Guillaume Peynet : Le rire des métaphores dans Les Contemplations
Communication au colloque d'agrégation des 4-5 novembre 2016
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Hugo, dès la Préface de Cromwell, affiche le projet d’un art total, d’un art qui attelle tous les vents de l’esprit au même char : le drame doit accepter le grotesque en son sein s’il veut être vrai, s’il veut être aussi complet que la nature. Trente ans plus tard, dans Les Contemplations, la même idée justifie l’humour en poésie : « La nature est un peu moqueuse autour des hommes ; / Ô poète, tes chants, ou ce qu’ainsi tu nommes, / Lui ressembleraient mieux si tu les dégonflais », explique le bouvreuil du poème « À André Chénier » (I, 5) ; « la nature, au fond des siècles et des nuits, / Accouplant Rabelais à Dante plein d’ennuis, / Et l’Ugolin sinistre au Grandgousier difforme, / Près de l’immense deuil montre le rire énorme » (v. 12-13 et 21-24).
Le rire était, dans la préface de Cromwell, l’une des deux ramifications du grotesque : « d’une part, il crée le difforme et l’horrible ; de l’autre, le comique et le bouffon[1] ». Or le grotesque, c’est le génie de la libre imagination personnifiante (« C’est lui qui sème à pleines mains dans l’air, dans l’eau, dans la terre, dans le feu, ces myriades d’êtres intermédiaires que nous retrouvons tout vivants dans les traditions populaires du moyen-âge[2] ») aussi bien que le génie de la caricature (le grotesque « déroule d’intarissables parodies de l’humanité. Ce sont des créations de sa fantaisie que ces Scaramouches, ces Crispins, ces Arlequins, grimaçantes silhouettes de l’homme, etc.[3] ») Trente-cinq ans plus tard, même association du rire et de l’imagination libre, quoique en sens inverse, dans « Promontorium somnii » : la cime du Rêve « est un des sommets qui dominent l’horizon de l’art. Toute une poésie singulière et spéciale en découle. D’un côté le fantastique ; de l’autre le fantasque, qui n’est autre que le fantastique riant ; c’est de cette cime que s’envolent les océanides d’Eschyle, les chérubins de Jérémie, les ménades d’Horace, les larves de Dante, les andryades de Cervantes, les démons de Milton et les matassins de Molière.[4] » Une notion à retenir de ces deux textes d’esthétique qui encadrent dans la chronologie notre recueil : le fantasque, ou la fantaisie, libération de l’imagination en vue du rire. Or qu’est-ce que l’imagination, sinon la production, la déformation et la superposition des images : faculté génératrice, au niveau poétique, de la contemplation (à envisager comme production active[5] et rhétorique de la vision plutôt que comme réception passive et hallucinée) ; au niveau stylistique, principe de la métaphore.
C’est cette utilisation comique de l’imagination métaphorique que nous étudierons. Nous penserons le fonctionnement des métaphores selon le modèle du travestissement : les métaphores costument les choses, soit pour leur faire jouer d’attendrissantes comédies, soit pour les lancer en plein carnaval bouffon[6]. Notre parcours nous conduira du sourire de l’aurore aux pleurs dans la nuit : nous étudierons d’abord la fantaisie pure, souriante et attendrie plutôt qu’hilare, de certaines métaphores qui permettent à Hugo de remanier le genre de l’idylle dans le sens de la gaieté ; ensuite, la fantaisie agressive, l’utilisation satirique de l’humour métaphorique ; enfin, les formes de survie assombries de cet humour.
La fantaisie pure, ou l’églogue en gaieté
j’aime le rire,
Non le rire ironique aux sarcasmes moqueurs,
Mais le doux rire honnête ouvrant bouches et cœurs,
Qui montre en même temps des âmes et des perles.
« La Vie aux champs » (I, 6), v. 42-45.
L’humour métaphorique participe à l’une des entreprises poétiques du recueil : un remaniement du genre poétique de l’églogue dans le sens du rire. « L’idylle naturelle / Rit », selon la formulation de « Pasteurs et troupeaux » (V, 23, v. 7-8), formulation qui résume un double remaniement : le paysage, de décor, devient myriade de personnages ; et l’humour règne, cette tonalité dont Rabelais est le nom dans « À Granville, en 1836 » (I, 14), où sont symboliquement appariés le Virgile des Bucoliques et Rabelais : « Sous les treilles de la plaine,/ Dans l’antre où verdit l’osier, /Virgile enivre Silène, /Et Rabelais Grandgousier. / / Ô Virgile, verse à boire, Verse à boire, ô Rabelais ! » (v. 13-18).
L’humour règne : humour, précisément, de cette animation du paysage. Et c’est la métaphore qui opère cette animation, c’est elle qui se charge du travestissement : exemple emblématique, la saynète finale du poème I, 27 (« Oui, je suis le rêveur… ») : « Et le frais papillon, libertin de l’azur, / Qui chiffonne gaîment une fleur demi-nue, / Si je viens à passer dans l’ombre, continue, / Et, si la fleur se veut cacher dans le gazon, / Il lui dit : “Es-tu bête ! Il est de la maison.” » (v. 40-44).
L’amusement procède ici de la distance et du décalage. Il n’est pas, comme chez Aristote, le plaisir de découvrir des ressemblances, mais la surprise devant des superpositions improbables. C’est là un potentiel d’humour intrinsèque au procédé métaphorique ; mais Hugo l’exploite intensivement, en jouant sur les deux facteurs de ce décalage : d’une part, ce qu’on pourrait appeler l’acrobatie motivationnelle ; d’autre part, l’inattendu du comparant.
L’acrobatie motivationnelle consiste à faire des rapprochements audacieux sur des assises de ressemblance étroites. Souvent Hugo fonde ses personnifications non sur l’essence mais sur les accidents des choses : sur des attitudes, des mouvements, des hasards. C’est, dans le poème « Amour » (III, 10), « la branche de mai, cette Armide qui guette, / Et fait tourner sur nous en cercle sa baguette » (v. 31-32). Ce sont, dans le poème I, 2 (« Le poète s’en va dans les champs… »), les fleurs, qui « prennent […] / De petits airs penchés ou de grands airs coquets » (v. 7-8), et les arbres, qui font au poète « de grands saluts et courbent jusqu’à terre / Leurs têtes de feuillée et leurs barbes de lierre » (v. 17-18) : interprétation fantasque des mouvements de ces végétaux agités par le vent. C’est encore le houx dans « Les Oiseaux » (I, 18) : « Un houx noir qui songeait près d’une tombe, un sage, / M’arrêta brusquement par la manche au passage » (v. 24-25).
L’inattendu du comparant est garant d’originalité : Hugo travaille la particularité, la spécificité (descente du genre à l’espèce), la singularité de ses choix d’image. Singularité dans le prosaïsme de l’existence : c’est l’image du buvard dans « Premier mai » (II, 1 : les fleurs de la campagne « font des taches partout de toutes les couleurs […] / Comme si ses soupirs et ses tendres missives / Au mois de mai, qui rit dans les branches lascives, / Et tous les billets doux de son amour bavard, / Avaient laissé leur trace aux pages du buvard ! », v. 19-24), ou les « plagiats » des oiseaux dans « En écoutant les oiseaux » (II, 9, v. 30), les « rabâchages » des herbes et des branchages dans « À Granville, en 1836 » (I, 14, v. 7). Ou bien singularité par l’exotisme : les arbres du poème I, 2 s’inclinent « comme les ulémas quand paraît le muphti » ; ou singularité de la référence littéraire très précise : la branche de mai du poème « Amour » est déguisée en Armide, cette magicienne de la Jérusalem délivrée.
Ou bien encore, et plus généralement, singularité à l’intérieur d’imageries déjà stéréotypiques et caricaturales : par exemple, les emplois du répertoire comique. Nos métaphores s’organisent en un répertoire d’emplois comiques qui a ses barbons (les antres, les rochers : « laissant tomber goutte à goutte son eau, / Le vieux antre, attendri, pleure comme un visage », v. 14-15 du poème I, 4 ; « Les vieux antres pensifs, dont rit le geai moqueur, / Clignent leurs gros sourcils et font la bouche en cœur », v. 7-8 de « Premier mai » (II, 1) ; « les lourds rochers, stupides et ravis, / Se penchent, les laissant piller le chènevis », v. 33-34 de « En écoutant les oiseaux » (II, 9) ; les arbres aussi sont les vieillards de ce personnel comique, mais avec une vieillesse plus digne et moins caricaturale), barbons en face de qui les oiseaux jouent le rôle de gamins espiègles. À cette première paire, antithétique (le barbon/le gamin), s’ajoute une deuxième paire, complémentaire : les insectes (papillons dans « Vere novo » (I, 12), bourdons et papillon dans « Oui, je suis le rêveur… » (I, 27), bourdons dans « Amour » (III, 10)) sont en amoureux ou en séducteurs, et les fleurs sont les belles, tantôt grandes coquettes comme Célimène (voir à nouveau les fleurs du poème I, 2, qui « prennent, pour accueillir [le poète] agitant leurs bouquets, / De petits airs penchés ou de grands airs coquets, / Et familièrement, car cela sied aux belles : / “Tiens ! c’est notre amoureux qui passe !” disent-elles », v. 7-10), tantôt prudes, comme Arsinoé : « le lys prude me voit approcher sans courroux », déclare le poète dans « Oui, je suis le rêveur… » (I, 27). Mais Hugo, en reprenant ces types imprégnés de satire, garde l’humour sans la moquerie : les antres barbons sont sympathiques, les fleurs coquettes sont attendrissantes. Et parfois l’humour lui-même s’estompe dans l’émerveillement poétique de l’image : « Le lys prude me voit approcher sans courroux / Quand il s’ouvre aux baisers du jour ».
L’effet de caricature, très fréquent, est favorisé par le fonctionnement métaphorique lui-même : la métaphore retient et accentue certains traits d’un objet (le comparant) pour en faire le modèle d’un autre objet (le comparé), or retenir et accentuer certains traits, c’est le propre de la caricature ; dans l’image des « ulémas quand paraît le muphti » (I, 2) ou, pour anticiper sur les métaphores satiriques, dans « l’Académie, aïeule et douairière, / Cachant sous ses jupons les tropes effarés » (I, 7, « Réponse à un acte d’accusation », v. 62-63), il y a à la fois un effet vignette (c’est-à-dire une netteté visuelle) et un effet de caricature : entendons par là un humour de l’exagération des traits, mais un humour qui n’est, là encore, pas nécessairement moqueur.
Si des costumes si précis sont distribués aux éléments du paysage malgré des assises de ressemblance si faibles, c’est souvent en raison d’un principe plus fondamental de l’humour métaphorique hugolien : ce qu’on pourrait appeler la virtuosité fantaisiste. Hugo choisit un domaine-thème et un domaine-image, et se lance le défi indissociablement poétique et humoristique de multiplier le plus possible les liaisons métaphoriques entre ces deux domaines (avec tout ce que ce défi implique de jeu, voire de gaminerie bouffonne). C’est, dans « Amour » (III, 10), l’équation amour = sorcellerie, ou dans « Premier mai » (II, 1) les variations virtuoses sur le thème « la nature parle d’amour ». Parfois, au lieu d’une suite de variations, le parti pris fantaisiste produit tout un scénario étiologique : c’est le cas dans « Vere novo » (I, 12), où les billets doux deviennent les papillons du printemps ; dans « En écoutant les oiseaux » (II, 9), où les oiseaux prennent leurs chants dans le cœur des amants ; ou de façon presque sérieuse dans « Les Oiseaux » (I, 18), où les oiseaux ont pour fonction d’apporter la joie aux tombeaux.
Pour apprécier l’intérêt et la profondeur de cette veine légère de l’églogue humoristique, il faut lui rendre sa place dans le tout dont elle est une partie : elle est dans le recueil le versant lumineux d’un mystère qui a son versant douloureux[7] : la question de l’âme éparse dans la nature et de la métempsycose (qu’une rime humoristique installe dans l’univers fantasque : « Je cause / Avec toutes les voix de la métempsycose », v. 13-14 de I, 27), promise à tant de variations lugubres et angoissées dans « Au bord de l’infini ». C’est un thème philosophique cher au romantisme, mais que Hugo enrichit poétiquement en lui donnant trois directions dans ce recueil de la totalité (par souci philosophique de ne pas tuer la vérité en la mutilant ; mais surtout par ambition poétique d’une maîtrise complète, combinée, simultanée du répertoire) : l’humour fantaisiste fait contrepoids à l’émerveillement poétique, d’une part, et d’autre part à l’angoisse et à la solennité métaphysique : Rabelais tient compagnie à Virgile (celui de « Mugitusque boum ») et à Dante (récrit dans « Ce que dit la bouche d’ombre »).
Le rire moqueur et la « fantasmagorie farce[8] »
Les mécanismes qu’on a mis au jour (acrobatie motivationnelle, inattendu du comparant, effet de vignette et effet de caricature, emballement virtuose) sont plus que jamais mobilisés lorsque l’humour métaphorique, de gratuit qu’il était dans la fantaisie pure, devient polémique et satirique. On s’attachera plutôt ici à la pluralisation des niveaux et effets de sens qui fait la richesse de ces féroces carnavals de métaphores. On prendra pour exemple la métaphore révolutionnaire dans « Réponse à un acte d’accusation » (I, 7) et « Quelques mots à un autre » (I, 26).
Le triple fond d’une métaphore : sérieux, satire, ironie
Le vaste dispositif analogique de la « Réponse à un acte d’accusation » est plus qu’ambivalent : la métaphore de la Révolution française y est à triple fond, c’est-à-dire qu’elle a trois niveaux de sens : un niveau sérieux, un niveau satirique, un niveau ironique.
Un sens sérieux, car il y a bien une ressemblance (et plus encore : une parenté et une solidarité en profondeur) entre le système de privilèges et d’oppression de l’Ancien Régime et les règles et hiérarchies de la poétique classique. La métaphore révolutionnaire a donc dans le poème un moment sérieux, du vers 29 au vers 59 (« Quand je sortis du collège […] /Le bonhomme Corneille, humble, se tenait coi ») : un moment où le poète la prend à son compte.
Un sens satirique, car déjà dans ce moment sérieux, la métaphore n’a pas seulement un pouvoir d’éclairage didactique ; elle sert à rendre ridicule, au moyen d’une description plaisante. Usage satirique des métaphores où l’on retrouve, jouant à plein, l’effet de caricature : par exemple, vers 85-87 de « Quelques mots à un autre », « Les mots de qualité, les syllabes marquises, / Vivaient ensemble au fond de leurs grottes exquises, / Faisant la bouche en cœur et ne parlant qu’entre eux ».
Un sens d’ironie parodique, enfin, car avant d’être assumée par le poète, la métaphore révolutionnaire est le reproche grotesque qu’on lui adresse : « Je suis le démagogue horrible et débordé » (v. 27), c’est ainsi que Hugo résume l’acte d’accusation ; et c’est plus net encore dans « Quelques mots à un autre » : « Vous lâchez le grand mot : Révolutionnaire » (v. 34). Le reproche est grotesque par son exagération ; et donc, si la métaphore est un moment sérieuse, tout son développement délirant est ironique – l’ironie étant l’acceptation feinte, à visée moqueuse, du discours d’autrui, et même ici la parodie de la pensée d’autrui.
Cette ironie qui se moque des métaphores de l’autre, ou de celles qu’on lui prête parce qu’elles reflètent sa pensée, est très largement utilisée par Hugo, bien au-delà de la métaphore révolutionnaire. Dans « Quelques mots à un autre », elle se fait plus nettement parodique dans des séquences de discours direct (v. 15-18 et v. 39-53) : « Par leur faute aujourd’hui tout est mort ; / L’alexandrin saisit la césure et la mord ; / Comme le sanglier dans l’herbe et dans la sauge / Au beau milieu du vers l’enjambement patauge » (v. 43-46). Hugo va jusqu’à prêter un raisonnement métaphorique bouffon d’absurdité à son adversaire : « L’Hippocrène est de l’eau ; donc, le beau, c’est le sobre » (v. 50).
Une métaphore-Janus : entre burlesque et héroï-comique
La richesse d’effet de ces métaphores tient à leur répartition parfois indécise entre les deux pôles du travestissement comique : le burlesque et l’héroï-comique.
Le burlesque réside dans le décalage entre un sujet noble et un style bas. Une partie de nos métaphores satiriques ont un effet burlesque : elles superposent à des realia relativement nobles, les réalités de l’écriture poétique, des scènes d’une trivialité surprenante : « Le vers qui sur son front / Jadis portait toujours douze plumes en rond,/ Et sans cesse sautait sur la double raquette / Qu’on nomme prosodie et qu’on nomme étiquette » (I, 7, v. 183-186) ; voire des scènes franchement comiques : « mes vers […]/ Refusant de marcher derrière les modèles/ Comme après les doyens marchent les petits clercs » (I, 26, v. 25-27). D’autres ont un effet héroï-comique : aux réalités de l’écriture poétique, elles superposent des scènes disproportionnées cette fois par leur exagération dans la gravité mythique et tragique : « j’ai dit à l’ombre : “Sois !” Et l’ombre fut » (v. 4-5), cette élévation d’un fait d’histoire littéraire à la hauteur d’un cataclysme métaphysique et théologique a un effet tragi-comique.
Mais si la métaphore révolutionnaire est intéressante, c’est qu’elle a ces deux visages : elle est bifrons, comme le dieu latin Janus, dont Hugo se souvient si souvent. Les réalités de l’écriture poétique sont happées vers le bas par la trivialité des realia de l’Ancien Régime et de la Révolution qui leurs sont associés, que ce soit avec « l’Académie, aïeule et douairière Cachant sous ses jupons les tropes effarés » (I, 7, v. 62-63), « le mot noble à la longue rapière » et le « le vocable ignoble, son valet » (I, 7, v. 142-143), la « lettre aristocrate » pendue à la « lanterne esprit » (I, 7, v. 140), ou « L’Art poétique pris au collet dans la rue » (I, 7, v. 137) : burlesque, donc. Mais en même temps, parodier le récit révolutionnaire, récit grave, traumatisant, en lui donnant pour personnages les tropes et les alexandrins, ce qui dédramatise et rend bouffonne toute la violence du récit, cela relève de l’héroï-comique.
Les trois vents de l’esprit. Affolement farcesque, sursaut épique, émotion poétique
Ici comme dans la fantaisie de l’idylle riante, l’imagination métaphorique a ses moments d’emballement, où la métaphore filée devient scène et scénario, récit[9]. Mais ces coups de vent de l’imagination ne soufflent pas toujours dans le même sens.
Parfois ils soufflent dans le sens d’un affolement farcesque : moments d’humour métaphorique particulièrement débridé où le rythme de la personnification s’accélère et où des scènes se succèdent dans une énumération narrative sans queue ni tête : « Alors, l’ode, embrassant Rabelais, s’enivra ; Sur le sommet du Pinde on dansait ça ira ; Les neuf Muses, seins nus, dansaient la Carmagnole ; L’emphase frissonna dans sa fraise espagnole ; Jean, l’ânier, épousa la bergère Myrtil. On entendit un roi dire : “Quelle heure est-il ?” » (I, 7, v. 87-92). Au niveau diégétique, l’affolement farcesque renverse toutes les barrières et mêle dans une confusion savante et joyeuse des réalités de différents ordres, ici des réalités fictionnelles (le roi de tragédie, l’ânier et la bergère), littéraires (l’ode, l’emphase), métalittéraires (les Muses et le Pinde comme allégories du poétique), humaines (Rabelais, soit la personne réelle d’un auteur). Hugo exploite là un ressort métaphorique toujours comique, la métalepse, figure qui rompt la cloison entre fiction et réalité : « Les matassins, lâchant Pourceaugnac et Cathos,/ Poursuivant Dumarsais dans leur hideux bastringue, /Des ondes du Permesse emplirent leur seringue », v. 124-126 de I, 7, où l’on voit la comédie faire irruption dans le réel ; ou encore, dans « Quelques mots à un autre » : « Lucrèce Borgia sort brusquement d’un trou, / Et mêle des poisons hideux à vos guimauves » (v. 80-81).
Mais le vent de l’imagination change parfois de direction (flat ubi vult, dirait Hugo) et donne alors à cette vaste métaphore grotesque des accès de sublime. Par exemple, dans le sens d’un sursaut épique :
Force mots, par Restaut peignés tous les matins,
Et de Louis-Quatorze ayant gardé l’allure,
Portaient encor perruque ; à cette chevelure
La Révolution, du haut de son beffroi,
Cria : “Transforme-toi ! c’est l’heure. Remplis-toi
De l’âme de ces mots que tu tiens prisonnière !”
Et la perruque alors rugit, et fut crinière.
Liberté ! c’est ainsi qu’en nos rébellions,
Avec des épagneuls nous fîmes des lions ! (I, 7, v. 100-108)
Là où dans l’affolement farcesque les personnifications prolifèrent dans une énumération chaotique, ici au contraire une même personnification s’organise et se déploie en un récit unifié sur plusieurs vers, un récit de métamorphose. Floraison de sublime, certes, mais qui reste enracinée dans le grotesque : la transformation d’une perruque en rugissante crinière est drôle autant qu’éblouissante.
Même logique d’organisation unifiée et de métamorphose quand l’imagination souffle dans le sens de l’émotion poétique. Nous avions laissé « le vers, qui, sur son front, / Jadis portait toujours douze plumes en rond » en train de « sauter sur la double raquette / Qu’on nomme prosodie et qu’on nomme étiquette », mais il y a une suite : le vers « Rompt désormais la règle et trompe le ciseau, / Et s’échappe, volant qui se change en oiseau, / De la cage césure, et fuit vers la ravine, / Et vole dans les cieux, alouette divine » (I, 7, v. 183-190).
Les voies de l’assombrissement
Cette cohabitation du rire avec d’autres registres lui permet une survie précaire dans certains états très nettement assombris de l’humour métaphorique.
L’indignation. La métaphore satirique devenue injure
Lorsque l’humour se mêle à l’indignation au risque de s’y noyer, lorsque se rompt l’équilibre entre le sourire d’Horace et la lave de Juvénal, la métaphore satirique se fait injure. C’est par exemple, dans « Quelques mots à un autre », l’antonomase « Géronte littéraire aux aboiements plaintifs » (v. 19), avec à nouveau une irruption de l’univers comique, et une animalisation qui n’est encore qu’esquissée, mais qui se confirme quelques vers plus loin : « vous voilà poussant des cris d’hyène / À travers les barreaux de la Quotidienne » (v. 29-30).
Cette virtualité injurieuse de la métaphore se réalise exemplairement dans « À propos d’Horace » (I, 13), et l’on y voit combien l’assombrissement par la colère menace de noyer la lueur de gaieté moqueuse. Les pédagogues sont d’« horribles bonshommes, /Mal peignés, mal vêtus, qui mâchent, lourds pédants, /Comme un singe une fleur, ton nom entre leurs dents ! » (v. 66-68) : animalisation à nouveau, avec un appréciable effet de caricature, donc d’humour ; mais la violence, la noirceur du trait, étouffent l’envie de rire. C’est encore plus le cas par la suite, quoiqu’on retrouve toujours la métaphore-caricature animalière : « Eunuques, tourmenteurs, crétins, soyez maudits ! / Car vous êtes les vieux, les noirs, les engourdis, / Car vous êtes l’hiver ; car vous êtes, ô cruches ! / L’ours qui va dans les bois cherchant un arbre à ruches, / L’ombre, le plomb, la mort, la tombe, le néant ! » (v. 75-79).
La rêverie mélancolique.
La fantaisie métaphorique ne tarit pas complètement avec l’exil ; mais le changement d’humeur poétique, et le changement de paysage dans lequel il se reflète, mêlent ce sourire des métaphores (là encore au risque de le noyer) de mélancolie, de cette rêverie sombre qui dans le dernière livre deviendra vision ténébreuse. Au livre V, « Pasteurs et troupeaux » (V, 23) semble avoir spécialement pour visée d’opérer ce mélange, sur le mode du « sourire triste » dont nous parle le vers 3. Les premiers vers sont tout à fait dans la veine joyeuse des poèmes du début du recueil ; ce qui doit nous intéresser, c’est bien sûr la vision finale du promontoire en pâtre. On y retrouve le même humour, le même transfert fantaisiste de l’idylle (puisque le motif projeté est celui du pâtre) sur le paysage : c’est pour répondre plaisamment à la rencontre avec la chevrière que le paysage endosse ce costume ; mais on peut mesurer en lisant ces vers la quantité de rêverie mélancolique et pensive où cet humour se fond (et bien sûr le pâtre promontoire, qui « S’accoude et rêve au bruit de tous les infinis », est une figuration de l’humeur poétique nouvelle, face à la jeune chevrière, symbole d’une poésie ancienne lumineuse d’innocence). Une notation au premier abord anodine semble avoir pour fonction de mettre cette dualité humour/humeur sombre au centre du poème : la petite mare, océan pour la fourmi, est lue par le poète comme une « Ironie étalée au milieu du gazon / Qu’ignore l’océan grondant à l’horizon » (v. 17-18).
L’effroi. De la fantasmagorie farce au cauchemar burlesque.
Dans les poèmes où la polémique satirique aborde la question de l’histoire politique, l’humour des métaphores peut se compliquer d’un sentiment d’inquiétude et même d’effroi, effroi qui est celui du tragique et du sublime historiques. C’est le cas dans le poème « Écrit en 1846 » (premier des deux poèmes de V, 3). À la fin de la première section, Hugo décline de plusieurs façons un même schème métaphorique, où le motif du monstre, symbolique de la Révolution, se heurte à un autre motif d’une disconvenance toute burlesque : « Le monstre vous sembla d’abord fort transparent, / Et vous l’aviez tenu sur les fonts du baptême » (v. 56-57), et plus loin « vous battiez des mains gaîment, quand Lafayette / Fit à Léviathan sa première layette » (v. 61-62). Dans cette première version du schème (le monstre bébé), le motif du monstre a, comme le motif de la Terreur dans « Réponse à un acte d’accusation », une valeur non sérieuse, ironique : elle traduit avec dérision une vision de la Révolution déformée par la peur. Mais plus loin, le même schème métaphorique rend un son différent :
Car vous étiez de ceux […]
Qui, légers, à la foule, à la faim, à l’émeute,
Donnaient à deviner l’énigme du salon ;
Et qui, quand le ciel noir s’emplissait d’aquilon,
Quand, accroupie au seuil du mystère insondable,
La Révolution se dressait formidable,
Sceptiques, sans voir l’ongle et l’œil fauve qui luit,
Distinguant mal sa face étrange dans la nuit,
Presque prêts à railler l’obscurité difforme,
Jouaient à la charade avec le monstre énorme. (v. 73-86)
Reprise du motif mythique d’Œdipe et du sphinx, donc, avec inversion comique (c’est l’homme qui propose des charades au sphinx) ; mais le spectacle est en même temps terrifiant – sérieusement terrifiant. Le motif du monstre ne traduit pas ici la vision apeurée des aristocrates, puisque précisément les aristocrates ne voient pas le monstre : c’est la lucidité historique du poète qui lui fait voir cette scène de cauchemar burlesque où, ironie tragique, le monstre n’est pas pris au sérieux.
Où l’on découvre que la bouche d’ombre est la sœur du bouvreuil
L’entrée dans la nuit métaphysique du livre VI paraît devoir tuer toute velléité de rire : vous qui entrez ici, quittez, non pas toute espérance, mais du moins toute humeur plaisantine. Le double couronnement du recueil, « Ce que dit la bouche d’ombre » d’une part et « À celle qui est restée en France » d’autre part, consacre trois lignes mélodiques[10], le terrible, le grandiose et l’élégie, qu’on imagine mal s’accommoder du comique. Mais c’est mal connaître le génie totalisateur de Hugo. Les paroles de la bouche d’ombre maintiennent vivante la flamme de l’humour métaphorique, de deux manières au moins, qu’on peut mettre en contraste.
La première est l’humour noir. Si l’idylle fantaisiste est le versant lumineux du mystère de la métempsycose, réciproquement, l’exposé de cette doctrine dans toute sa vérité funèbre reprend de façon grinçante et cruelle les motifs et les mécanismes de la fantaisie idyllique.
Cruauté, d’abord, d’une prise au sérieux, et au tragique, de ce qui n’était au début du recueil que métaphores : fleurs, arbres, insectes, antres et rochers, sont pleins d’âmes en effet ; loin d’arborer comme des masques des identités fantasques et figurales (le barbon, le gamin, le séducteur, la coquette), ils sont eux-mêmes la geôle des êtres ; avec les conséquences affreuses que cette littéralité implique : « Les fleurs souffrent sous le ciseau, / Et se ferment ainsi que des paupières closes ; / Toutes les femmes sont teintes du sang des roses ; /La vierge au bal, qui danse, ange aux fraîches couleurs, / Et qui porte en sa main une touffe de fleurs, / Respire en souriant un bouquet d’agonies » (v. 606-611). Que ce soit rétrospectivement, en cette fin du recueil, ou à la relecture des premiers livres, la gaieté des personnifications idylliques sera désormais minée d’un sentiment sinistre.
Mais encore, humour grinçant de l’attribution des peines aux grands noms de l’histoire, selon une systématique analogique, qui donc tient encore à l’humour métaphorique (il y a toujours ressemblance entre le forfait et le châtiment), et qui est exactement la version noire de la virtuosité fantaisiste :
Ce scorpion au fond d’une pierre dormant,
C’est Clytemnestre aux bras d’Égisthe son amant ;
Du tombeau d’Anitus il sort une ciguë ;
Le houx sombre et l’ortie à la piqûre aiguë
Pleurent quand l’aquilon les fouette, et l’aquilon,
Leur dit : Tais-toi, Zoïle ! et souffre, Ganelon !
Dieu livre, choc affreux dont la plaine au loin gronde,
Au cheval Brunehaut le pavé Frédégonde ;
La pince qui rougit dans le brasier hideux
Est faite du duc d’Albe et de Philippe deux ; (v. 261-270)
Et elle est encore longue, la liste de ces damnations qui toutes font endosser aux suppliciés le costume douloureux (travestissement, donc, mais travestissement-tourment) de leur crime ou de leur vice.
À cette première modalité, noire et grinçante, de l’humour métaphorique, la bouche d’ombre en allie une autre, dénuée de cruauté cette fois, mais non de malice. La première modalité tenait seulement au contenu de la révélation, à l’affreuse ironie de la destinée[11] ; la deuxième modalité tient davantage à la bouche d’ombre elle-même, à son énonciation. Claude Millet remarque l’humeur bougonne, l’exaspération facile de ce spectre, et (ce qui doit retenir ici notre attention) la raillerie dont il accable (à un certain moment, gardons-nous de trop généraliser) le poète. Cette raillerie fait une utilisation bien précise des métaphores, qu’on distinguera, sous le nom de sarcasme, de l’ironie plus ou moins parodique qu’on a décrite plus haut : dans l’un et l’autre cas, on exhibe de risibles métaphores qui sont celles de l’adversaire, celles du moins qui résument sa pensée ; mais l’ironie feint d’accepter cette pensée (donc ces métaphores) pour s’en moquer : le sarcasme, lui, attaque frontalement la pensée dont il se moque : c’est pourquoi les métaphores qui traduisent cette pensée sont frappées d’une énonciation négative, ou faussement interrogative et à implicitation négative :
Crois-tu que l’eau du fleuve et les arbres des bois,
S’ils n’avaient rien à dire, élèveraient la voix ?
Prends-tu le vent des mers pour un joueur de flûte ?
[…] Crois-tu que la nature énorme balbutie,
Et que Dieu se serait, dans son immensité,
Donné pour tout plaisir, pendant l’éternité,
D’entendre bégayer une sourde muette ? (v. 21-23 et 36-39)
La fabrication de ces métaphores risibles suit des procédés qu’on a déjà rencontrés : singularité du choix d’image, tendance au burlesque, succession rapide de variations… Constatons surtout que cette modalité nouvelle, le sarcasme métaphorique, fait de la bouche d’ombre une sœur du bouvreuil d’« À André Chénier » (I, 5) : le discours du petit oiseau recourait déjà à ce type de raillerie, avec des métaphores étrangement similaires : « Ce n’est pas un pleureur que le vent en démence ; / Le flot profond n’est pas un chanteur de romance » (v. 19-20).
De cette fraternité du bouvreuil (représentant du rire) et de la bouche d’ombre (représentante du deuil), que déduire d’autre que la profonde justesse des dires de ce même bouvreuil ? La nature « Près de l’immense deuil montre le rire énorme », cette affirmation est une vérité métapoétique dont nous venons d’obtenir deux preuves complémentaires : le deuil vampirise le rire de l’idylle, et c’est cet humour métaphorique noir qui rend si grinçante la révélation de la bouche d’ombre ; mais réciproquement le rire a sa place dans les révélations les plus funèbres, et le sarcasme métaphorique de l’oiseau peut donc passer dans la voix sinistre du spectre.
[1] Préface de Cromwell, Massin III, p. 52 (Massin III = tome III de l’édition chronologique des œuvres de Victor Hugo, en dix-huit volumes, publiée sous la direction de Jean Massin, Paris : Club Français du Livre, 1967-1969).
[2] Ibid., p. 52-53.
[3] Ibid., p. 53.
[4] « Promontorium somnii », Massin XII, p. 456-457.
[5] Sur le modèle de ces exercices spirituels qui consistent à se figurer avec précision et vivacité les scènes de l’Histoire Sainte que l’on médite : contemplation, méditation, avant de devenir des genres poétiques, sont des exercices spirituels.
[6] Si l’on est en quête de mise en abyme métapoétique, on peut trouver le modèle de cette gaieté costumée développé dans « La Fête chez Thérèse » (I, 22).
[7] Deux versants du mystère : dans « À André Chénier » (I, 5), la nature accouple à Rabelais Dante et « près de l’immense deuil montre le rire énorme » (v. 24) ; dans « Oui, je suis le rêveur… » (I, 27) le poète déclare : « J’entends ce qu’entendit Rabelais ; je vois rire/ Et pleurer ; et j’entends ce qu’Orphée entendit » (v. 10-11).
[8] L’expression vient des Misérables (III, i, 3) : le gamin de Paris « introduit la caricature dans les grossissements épiques. Ce n’est pas qu’il soit prosaïque, loin de là ; mais il remplace la vision solennelle par la fantasmagorie farce. Si Adamastor lui apparaissait le gamin dirait : Tiens ! Croquemitaine ! ». Massin XI, p. 433.
[9] Emballement de l’imagination métaphorique dans l’idylle riante : moments de déchaînement de ce qu’on a appelé la virtuosité fantaisiste, en un élan narratif soudain, souvent avec une rapidité endiablée du rythme des variations. Exemples : dans « Vers 1820 » (I, 16), « Tout tremble et tout devient pédant dès qu’il paraît : / L’âne bougonne un thème au bœuf son camarade ; / Le vent fait sa tartine, et l’arbre sa tirade, / L’églantier verdissant, doux garçon qui grandit, / Déclame le récit de Théramène et dit… » (v. 4-8) ; dans « Les Oiseaux » (I, 18), « Quand mai nous les ramène, ô songeur, nous disons : / « Les voilà ! » tout s’émeut, pierres, tertres, gazons ; Le moindre arbrisseau parle, et l’herbe est en extase ; Le saule pleureur chante en achevant sa phrase ;/ Ils confessent les ifs devenus babillards ; /Ils jasent de la vie avec les corbillards… » (v. 45-50).
[10] Nous reprenons ici la lecture qu’a donnée Claude Millet des Contemplations comme d’un « réseau » (selon le mot du poème « Ecrit sur la plinthe d’un bas-relief antique » (III, 21) ; réseau, c’est-à-dire entrecroisement et tressage) de quatre séries mélodiques : la série bucolique, la série élégiaque, la série polémique, la série épico-visionnaire ; nous nous permettons de distinguer, au sein de la série épico-visionnaire, les deux lignes du terrible et du grandiose, qui correspondent respectivement au Dante infernal et au Dante paradisiaque.
[11] « Ô loi ! pendant qu’assis à table, joyeux groupes, /Les pervers, les puissants, vidant toutes les coupes, / Oubliant qu’aujourd’hui par demain est guetté, / Étalent leur mâchoire en leur folle gaîté, / Voilà ce qu’en sa nuit muette et colossale, / Montrant comme eux ses dents tout au fond de la salle, / Leur réserve la mort, ce sinistre rieur ! » (v. 355-361).