Esther Pinon : Le doute dans Les Contemplations

Communication au colloque d'agrégation des 4-5 novembre 2016
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Doubt thou the stars are fire,  

Doubt that the sun doth move,

Doubt truth to be a liar,         

But never doubt I love.          

Hamlet, acte II, scène 2.

 

            La lettre d’Hamlet à Ophélie, lue par Polonius à l’acte II, scène 2 de la tragédie de Shakespeare[1], est le credo hétérodoxe de tout un pan du romantisme : Musset la cite dans la « Dédicace » de La Coupe et les lèvres[2], George Sand l’imite dans Lélia[3] et Hugo dans Les Contemplations. Dans « L’Âme en fleur », la quatrième strophe d’« Il fait froid » est en effet une transposition de ces quatre vers shakespeariens, que le reste du poème glose :

 

Le cœur, c’est la sainte fenêtre.

Le soleil de brume est couvert ;

Mais Dieu va rayonner peut-être !

 

Doute du bonheur, fruit mortel ;

Doute de l’homme plein d’envie ;

Doute du prêtre et de l’autel ;

Mais crois à l’amour, ô ma vie[4] !

 

Hamlet, à qui parlent les spectres et qui, après la noyade d’une jeune fille aimée, le crâne de Yorick à la main, regarde la mort en face et s’interroge sur le sens de l’existence, pourrait être le double du poète des Contemplations. Hugo ne le mentionne pourtant que deux fois, dans « Quelques mots à un autre[5] » et « Le poëte[6] », sans lui accorder un relief particulier : Hamlet apparaît dans des énumérations, et lorsque ses mots sont cités, dans « Il fait froid », il n’est pas nommé. Parce qu’il est l’emblème d’une pensée aux prises avec les vertiges de l’incertain, Hamlet passe comme une ombre à peine perceptible sur Les Contemplations, recueil dans lequel Hugo tend à estomper le sentiment du doute.

Celui-ci occupait une place de premier plan dans Les Chants du crépuscule, dont le titre dit le demi-jour d’une époque en proie à toutes les incertitudes. Le motif est développé dans la préface, dans le poème liminaire, « Prélude », dans « Que nous avons le doute en nous », et se prolonge dans Les Voix intérieures où il s’impose notamment dans « Pensar, dudar ». Le doute serait le propre du siècle ; or dans Les Contemplations et particulièrement dans « Au bord de l’infini », le poète en exil se situe hors de la vie, « Hors des temps », comme à l’issue de la première série de La Légende des siècles. Le doute appartiendrait donc à « Autrefois » et serait voué à disparaître d’un « Aujourd’hui » qui déborde les digues du présent, pour laisser place au mystère, puis à la certitude. Le mouvement était déjà amorcé dans Les Rayons et les ombres, notamment dans « Cæruleum mare », qui par bien des aspects est une contemplation avant la lettre et proclame la même foi amoureuse que « Il fait froid » :

 

Il faut aimer ! l’ombre en vain couvre

L’œil de notre esprit, quel qu’il soit.

Croyez, et la paupière s’ouvre !

Aimez, et la prunelle voit[7] !

 

 

Dompter le doute

Le doute serait donc un moment à dépasser. Il ressurgit néanmoins dans Les Contemplations, dans la mesure où le recours au sentiment amoureux demeure un rempart fragile. La conclusion de « Que nous avons le doute en nous », dans Les Chants du crépuscule, était optimiste : « Aimer, c’est la moitié de croire[8] ». Mais cette demi-croyance s’avère insuffisante face à l’énigme permanente qu’est l’existence du mal, ainsi que le suggère Jean-Bertrand Barrère lorsqu’il commente les poèmes des Contemplations composés en février 1854 (« Chose vue un jour de printemps » et « Crépuscule », suivis en mars par « Mors », « Horror » et « Dolor ») : « Telle est en effet la forme sous laquelle le problème va hanter désormais l’imagination du poète : l’amour suffit-il vraiment à faire oublier l’abîme, la mort[9] ? ». Le mal, la mort, la misère, rendent incompréhensible l’ordre du monde et les desseins divins, dont la voix poétique persiste à postuler l’existence, ne serait-ce que parce que, face au scandale, il lui faut un interlocuteur à interroger. Dans « Chose vue un jour de printemps », la nature riante d’« Aurore » et de « L’Âme en fleur » devient le visage d’une révoltante indifférence, qui prolonge les injustices sociales. Ce sont alors non seulement les croyances optimistes qui sont remises en cause, mais le crédit même que le lecteur avait pu accorder aux deux premiers livres :

 

Ô Dieu ! la sève abonde, et dans ses flancs troublés,

La terre est pleine d’herbe et de fruits et de blés ;

Dès que l’arbre a fini, le sillon recommence ;

Et pendant que tout vit, ô Dieu, dans ta clémence,

Que la mouche connaît la feuille du sureau,

Pendant que l’étang donne à boire au passereau,

Pendant que le tombeau nourrit les vautours chauves,

Pendant que la nature, en ses profondeurs fauves,

Fait manger le chacal, l’once et le basilic,

L’homme expire ! – Oh ! la faim, c’est le crime public.

C’est l’immense assassin qui sort de nos ténèbres.

 

Dieu ! pourquoi l’orphelin, dans ses langes funèbres,

Dit-il : « J’ai faim ! » L’enfant, n’est-ce pas un oiseau ?

Pourquoi le nid a-t-il ce qui manque au berceau ? (p. 213-214, v. 47-60)

 

Le trouble s’accroît encore dans l’expérience du deuil, et le doute culmine dans « Trois ans après ». De nouveau, l’hypothèse de la bonté de Dieu, insoutenable devant le scandale absolu qu’est la mort de l’enfant, et l’existence même de la parole poétique, que le désespoir rend vaine, sont mises à mal dans un même mouvement  :

 

Si ce Dieu n’a pas voulu clore

L’œuvre qu’il me fit commencer,

S’il veut que je travaille encore,

Il n’avait qu’à me la laisser ! (p. 276, v. 33-36)

 

L’acte d’écrire perd son sens, en même temps que l’univers.

Cependant le poème existe, et marque déjà une évolution par rapport à la ligne de pointillés du 4 septembre 1843 : le doute et le refus de parler peuvent se dire, le poème peut se lire comme une grande prétérition qui relance la tension lyrique du recueil, qui remet la poésie « en marche ». Puisque le doute met en péril la possibilité même de l’écriture, le recueil devient le lieu d’une lutte âpre, vitale, qui consiste à conjurer ce doute mortifère, à le verbaliser tout en le tenant à distance, c’est-à-dire à l’intégrer, l’absorber peut-être, pour ne pas être englouti en lui. Dans « À Villequier », poème de l’acceptation du deuil, le doute est ainsi présenté comme un égarement sans être renié ; il est intégré au cycle de la vie et de la souffrance, inexplicable mais nécessaire :

 

Considérez qu’on doute, ô mon Dieu ! quand on souffre,

Que l’œil qui pleure trop finit par s’aveugler,

Qu’un être que son deuil plonge au plus noir du gouffre,

Quand il ne vous voit plus, ne peut vous contempler,

 

Et qu’il ne se peut pas que l’homme, lorsqu’il sombre

            Dans les afflictions

Ait présente à l’esprit la sérénité sombre

            Des constellations ! (p. 299-300, v. 105-112)

 

Et lorsque le doute révolté reparaît dans « Claire P. », plus violent encore peut-être que dans « Trois ans après », il est délégué à une voix tierce, celle de Juliette Drouet, à son tour frappée par le deuil. Les principaux motifs du recueil peuvent alors être niés, les uns après les autres, sans que l’œuvre écrite soit mise en péril, parce que ce n’est plus le « je » qui assume le pyrrhonisme dévastateur du deuil encore à vif :

 

Claire, tu dors. Ta mère, assise sur ta fosse,

Dit : – Le parfum des fleurs est faux, l’aurore est fausse,

L’oiseau qui chante au bois ment, et le cygne ment,

L’étoile n’est pas vraie au fond du firmament,

Le ciel n’est pas le ciel et là-haut rien ne brille,

Puisque lorsque je crie à ma fille : « Ma fille,

Je suis là. Lève-toi ! » quelqu’un le lui défend ; -

Et que je ne puis pas réveiller mon enfant ! – (p. 358, v. 63-70)

 

Au dernier stade de ce travail d’intégration du doute à la parole, s’opère sa poétisation par l’allégorie ou la métaphore, par la vertu desquelles il devient une entité autonome, terrifiante mais extérieure au poète – les ravages du doute peuvent alors être dépeints sans qu’ils dévorent le locuteur : le doute est en lui, mais il n’est plus lui ; il est en son esprit, qui lui donne naissance et forme, et ce faisant le maîtrise. Ce processus est à l’œuvre dans « Pleurs dans la nuit », où le doute, erreur mortifère, est soudain doué de parole :

 

Mon esprit, qui du doute a senti la piqûre,

Habite, âpre songeur, la rêverie obscure

            Aux flots plombés et bleus,

Lac hideux où l’horreur tord ses bras, pâle nymphe,

Et qui fait boire une eau morte comme la lymphe

            Aux rochers scrofuleux.

 

Le Doute, fils bâtard de l’aïeule Sagesse,

Crie : – À quoi bon ? – devant l’éternelle largesse,

            Nous fait tout oublier.

S’offre à nous, morne abri dans nos marches sans nombre,

Nous dit : – Es-tu las ? – Viens ! – Et l’homme dort à l’ombre

            De ce mancenillier. (p. 408, v. 7-18)

 

Le doute n’est donc pas nié, au contraire : sa puissance est mise en évidence, et le deuxième chant du poème le dit inévitable, en raison de la dualité de l’homme. Il est néanmoins circonscrit par la puissance de la parole poétique, et les « Pleurs dans la nuit » peuvent se résoudre en un plaidoyer résolu pour une foi aveugle :

 

Ne doutons pas. Croyons. Emplissons l’étendue

De notre confiance, humble, ailée, éperdue.

            Soyons l’immense Oui.

Que notre cécité ne soit pas un obstacle ;

À la création donnons ce grand spectacle

            D’un aveugle ébloui. (p. 431-432, v. 649-654)

 

 

Le temps des éblouissements

 

De « Pauca meæ » jusqu’« Au bord de l’infini », le poète accomplit ainsi le parcours qu’il avait contemplé à la charnière d’« Autrefois » et « Aujourd’hui », dans « Magnitudo parvi ». Le poème central du recueil rappelle en effet l’existence du scepticisme et du doute, jusqu’à l’hypothèse de la mort de Dieu, symbolisée au chant II par le motif de « l’œil […] crevé » (p. 245, v. 137). Mais ce scepticisme et ce doute sont tenus à distance dans la mesure où le contemplateur les situe dans l’espace hypothétique d’un « autre monde » (p. 243, v. 103) qu’il se « figure » (p. 243, v. 101) comparable au sien. La méditation rappelle ensuite que le doute est inévitable, parce que le livre de l’univers est presque indéchiffrable : c’est un Tout complexe orchestré par « L’Inconnu, celui dont maint sage / Dans la brume obscure a douté » (p. 248, v. 233-234). Mais, à travers la figure du pâtre, le chant III révèle que le doute, obstacle à la vision, peut parfois être levé : les « petits », les simples, les libres, percent son obscurité, et dans l’infinité des mondes, le pâtre « voit l’astre unique ; il voit Dieu ! » (p. 261, v. 603).

            Le recueil affirme ainsi une certitude, celle qu’une révélation mettra fin au doute, fût-ce dans la mort. Un petit nombre d’heureux – le pâtre, les mages – a accès à la vision dès ce monde ; les autres les rejoindront à l’instant du trépas. Le huitième poème de « Pauca Meæ », « À qui donc sommes-nous… ? », fait en effet du doute un cauchemar dont on ne s’éveille qu’en mourant :

 

Songe horrible ! le bien, le mal, de cette voûte,

Pendent-ils sur nos fronts ? Dieu, tire-moi du doute !

            Ô sphinx, dis-moi le mot !

Cet affreux rêve pèse à nos yeux qui sommeillent,

Noirs vivants ! Heureux ceux qui tout à coup s’éveillent

            Et meurent en sursautant ! (p. 286, v. 19-24)

 

Cet espoir paradoxal – mourir pour savoir – est cependant bien maigre, et l’homme exige d’être « tiré du doute » dès cette vie, souhait que seul un mage a le pouvoir d’exaucer. Dissiper le doute est par conséquent la fonction du poète, affirmée dès « Aurore ». L’avant-dernier poème de la section, s’il expose le nécessaire mélange des registres poétiques, trace aussi déjà la voie d’une poésie lumineuse et prophétique :

 

Il faut que le poëte, épris d’ombre et d’azur,

Esprit doux et splendide, au rayonnement pur,

Qui marche devant tous, éclairant ceux qui doutent,

Chanteur mystérieux qu’en tressaillant écoutent

Les femmes, les songeurs, les sages, les amants,

Devienne formidable à de certains moments. (p. 108, v. 1-6)

 

Telle est la mission que le poète des Contemplations accomplit in fine, avec le poème « formidable » qu’est « Ce que dit la bouche d’ombre ». Le principe des métempsychoses et de l’échelle des êtres, dont l’homme occupe les degrés intermédiaires, donne une raison d’être à tous les inexplicables qui suscitaient le doute : le mal, qui sera expié, la souffrance, vecteur de l’expiation, et la mort, qui s’avère être la clef de tout, puisque c’est par elle que les âmes voyagent. Le poème pourrait se lire comme une théodicée si Dieu n’en était largement évacué : il est l’alpha et l’oméga, l’origine (« Dieu n’a créé que l’être impondérable », p. 509, v. 51) et le terme (« Les douleurs vont à Dieu comme la flèche aux cibles », p. 531, v. 694), mais la grande logique de l’univers se déroule sans lui : une fois chargés de faute et de pesanteur, les êtres tombent où s’élèvent sans son intervention, responsables et libres. La révélation de la bouche d’ombre balaie ainsi la question de la responsabilité divine, qui constituait l’une des failles majeures d’où émergeait le doute. Pour autant, elle ne rend pas dérisoires les poèmes qui soulevaient cette interrogation lancinante, car le doute lui-même a sa place et sa nécessité dans le système édifié par « l’être sombre et tranquille » (p. 507, v. 4) qui fait la lumière sur tout :

 

Or, je te le redis, pour se transfigurer,

Et pour se racheter, l’homme doit ignorer.

Il doit être aveuglé par toutes les poussières.

Sans quoi, comme l’enfant guidé par les lisières,

L’homme vivrait, marchant droit à la vision.

Douter est sa puissance et sa punition.

Il voit la rose, et nie ; il voit l’aurore, et doute ;

Où serait le mérite à retrouver sa route,

Si l’homme, voyant clair, roi de sa volonté,

Avait la certitude, ayant la liberté ? (p. 524-525, v. 489-498)

 

Le doute constitue donc la clef de voûte du salut. « Puissance et punition », il est la vraie grandeur des petits, et l’on comprend dès lors qu’il occupe une telle place dans « Au bord de l’infini », où il constitue le motif central de « Pleurs dans la nuit », mais aussi de « Croire, mais pas en nous… », « À la fenêtre pendant la nuit », « Ô gouffre ! l’âme plonge et rapporte le doute », « Horror » et « Dolor », ou encore : « Voyage de nuit ». En se confrontant obstinément au doute, et en le dépassant, le livre aurait, à en croire la bouche d’ombre, gravi tous les échelons qui le mènent au bord de cet infini d’en-haut que, faute de mieux, les voix nomment encore Dieu.

 

 

Que nous gardons le doute en nous

 

            L’implacable démonstration du spectre est pourtant loin de tout résoudre. Si elle rend transparente la loi de l’univers, elle obscurcit en revanche considérablement la nature même du livre qui, en retranscrivant la révélation de la bouche d’ombre, enfreint l’impératif du doute au moment même où il est énoncé. On peut y voir une libération salutaire, un geste de défi qui répondrait au projet prométhéen formulé dans « Ibo ». Le doute est en effet une fatalité effroyable contre laquelle poètes et savants peuvent lutter, ainsi que le soulignent « Les Mages », qui opposent la clarté de la poésie à la noirceur du doute :

 

Et toutes ces strophes ensemble

Chantent l’être et montent à Dieu ;

L’une adore et luit, l’autre tremble ;

Toutes sont les griffons de feu ;

Toutes sont le cri des abîmes,

L’appel d’en bas, la voix des cimes,

Le frisson de notre lambeau,

L’hymne instinctif ou volontaire,

L’explication du mystère

Et l’ouverture du tombeau !

 

À nous qui ne vivons qu’une heure,

Elles font voir les profondeurs,

Et la misère intérieure,

Ciel, à côté de vos grandeurs !

L’homme, esprit captif, les écoute,

Pendant qu’en son cerveau le doute,

Bête aveugle aux lueurs d’en haut,

Pour y prendre l’âme indignée,

Suspend sa toile d’araignée

Au crâne, plafond du cachot. (p. 485-486, v. 201-220)

 

Dans Notre-Dame de Paris, la toile d’araignée était le symbole cruel de l’Ananké, auquel le doute se trouve donc ici implicitement apparenté. Or Claude Frollo défendait à Jacques Charmolue, procureur du roi, de sauver une mouche prisonnière de la toile[10] et ce refus signalait, outre le caractère inflexible de l’archidiacre, le danger qu’il peut y avoir à s’opposer au mouvement de la fatalité.

            Ce danger est double dans Les Contemplations, car si la bouche d’ombre révèle la nécessité métaphysique du doute, celui-ci représente aussi une nécessité poétique. D’autres révélations, tenues partiellement secrètes bien qu’elles irriguent « Ce que dit la bouche d’ombre », suggèrent cette seconde nécessité – et l’on voit alors reparaître Hamlet. Le vendredi 13 janvier 1854, Shakespeare se manifeste à Hugo et à ses proches par l’intermédiaire des Tables parlantes, et affirme la fécondité du doute. Celui-ci serait la marque des grandes œuvres, ouvertes sur l’infini :

 

Don Quichotte doute, Don Juan doute, Hamlet doute. Don Quichotte cherche, Don Juan cherche, Hamlet cherche. Don Quichotte pleure, Don Juan rit, Hamlet sourit, tous trois souffrent. Dans le crâne que tient Hamlet, il y a ta larme, ô Cervantès, il y a ton rire, ô Molière. Le squelette du doute grimace sous la beauté de nos trois œuvres. Nous faisons le drame, Dieu l’achève. Regardez le ciel, c’est le dernier acte. La pierre du tombeau qui s’ouvre sur nos âmes, c’est le rideau qui se lève sur le dénouement. Applaudis, Cervantès ! Applaudis, Molière ! Applaudis, Shakespeare ! Dieu entre en scène[11].

 

Neuf jours plus tard, Jacob vient confirmer les propos de Shakespeare, tout en leur conférant une signification plus explicitement spirituelle, très proche de la leçon de la bouche d’ombre :

 

Shakespeare avait raison de vous dire : le doute est au fond de toutes les œuvres humaines. Oui, Don Juan, c’est le doute. Oui, Hamlet, c’est le doute. Oui, Don Quichotte, c’est le doute. Vous n’avez pas compris le plus grand sens de ces trois figures. Voulez-vous le savoir en un mot ? La lutte de Don Juan avec la statue, la lutte d’Hamlet avec l’ombre, la lutte de Don Quichotte avec les fantômes, c’est la même lutte, c’est le combat de l’homme contre le monde invisible, c’est le pugilat du corps contre l’âme, c’est le duel de la chair avec l’esprit, c’est le sombre champ clos du doute, c’est la lutte éternelle de Jacob avec l’ange[12].

 

Le 3 février enfin, Luther (qui lors de la même séance cite à son tour Hamlet, Don Quichotte et Don Juan, auxquels il ajoute Dante et le Prométhée d’Eschyle), complète cette série de révélations :

 

Maintenant comment moi qui ai entendu la parole divine ai-je douté ? Comment Socrate a-t-il douté devant la ciguë ? Comment Jeanne d’Arc a-t-elle douté devant le bûcher ? Comment Jésus a-t-il douté sur le calvaire ? Parce que le doute est l’instrument de l’esprit humain. Le jour où l’esprit humain ne douterait plus, l’âme humaine s’envolerait et laisserait la charrue avant l’aile. Votre terre resterait en friche. Or, Dieu est le semeur et l’homme est le laboureur. Le grain céleste commande au soc humain de rester dans le sillon de la vie. Homme ne te plains pas de douter, le doute est le spectre qui tient l’épée flamboyante du génie à la porte du beau[13].

 

Le beau est ainsi en jeu dans la loi du doute en même temps que le vrai. Dissiper le doute s’avère donc particulièrement risqué, si ce n’est contre-productif. Selon l’économie du salut décrite par la bouche d’ombre, faire rayonner les lumières de la certitude revient à priver les hommes de leur accès au mérite, et donc à l’élévation. Dans une perspective poétique, le triomphe que semble constituer la révélation est tout aussi trompeur, dans la mesure où il prive le poète d’un ressort fécond. Car si le doute menace la parole, il la motive également : il instaure une instabilité, une tension, un questionnement qui pour une large part sont les raisons d’être de l’écriture. Pour que celle-ci se poursuive – dans « À celle qui est restée en France », où le regret de la vie reste aussi poignant que si les révélations spirites n’avaient pas eu lieu, puis dans La Fin de Satan et Dieu, où l’énigme du mal et le mystère de l’inconnu s’imposent de nouveau – il faut qu’un doute subsiste. Et c’est précisément en offrant la clef de l’univers à ses lecteurs au moment même où il affirme la nécessité du doute que Hugo préserve, comme en sourdine, cet indispensable déséquilibre, aiguillon mortel et vital. Il y a là une contradiction que deux hypothèses, également déstabilisantes, pourraient expliquer sans la résoudre. La première consiste à remettre en cause la portée de la révélation finale, dont la cohérence se fissure, et qui ne serait en définitive qu’une fiction destinée à traduire un effort de pensée encore inabouti – le recueil reste donc béant, comme la fosse. La seconde pourrait au contraire préserver la cohérence de « Ce que dit la bouche d’ombre », et donc celle du livre, mais oblige le lecteur à s’interroger sur son propre statut : cette révélation, si périlleuse pour lui, ne lui est peut-être pas destinée. En toute logique, elle n’est recevable que par ceux qui n’appartiennent déjà plus au monde des hommes : les mages, les anges, les morts. On sait que Les Contemplations réalisent l’éclatement du Je[14]. Peut-être opèrent-elles également la dissolution du lecteur, contraint, s’il veut adhérer jusqu’au bout à sa lecture, de sortir de lui-même, de n’être plus qu’un œil qui au fil des pages a appris à regarder dans la tombe, et au-delà.

 

*

*    *

 

            Hugo induit ainsi un questionnement sur le degré de véridicité de son œuvre, en même temps que sur la nature et le rôle de celui qui la reçoit, geste vertigineux qui rejoint, mutatis mutandis, le procédé baroque mis en œuvre par Shakespeare lorsqu’il place la vérité d’Hamlet dans une pièce dans la pièce, lorsqu’il superpose mise au jour du vrai et mise en évidence de la fiction. Peut-être la profondeur de la bouche d’ombre est-elle de cette sorte : elle est une voix dans la voix, un abîme, révélation et mise en question de la révélation. En masquant Hamlet, c’est-à-dire en jouant le rôle de celui qui triomphe du doute, Hugo prolonge indéfiniment le duel, la lutte de Jacob, il ouvre à jamais le champ clos du doute, il fait éternellement courir à la poésie le risque de cette mort que serait le silence, pour mieux la garder vivante.


[1] « Doute que les astres soient de flammes, / Doute que le soleil tourne, / Doute que la vérité soit la vérité, / Mais ne doute jamais de mon amour ! », trad. François-Victor Hugo revue par Sylvain Ledda, Paris, Classiques Bordas, 2005, p. 71.

[2] « Vous me demanderez si j’aime quelque chose. / Je m’en vais vous répondre à peu près comme Hamlet : / Doutez, Ophélia, de tout ce qui vous plaît, / De la clarté des cieux, du parfum de la rose ; / Doutez de la vertu, de la nuit et du jour ; / Doutez de tout au monde, et jamais de l’amour. » Alfred de Musset, Poésies complètes, éd. Frank Lestringant, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Les Classiques de Poche », 2006, p. 222.

[3] « Doute de Dieu, doute des hommes, doute de moi-même, si tu veux, dit Sténio, en s’agenouillant devant elle, mais ne doute pas de l’amour : ne doute pas de ton cœur, Lélia ! », George Sand, Lélia, éd. Pierre Reboul, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2003, p. 69.

[4] Victor Hugo, Les Contemplations, éd. Ludmila Charles-Wurtz, Paris Librairie Générale Française, coll. « Les Classiques de Poche », 2002, p. 146, v. 10-16. Toutes les références aux Contemplations renvoient désormais à cette édition et sont signalées dans le corps du texte.

[5] « Vous dites qu’après tout nous perdons notre peine, / Que haute est l’escalade et courte notre haleine ; / Que c’est dit, que jamais nous ne réussirons ; / Que Batteux nous regarde avec ses gros yeux ronds, / Que Tancrède est de bronze et qu’Hamlet est de sable » (p. 105, v. 153-157).

[6] « Il étreint Lear, Brutus, Hamlet, êtres énormes, / Capulet, Montaigu, César, et, tour à tour, / Les stryges dans le bois, le spectre sur la tour » (p. 237, v. 24-26).

[7] Victor Hugo, Les Rayons et les ombres, dans Œuvres poétiques I. Avant l’exil 1802-1851, éd. Pierre Albouy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 1114.

[8] Les Chants du crépuscule, ibid., p. 911.

[9] Jean-Bertrand Barrère, La Fantaisie de Hugo, tome 2 : 1852-1885, Paris, Klincksieck, 1972, p. 67.

[10] Notre-Dame de Paris, éd. Samuel S. de Sacy livre VII, chapitre 5 : « Les deux hommes vêtus de noir », Œuvres complètes, Jean Massin dir., t. IV/1, Paris, Club français du livre, 1964, p. 201-202.

[11] Le Livre des Tables, éd. Patrice Boivin, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », p. 195-196.

[12] Ibid., p. 199.

[13] Ibid., p. 222.

[14] Voir Pierre Albouy, « Hugo ou le Je éclaté », Mythographies, Paris, José Corti, 1976, p. 66-81.