Thomas était sorti de chez son grand-père sans dire où il allait et sans le savoir, avec quinze francs, sa montre et quelques hardes. Il trouva asile dans un hôtel garni du quartier de la Sorbonne où logeait un nommé Courfeyrac qu’il connaissait, le seul étudiant à peu près auquel il eût parlé à l’école parce qu’il était bonapartiste comme lui.
Courfeyrac [les éléments du portrait sont transférés dans Les Misérables à Bahorel] était un garçon de bonne humeur et de mauvaise compagnie, gai, +, brave, panier percé, prodigue et rencontrant la générosité, bavard et rencontrant l’éloquence, la meilleure pâte de diable qui fût possible; ayant des gilets téméraires et des opinions écarlates; tapageur en grand, c’est-à-dire n’aimant rien tant qu’une querelle, si ce n’est une émeute et rien tant qu’une émeute, si ce n’est une révolution; toujours prêt à casser un carreau, puis à dépaver une rue, puis à démolir un gouvernement, pour voir l’effet; étudiant depuis onze ans. Il flairait le droit, mais il ne le faisait pas. Il avait pris pour devise: avocat jamais, et pour °armoiries° une table de nuit dans laquelle on entrevoyait une toque. Chaque fois qu’il passait devant l’école de droit, ce qui lui arrivait rarement, il boutonnait sa redingote, le paletot n’était pas encore inventé, et prenait des précautions hygiéniques. Il disait du portail de l’école: quel beau vieillard! et du doyen, M. Delvincourt: quel monument! Du reste jouant au billard, vivant au café, + . Il voyait dans ses cours des sujets de chansons et dans ses professeurs des occasions de caricatures. Il mangeait à rien faire une assez grosse pension, quelque chose comme deux mille francs. Il avait des parents paysans auxquels il avait su inculquer le respect de leur fils.
Il disait d’eux: – Des bourgeois n’auraient pas tant d’intelligence.
Autour de Courfeyrac, [ce trait-là est laissé à Courfeyrac] qui avait toutes les qualités d’un centre, la rondeur et le rayonnement, se groupaient plusieurs jeunes gens qui, comme on le verra plus tard, avaient en outre un autre lien ; Combeferre [l'esquisse ressemble plus au futur Prouvaire] qui faisait des vers, qui était tendre élégiaque et en même temps résolu, aujourd’hui rêveur, demain rageur ["intrépide" dans Les Misérables] ; Joly, dit Jolllly, Grangé, qui signait de ce rébus G [Grantaire et R dans Les Misérables] , Enjolras, froid, fanatique et triste avec un teint de femme, un sourire de vierge et les plus doux yeux bleus qu’il y eût au monde ; enfin Legle ou Laigle, qui était de Meaux, et qu’on appelait Bossuet. Excepté Bossuet tous étaient du midi. Bossuet [Grantaire dans Les Misérables] était un des étudiants qui avaient appris le plus de choses à Paris pendant leurs cours. Il savait que le meilleur café est au café Lemblin et le meilleur billard au café Voltaire, qu’on trouve de bonnes galettes et de jolies filles à l’Ermitage, sur le boulevard du Maine, des poulets à la crapaudine chez la mère Saguet, d’excellentes matelottes barrière de la Cunette et un certain petit vin blanc barrière du Combat. Pour toutes choses il savait les bons endroits ; en outre la savate et le chausson, et il était profond bâtoniste.
Bossuet, qui n’avait pas d’argent, trouvait moyen de faire, quand bon lui semblait, « des dépenses effrénées » ; un jour il alla jusqu’à manger « cent francs » dans un souper avec une grisette, ce qui lui inspira au milieu de l’orgie ce mot mémorable : fille de cinq louis, tire-moi mes bottes!
Courfeyrac [Bahorel dans Les Misérables] avait figuré dans l’émeute qui éclata en juin 1822 à l’occasion de l’enterrement du jeune Lallemand. Plus tard, il se signala dans la révolution de 1830.
[pas de blanc]