Qu’écrire après les Châtiments, Les Contemplations, La Légende des siècles, Les Misérables ? Au bout de la série des chefs d’œuvre géniaux de l’exil, William Shakespeare en prend acte et dit ce que sont les génies. Homère est le premier. Shakespeare n’est que l’un d’eux ; il a un double dans la Grèce antique, Eschyle, « Shakespeare l’Ancien », et peut-être un autre dans la France moderne, né de la Révolution. Réduite d’abord à des écrivains – mais certains ont publié dans la Bible –, leur liste s’augmente au fil du livre.  A la fin, tous ne sont pas poètes, ni même penseurs, mais tous, de Socrate à Voltaire, de saint Paul à Washington, de Newton à Fulton, réalisent une transcendance immanente, si l’on ose dire, à l’humanité. Elle se dépasse et s’accomplit en eux et son Histoire réelle progresse par eux.

William Shakespeare  ne cache pas les circonstances qui lui ont donné naissance : Les Misérables accueillis par les petites gens comme une bénédiction et rejetés avec dégoût par les lettrés, la célébration du tricentenaire de la naissance de Shakespeare, le (re)lancement de sa traduction par François-Victor Hugo; mais il s’en affranchit. De tous les livres de Hugo, c’est le moins dépendant et le plus intrépide. D’autres textes d’inspiration comparable l’avaient précédé : les préfaces, celle de Cromwell en particulier, Littérature et Philosophie mêlées, certains discours, surtout les grandes digressions des Misérables et, relevant de la même poussée d’écriture abstraite en prose qu'elles avaient déclenchée, plusieurs textes restés inachevés et inédits : Philosophie – Commencement d’un livre, Promontorium somnii, Les Choses de l’infini…. Ils trouvent en William Shakespeare leur aboutissement et leur terme. Cette veine se tarira et les préfaces de Hugo se feront laconiques. A cet égard ce livre vaut testament.

On a donc souvent vu dans William Shakespeare l’expression achevée de la « philosophie » de Hugo,  la « somme » de ses idées sur l’art, l’âme et Dieu – non sans passer sous silence l’Histoire, le Progrès et la Révolution, mal vus. Pour que le total dépasse la somme, on annexait au livre son « reliquat » : toutes sortes de fragments apparentés et les « proses philosophiques » abandonnées. De fait, les oeuvres antérieures avaient énoncé les mêmes idées, grosso modo, que William Shakespeare. Lui seul les fait tenir ensemble.

C’était malaisé. Car il y a dans la pensée de Hugo les évidences de tout un chacun et les idées de tout le monde : de Descartes, de Spinoza, de Kant, de Hegel et de Marx, de Guizot et d’Auguste Comte, des Evangiles aussi, de Nietzsche si l’on y tient, et même de Victor Hugo. De quoi fournir des notes. Et de quoi alimenter d’énormes contradictions, parfaitement insurmontables – si le génie relève de l’absolu, comment peut-il y en avoir plusieurs ? etc. Loin de les dissimuler ou de les résoudre, William Shakespeare les affiche, et les emporte dans l’énergie d’un manifeste et l’élan d’un appel. Appel à la pensée et à la conscience : qui écouter ? qui admirer ? qu’espérer ? Les idées deviennent urgences. Marchant en gros sabots démocratiques mais droit et loin, William Shakespeare s’adresse à l’âme en nous, veut la ressusciter – et y parvient quelquefois.

Pas toujours car, à mesure que sa rédaction avance – l’examen du manuscrit le montre et les lettres à l’éditeur le prouvent : il s’agit de faire gros –, William Shakespeare se bourre de savoir, multipliant avec jubilation références, anecdotes, noms et dates, citations et allusions. Ces alluvions font gangue, engorgent l’éloquence et le livre, prédication érudite ou proclamation savante, devient chimérique. Cet écueil, comme le grotesque dans les drames, fait le charme de cette oeuvre mal aimée.

Elle fut réprouvée, c'était prévu: « Le génie est un accusé. » William Shakespeare a été peu lu : après l’originale, de très rares éditions, hors les œuvres complètes, du vivant de Hugo comme après. Toutes sont fautives et de plus en plus, chacune héritant des erreurs de la précédente et y ajoutant les siennes. Il n’a pas été davantage étudié : peu de commentaires, aucun travail sur sa genèse – la date admise pour le début de sa rédaction est erronée d’un bon semestre – ni sur son histoire. De là cette édition.

Elle se présente sous une triple forme : l’une destinée à la lecture courante, annotée ou non, l’autre à justifier l’établissement du texte, la troisième à analyser sa genèse.