[IV, 7, 3 ; 183 v° (suite)] [pas de blanc]

Comme on le voit, tout l’argot, l’argot d’il y a quatre cents ans comme l’argot d’aujourd’hui, est pénétré de ce sombre esprit symbolique qui donne à tous les mots tantôt une couleur mélancolique, tantôt un air menaçant. On y sent la vieille tristesse farouche de ces truands de la Cour des Miracles qui jouaient aux cartes avec des jeux à eux, dont quelques-uns nous ont été conservés. Le huit de trèfle, par exemple, représentait un grand arbre portant huit énormes feuilles de trèfle, sorte de personnification sauvage de la forêt. Au pied de cet arbre on voyait un feu allumé où trois lièvres faisaient rôtir un chasseur à la broche, et derrière sur un autre feu, une marmite fumante d’où sortait la tête du chien. Rien de plus lugubre que ces représailles en peinture, sur un jeu de cartes, en présence des bûchers à rôtir les contrebandiers et de la chaudière à bouillir les faux-monnayeurs. Toutes les formes que prenait la pensée dans le royaume d’argot, même la chanson, même la raillerie, même la menace, avaient ce caractère impuissant et accablé. Tous les chants, dont quelques mélodies sont venues jusqu’à nous, étaient humbles et lamentables à pleurer. Le peigre s’appelait le pauvre peigre, et il était toujours le lièvre qui se cache, la souris qui se sauve, l’oiseau qui s’enfuit. Un de ses gémissements est venu jusqu’à nous : – Je n’entrave que le dail comment meg, le daron des orgues, peut atiger ses mômes et ses momignards et les locher criblant sans être atigé lui-même1. – Le misérable se fait petit devant la loi et chétif devant la société; il se couche à plat ventre, il implore, il se tourne du côté de la pitié; on sent qu’il se sait dans son tort.

Aujourd’hui à l’heure où nous sommes, un changement s’est accompli. Les chants de prisons, les refrains de voleurs ont une allure insolente et joviale. Le plaintif maluré a été remplacé par larifla. On retrouve dans presque toutes les chansons des bagnes et des chiourmes, une gaîté diabolique et énigmatique qui ne caractérisait autrefois pas une seule chanson d’argot. On entend ce refrain :

Mirlababi, surlababo,

   Mirliton ribon ribette,

Surlababi, mirlababo,

   Mirliton ribon ribo.

Cela se chante en égorgeant un homme dans une cave ou au coin d’un bois.

Symptôme grave. L’antique mélancolie de ces classes mornes a disparu. Elles n’ont plus seulement l’audace désespérée des actions, elles ont l’audace insouciante de l’esprit. Indice [186 r° - C] qu’elles perdent la conscience de leur criminalité, et qu’elles se sentent jusque parmi les philosophes, les penseurs et les utopistes je ne sais quels appuis qui s’ignorent aux-mêmes. Indice que le vol et le pillage commencent à s’infiltrer jusque dans des doctrines sociales, de manière à perdre un peu de leur laideur en en donnant beaucoup à tout un côté de la philosophie socialiste moderne. Indice enfin, si l’on n’y avise, de quelque éclosion prodigieuse et prochaine.

Qu’on ne l’oublie pas, le vol et le pillage, ces éternelles + + + protestations contre la propriété et le travail, peuvent fort bien s’assimiler de certaines idée élémentaires, spécieuses et fausses, justes en apparence, absurdes en réalité, s’envelopper de ces idées, y disparaître en quelque sorte, prendre un nom abstrait et passer à l’état de théories et de cette façon circuler dans les multitudes laborieuses, souffrantes et honnêtes, à l’insu même du chimiste imprudent qui a préparé la mixture, à l’insu même des masses qui l’acceptent. De là, si le malheur des temps le veut, si l’imprévoyance des gouvernements le permet, ces effrayantes révolutions qu’on nommait jadis jacqueries, près desquelles les révolutions politiques sont jeux d’enfants, qui ne sont plus la révolte de l’opprimé contre l’oppresseur, mais la révolte du malaise contre le bien-être. Tout s’écroule alors.

Les jacqueries sont des tremblements de peuple.

[pas de blanc]

 

1. Je ne comprends pas comment dieu, le père des hommes, peut torturer ses enfants et ses petits enfants et les entendre crier sans être torturé lui-même.