Equipe de recherche "Littérature et civilisation du XIX° siècle"
Présents : Guy Rosa, Arnaud Laster, Josette Acher, Vincent Wallez, Sylvie Vielledent, Jean-Marc Hovasse, Delphine Gleizes, Stéphane Desvignes, Sandrine Raffin, Marie Tapié, Agnès Spiquel, Colette Gryner, Myriam Roman, Denis Sellem, Jean-Luc Gaillard, Claude Millet, Olivier Decroix, Stéphane Mahuet, Chantal Brière, Bernadette Lintz, Bernard Degout.
Excusés : Ludmila Wurtz, David Charles, Jacques Seebacher (au Maroc), Anne Ubersfeld.
C. Millet a la douleur d’annoncer la disparition de son amie, Pascale Devars. Elle était, ajoute G. Rosa, exactement de la même génération que Claude ; Jean Delabroy et lui se souviennent de leur rencontre, en UV de licence. Il y a à la bibliothèque, sa maîtrise sur les inscriptions dans les romans de Hugo, si impressionnante que Pierre Georgel lui avait demandé une communication au colloque Victor Hugo et les images tenu à Dijon en 1985. C’était un esprit brillant.
Trois livres circulent :
- Victor Hugo et l’idée des Etats-Unis d’Europe, de Frank Wilhelm, édité par l’Association des Amis de Victor Hugo à Vianden (9 mai 2000, à l’occasion du 50ème anniversaire du discours de Robert Schumann sur la Communauté européenne)
- la nouvelle édition des Orientales et des Feuilles d’automne par Franck Laurent, Livre de Poche Classique, 2000. G. Rosa, profitant de l’absence de l’intéressé (et du retard de l’intéressée-conjointe), ne tarit pas d’éloges.
- Victor Hugo, textes, Théophile Gautier, choix de textes, introduction et notes par Françoise Court-Pérez, Champion, 2000. Ce n’est pas la reprise du Victor Hugo de T. Gautier, dont Rosa ignore et Hovasse sait qu’il a été publié en 1902, mais une anthologie originale, plus large d’ailleurs que celle de 1902. G. Rosa y a observé l’absence de toute bibliographie, sans doute parce qu’elle se trouve dans le Gautier, un romantique ironique, du même auteur, chez le même éditeur.
V. Wallez signale la possibilité d’acheter à la Librairie du Louvre le livre de Gaëtan Picon, Victor Hugo dessinateur (soleil d’encre), Gallimard (200F au lieu de 540F).
- C. Brière fait circuler les photographies qu’elle a prises de la collection complète (et partiellement inédite) des inscriptions de Hauteville-House. (L’émission Thalassa sur France 3 consacrée à Guernesey était très décevante).
- D. Sellem diffuse le fac-similé de l’assurance vie contractée par Hugo auprès de la Compagnie Royale le 22 janvier 1840, reproduit en document publicitaire par le Gan. Le fait était connu –voir la Chronologie- mais sans signaler que l’assurance couvrait explicitement un ou plusieurs voyages en Angleterre…
- C. Millet songe à publier la chose dans le prochain Minard.
- D. Sellem fait également circuler le fac-similé de la patente officielle de la Grande Loge sud-américaine qui attribue à Victor Hugo le titre de “ Grand Inspecteur général et membre actif de son suprême Grand Conseil ”, en le recommandant à tous les maçons du monde entier. On sait que cette patente a été envoyée à Guernesey et que Hugo l’a reçue. Sa signature est signalée comme étant sur le document mais elle n’y apparaît pas.
Et pour cause, dit G. Rosa, il ne l’a probablement jamais signée. La Maison Victor Hugo a une boite d’archives pleine de tracts et documents franc-maçons où figure, à des titres divers, le nom de Hugo. Mais il existe au moins une lettre, très connue, où affirme n’avoir jamais été ni vouloir être franc-maçon.
D. Sellem : Ce n’est aus sa réponse au Grand Orient de France, qui ne représente pas toute la maçonnerie. Cette patente est bien antérieure. Les originaux sont, paraît-il, à la Bibliothèque Nationale. On peut espérer découvrir des inédits dans les archives françaises récupérées par les Russes ?
A. Laster : ...comme Peut-être un frère de Gavroche …
O. Decroix signale la présence à l’Arsenal de trois albums ayant appartenu à la famille Nodier, qui ont été prêtés pour copie et qui contiennent des autographes, des aquarelles (de Devéria) et des poèmes de Hugo, l’un en particulier, dédicacé à la fille de Nodier. C’est la pièce XXVI des Feuilles d’automne : "Vois, cette branche est rude…" qui ne mentionne pas cette dédicace.
A. Laster : L’autographe de Hugo à Marie Nodier a été publié.
A. Laster a appris au détour d’une discussion avec un acteur de Thomas B. que, selon toute probabilité, Mille francs de récompense serait monté à la rentrée dans un théâtre de la périphérie, Cergy ou Saint-Quentin-en -Yvelines.
En ce moment se donne La sachette, lecture de Béatrice Romand (actrice de Rohmer) aux Déchargeurs (3, rue des Déchargeurs, Paris, 1er, jusqu’au 27 mai). C. Millet s’inquiète : elle a lu un article où l’actrice expliquait que la Sachette donnait une sublime image de la féminité…
D. Gleizes : Un indice de la popularité de Hugo : dans la dernière bande dessinée de Tardi, en collaboration avec Pennac, La Débauche (Gallimard) on voit plusieurs personnages lisant tous un livre : tantôt Les Misérables tantôt Les derniers jours d’un condamné (sic).
A. Laster : De même, de très nombreux films américains ont pour toile de fond une représentation des Misérables ou au moins une affiche. Comment interpréter cette présence : est-ce un signe ?
On joue Rigoletto un peu partout dans le monde. Ce même lundi 22 mai où F. Naugrette parle au Ranelagh, la chaîne câblée Muzzik présente les coulisses d'une version montée à Bruxelles il y a quelques mois. Deux façons possibles de commémorer la mort de Hugo…
C. Millet : Une mise en scène de La Légende des Siècles a eu lieu dans la gare Montparnasse, durant toute une journée, au milieu des passagers pressés et des annonces de départ et d’arrivée –événement-performance commandé par la Ville de Paris.
A. Laster cite le vers des Odes : “ Nous t’avons eu pour Dieu sans t’avoir eu pour maître ”, repris par F. Laurent dans un titre d’article, et s’interroge sur la majuscule, donnée par certaines éditions, pas par d’autres. Pour G. Rosa, la correction se fait d’elle-même par le sens. A corriger dans Bouquins, glisse A. Laster… G. Rosa rappelle que Hugo met peu de majuscules, et les omet souvent même en début de vers ou de phrase (c’est remarquable dans la correspondance, précise J.-M. Hovasse). Journet rêvait d’une édition des poésies sans majuscule, comme si Hugo avait fait de la poésie “ moderne ” sans le savoir.
Rappel : conférence de F. Naugrette sur Les Châtiments lundi 22 mai au Théâtre du Ranelagh, suivie d’une lecture par Mesguich.
J.-M. Hovasse signale un colloque les 2 et 3 juin au Musée de la Vie romantique (16, rue Chaptal, Paris 9ème) co-organisé par l'Université de Paris IV-CNRS: "La Vie romantique - hommage à Loïc Chotard". J. Seebacher ouvrira la séance du 2 juin à partir de 14h, où J.-M. Hovasse parlera des poèmes de Victor Hugo publiés dans la Revue des deux mondes, juste après Hervé Lacombe ("Bizet et Victor Hugo"). Le 3, rendez-vous à la Sorbonne (Salle des actes).
G. Rosa a communiqué l’accord “ enthousiaste ” du groupe pour la première décade de Cerisy. Il revient cependant sur le titre, J. Seebacher ayant proposé : “ Cet homme a-t-il deux siècles ? ”, manière élégante de poser la question de l’actualité de Hugo.
C. Millet : La question n’est pas de savoir si on aime Hugo ou non, mais de l’aborder selon des problématiques meilleures.
A. Laster : Et, d’abord, que sa lecture ne soit pas empêchée. On se récrie. Il témoigne avoir vu une petite fille demandant l’emprunt des Misérables dans une bibliothèque et à qui la bibliothécaire répondait : “Non, pas ça ; jamais tu ne pourras lire ça ! ” …
G. Rosa en parlera à Mlle Ghermaoui.
C. Millet : Et si l’on travaillait sur “ l’idéal ” ?
G. Rosa : Bonne idée ; c’est un concept flou typique du XIXème et à peu près incompréhensible aujourd’hui. J’avais pensé le donner en sujet de thèse…
C. Millet : On pourrait aborder des thèmes comme “ idéal ”, “ idéalisation ”, “ idée ”…
G. Rosa : L’avantage du sujet de la “ langue ” est son extension possible au signe et à la sémiologie. “ L’idéal ” est excessivement problématique voire dissuasif. Et au mois d’août…
A. Laster rapporte une phrase entendue au théâtre, dans la pièce Thomas B., qui dit à peu près : “ J’écris debout, comme tout le monde sait que Hugo le faisait, avec sous son pupitre un tiroir rempli de pommes pourries. ” L’auteur est persuadé que cette anecdote est très connue. D’où vient-elle ?
Tous (dont Jean-Marc Hovasse) : ........
C. Millet : Du moins cela apprend beaucoup sur la mythologie de l’écriture hugolienne !
C. Millet regrette que les conférences des guides de la Maison de Victor Hugo (en général venus du Louvre) ne soient pas toujours excellentes ; elles se situent parfois “ entre le ras des pâquerettes et le dessous de la ceinture ”. F. Laurent a déjà relevé une liste accablante d’erreurs chronologiques. A. Laster se souvient d’avoir entendu que Hugo ne serait pas rentré tout de suite en 1870 (le 5 septembre !) par couardise…
La conservatrice en chef, dit A. Laster, en est parfaitement consciente et entreprend d’y remédier en formant les conférenciers.
G. Rosa : Comme le font les musées nationaux ; mais j’ai entendu dire que cela ne va pas de soi : les habitudes ne se perdent pas si vite ; la rémunération des conférenciers n’est pas faite pour les inciter à des grands efforts de préparation ; et la « demande » tire aussi souvent vers le bas –les enseignants savent ce qu’il en est, alors même que leur activité ne s’adresse pas à un loisir.
C. Millet : Les moyens ne devraient pourtant pas manquer à la Maison de Victor Hugo, au moins s’ils sont attribués en proportion de la fréquentation.
A. Laster : Les salles de la Maison de Victor Hugo bénéficient d’un nouvel accrochage, sensiblement plus réussi, beaucoup plus clair et beaucoup plus visible, même si on peut trouver du charme au bric-à-brac. Au premier étage se trouvent les peintures et les grands formats, au second, dans l’appartement lui-même, les dessins.
D. Sellem : Une très belle vitrine près de la table aux encriers montre en alternance des objets ayant appartenu à Hugo, sortis des réserves, comme ses pistolets ou son écharpe de sénateur.
A. Laster : Les responsables ont fait l’effort - à saluer - de retapisser d’après les couleurs d’origine. Une pièce est entièrement consacrée aux photos de l’atelier de Jersey. Leur nouvel effort de clarté est louable : on explique que la chambre de Juliette Drouet provient de Hauteville-Féerie et que Hugo n’était pas propriétaire de l’immeuble mais louait le second étage, dans un quartier moins bourgeois que maintenant.
G. Rosa : Qui était le propriétaire de la place des Vosges ? La famille Rohan ?
C. Brière : Je ne crois pas ; c’était l’hôtel Rohan-Guéménée, mais il avait changé de main, me semble-t-il.
G. Rosa : Ai-je bien compris : Brunet ne prend pas en compte les dates ?
C. Gryner : Non, pas pour Hugo ; mais il le fait pour Chateaubriand.
A. Laster : C’est extravagant. C’est comme si on retirait les didascalies des pièces de Hugo.
C. Gryner : Ce n’est pas tout à fait sans exemple. Journet et Robert, s’ils portent une grande attention au texte de Hugo, ne relèvent pas non plus, dans leur index, les indications de temps et de lieu (le mois, l’année, « Marine-Terrace » ou « cimetière de... »...). La structuration du recueil par le temps n’est pas prise en compte.
G. Rosa : Il ne s’agit pas seulement du temps mais du statut des « seuils » : titres, épigraphes et dates à la fin des poèmes. Un détail, je crois que vous avez fait un faux-sens sur le mot de “ poème ” à partir de la citation de ce théoricien du XVIIème siècle : il parle du genre quand vous comprenez la “ chose écrite qui est de la poésie ”. Dans l’ancienne nomenclature, le « poème » forme un genre particulier, distinct de l’épopée –du moins en est-il ainsi dans le livre de Ténint préfacé par Hugo.
C. Millet : Beaucoup d’occurrences du terme désignent l’épopée.
A. Spiquel : Oui. Dans les vingt premières années du siècle, la catégorisation des genres rapproche le poème du genre de l’épopée.
G. Rosa : D’autre part, l’ode est-elle bien un genre lyrique ?
C. Millet : Evidemment. Dans la hiérarchie interne de ce genre, il s’agit même de la forme suprême du lyrisme.
A. Laster : C’est le “ chant ” par excellence, celui que l’on accompagne de la lyre…
A. Spiquel : Le poème relève de l’épopée quand l’ode relève du lyrisme. Un article du début du siècle attribue respectivement à Lamartine, Vigny et Hugo un genre littéraire particulier.
C. Millet : Il est signé de Deschamps et paraît en 1826 ou 1827.
G. Rosa : Cependant, n’y a-t-il pas interférence des deux sens de “ lyrique ” ou “ lyrisme ” : le sens moderne affirme la prépondérance et la nécessité du moi. Si l’ode historico-politique est classée dans le lyrisme, ce ne peut être comme expression du « moi » ?
C. Millet : L’ode est une poésie de la célébration ; en termes d’énonciation, elle relève du discours et non du récit. La poésie lyrique est un acte célébrant. [Arma virumque cano... pense G. Rosa, mais il ne le dit pas.] Ici se situe la différence entre l’ode et l’épopée. Platon ne s’y était pas trompé, en épargnant le poète lyrique et en condamnant le poète épique.
G. Rosa : Mais les théoriciens modernes donnent-ils vraiment à “ lyrique ” ce sens ancien, qui oppose simplement le récit au discours ?
Quoi qu’il en soit, ce que vous dites sur le recueil comme caractère constitutif du lyrique me semble très intéressant : le lyrisme serait un mode d’énonciation auquel ne serait pas étrangère une multiplicité des poèmes, séparés par des intervalles de temps : non pas un « chant » ou un « cri », mais une succession d’interventions, formatrice par elle-même du « je » qui en est sujet. Attention, dans ce cas, à ne pas y mêler l’organisation du recueil. Ce n’est pas parce qu’un recueil est simplement additionnel qu’il n’est pas un recueil.
C. Gryner : Il est difficile de parler du temps du recueil et non de son espace matériel.
G. Rosa : Le vrai problème posé par C. Gryner est de savoir si le recueil ne serait pas un élément de définition du genre lyrique. Ce n’est pas impossible et cela infirmerait toutes les définitions « instantanées » ou instanéistes du lyrisme. La publication séparée de certains poèmes, voire de tous, ne constitue pas une objection, car ils sont perçus comme des éléments détachés d’un ensemble au moins possible. Non seulement leur réunion dans un recueil, même additionnel, n’est jamais exclue, mais elle est même peut-être toujours postulée, virtuelle. On peut être le romancier d’un unique roman ; peut-on être le poète d’un seul poème ? Au reste, le chant, même unique, est fondé sur la pluralité (refrain, couplets, strophe). Peut-on mettre “ sonnets ” au singulier ? Ou bien ce serait un singulier qui appelle le pluriel.
C. Millet : Quand Lamartine publie La Vigne et la maison, il n’a pas le projet de continuer. Il faudrait dire que la spécificité du lyrisme est la double unité de lecture : celle du poème et celle du recueil. Elle se réalise dans la double publication. Il est difficile de lire Les Contemplations en choisissant un poème au hasard.
Et peut-être faut-il établir un lien entre la mise en recueil de poèmes et le rétrécissement de la poésie au XIXème siècle : l’existence autonome du poème devient plus fragile.
J. Acher : Vous avez dit dans votre communication que la conscience du mouvement signifiait le temps. C’est exactement ce que dit Kant : on ne peut avoir une idée du temps sans tracer une ligne imaginaire. Le temps ne peut-il pas être rendu par l’espace parcouru ? Il faut relire en ce sens le poème La Conscience.
C. Gryner : De nombreux points d’attache existent entre temps et espace, mais le temps n’est pas seulement la perception d’un mouvement dans l’espace. Il s’agit d’un problème linguistique : les termes de l’espace sont utilisés pour dire le temps. D’où une confusion entre les deux notions. Georges Poulet lui-même a tendance à parler du mouvement dans l’espace, moins dans le temps. Or ce mouvement s’inscrit dans la durée, que l’on peut percevoir, de façon intime.
J. Acher : Le temps objectif est celui de la traversée de l’espace dans le temps. L’espace figure le temps.
C. Millet : Non, pas seulement. Il est marqué grammaticalement par l’emploi des temporelles, “ lorsque… ”, “ quand… ”. Et la spécificité du temps comme thème à indexer s’exprime de manière minimum par les mots du temps. [C’est le sens de l’intervention de C. Gryner, remarque G. Rosa].
C. Gryner : Le temps serait figuré par l’organisation de l’espace, qui inclut le développement, donc la durée.
G. Rosa : Dans quelle rubrique Brunet place-t-il les marqueurs temporels dont parle Claude, les « lorsque », « alors », « tandis que »?
C. Gryner : Celle des mots grammaticaux du temps, qui sont en déficit.
G. Rosa : Le terme de “ déficit ” est très gênant : il implique à la fois une valeur inférieure à une moyenne, mais aussi un manque par rapport à une norme.
C. Gryner : C’est tout le problème de la méthode de Brunet, qui travaille sur des moyennes.
G. Rosa : Norme et moyenne sont deux notions différentes. Il est légitime de comparer par rapport à une moyenne ; le glissement vers la norme est gênant parce que ce qui est autre n’est plus perçu que comme « moins ».
A. Laster : Le titre de Brunet, Le Vocabulaire de Victor Hugo, est parfaitement abusif car il est loin d’analyser toutes les œuvres. Je me souviens de ces discussions à l’époque de sa sortie [1988].
G. Rosa : Sa comparaison des mots du temps aboutit tout de même à un résultat. Les conclusions sont discutables, mais la question se pose de savoir s’il n’observe qu’un artefact ou si cette constante d’évolution qu’est la diminution des mots désignant le temps correspond à une réalité. Mais on ne peut pas discuter le fait qu’elle existe. Il faudrait donc refaire ses calculs ou les compléter pour savoir si l’on a affaire à un artefact (un phénomène qui n’enregistre rien d’autre que les conditions de la mesure) ou à une réalité.
C. Gryner : Brunet a raison à propos de la diminution des mots abstraits du temps (le temps au sens philosophique).
C. Millet : Cela ne proviendrait-il pas de l’évolution du rapport entre poésie et philosophie –pour dire vite? On sait que Hugo fait de moins en moins jouer l’articulation entre le vécu et le métaphysique comme un va-et-vient entre une description ou un récit et une méditation, liés par la comparaison. La méditation est ainsi ramassée et fourmille de termes abstraits. Au contraire dans la poésie à partir de l’exil, la philosophie s’absorbe directement dans l’expérience, dans la matière des choses.
G. Rosa : Excellent ! Car l’hypothèse est vérifiable à partir des travaux de Brunet : il suffit de comparer l’évolution des termes du temps avec celle d’autres termes abstraits. Si « durée » et « âme », par exemple, tendent à disparaître ensemble du vocabulaire poétique de Hugo, la diminution des termes du temps observée par Brunet n’est pas un artefact, mais elle enregistre un phénomène plus général, celui que dit Claude, dont elle n’est, logiquement, qu’une conséquence.
C. Gryner : C’est bien possible. J’ai été frappée de constater que ce qu’avait dit L. Wurtz de l’évolution de l’énonciation se vérifiait avec la notion de temps. Au début, Hugo tient un discours philosophique sur les faibles (par exemple les enfants) puis il leur donne la parole. De même, il commence par parler du temps puis le temps structure son écriture et c’est lui qui « parle ».
G. Rosa : Parfait, il ne reste plus qu’à refaire les courbes et à les comparer.
Autre chose, mais de détail : le détour que vous faites par la notion d’entrejet complique votre argumentation sans rien ajouter d’essentiel. Il suffit, comme vous l’avez dit, de poser en premier la valeur temporelle (plus que spatiale) du blanc.
C. Millet : Reste que le recueil des Contemplations est un hapax dans la poésie lyrique –avec Les Fleurs du mal on dira, si l’on ose, deux hapax. Car si l’on se réfère aux analyses de Meschonnic, le temps du lyrisme est le présent, l’utopie de l’écriture qui se fait parole. A cette fusion dans un présent idéel s’ajoute l’écriture diariste, avec les dates. Nous avons ainsi trois strates temporelles.
C. Gryner : Peut-être quatre, dont une réalisée à travers la progression interne des motifs.
C. Millet : L’écriture des mémoires de 1856 fonde cette progression. La première strate temporelle est celle du pur présent du chant, la seconde la date de l’écriture constituant le poème en date de journal, enfin la troisième celle de la composition des mémoires (leur écriture). On peut sans doute en ajouter mais ici je parle de l’ordre structurel général.
G. Rosa : La question est de savoir si le premier niveau a une existence autre que théorique. L’idée neuve de C. Gryner est de contester –en particulier par son analyse du « recueil »- cette définition canonique du lyrisme comme forme atemporelle, hors présent. C’est elle qui fait des Contemplations un cas à part. Si l’on suit C. Gryner, le lyrisme n’est nullement voix au présent, hors de toute durée, élémentairement parce que la poésie lyrique fonctionne en recueil et que le recueil implique nécessairement de la durée, celle d’un acte d’énonciation à l’autre. Il suffit de montrer que le recueil n’est pas l’exception, mais la règle –ce qui ne semble pas hors de portée. Meshonnic serait-il victime de l’explication de texte ?
C. Millet : Historiquement, il faut remonter au livre de Sainte-Beuve, Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme.
C. Gryner : Sans oublier Lamartine.
C. Millet : Mais Les Méditations poétiques ne sont pas définies comme les “ mémoires d’une âme ”.
C. Gryner : Elles suivent une certaine progression narrative, comme un journal.
G. Rosa : Encore une fois, toute temporalité n’implique pas progression, même si c’est plus ou moins le cas dans Les Contemplations. Il existe des temporalités en boucle ou en zigzag, qui ne sont pas nécessairement linéaires.
C. Gryner : La progression la plus simple et la plus évidente est la linéaire.
G. Rosa : Mais on n’a pas besoin d’une progression du tout ; ce peut bien être une régression –chacun en fait l’expérience en vieillissant. L’attente –expérience du temps par excellence- n’a rien de progressif, ni de linéaire. Il n’y a même pas besoin d’une continuité.
C. Millet : Si l’on affirme que ce recueil suit une progression, on en fait une lecture romanesque. Le modèle de temporalité le plus satisfaisant serait un modèle musical. Le recueil serait structuré comme un morceau de musique non par une progression linéaire, mais par du rythme. Avec des décrochages et de la discontinuité.
G. Rosa : Parfait ! Et si le blanc est toujours de la durée, il peut recouvrir un retour en arrière ou un saut en avant.
C. Millet : Beaucoup d’autres éléments structurent un recueil : les contrastes entre les registres, les genres, les motifs…
G. Rosa : Cela n’est plus directement dans le sujet. Comme, je crois, la question de la gestion des manuscrits que C. Gryner doit peut-être faire passer en note.
C. MIllet : Encore que s’y manifeste une entreprise continue, suivie, dans le work in progress dont parle B. Leuilliot.
A. Laster : Quelles ont été les intentions de Hugo en léguant ses manuscrits à la Bibliothèque Nationale, c’est-à-dire en donnant la possibilité au moindre chercheur (ou presque) de s’apercevoir que les dates des poèmes sont différentes ? Rien n’interdit de penser qu’il offre ainsi une autre lecture du temps.
C. Gryner : Selon moi, les manuscrits constituent une autre strate temporelle de l’œuvre : ils ne sont pas un avant-texte. Les dates sont modifiées sur les manuscrits parce qu’ils vont être lus et donc font partie de l’œuvre.
G. Rosa : Et ce n’est pas vrai que des poèmes : Hugo date tout, par date explicite ou par les fameux traits dans la marge. Mais a-t-il écrit « Bouquins » ou « Massin » ?
A. Laster (après mûre réflexion) : Il a écrit Massin mais a édité « Bouquins ».
C. Millet : En faisant l’histoire du lyrisme, Genette a montré le vide théorique autour de cette catégorie. Peut-être parce qu’elle se situe hors du système de pensée qui affirme l’identification de la littérature à la mimésis.
C. Gryner : Il dit que le lyrisme est un genre mineur.
G. Rosa : La tentation est grande de dire que Hugo « mélange les genres » (poésie et mémoires) dans Les Contemplations. Comme Chateaubriand –et peut-être à sa suite- qui n’écrit pas non plus ses mémoires dans Les Mémoires d’Outre-Tombe.
C. Millet : Le refus de Hugo d’écrire son autobiographie en prose est intéressant.
G. Rosa : Il y avait Les Mémoires d’Outre-Tombe.
C. Millet : Mais Hugo a un rapport plus fort avec le vers.
G. Rosa : L’un n’empêche pas l’autre. Les Misérables sont aussi des mémoires.
J.-M. Hovasse : Actes et Paroles aussi…
G. Rosa : La structure temporelle des mémoires, progressive, informe de nombreuses œuvres de Hugo : Le Journal de ce que j’apprends chaque jour, le journal de l’Année terrible, les Carnets proprement dits et autres exercices similaires. Il s’agit d’une constante des préoccupations et de l’écriture hugoliennes, que Les Contemplations n’absorbent pas entièrement.
A. Spiquel : Mais cela s’arrête là : Les Chansons des Rues et des Bois et L’Art d’être grand-père montrent une structuration temporelle toute différente. L’Art d’être grand-père est une exception.
A. Laster : Les Quatre Vents de l’esprit aussi qui sont divisés en livres, dont "le livre lyrique" et "le livre épique".
C. Gryner : Tous les recueils, des Odes aux Contemplations, réunissent des poèmes datés, à part l’Année terrible. [NDGR. Là, je laisse à Sandrine Raffin la responsabilité de sa distraction !]
G. Rosa à Agnès Spiquel : Tu ne peux pas dire que L’art d’être grand-père constitue une exception : deux occurrences sur trois ne font pas une règle dont la troisième serait une exception. Si l’on poursuit l’idée, ne peut-on pas considérer les quatre recueils des années 30-40 comme une sorte de journal bisannuel ? Et la succession même de ces recueils ne vaudrait-elle pas comme un super-recueil, absorbé dans Les Contemplations ?
C. Millet : Reportons-nous à Littérature et philosophie mêlées : Hugo dit que l’on peut écrire l’histoire comme Tacite ou Bossuet, à savoir comme des annales (où l’ordre chronologique est un principe d’intelligibilité historique) ou d’une manière idéelle et symbolique (où la chronologie est cassée, trouée ou en miroir). ["Il n'y a que deux tâches dignes d'un historien dans ce monde: la chronique, le journal, ou l'histoire universelle. Tacite ou Bossuet." (Bouquins, Ed. Laffont, tome Critique, p. 64)]. Suit-il ce modèle pour écrire le moi ?
Tous : ...................
J. Acher : J’ai compté 26 ans d’écoulés dans Les Contemplations, quand Hugo dit 25 dans la préface.
C. Gryner : La date du dernier poème, A celle qui est restée en France, est le 2 novembre 1855. Il est hors recueil.
A. Laster : Le dernier poème n’est pas la dernière date.
C. Gryner : Oui, c’est sans doute le cas pour Les Mages et Ibo.
A. Laster : Le poème Les Mages est daté de janvier 1856.
Sandrine Raffin
Equipe "Littérature et civilisation du XIX° siècle", Tour 25 rdc, Université Paris 7, 2 place Jussieu, 75005 Tél : 01 44 27 69 81. Responsable de l'équipe : Guy Rosa.