dernière question fut celle de savoir si lart satisfaisait les sens au point doublier de déjeuner. Un doute sinsinua et lexpérience du corps lemporta.
Olivier Decroix
Equipe "Littérature et civilisation du 19° siècle"
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