Présents : Guy Rosa, Jacques Seebacher, Arnaud Laster, Marieke Stein, Myriam Roman, Philippe Andrès, Chantal, Brière, Taous Soraya, Junia Barreto, Gina Trigian, Marie Tapié, Jean-Pierre Vidal, Jean-Marc Hovasse, Stéphane Mahuet, David Charles, Sylviane Robardey-Eppstein, Françoise Sylvos, Delphine Gleize, Béatrice Weill, Maxime Del Fiol, Véronique Charpentier, Franck Laurent, Florence Naugrette, Sylvie Vielledent, Bertrand Abraham, Stéphane Desvignes, Denis Sellem.
Excusés : Ludmilla Charles-Wurtz (le groupe salue la naissance
de son fils Simon et forme pour lui les voeux les plus affectueux), Claude
Millet, Rouschka Haglund, Vincent Vallez.
. L'édition de Notre-Dame de Paris au Livre de Poche est
parue, avec dossier des adaptations par Arnaud Laster, notes et préface
de Jacques Seebacher. Manque une bibliographie, refusée pour économiser
un cahier.
. Dans le dernier numéro de Romantisme (102, 1998/4),
on lira l'article de Florence Naugrette "Vitez metteur en scène
de Hugo", celui d'Annie Ubersfeld, "Vilar et le théâtre de
l'histoire", le compte rendu par C. Millet du livre de Pierre Laforgue,
Victor Hugo et La Légende des siècles, de la publication
des Contemplations à l'abandon de la Fin de Satan.
Spectacles
. Françoise Sylvos annonce une adaptation de textes d'Actes
et Paroles, sous le titre de Victor Hugo visionnaire, à
la Réunion et auparavant à Avignon.
. Arnaud Laster déplore l'échec de l'adaptation cinématographique
des Misérables par Billie August -"pourtant pas la pire"-,
et signale invite à la patience les pervers soucieux de voir la
comédie musicale Notre-Dame de Paris : les locations sont
ouvertes, maintenant, pour l'an 2000.
Note critique par Jacques Seebacher
Jacques Seebacher rappelle l'existence de feuilles d'un Journal de
l'exil rédigé par Juliette sur la demande de Hugo, en
décembre 1852 et en donne la précieuse référence
: Maison Victor Hugo, a 9728. Mme Hugo, après avoir failli être
victime d'un accident sur la route de Saint-Hélier, était
partie pour la France afin de ramener à Jersey François-Victor,
qui y filait le parfait amour avec Anaïs Liévenne, laquelle
le suivra finalement.
Juliette note, à la date du 14 décembre, qu'une tempête
a causé le naufrage du Splendide (Delphine Gleize précise
: le bateau qui a servi à l'expédition de Bonaparte à
Boulogne). Le fils du capitaine M. Rose, âgé de dix-sept ans,
sinon "demeuré" du moins fort bizarre, sauvage, participe au sauvetage
de la chaînerie du navire, et survit durant quinze jours dans les
rochers. Ce serait l'origine de Gilliatt. L'idée de Déruchette
se trouve-telle dans la fantaisie d'Adèle II, persuadée que
le fils de Rose nourrissait pour elle une folle passion?
Le même jour, Juliette observe qu'il n'est pas de mode, anglaise,
de porter caleçon pour se baigner.
Le 26 décembre, Juliette relate un rêve de Hugo, la nuit
précédente. Il se prépare à se baigner dans
le bassin du jardin du Luxembourg, quand un sergent de ville de douze pieds
de haut l'interpelle, le reconnaît. Hugo nie. Le policier l'invite
à faire l'aumône à un enfant, et le shilling de Hugo
le trahit, puis la Bible imprimée à Jersey qu'il tient à
la main. Hugo doit suivre le sergent, mais se met à le frapper au
visage violemment avec sa Bible. Le géant rapetisse; devenu nain,
il se confond en excuses tout en guidant Hugo dans un trajet périlleux
jusqu'à une prison. Là, l'écrivain se lance dans un
discours flétrissant Bonaparte et la honte dont se couvrent ceux
qui le servent; il trouve son éloquence si forte, si sublime, qu'il
se réveille.
J. Seebacher lit et commente le récit de ce rêve.
Propositions
. Franck Laurent suggère la création d'une vidéothèque
hugolienne dans la bibliothèque. Guy Rosa fait remarquer que la
place manque pour le matériel vidéo et que les achats rétrospectifs
sont beaucoup plus difficiles que pour les livres. Arnaud Laster approuverait
le principe de cette vidéothèque, mais signale que les fonds
de Censier et de la Maison de Victor Hugo sont déjà très
riches -et accesibles. Il demande où se trouvent les archives vidéo
du T.N.P. Florence Naugrette suggère qu'elles sont peut-être
à l'Arsenal. Arnaud Laster déplore que les enregistrements
ne contiennent pas les réactions du public.
. Franck Laurent propose une motion de félicitations à
J.M. Hovasse, qui a permis au groupe d'acquérir les Oeuvres complètes
de Lamartine dans leur édition de 1869, et pour un prix dérisoire.
Jacques Seebacher signale, à ce propos, un discours essentiel de
Lamartine, où il rompt avec la droite qui lui refuse la présidence
de la Chambre des députés, et où il se propose en
instituteur d'une vraie gauche. Au passage, Lamartine qualifie l'oeuvre
de la Révolution : "la naissance de l'individu moderne".
Guy Rosa rappelle qu'il est aux ordres de chacun et de tous pour les
acquisitions : il suffit de faire connaître ses demandes; il invite
aussi à l'imitation du splendide exemple donné par Jean-Marc
Hovasse : signaler les occasions d'achat. Franck Laurent pense à
Walter Scott, (prochainement en Pléiade et pour plusieurs textes
en Folio). Guy Rosa rappelle que, grâce à J. Seebacher, la
bibliothèque possède déjà pratiquement tout
Walter Scott (32 vol, Defaucompret, Furne, 1830).
A propos de la mise en scène de Marion de Lorme au théâtre de la Ville.
-Guy Rosa confirme la présence d'Eric Vigner à la prochaine
séance (13 février); dûment prévenu qu'il aurait
fort à faire, le metteur en scène est prêt à
entendre toutes les critiques, demandant seulement qu'on évite l'insulte
(ce qui va de soi).
-F. Naugrette : La mise en scène est froide, l'intrigue difficile
à saisir en particulier parce que tous les acteurs restent en scène
même lorsque les personnages sortent, si bien qu'on ne comprend pas
qu'ils ignorent ce qu'ils ont l'air d'avoir entendu ou entendent ce qu'ils
devraient ignorer. La fin est coupée au milieu d'un vers (_Est-ce
que je suis_"). La diction, chantante, est si travaillée qu'elle
en devient maniérée. La mise en scène a pris le parti
de casser systématiquement l'émotion.
-F. Laurent : Lorsqu'on dit les alexandrins de Hugo, une pause doit
demeurer à la fin du vers, sinon on risque de manquer des effets
de sens. Par exemple, dans le premier duo du cinquième acte d'Hernani,
on n'entend pas de la même manière, l'échange suivant
selon qu'on réalise ou non un très bref silence à
la fin du premier vers :
Doña Sol : ... Je suis heureuse.
Hernani :
Que m'importe
Les haillons qu'en entrant j'ai laissés à la porte !
-A. Laster : Oui, mais le vers dramatique doit, selon Hugo lui-même,
fuir toute coquetterie_ or la mise en scène d'E. Vigner fait du
discours une coquetterie permanente.
-G. Rosa : La coquetterie se comprend par rapport à des normes_
dont nous ignorons tout. Les premiers enregistrements que nous possédons
ne remontent qu'à la fin du siècle -et ils sont totalement
inaudibles, du dernier grotesque. Quand Hugo refuse la coquetterie, on
ne sait quelle élégance vraie il demande. Comment transposer?
-A. Laster : Du témoignage de Berlioz, les vers de Hugo étaient
dits tout à fait comme de la prose.
-F. Laurent : Relativement parlant, le style dramatique de Hugo va
dans le sens de la familiarisation, d'une sortie du hiératisme.
-F. Naugrette : Une diction très travaillée pourrait
être acceptable si elle produisait des effets de sens intéressants.
Ici, elle prend place dans une attitude qui générale qui
revient à casser l'intrigue, dépsychologiser totalement le
spectacle, refuser l'émotion... Le corps devient vite absent, et
on perd de vue que Marion est une courtisane. De plus, la récitation
de la préface, au début, n'est pas théâtrale.
-G. Rosa : Le principe du spectacle -qu'on peut contester, mais ce
n'est pas la même chose de le contester lui et de critiquer son exécution-
semble être de mettre en scène le texte, pas la fiction; j'ai
compris ainsi que, comme dans le volume, la préface soit présentée
au public. C'est surprenant, effectivement, mais cela "passe". A. Laster
: Mais alors il faudrait donner le texte de la fin. G. Rosa : Ce même
principe de mise en scène explique la présence permanente
de tous les personnages sur scène : dans le texte, ils existent
indépendamment de leur présence scénique. Mais ce
choix mène effectivement à obscurcir l'intrigue pour le public.
-J. Seebacher : Mise en scène moderne ou post-moderne ?
-A. Laster : Moderne, au pire sens du mot. Il faut y aller, mais en
s'attendant au pire.
-G. Rosa : Facile à dire. De ma propre expérience, il
est très difficile de dire le théâtre de Hugo. Essayez.
On se rend vite compte que ce qu'on fait est horriblement boulevardier
-Dieu sait pourquoi. Et c'est ce qui arrive souvent au théâtre
pour Hugo, quand on en met en scène la situation -ainsi L. Wilson
dans Ruy Blas.
-A. Laster : Vitez jugeait le vers hugolien très propice à
la diction. Hugo indique comment dire. Vigner, finalement, ne fait que
pousser à la limite les choix de Vitez dans les Burgraves...
qui allait dans une impasse.
-G. Rosa : Il me semble que la responsabilité principale de
l'échec tient à l'actrice qui joue Marion_ Les scènes
masculines sont bien meilleures, parfois carrément bonnes.
-A. Laster : Marion... et Didier ! Couple infernal !
-G. Rosa : Mais il est vrai que le metteur en scène a la responsabilité
d'avoir monté, sciemment, tout son spectacle autour du personnage
de Saverny, qui l'intéressait bien plus que les autres et dont l'acteur
vient d'ailleurs en tête de la distribution.
-A. Laster : Effectivement, le roi et l'Angély sont bons. Le
metteur en scène écrit dans sa brochure qu'il ne s'intéresse
pas à la "petite histoire d'amour". Les comédiens affirment
que c'est même la petite histoire "tout court" qui ne l'intéresse
pas, c'est-à-dire la fable de la pièce. D'où le choix
de faire entendre le poème.
-G. Rosa : Si Marion est si peu jouée, c'est sans doute
que la fable de la courtisane rédemptée par l'amour est rude,
et que celle de l'homme amoureux rejetant la femme qu'il aime lorsqu'il
apprend qu'elle est une putain est, elle, carrément inacceptable,
inaudible aujourd'hui.
-A. Laster : D'autant plus inacceptable que la mise en scène
coupe le pardon, alors que Hugo avait modifié la fin.
-G. Rosa : Le sens passe par cette fable sur l'impureté et la
pureté, et il est très difficilement transposable. Il faudrait
faire comprendre qu'il est l'équivalent d'autre chose, d'une vocation
de l'existence, du moi... mais le texte résiste.
-A. Laster : Mais ces fables-là marchent à l'opéra!
-G. Rosa : Parce que tout le monde se moque de l'histoire, à
l'opéra, et que personne n'y comprend même les paroles.
-A. Laster sourit en évoquant une possible responsabilité
de G. Rosa dans la mise en scène. Celui-ci précise que sa
seule influence est peut-être d'avoir dissuadé le metteur
en scène de faire jouer l'Angély et Laffemas par le même
acteur.
-F. Laurent : Jean Vilar, à la fin des cycles de répétition
de Ruy Blas, en 1954 , disait que c'est une erreur de jouer Hugo
"comme si nous avions des pensées profondes", car on atténue
ainsi le texte. Il faut laisser le texte se dire, et se montrer plus violent,
plus chaleureux... "pas de pudeur!". Vilar invente le plateau nu mais joue
sur costumes et musique. L'insistance de la mise en scène française
à donner dans la sobriété est souvent agaçante.
-F. Naugrette : D'après Annie Ubersfeld, Vilar fait jouer les
codes les uns contre les autres, ce qui est beau. Mais Vigner fait aller
tous les codes dans le même sens, et refuse tout spectaculaire.
-A. Laster : L'esthétique du plateau nu était nécessaire
dans les années cinquante; elle aboutit aujourd'hui à des
excès.
-J. Seebacher : Cette question de la prostitution est mal comprise,
mal posée. Le bordel revêt une importance non psychologique,
mais sociale : c'est un lieu où l'on se retrouve entre soi. On va
au bordel non pour jouir, mais pour payer : le tarif signe l'appartenance
sociale. Cela du moins peut être montré. C'est là une
réalité que Hugo connaissait. Il y avait contracté
son ophtalmie chronique.
-A. Laster : Mais tous -Sainte-Beuve, Mérimée...- témoignent
que Hugo les quitte quand ils y vont et refuse de les suivre.
-J. Seebacher : Parce qu'il va ailleurs...
-G. Rosa : Il n'est pas de bonne méthode de traiter ainsi les
témoignages.
-J. Seebacher en tient pour l'origine vénérienne des
ophtalmies de Hugo, non sans préciser que cette origine était
entièrement inconnue au 19° siècle, pas même soupçonnée.
-G. Rosa admire la puissance du diagnostic de son maître et se
réjouit de ce trop bref retour aux préoccupations qui étaient
celles du Groupe dans les années glorieuses.
-J. Seebacher : Hugo ne reste pas fidèle jusqu'en 1833.
-F. Laurent : Selon A. Corbin, le bordel n'est pas le seul lieu de
prostitution, en effet.
-J. Seebacher : Oui, Hugo fréquente la petite ouvrière.
-F. Naugrette propose une étiologie différente de l'ophtalmie:
Sainte-Beuve transmet à Adèle, qui transmet à Hugo.
-A. Laster: impossible, cf. "tu ne veux plus, méchante!"
-G. Rosa : Les voies de l'ophtalmie sont impénétrables.
[jeu de mots détestable et que je n'ai pas fait. NDGR]
Communication de Florence Naugrette, "Le coup de théâtre dans la dramaturgie de Victor Hugo". (voir texte ci-joint)
F. Laurent : A propos de la clémence d'Auguste dans Cinna,
mon interprétation ne faisait que citer celle de Napoléon,
qui la voit d'abord comme un calcul politique.
L'événement politique d'Hernani n'est pas l'élection
à l'empire, mais le monologue (IV, 2) [Florence Naugrette acquiesce]
et ce qui arrive à s'y dire sur la nature océanique du peuple,
qui préexiste à la construction des pouvoirs flottant sur
lui, et dont personne ne peut être empereur. Or il n'y a pas de fidélité
possible pour un empereur par rapport à un tel événement.
Etre empereur implique régner (même s'il peut y avoir place
pour la clémence), et le premier acte de l'empereur est de nommer
Don Ricardo aux mêmes fonctions qu'il avait déjà dans
l'ancienne monarchie. Il s'est donc dit quelque chose dans ce passage,
mais il ne va pas se faire grand chose en terme de fidélité.
Dans Cromwell, l'événement est le non événement,
certes; mais Cromwell devient protecteur héréditaire. Il
y a donc des éléments de fidélité, mais la
logique profonde reste celle du gouvernement, de l'Etat et du pouvoir.
En ce qui concerne l'événement amoureux de la reine amoureuse
d'un laquais, il faut remarquer qu'il ne peut arriver que dans et par la
mort : la question de la fidélité ne se pose donc pas ici.
Dans les Burgraves, le coup de théâtre véritable
est le fait que Job contraigne les burgraves à s'incliner devant
Barberousse (II, 6). Quant au dénouement, tu oublies Guanhumara.
Malgré une fin optimiste, il faut tout de même qu'on sacrifie
quelqu'un, elle ; or elle incarne l'aliénation populaire. En 1843,
Hugo ne peut prôner la réconciliation nationale qu'au prix
de la mise à la trappe de Guanhumara-Marat.
J. Seebacher : Il s'agit d'une forme sacrificielle, du dévouement
de la femme à l'avenir. Jamais les femmes n'ont eu leur place. Le
moment vient où elles vont l'avoir. Ainsi en est-il de la structure
de Châtiments : le jeu de massacre ne concerne que des hommes,
alors que tout ce qui annonce le peuple est porté par des figures
féminines. Ce qui fait le social c'est la différence des
classes, qui met en jeu la différence des sexes.
F. Laurent : Oui, mais en 1843 Victor Hugo est plus emporté
par la structure de ses oeuvres qu'il ne l'assume : on met à la
trappe ce qui ne peut trouver de place.
J. Seebacher : Je vous invite à répandre ce qui suit autour de vous. Depuis 1801, les Corses avaient le droit de ne pas déclarer de succession lorsqu'ils héritaient. Ce droit vient d'être aboli. Aucun journaliste n'en a donné la raison, qui est moins économique que sociale : si on ne déclare pas la succession, on est dans l'indivision, et cela maintient ou installe un système patriarcal ou clanique.
G. Rosa : J'avais toujours cru que la différence entre drame
et tragédie ne se trouvait pas dans le plus ou moins grand degré
de nécessité, mais dans la nature de cette nécessité.
Dans la tragédie, elle est double : il y a contradiction des transcendances.
Dans le drame, elle est simple et ne s'oppose qu'à l'action humaine.
Tu dis que ceux de Hugo présentent une nécessité affaiblie.
Je ne crois pas : en fait, il n'y a que de faux choix au niveau de la nécessité
historique et elle s'impose (les vrais choix se situent sur un autre plan).
La nécessité historique fait que Ruy Blas ne peut réformer
l'Etat et lutter avec Don Salluste qu'en prenant sa place ou au nom de
ses liens avec lui : elle l'emporte d'emblée et sans issue. Seul
l'espace individuel offre du jeu. Existence individuelle et action publique
entrent en conflit, et la question n'est plus que de savoir comment aimer
dans une situation qui l'interdit. C'est d'ailleurs ce que Florence vient
de dire.
Quant au coup de théâtre, il est gênant de l'identifier
à l'événement. Si le coup de théâtre
est "un hasard apparent révélant une nécessité",
il ne peut être un événement -sinon un faux événement,
un événement illusoire. L'événement, c'est
l'amour de Ruy Blas et, surtout, celui de la Reine; ce n'est pas le "Bon
appétit, Messieurs_" et la promotion de Ruy Blas au rang, usurpé,
de premier ministre. L'amour de la Reine, lui, n'est pas usurpé
-du moins toute la question, à la fin, est de faire en sorte qu'il
ne le soit pas.
F. Naugrette : Oui. D'ailleurs, dans la dramaturgie classique, le coup
de théâtre n'est pas l'événement.
F. Laurent : Le coup de théâtre-événement
relève d'une esthétique non pas aristotélicienne,
mais plutôt brechtienne.
F. Naugrette : Les notions ne sont pas totalement superposables.
G. Rosa, poursuivant : Ou alors, il ne faut pas dire qu'il y a une
esthétique aristotélicienne du coup de théâtre.
Une péripétie ou une reconnaissance ne sont pas un coup de
théâtre.
F. Naugrette : Il n'y a pas d'opposition entre classiques et romantiques
sur ce plan : il y a des coups de théâtre attendus chez Molière.
F. Sylvos : Quand arrive le terme ? (Pas de réponse).
F. Naugrette : "Coup de théâtre" est synonyme de péripétie.
Quand on dit que l'événement fait "trou" dans la situation,
cela ne signifie pas qu'il n'a pas de nécessité.
G. Rosa : Je ne vois pas comment. Soit les choses résultent
de cet enchaînement, et elles appartiennent à la situation
; soit elles relèvent de la liberté, et il s'agit d'un événement.
Il n'est pas possible de fabriquer des événements prévisibles
: ils ne relèvent, par définition, d'aucune nécessité.
F. Laurent : Tu ne devrais pas être artistoto-cartésien
à ce point: la dialectique pense cela. Inscrit dans une nécessité
préalable, mais illisible jusqu'à un certain point, quelque
chose arrive. Il y a une nécessité qui peut produire de la
liberté.
J. Seebacher : Evénement : quelqu'un crache du sang. On se rend
alors compte que c'est le résultat de la tuberculose.
G. Rosa : On dissout alors la notion d'événement en lui
donnant le sens de fait.
B. Abraham : La théorie de l'événement de Badiou
est tirée en fait de Deleuze (Différence et répétition,
Paris, P.U.F., 1968), mais appauvrie : chez Deleuze, il y a toujours
un lien entre la valeur inaugurale objective de l'événement
et la constitution du sujet qui en résulte.
F. Naugrette : Badiou en parle aussi.
G. Rosa : Je ne dis pas le contraire, mais que ce qui est gênant
dans l'exposé de Florence, à mon sens, c'est qu'elle intègre
le coup de théâtre dans l'esthétique classique qui,
me semblait-il, l'exclut parce qu'il est imprévisible, illogique,
hors des données de la "situation" (la reconnaissance la dénoue,
la péripétie la retourne, elles ne la changent pas). Par
différence, il y a des coups de théâtre chez Hugo.
F. Laurent : A propos du coup de théâtre se pose la question
de sa place dans la pièce : le renversement qu'il opère nécessite
une charge accumulée. Le retour de Don Salluste et celui de Ruy
Gomez sont attendus mais ne se produisent pas à n'importe quel moment.
Ils correspondent à un renversement maximal. Or juste avant le retour
des deux commandeurs, et Ruy Blas et Hernani énoncent leur intégration
fallacieuse à l'espace A et même une sorte de trahison explicite
: Ruy Blas parle de "l'Espagne à [ses] pieds" (III, 5).
J. Seebacher : Il faudrait distinguer péripétie et coup
de théâtre. La cohérence des pièces nécessite
le retour de Ruy Gomez et Don Salluste : cela constitue une péripétie.
Le coup de théâtre est l'intervention d'une action extérieure
qui n'a rien à voir avec la situation dramatique, une sorte de deus
ex machina, comme l'intervention du roi dans Tartuffe. G. Rosa
: D'accord.
S. Robardey-Eppstein : Le public n'est pas vraiment surpris. L'intérêt
pour Victor Hugo réside dans l'attente et la tension du spectateur,
qui se pose la question de savoir quand cela va se produire.
F. Naugrette : Oui. Il faut articuler cela au fait que l'émotion
et la raison du spectateur sont toutes deux interpellées. Il y a
commotion et en même temps c'était prévisible.
F. Laurent : Dans Ruy Blas, il y a un vrai coup de théâtre:
le retour de Don César (IV, 2); or il ne sert à rien.
G. Rosa : Il sert et il est attendu : c'est lui dont le nom est usurpé.
Il y a un schéma du pathétique chez Hugo : le pire est toujours
sûr (c'est la "veine noire de la fatalité" dont il est question
dans Les Misérables) et le pire du pire, c'est qu'on l'oublie.
F. Laurent : Dans sa raison abstraite, le spectateur le sait ; mais
si le plaisir prend, il l'oublie d'une certaine manière, parce qu'il
veut l'oublier.
F. Naugrette : Cela ne s'oppose pas à Aristote : selon lui,
les péripéties raniment chez les personnages l'illusion qu'ils
peuvent échapper à leur destin.
S. Robardey-Eppstein : Dans sa lettre à la Reine (II, 2), Ruy
Blas emploie le futur, lorsqu'il se présente comme un homme _qui
pour vous donnera son âme". Hugo veut faire comprendre au spectateur
que Ruy Blas meurt à la fin. Il n'y a pas de véritable coup
de théâtre chez Victor Hugo : tout est déjà
dit.
J. Seebacher : ... parce qu'on ne peut changer l'Histoire dans un drame
historique. Il faudrait parler de _coup de théâtre quand même".