[I, 4] [blanc initial] [Jusqu’à l’exil, la matière, très brève, du futur livre 4 est organisée différemment ; on donne donc le livre en entier.]
En 1822, il y avait à Montfermeil près Paris dans une espèce d’auberge borgne qui n’existe plus aujourd’hui un petit être bien misérable. C’était un enfant de cinq ans, une petite fille que sa mère avait « mise en sevrage » dans cette maison trois années auparavant, et qu’au dire des gens du pays, elle paraissait avoir oubliée. Cette mère s’était présentée un soir à l’auberge des mariés Thénardier, située dans le milieu de la ruelle du Boulanger. La pauvre femme venait de Paris à pied, portant son enfant sur son dos. Elle était épuisée de fatigue. Elle était jeune, pâle, chétivement quoique proprement vêtue, jolie, avec les plus beaux cheveux blonds du monde, semblait triste et avait l’air malade.
Il était évident du reste qu’elle était bonne mère, car l’enfant, lui, était gai et se portait bien ; une gentille petite fille qui avait de grands yeux bleus, des joues comme des pommes d’api et de petites cuisses grasses et potelées comme des ortolans. Cette petite fille s’appelait Cosette ; c’est-à-dire qu’elle se nommait Euphrasie, mais d’Euphrasie la mère avait fait Cosette, par ce doux et charmant instinct des mères et du peuple qui change Josepha en Pepita et Françoise en Sillette.
Aux questions qu’on lui avait faites, la mère avait répondu qu’elle était ouvrière, que son mari était mort, que le travail lui manquait à Paris et qu’elle allait en chercher ailleurs, et qu’elle serait bien heureuse si, chemin faisant, elle rencontrait une maison honnête où elle pourrait laisser son enfant en garde, en payant, bien entendu, qu’elle donnerait jusqu’à six francs par mois, et qu’elle solderait six mois d’avance. Cette somme de trente-six francs, ainsi offerte et payée comptant, parut faire impression sur les aubergistes Thénardier. La gargote allait mal ; ils avaient précisément un effet exigible à rembourser le surlendemain, et il leur manquait une quarantaine de francs pour parfaire la somme. Le mari et la femme se poussèrent le coude, s’entendirent d’un regard et tout à coup, comme s’ils s’étaient concertés, proposèrent ensemble à la mère de prendre son enfant qui avait alors deux ans. Ils avaient de leur côté deux petites filles, l’une de dix-huit mois, l’autre de trois ans et demi. Les trois enfants joueraient ensemble et cela ferait des sœurs. La mère vit dans cela une famille que la providence envoyait à sa pauvre orpheline, et consentit. Elle donna son argent et laissa son enfant, et partit le lendemain matin après avoir beaucoup embrassé sa Cosette, beaucoup prié Dieu et beaucoup pleuré. Elle laissait du reste un trousseau assez complet et annonçait qu’elle reviendrait bientôt ; que du reste les mois de sevrage seraient toujours exactement payés.
Les mariés Thénardier appartenaient à cette classe bâtarde composée de gens grossiers parvenus et de gens intelligents déchus qui est entre la classe bourgeoise et la classe populaire [première rédaction: «qui est entre le peuple et la bourgeoisie»] , et qui combine quelques uns des défauts de celle-ci avec presque tous les vices de celle-là, sans avoir la généreuse [première rédaction: « franche »] nature de l’ouvrier ni l’ordre honnête du bourgeois.
Grâce aux trente-six francs de la voyageuse, l’aubergiste put éviter un protêt et faire honneur à sa signature. Le mois suivant, ils eurent encore besoin d’argent. La femme porta à Paris et engagea au mont-de-piété le trousseau de Cosette pour une somme de quarante francs. Dès que cette somme fut dépensée, les Thénardier s'accoutumèrent à ne plus voir dans la petite fille qu'un enfant qu'ils avaient chez eux par charité, et la traitèrent en conséquence. Comme elle n'avait plus de trousseau, on l'habilla des vieilles jupes et des vieilles chemises des petites Thénardier, c'est à dire, de haillons. On la nourrit des restes de tout le monde, un peu mieux que le chien et un peu plus mal que le chat. Le chat et le chien étaient du reste ses commensaux habituels. Cosette mangeait avec eux sous la table dans une écuelle de bois pareille à la leur.
Les six premiers mois révolus, la mère envoya six francs pour le septième mois, et continua assez exactement ses envois de mois en mois. L'année n'était pas finie que le Thénardier dit: – Une belle grâce qu'elle nous fait là! que veut-elle que nous fassions avec ses six francs? – et il écrivit pour exiger douze francs. La mère, à laquelle ils faisaient croire que son enfant était heureuse, se soumit et envoya les douze francs.
Certaines natures ne peuvent aimer d'un côté sans haïr de l'autre. La mère Thénardier aimait passionnément ses deux filles à elle, ce qui fit qu'elle détesta l'étrangère. Il est triste de songer que l'amour d'une mère peut avoir de vilains aspects. Si peu de place que Cosette tînt chez elle, il lui semblait que cela était pris aux siens, et que cette petite diminuait l'air que ses filles respiraient. Cette femme, comme beaucoup de femmes de sa classe, avait une somme de caresses et une somme de coups et d'injures à dépenser chaque jour. Si elle n'avait pas eu Cosette, il est certain que ses filles, tout idolâtrées qu'elles étaient, auraient tout reçu; mais l'étrangère lui rendit le service de détourner les coups sur elle. Ses filles n'eurent que les caresses. Cosette ne faisait pas un mouvement qui ne fît pleuvoir sur elle une grêle de châtiments violents et immérités. Doux être faible qui ne devait rien comprendre à ce monde ni à Dieu, sans cesse punie, grondée, rudoyée, battue et voyant à côté d'elle deux petites créatures comme elle qui vivaient dans un rayon d'aurore!
Les petites Thénardier se nommaient Palmyre et Malvina. Aujourd’hui, c’est une mode qui a été faite un peu par les romans, un peu par l’esprit d’imitation, un peu par l’esprit d’égalité, les petits paysans des environs de Paris s’appellent Alfred, Arthur et Gustave, prenant ainsi leurs noms à ce qu’on appelle les gens du monde. J’imagine que ces gens du monde de leur côté finiront par prendre leurs noms aux paysans et par s’apercevoir qu’il n’y a pas de plus beaux mots au monde que Pierre, Jean et Jacques.
La Thénardier étant méchante pour l'étrangère, Palmyre et Malvina furent méchantes. Les enfants, à cet âge, ne sont que des exemplaires de la mère. Le format est plus petit, voilà tout.
On disait dans le village: – Ces Thénardier sont de braves gens. Ils ne sont pas riches, et ils élèvent un pauvre enfant qu'on leur a abandonné chez eux!
Cependant le Thénardier, ayant appris par on ne sait quelles voies obscures que l'enfant était probablement bâtard et que la mère ne pouvait l'avouer, exigea quinze francs par mois.
Tant que Cosette fut toute petite, elle fut le souffre-douleur des deux autres enfants; dès qu'elle se mit à se développer un peu, c'est-à-dire avant même qu'elle eût cinq ans, elle devint la servante de la maison.
On lui fit faire les commissions, balayer les chambres, la cour, la rue, laver la vaisselle, porter même des fardeaux. Les Thénardier se crurent d'autant plus autorisés à agir ainsi que la mère, qui était toujours à M. sur M. commença à mal payer. Quelques mois restèrent en souffrance.
Si cette mère fût revenue à Montfermeil au bout de ces trois années, elle n'eût point reconnu son enfant. Cosette, si jolie et si fraîche à son arrivée dans cette maison, était maintenant maigre et blême. Elle avait je ne sais quelle allure inquiète. Sournoise! disaient les Thénardier. L'injustice l'avait faite hargneuse et la misère l'avait rendue laide. Il ne lui restait plus que ses beaux yeux qui faisaient peine, parce que grands comme ils étaient, il semblait qu'on y vît toute sa tristesse. C'était une chose navrante de voir l'hiver, ce pauvre enfant, qui n'avait pas six ans, grelottant sous de vieilles loques de toile trouées, balayer la rue avant le jour avec un énorme balai dans ses petites mains rouges et une larme dans ses grands yeux.
Dans le pays on l'appelait l'Alouette. Le peuple qui aime les figures, s'était plu à nommer ainsi ce petit être pas plus gros qu'un oiseau, tremblant, effarouché et frissonnant, éveillé le premier chaque matin dans la maison et dans le village, toujours dans la rue ou dans les champs avant l'aube.
Seulement la pauvre Alouette ne chantait jamais.
[grand blanc]
Cependant la mère de son côté n’était pas moins à plaindre. C’était une pauvre fille du peuple. Elle était née à M. sur M. De quels parents ? qui pourrait le dire ? On ne lui avait jamais connu ni père ni mère. Elle se nommait Fantine. Pourquoi Fantine ? On ne lui avait jamais connu d’autre nom. A l’époque de sa naissance, le directoire existait encore. Point de nom de famille ; elle n’avait pas de famille. Point de nom de baptême, l’église n’était plus là. Elle s’appela comme il plut au premier passant qui la rencontra toute petite allant pieds nus dans la rue. Elle reçut un nom comme elle recevait l’eau des nuées sur son front quand il pleuvait. Personne n’en savait davantage. Cette créature humaine était venue dans la vie comme cela. A dix ans, Fantine quitta la ville et s’alla mettre en service chez des fermiers des environs. A quinze ans elle vint à Paris « chercher fortune ». Fantine était belle et resta sage le plus longtemps qu’elle put. Elle avait de l’or et des perles pour dot, mais son or était sur sa tête et ses perles étaient dans sa bouche. Elle travailla pour vivre, puis, pour vivre aussi, elle aima. Hélas ! qui est-ce qui prend ces amours-là au sérieux ? Elle aima un vif et gracieux jeune homme, étudiant qui, lorsque son cours fut fini, la quitta en haussant les épaules d’un enfant qu’elle avait. Cet amant est aujourd’hui un gros avoué de province riche et considéré, électeur sage et juré très sévère. Quand le père de son enfant fut parti, Fantine se trouva seule, ayant pris l’habitude du plaisir et perdu l’habitude du travail. En outre comme elle avait négligé ses débouchés, il s’étaient fermés. Elle ne savait vraiment plus à qui s’adresser. Fantine avait commis une faute, mais elle avait un fond de pudeur et de vertu. Elle entrevit vaguement qu’elle était à la veille de tomber dans la détresse ou de glisser dans le désordre. Il fallait du courage, elle en eut et se roidit. L’idée lui vint d’aller dans sa ville natale à M. sur M. « chercher fortune ». Elle vendit tout ce qu’elle avait, ce qui lui produisit un peu plus de quatre-vingts francs. A vingt-deux ans, elle quittait Paris, emportant son enfant sur son dos. Cette femme n’avait au monde que cet enfant, et cet enfant n’avait que cette femme. Comme Fantine avait nourri sa fille, cela lui avait fatigué la poitrine, et elle toussait un peu.
On a vu de quelle façon elle avait laissé sa petite Cosette à Montfermeil.
[pas de blanc]