NOTICE SUR L’ÉTABLISSEMENT DU TEXTE

D’HISTOIRE D’UN CRIME

ET SUR SA GENÈSE

 

 

 

 

ÉTABLISSEMENT DU TEXTE

 

Des ébauches, notes et fragments, en très grand nombre, jusqu’aux deux éditions de référence publiées du vivant de Hugo – Calmann Lévy, 1877 pour le premier volume de l’originale,1878 pour le second et Hetzel-Quantin, 1883, dite ne varietur  –, en passant par le manuscrit autographe, la copie et les épreuves corrigées de la main de l’auteur, Histoire d’un crime offre au généticien comme au philologue le cas rare et désiré d’un matériau apparemment complet, couvrant toutes les opérations de l’écriture et de la publication. Ici, l’abondance de biens devient nuisible.

 

 

LIMITES

 

D’abord, mais pas principalement, parce que l’espace de l’œuvre prête à discussion. Comprend-elle ou non le trop fameux Cahier complémentaire ? Annoncé au verso du faux-titre du second volume, dans une formulation d’ailleurs contradictoire :

L’Histoire d’un crime est complète en ces deux volumes. La « Déposition d’un témoin » est là tout entière.

Sous le titre de

CAHIER COMPLEMENTAIRE

il sera publié ultérieurement un volume contenant les notes, documents et pièces justificatives.

il n’a pas été publié du vivant de Hugo mais dans l’édition dite de l’Imprimerie Nationale[1] assurée par Gustave Simon[2] – vraisemblablement déjà assisté de Cécile Daubray. On ne discutera pas ici la genèse du projet d’ajouter un troisième volume au récit proprement dit, ni les raisons de son abandon, ni non plus la conception et l’exécution de cette annexe dans l’IN, Jean-Claude Fizaine les expose mieux que nous ne ferions dans sa Notice à ce texte pour l’édition « Bouquins »[3]. Remarquons seulement qu’après la publication du second volume d’Histoire d’un crime (mi-mars 1878) et celle du Pape (avril), le discours pour « Le Centenaire de Voltaire » (mai) et l’intervention au Congrès littéraire international (juin) durent occuper assez Hugo pour qu’il laissât de côté la question pendante du Cahier complémentaire. La congestion cérébrale des derniers jours de juin la fit définitivement oublier. Si du moins elle se posait.  Car la pratique de la « double publication » des livres – la seconde corrigeant la première sans pourtant la désavouer et s’y substituer simplement – est assez générale dans la pratique éditoriale de Hugo pour rendre compte de manière satisfaisante de cette promesse non tenue d’un Cahier complémentaire à la fois nécessaire et superflu.

Signalons aussi le cas légèrement différent des « notes » intégrées par l’IN dans son Cahier complémentaire. Elles manquent également aux éditions publiées du vivant de Hugo mais sont, elles, explicitement invoquées dans le texte même d’Histoire d’un crime. Il en va de même pour la sténographie de la « séance extraordinaire » de l’Assemblée Nationale tenue le 2 décembre à la mairie du X° arrondissement à laquelle le récit renvoie en soulignant qu’il en donne la seule édition intégrale et que les passages expurgés des éditions officielles y seront signalés par une typographie particulière.

            La frontière du texte d’Histoire d’un crime se dessine donc en dégradé depuis ce document historique jusqu’aux transcriptions par Hugo en style télégraphique des récits que lui firent à Bruxelles combattants et victimes du coup d’Etat. Difficile de placer des bornes dans ce no mans land textuel ; impossible surtout d’en cartographier correctement l’espace. Car, quant au compte rendu de la « séance extraordinaire », nous n’avons pas retrouvé le manuscrit, ou l’imprimé corrigé, sur lequel se fonde implicitement le texte de l’IN ; quant aux notes, les éditeurs de l’IN reproduisent bien des folios de la main de Hugo mais ce sont eux qui les ont placés dans la rubrique « notes » du manuscrit qu’ils ont formé, conformément à leur pratique audacieuse d’assurer l’identité de l’édition au manuscrit en mettant le manuscrit en conformité avec l’édition ; et il en va de même de leur Cahier complémentaire dont ils excluent tels éléments, quoique strictement de même aspect et de même type de contenu que ceux qu’ils retiennent, au motif que le texte de Hugo les suit de trop près pour qu’ils offrent rien d’intéressant.

 

            Dans le doute nous nous sommes d’autant plus volontiers abstenus que le principe adopté pour l’établissement du texte consiste, on le verra, à ne retenir que ce qui a fait l’objet, de la part de l’auteur, d’une volonté positive ayant une trace matérielle et vérifiable. On ne trouvera donc ici ni douteux « Cahier complémentaire », ni notes autres que celles publiées en bas de page dans l’originale, ni même le compte rendu de la séance de l’Assemblée du 2 décembre que l’IN donne pour « PUBLIÉ DANS L’ÉDITION HETZEL-QUANTIN » et qui, vérification faite, horresco referens, n’y figure pas.

 

 

MANUSCRIT, COPIE, ÉPREUVES

 

Quant au texte proprement dit d’Histoire d’un crime, son établissement et l’étude de sa genèse trouvent plus d’obstacles que de ressources dans le fait de disposer de la chaîne complète allant du manuscrit à l’imprimé. Car outre qu’aucun de ses maillons n’a été formé par Hugo, aucun non plus n’est complet ni homogène.

 

A la différence de la plupart de ses œuvres et de toutes celles postérieures à l’exil, les feuilles du manuscrit d’Histoire d’un crime,  plus exactement de ce qui porte ce titre dans le catalogue de la BNF[4], n’ont pas été réunies par Hugo mais par ses exécuteurs testamentaires. La preuve s’en trouve dans le fait qu’au lieu d’être tous rangés sous une même cote de l’inventaire après décès dressé par le notaire Gâtine, elles proviennent de plusieurs, non consécutives ; elles étaient donc contenues à la mort de Hugo dans des dossiers différents. Leur désignation dans cet inventaire complique encore l’affaire[5]. On croit reconnaître le manuscrit proprement dit dans les cotes 182 – « Première journée. Le Guet-apens  / Deuxième journée. La Lutte   ms et copie de  L’Histoire d’un crime » et 185 – « Manuscrit. Faits de la rue. Jeudi 4 combat  /    Troisième journée. La victoire ) » – mais la première est notée pour 71 pièces, loin des 281 folios du récit des deux premières journées, et la seconde pour 78 pièces, contre 296 folios. Au reste le manuscrit du premier volume contient aussi des feuilles provenant de dossiers répertoriés sous les cotes 183 : « ms et copies; notes paraissant relatives à L’Histoire d’un crime », 207 : « notes pour le complément de l’Histoire d’un crime » et 214 : « copie Deux Décembre ». Pour les deux dernières parties sont mis à contribution, outre la cote 185, les dossiers des cotes 179 : « ms et copies de toutes sortes; plusieurs paraissant se rapporter à la révolution du 2 décembre », 207 déjà citée, 189 : « ms de toutes sortes. réservé », 124 : « Conduite de la gauche / Comment ils sortirent de Ham / Comment on échappa / Faits de la rue / Nuit. Barricade du Petit-Carreau », 234 : « fragments de toutes sortes » et 245 : « ms de toutes sortes sans lien apparent ».

Bref, le livre une fois paru, Hugo n’a pas eu le temps ou pas pris la peine de réunir et d’ordonner son manuscrit ; la maladie puis la mort l’ont laissé dispersé dans une douzaine de chemises jusqu’à ce que les exécuteurs testamentaires y mettent bon ordre. C’est-à-dire l’ordre du texte publié auquel le manuscrit est de la sorte plié de force et non celui des dossiers laissés tels qu’ils avaient servi, c’est-à-dire tels, sans doute, qu’ils étaient  au terme de la copie. Les chemises et les intercalaires y passent : détachés de leur contenu – ou plutôt de leurs contenus  successifs car beaucoup sont corrigés ou surchargés – ils ont été utilisés, à la reliure du volume, en  pages de titre, au petit bonheur d’ailleurs et sans égard, par exemple, au fait que plusieurs concernent explicitement la copie et non le manuscrit. Lequel enfin ne peut être dit complet qu’au sens où tous les chapitres du livre publié y sont représentés, à l’exception cependant du chapitre IV, 7. Car il en diffère par plusieurs déplacements et quantité d’ajouts effectués sur la copie ou les épreuves et qui n’ont pas été reportés sur le manuscrit contrairement à la pratique habituelle de Hugo (mais certains le sont) ; en revanche ont été reliées avec lui des pages d’une copie de la main de Juliette écartées, Dieu sait pourquoi, du volume contenant la copie.

 

Ce dernier, intitulé « Histoire d’un crime copie corrigée de la main de VH et ayant servi à l'impression »[6], se montre tout à la fois  lacunaire, pléthorique et pluriel. Trois personnes y ont contribué, chacune avec ses mérites et ses défauts : Juliette, Richard Lesclide, secrétaire employé par Hugo après 1874 et, semble-t-il, précisément en vue de seconder Juliette ou de la remplacer[7], et une dernière enfin, non identifiée. Plusieurs chapitres y font défaut : pour certains c’est le manuscrit qui a été envoyé à l’imprimeur, pour d’autres on ignore quel matériel a servi à l’impression ; en revanche, en certains endroits, deux copies – et même trois si l’on compte les imprimés – se superposent. Ajoutons que la copie  – et mieux vaudrait mettre ce mot au pluriel – a elle-même été si profondément corrigée, remaniée et redistribuée par coupes et collages qu’elle doit être considérée plutôt comme un avatar du manuscrit, une mise au net, que comme ce qu’on entend par « copie ». La rédaction s’y poursuit au lieu de s’y fixer.  Un signe de cette continuité entre manuscrit et copie se trouve dans leur indistinction inhabituelle au sein des dossiers répertoriés par l’inventaire notarial : la cote 182 reçoit ensemble le manuscrit et la copie des deux premières « journées » du livre.

 

Il en va de même des épreuves, où la rédaction se poursuit, contrairement, de nouveau, à l’habitude de Hugo. Dans le cours de leur correction il y modifie le texte par paragraphes entiers, ajoute presque tous les intitulés des chapitres, et, pour le second volume, en insère de nouveaux. C’est, avec l’abandon de l’œuvre en 1852 et sa reprise en 1877, le fait majeur de la genèse du livre : les phases, habituellement disjointes de sa rédaction (manuscrit), de la fixation du texte (copie) et du contrôle de son impression (épreuves), sont ici si bien enchevêtrées que, pour ce qui est de la genèse, il est impossible d’ordonner chronologiquement les opérations de sa dernière phase en 1877-1878, et que, pour ce qui regarde l’établissement du texte, chacun des états qui les enregistre, le manuscrit, la copie et les épreuves, perd avec sa spécificité son autorité.

Quant aux épreuves, nous devons à l'aimable entremise de Jean-Marc Hovasse et de Jonathan Chiche (librairie L'Exprès de Bénarès à Taïwan) ainsi qu'à la générosité de la librairie Métamorphoses, d'avoir pu prendre connaissance du premier des deux volumes où Paul Meurice fit réunir ce que Hugo lui avait donné des jeux qu'il avait corrigés. Le second se trouve à la Maison de la place des Vosges. La ressource pourtant n'a rien de providentiel. Dans l'un et l'autre volume des discontinuités entre les corrections et leur exécution prouvent que l'ensemble est formé d'extraits de plusieurs jeux d’épreuves différents; certaines manquent ainsi qu’au moins un imprimé substitué in extremis. Sans parler des indications, pour la composition des titres en particulier, probablement jointes sur feuille  séparée ou lettre d’accompagnement. Enfin, et ce n'est pas le moins inquiétant, une autre main que celle de Hugo a porté de nombreuses corrections, principalement de typographie et de ponctuation. Ici aussi on est loin du soin patient apporté à la publication des Misérables.

 

 

ÉTAT DES LIEUX

 

Cette situation interdit de s’en remettre à aucun de ces trois ensembles, qui, tous différents entre eux et chacun défectif, doivent être considérés plus comme des versions du texte que comme des états du livre. Ils sont d’une inégale qualité.

 

Rien n’affecte celle du manuscrit ni des corrections et ajouts effectués de la main de Hugo sur la copie ou les épreuves. Comme  à l’ordinaire son écriture est lisible, l’orthographe très maîtrisée, les additions clairement implantées, les ratures soigneuses, les oublis,  inadvertances et lapsus calami exceptionnels – du moins jusqu’aux toutes dernières pages qui portent parfois des signes de fatigue ou de hâte.

 

Le contraire est vrai de la copie et dans une moindre mesure des épreuves. Toute la fabrication du livre, surtout  pour son premier volume, s’est faite dans la précipitation, on le sait de diverses sources et la preuve s’en trouve dans le fait que, pour certaines parties, le manuscrit soit allé directement à l’impression[8]. De là peut-être le nombre élevé des infidélités de la copie au manuscrit. Ce serait sans grand inconvénient si Hugo les avait corrigées. Or les plus graves seulement, et pas toutes, ont attiré  son attention, défaillance exceptionnelle vraisemblablement due à l’urgence et aggravée de ce que, poursuivant la rédaction au moment de réviser la copie, il était plus préoccupé d’améliorer son texte que de le vérifier. Leur fréquence est variable selon les endroits (la fatigue du copiste se lit dans une avalanche soudaine de fautes, qui prend fin une fois la distraction passée) et selon la lisibilité du manuscrit ; leur nature change avec le copiste. C’est, la plupart du temps, Richard Lesclide. Il respecte à peu près le texte mais s’aventure plus d’une fois à le corriger discrètement,  prend souvent ce qui est variante pour une addition, et se croit autorisé à ponctuer de sa propre initiative. Il dut être réprimandé : au-delà des premières pages, catastrophiques, l’amélioration est sensible. Reste qu’au chapitre II, 10, qui est de longueur moyenne (8,5 pages de l’originale), Lesclide commet 9 lectures fautives – une seule est corrigée par Hugo – deux choix arbitraires entre les variantes qu’il aurait dû proposer à la décision de l’auteur et une trentaine d’écarts de ponctuation ou de typographie (alinéas) dont beaucoup semblent volontaires. Juliette Drouet, qui fournit une proportion très inférieure de la copie, lit mieux et est plus scrupuleuse, en matière de ponctuation en particulier, mais souvent sujette, par à coups, aux défaillances communes : saut du même au même ou d’une ligne entière, substitution de formulations toutes faites, interprétation et glose.

 

Or l’édition originale n’y remédie pas et, comparée à celles d’autres œuvres de Hugo, sa mauvaise qualité surprend.  Son examen attentif décèle un nombre élevé de fautes, mais la simple lecture suffit à y relever plusieurs passages manifestement douteux, parfois au bord du non-sens ou de l’absurdité, qui  d’ailleurs, pour la plupart, ont été corrigés dans l’édition de l’Imprimerie Nationale. Très peu de ces fautes incombent aux typographes, la plupart tiennent à la reproduction des leçons fautives données par la copie qui ont de nouveau échappé à Hugo lors de la correction des épreuves. Avec des conséquences diversement dommageables :

 Les marchands sur le seuil de leurs portes entre-bâillées questionnaient les passants, et n’entendaient [manuscrit: "passants. On n’entendait"] que ce cri : – Ah! mon Dieu! 

ou encore :

Les grenadiers et les voltigeurs lancés au pas de course emportèrent rapidement les trois petites barricades qui étaient au delà de l’espèce de rideau [manuscrit et IN: "redoute"] de la rue Mauconseil, et les barricades peu défendues des rues voisines.

et aussi :

 Les fourgons de nuit [manuscrit: "du train"] portèrent le lendemain neuf cadavres au cimetière des hospices et trente-sept à Montmartre. 

Devant les fautes des typographes comme devant celles des copistes, Hugo n’est pas plus infaillible que le pape auquel il reprochait de le prétendre :

Qui sait les événements? Tout est possible. Hier s’appelait Cavaignac, Aujourd’hui Bonaparte [manuscrit, copie et IN: "Aujourd’hui s'appelle Bonaparte"] ; Demain s’appellera Changarnier. 

ou encore :

Nous étions si heureux, pourtant! Lorsque je songe à nos petites soirées si pleines d’abandon, à nos gais entretiens de campagne [copie manquante, manuscrit : "compagnie"; erreur du typographe infiniment plus probable qu'une correction sur un jeu d’épreuves qui nous manquerait] avec vos sœurs, je me sens pris d’un amer regret.

Et, dans l’énumération des barricades où sont allés les membres de la gauche, voici le représentant Joigneaux devenu nom de rue  :

 […] Versigny, rue Joigneaux [manuscrit: "Versigny rue [un blanc réservé], Joigneaux rue [un blanc réservé]", erreur de la copie] ;[…]

 Lorsqu’enfin, ce qui est rare, une correction demandée aux épreuves n’est pas exécutée, Hugo la redemande  la plupart du temps et finit par l’obtenir, mais il arrive qu’il oublie de le faire. Le titre « Les faits de la nuit – Le quartier des Halles » devient et reste : « Les Faits de la nuit – Quartier des Halles », ce qui rompt le parallèle avec les deux titres suivants construits sur ce modèle.

La même phrase peut cumuler copie fautive et inexécution d’une correction:

 Un peloton d’infanterie, à peine visible dans le petit [manuscrit: "peu de", copie fautive] jour qu’il faisait, était là tout près [manuscrit et copie: "embusqué à quelques pas"; correction demandée aux épreuves et partiellement exécutée: "embusqué là tout près"].

 

A tout cela l’édition  ne varietur Hetzel-Quantin, pourtant faite à loisir, aurait dû porter remède ; or, si elle corrige quelques-unes – très peu – des fautes criantes de l’originale (« cherchaient à se tromper les uns des / les autres » (II, 9) par exemple), elle en ajoute autant et plus de son propre fait. Il est probable que ses responsables, Meurice et Vacquerie, se sont sentis encouragés à prendre des initiatives, en matière de ponctuation surtout, par le nombre élevé des fautes manifestes de l’originale dont ils connaissaient la préparation hâtive ; il est certain qu’ils ont suivi en cela leur sentiment littéraire et ne se sont reportés ni au manuscrit, ni à la copie, ni aux épreuves revues par Hugo.

 

Les éditeurs de l’IN, eux, ont eu recours au manuscrit et leur édition est la meilleure des trois. Mais ils ont limité leur intervention aux erreurs textuelles, sans les corriger toutes, loin de là, et négligé les questions de ponctuation et de typographie pour lesquelles ils suivent en général l’édition Hetzel-Quantin.

 

Une lourde incertitude pèse donc constamment. La répétition dans toutes les éditions d’une leçon fautive de la copie ne prouve nullement qu’elle ait reçu l’assentiment de Hugo. Inversement, impossible de savoir, lorsque les épreuves manquent, si telle initiative heureuse de l’originale est le fait de Hugo ou du typographe. Plus d’une fois d’ailleurs, on voit l’originale s’écarter de la copie pour revenir au manuscrit ; mais si Hugo rétablit ainsi son texte à la correction des épreuves, pourquoi ne l’a-t-il pas fait en revoyant la copie ? Pire encore : il arrive qu’une erreur de Juliette, provoquée par la prégnance d’une formule toute faite, soit de nouveau faite par l’originale alors même que Hugo l’a corrigée à la copie !

 

S’agissant de la ponctuation, c’est bien pire. Celle de Hugo s’écarte très souvent de l’usage des imprimeurs (et des instituteurs de la III° République), en 1852 du moins car, en 1877, elle y est devenue à peu près conforme. Il ponctue légèrement et n’hésite pas, comme Chateaubriand, à séparer le verbe de son complément, voire de son sujet, par une virgule unique ; il ne virgule pas systématiquement après « du reste », « enfin », « d’ailleurs » ; il se refuse, en règle générale, à encadrer « et » de virgules ; il use rarement du point-virgule très en vogue au dernier quart du siècle. En un mot, il ne ponctue pas selon les règles, mais, très attentivement, au sens et à l’oreille.

Emportés par une faiblesse de la nature humaine ou par l’orgueil d’une prérogative de leur corps et d’ailleurs excusés par la ponctuation souvent fautive et parfois aberrante de la copie (surtout lorsqu’elle est le fait de Juliette), les typographes de l’originale se sont sentis libres d’agir. Ils semblent même y mettre, sinon de la mauvaise volonté, du moins un parti pris d’indépendance et multiplier les occasions d’intervenir : séparant, par exemple, une énumération de son annonce par deux-points lorsque Hugo met une virgule, mais inversement par une virgule lorsqu’il met deux-points. De là des inconséquences :

« Cet homme dit qu’il s’appelle Bonaparte. Il ment, [copie: point] car Bonaparte est un mot qui veut dire gloire. Cet homme dit qu’il s’appelle Napoléon. [copie: virgule] Il ment, [copie: point] car Napoléon est un mot qui veut dire génie. »

Autre exemple de cet esprit de contradiction. La copie et le manuscrit portant :

« Jeanty Sarre, ayant chez lui rue Saint-Honoré une livre de poudre de chasse et vingt cartouches de guerre, a envoyé Charpentier les chercher. »

l’originale croit bon de donner :

« Jeanty Sarre ayant chez lui, rue Saint-Honoré, une livre de poudre de chasse et vingt cartouches de guerre a envoyé Charpentier les chercher. »

Ou encore :

« Et en effet quelques heures après, il a reçu dix-sept coups de bayonnette. »

ponctué par l’originale :

« Et en effet, quelques heures après il a reçu dix-sept coups de bayonnette. »

 

 D’une manière générale, les trois éditions de référence alourdissent la ponctuation et renchérissent l’une sur l’autre. Au chapitre III, 4, qui est bref, Hetzel-Quantin et l’IN trouvent moyen de différer 22 fois de l’originale ou entre elles. Ajoutant des virgules où elles ne sont pas indispensables, les éditeurs, ou les typographes, sont conduits à convertir en points-virgules des virgules existantes. Mais l’inverse s’observe plus d’une fois : ayant converti un point en point-virgule – voire, ce qui est plus hardi en virgule –, ils en sont réduits ensuite à placer d’autres points-virgules là où Hugo pouvait se contenter de virgules et, toujours, à ajouter encore des virgules. De là une élévation générale de la ponctuation, pernicieuse parce qu’elle hache et fait haleter la phrase, lui enlevant le rythme naturel, l’élocution facile, qu’elle a sous la plume de Hugo.  Pour le chapitre II, 3, « La barricade Saint-Antoine », celui de la mort de Baudin, l’édition Hetzel-Quantin ajoute 17 virgules à l’originale, déjà inflationniste ; l’IN les reproduit et en ajoute encore quelques-unes. Nous en avons supprimé 22 au chapitre IV, 2.

 

Cet état des choses interdit absolument de reproduire « la dernière édition du vivant de l’auteur » : c’est la pire. Et si l’on ajoute « corrigée », ça ne vaut guère mieux. L’IN est de loin préférable, les plus grosses erreurs y ayant été réparées ; mais elle ne les corrige pas toutes, intervient sans aucune règle explicite ni même implicite, et entérine, aggrave même, les défauts des ponctuations antérieures. Son autorité est grande, pas absolue et il n’est pas interdit de tenter de faire mieux. Il y faut une règle.

 

 

RÈGLE

 

Le parti adopté,  que dicte l’état des ressources dressé ci-dessus, est de n’accepter aucun écart par rapport au manuscrit et aux corrections ou ajouts faits par Hugo de sa main sur la copie ou aux épreuves. Cela revient à corriger les fautes de la copie par le manuscrit et celles du typographe par la copie conforme au  manuscrit, toutes par les corrections, certaines ou très probables, portées aux épreuves. Cela revient encore, plus simplement, à reproduire le « manuscrit étendu », c’est-à-dire le manuscrit tel que corrigé ou augmenté de la main de Hugo sur la copie et les épreuves. Au fond, il s’agit de donner droit à la volonté positive et attestée de Hugo mais pas à ses distractions ou ses oublis.

Un autre parti serait possible : ne corriger l’originale que des fautes où elle a été induite par une copie erronée. Mais il n’y a pas de raison de corriger le copiste et non le typographe. On nous objectera, dans tous les cas, que c’est tenir pour nulle la validation de la copie par Hugo, qui l’a corrigée, et aussi celle de l’édition originale, également corrigée par Hugo, aux épreuves. On répondra que Hugo laisse subsister, à la copie comme dans l’édition originale, des fautes manifestes, dont certaines vont jusqu’à des énoncés absurdes ou démentis par le reste du texte. La volonté positive de l’auteur, qui donne lieu à une correction, doit évidemment être respectée ; on ne peut pas tenir pour telle son abstention devant une erreur ou devant l’inexécution de ses instructions aux épreuves. Car il y en a plusieurs, que Hugo, apparemment, ne remarque pas lorsque lui parvient le jeu d’épreuves suivant.

Reste le cas délicat d’une intervention de Hugo déterminée par une leçon fautive de la copie qui lui semble requérir correction mais qu’à défaut de se référer à son manuscrit il n’identifie par comme erreur, si bien que sa correction, au lieu de revenir au texte originel, en produit un nouveau de valeur discutable. Cela s’observe à quelques reprises. En II, 6, un saut du même au même conduit Juliette  à ne copier qu’un seul des deux décrets abolissant la taxation des boissons. Hugo voit bien que la phrase « On vota, avec la réserve de ne les publier qu’après la victoire, les deux décrets sous cette forme : […] » peut difficilement n’être suivie que d’un seul décret ; il corrige donc ; mais de la manière la plus expéditive qui soit : « On vota donc […] les deux décrets en un seul, sous cette forme :[…] ». Cela gomme l’évidente discordance entre l’annonce de deux décrets et la présence d’un seul, mais ne résout rien au fond puisque l’objet de chacun des deux décrets, l’impôt  pour l’un, les octrois pour l’autre, a été bien précisé et que l’unique décret reproduit concerne exclusivement les octrois. Il aurait suffi d’ajouter « et les impôts »  à la formule « Les octrois sont abolis… » pour justifier la formule « en un seul » ; Hugo ne l’a pas fait, et nous revenons au manuscrit, ne croyant pas devoir donner droit à une négligence provoquée par une faute au prétexte qu’elle est postérieure à la rédaction initiale correcte.

 

Nous donnons donc, réserve faite des exceptions typographiques consignées ci-dessous et de nos erreurs, un texte dont il est établi par leur trace manuscrite dans le manuscrit, la copie ou les épreuves qu’il est celui de Hugo.

C’est d’ailleurs la conduite, sinon la règle, adoptée par les éditeurs de  l’IN qui reviennent au manuscrit lorsqu’ils suspectent l’originale et constatent que la copie s’en était écartée. Du moins s’agissant du texte, car pour la ponctuation et la mise en page ils suivent presque toujours l’édition Hetzel-Quentin. Incohérence qui nuit à la qualité de l’IN, mais qui s’explique.

 

 

PONCTUATION ET MISE EN PAGE

 

La décision est simple, en effet, pour les modifications du texte : les erreurs de la copie reproduites à l’originale sont souvent criantes et plus d’une fois explicables – par un saut du même au même, par la substitution d’une formulation attendue, de sens équivalent mais que l’auteur a précisément voulu éviter, etc. Il n’est presque jamais non plus malaisé, même lorsqu’on  ne dispose pas des épreuves, de distinguer parmi les différences entre la copie et l’originale celles, rares, qui sont dues à une erreur du typographe et celles qu’explique une intervention de Hugo à la correction des épreuves.

Il n’en va pas de même s’agissant de la ponctuation, sinon dans les cas simples et fort heureusement fréquents où l’originale reproduit une copie fautive – le plus souvent, elle corrige – et où le retour au manuscrit s’impose. Mais, en l’absence des épreuves, plus embarrassants sont les cas  où l’édition originale s’écarte à la fois du manuscrit et de copie d’accord entre eux. D’un côté deux regards de Hugo sur son texte, de l’autre un seul mais validé par la préparation de la publication. On tranche ici presque toujours en faveur du manuscrit parce que la fréquence de l’intervention des typographes et son caractère mécanique (encadrement des relatives, virgule après les compléments circonstanciels) suggèrent qu’ils se sont affranchis du souci de vérifier la ponctuation de Hugo et de ne la corriger que pour l’indispensable, et qu’ils ont simplement appliqué la leur.

L’essentiel reste la correction de l’alourdissement général et continu de la ponctuation dans toutes les éditions. Le texte y change d’aspect visuel, sonore plus encore, et y retrouve une aisance perdue. Change-t-il de sens ? Rarement. Mais, souvent, des inflexions subtiles de valeur et d’accent  lui sont rendues. Hugo écrit :

Les deux colonels qui attendaient Saint-Arnaud dans le salon de service étaient deux hommes d’expédition, / chefs chacun d’un de ces régiments décisifs qui ,/ dans les occasions suprêmes, / entraînent les autres régiments, / selon la consigne, / dans la gloire comme à Austerlitz ou dans le crime, / comme au Dix-huit Brumaire.

Aux 6 virgules l’édition originale en ajoute deux et en enlève une, que l’édition Hetzel-Quantin rétablit : 8. L’IN, pour une fois économe, revient à 6 :

Les deux colonels qui attendaient Saint-Arnaud dans le salon de service étaient deux hommes d’expédition, / chefs chacun d’un de ces régiments décisifs qui, / dans les occasions suprêmes, / entraînent les autres régiments, / selon la consigne, / dans la gloire comme à Austerlitz, / ou dans le crime comme au Dix-huit Brumaire.

Mais la symétrie des deux comparaisons, obtenue par le déplacement de la dernière virgule et qui semble aller de soi, n’est pas de Hugo ; il avait pris soin de susciter la petite surprise du 18 brumaire survenant au lieu du 2 décembre attendu.

Il arrive pourtant qu’en croyant remettre Hugo dans le droit chemin, le copiste ou le typographe –ou les deux– le fassent carrément trébucher. Il demande, par correction à la copie déjà fautive :

C’était une démonstration suprême, évidente, absolue de ce fait auquel je ne pouvais me résigner, l’inertie du peuple,  inertie déplorable ; / s’il comprenait, trahison de lui-même, s’il ne comprenait pas, neutralité fatale ; / dans tous les cas, calamité, dont la responsabilité, répétons-le, revenait, non au peuple, mais à ceux qui, en juin 1848 […].

L’originale refait l’erreur de la copie :

C’était une démonstration suprême, évidente, absolue, de ce fait auquel je ne pouvais me résigner, l’inertie du peuple ; /  inertie déplorable, s’il comprenait, / trahison de lui-même, s’il ne comprenait pas, / neutralité fatale dans tous les cas, / calamité dont la responsabilité, répétons-le, revenait, non au peuple, mais à ceux qui, en juin 1848

comme si l’on pouvait qualifier de trahison une méprise.

 

Plus problématiques, mais moins cruciaux, toujours dans cette configuration d’un écart entre l’édition d’une part, la copie et le manuscrit de l’autre et en l’absence des épreuves, les tirets et les alinéas. Car ces derniers sont r            arement l’objet d’une correction sur le manuscrit mais le sont fréquemment à la correction des épreuves. Que faire lorsqu’elles manquent ? Nous nous en sommes tenus à l’application de la règle générale, non sans savoir qu’elle est ici moins satisfaisante.

Quant aux tirets, excepté celui placé en début de paragraphe pour ouvrir une réplique, qui ne donne pas lieu à discussion, leur usage est confus et semble évoluer dans le temps. Hugo, souvent, en place un non pas avant une parole rapportée mais après, pour indiquer la fin du discours indirect, son début étant suffisamment marqué par la phrase introductrice ; l’IN au contraire tend assez clairement, sans s’en faire une règle, à supprimer ce tiret final mais à en placer un initial. Entre les deux, c’est l’incertitude et l’on assiste, dans l’originale et l’édition Hetzel-Quantin, à toutes les initiatives possibles, sans qu’on puisse y repérer aucune régularité. Plus généralement d’ailleurs – Y. Gohin s’en explique plaisamment dans son édition des Travailleurs de la mer[9] –, la marque typographique de la parole, guillemets et italiques, fait problème ; mais un problème mineur : la liberté avec laquelle Hugo en use autorise qu’on prenne celle de le suivre et de reproduire le « manuscrit étendu ».

Ce n’était guère possible s’agissant des points d’interrogation ou d’exclamation. Entre 1852 et 1877, Hugo s’est plié à la pratique des imprimeurs : dans le manuscrit d’avant l’exil, il écrit  encore « – Où allez-vous, me dit-il ? Vous allez vous faire tuer. » ; en 1877, c’est  « – Où allez-vous ? me dit-il. Vous allez vous faire tuer. » Nous avons adopté l’usage auquel il avait fini par se rallier. Restent cependant, après une interrogative ou une exclamative, les litiges produits par la ponctuation de remplacement – dans notre exemple un point, mais la virgule conviendrait aussi bien : « Où allez-vous ? me dit-il, vous allez vous faire tuer. » –, et par l’habitude de Hugo d’omettre, du moins durant l’exil, la majuscule en début de phrase. Faut-il écrire : « Que faire du 4 décembre ? Comment s’en tirer ? » ou « Que faire du 4 décembre ? comment s’en tirer ? » Comme les copistes se réfugient au moindre doute  dans l’abstention d’une graphie ambiguë et que Hugo ne corrige jamais la copie en cette matière, le typographe et l’éditeur « scientifique » sont livrés à leur sentiment littéraire. Le nôtre n’a démenti qu’exceptionnellement celui de l’édition originale.

 

 

ORTHOGRAPHE ET MAJUSCULES

 

Plus conservatrice encore que Hugo lui-même, l’originale, seule à le faire, respecte certains usages abandonnés – « très-vaillant », « très-petit », « très-furieux », « lys » – et, Dieu sait pourquoi, écrit « siége ». Nous avons adopté l’orthographe actuelle, sans égard non plus pour les orthographes idiosyncrasiques et parfois poétiques de Hugo : « aîle », « vître », « cravatte », « redingotte », « sanglotter », « hangard »,  « planchéyé », « quatrevingt », etc.

De même pour les noms propres, fort maltraités par tout le monde, Hugo compris, à l’exception de l’IN qui uniformise, mais pas toujours de manière pertinente. Il nous semblait absurde de proposer des devinettes ou de tendre des pièges au lecteur soucieux d’identifier tel des nombreux personnages nommés.

 

Quant à l’emploi des majuscules, Hugo en est, on le sait, très économe – mais moins en 1877 qu’en 1852. Souvent il n’en met pas en début de phrase, ni aux noms propres, pratiquement jamais aux entités (liberté, république) sauf intention, et jamais aux institutions (état, assemblée, président –surtout celui-là, minuscule à plus d’un titre). Déconcertées ou indifférentes, la copie et l’originale réagissent de manière anarchique. L’édition Hetzel-Quantin et l’IN s’efforcent de régulariser, celle-ci en généralisant les majuscules, celle-là les minuscules. Mais, en cela comme pour la ponctuation, les conduites ne sont pas stables. L’originale intervient d’abord beaucoup, puis abandonne la partie et son Assemblée redevient l’assemblée de Hugo ; Hetzel-Quantin aussi, quoique dans une moindre mesure, qui donne systématiquement « état », « république » et « assemblée » dans les deux premières « Journées » puis laisse un nombre croissant de « République » et d’ « Assemblée », mais tient bon sur l’« état ». Tout cela laisse libre d’en faire à sa guise, et dispose donc à la fidélité envers Hugo. Mais elle hésite sur son bien-fondé : s’abstenir des majuscules d’usage pour les institutions et les entités, est-ce épouser son irrespect ou idolâtrer l’une de ses manies ? Nous avons louvoyé entre ces écueils, évité aussi de distraire la lecture en la choquant inutilement.  Hugo (la copie également) refuse régulièrement la majuscule à « état », en particulier dans « dans coup d’état », on suit son usage. On le fait aussi pour « république » qui, selon le sens, porte ou non la majuscule – de même pour « constitution » et « assemblée nationale ». Pour « Haute-Cour », Hugo, comme l’originale,  utilise toutes les orthographes possibles sans qu’aucun effet de sens soit perceptible à l’emploi d’une forme ou d’une autre. Il tend cependant, en 1877, à régulariser l’emploi de « Haute-Cour »  et on uniformise cette forme. Nous l’avons fait également pour les autres institutions : « palais de justice », « Conseil d’état », « cour d’appel » mais « Cour de cassation », « Constituante », « Législative », « assemblée constituante », « assemblée législative », « Chambre », « Chambre des pairs », « Sénat », « Corps législatif », « Trésor » (public),

 

 

CONCLUSION

 

On a procédé, au chapitre II, 6 – « Décrets des représentants restés libres », à 33 corrections du texte d’importance inégale, allant d’un paragraphe entier à une lettre – « ces » pour « les » et réciproquement, ou « la » pour « sa » car l’écriture de Hugo favorise la confusion entre les initiales « c », « l »  et « s ». Sur ces 33 corrections, la copie, de la main de Juliette, était fautive dans 28 cas et le typographe dans 5 ; 11 avaient déjà été faites par l’IN, nous en avons ajouté le double. C’est peut-être un record, mais, quoique le travail de tous les intervenants s’améliore sensiblement au second volume,  il a fallu corriger le texte du chapitre IV, 3 « Les Faits de la nuit – Le Petit-Carreau » à 7 reprises,  6 fois pour redresser  une lecture fautive du copiste, déjà corrigée dans 3 cas par l’IN.

On a renoncé à compter les corrections de ponctuation et de typographie.

 

Certes, le cas d’Histoire d’un crime, publié à la hâte et dans l’épuisement d’une année harassante (achèvement et publication de La Légende des siècles – Nouvelle série et de L’Art d’être grand-père, discours, interventions et réunions, voire préparatifs d’exil, après le 16 Mai[10]), est probablement une exception dans l’histoire éditoriale des œuvres de Hugo. Mais le même travail pour Les Misérables avait également abouti, quoique de manière moins flagrante, à reconnaître la nécessité d’en établir le texte. On s’est trop longtemps reposé sur la perfection supposée soit de l’édition de l’Imprimerie Nationale, soit de celle(s) passée(s) sous l’œil réputé infaillible de Hugo. C’est au point que, si l’état des manuscrits, auxquels se réfèrent exclusivement presque toutes les éditons savantes, est connu, celui des copies et des épreuves n’a pas même été dressé. Celui des éditions pertinentes moins encore ; on se fie à tort pour le choix de celle qu’on reproduit – je parle en connaissance de cause –  à des « sondages », à des on-dit.

Depuis l’entrée, au début des années 1950, de l’œuvre de Hugo dans le domaine public – elle n’y « tombait » que pour les éditeurs et la famille qui tenta vainement d’enrayer cette chute – tout l’effort des chercheurs s’est porté sur les inédits et les manuscrits durant une trentaine d’années (maintenant, c’est bien fini). A de très rares exceptions près, dont la plus exemplaire est celle de Notre-Dame de Paris et des Travailleurs de la mer par J. Seebacher et Y. Gohin,  les éditions postérieures à l’IN se contentent de noter, sous le qualificatif de « variante », les écarts du manuscrit avec le texte  publié, lui-même choisi arbitrairement et peu ou pas vérifié. De là que les « jeunes amours » du dernier vers du célèbre « Lise » des Contemplations soient tantôt « si vite épanouies » et tantôt « si vite évanouies ».

Maintenant que les commodités de la publication électronique et la gratuité de sa diffusion ne laissent plus à la négligence l’excuse des coûts, il est grand temps que les textes soient établis et que, redevenu notre poète national, Hugo, qui a eu sa « vulgate » – et même deux : « ne varietur »  et l’IN – ait sa Bible de Jérusalem.

 

 

 

HISTOIRE D’HISTOIRE D’UN CRIME

 

UN LIVRE…

 

       Soucieux de distinguer son livre des travaux où s’était déjà écrite l’histoire du 2 décembre, de souligner sa valeur d’avertissement pour le présent et peut-être aussi de signaler son originalité dans une œuvre qui avait pratiqué toutes les formes de l’intervention – pamphlet, satire, mise en accusation et plaidoyer  – à l’exception de témoignage, Hugo consacre les seuils du livre à accréditer la disjonction de sa rédaction et de sa publication. Avertissement initial :

Ce livre est plus qu’actuel,  il est urgent.

Je le publie.

et, au verso, toute la « NOTE » :

      Ce livre a été écrit il y a vingt-six ans, à Bruxelles, dans les premiers mois de l’exil. Il a été commencé le 14 décembre 1851, le lendemain de l’arrivée de l’auteur en Belgique, et terminé le 5 mai 1852, comme si le hasard voulait faire contresigner l’anniversaire de la mort du premier Bonaparte par la condamnation du second. C’est le hasard aussi qui […] a retardé jusqu’à cette étrange année 1877 la publication de cette histoire. […]

      Comme on vient de le dire, le récit du coup d’Etat a été écrit par une main chaude encore de la lutte du coup d’Etat. […]

      Le manuscrit de 1851 a été fort peu retouché. Il est resté ce qu’il était, abondant en détails et vivant, on pourrait dire saignant, de réalité. 

On s’explique que les exécuteurs testamentaires aient eu à cœur de ne pas s’opposer à une volonté si fortement dite et qu’ils minimisent dans l’IN par tous les moyens honnêtes l’écart qu’il ne pouvaient  pas ne pas observer entre le manuscrit de 1852 – plutôt que « de 1851 »[11] – et le livre :

Victor Hugo écrivait à Bruxelles, en 1851 et 1852, l’Histoire d’un crime alors qu’il était sous l’impression des sinistres événements dont il avait été le témoin, et son manuscrit porte la trace de cette fièvre [rien n’est moins vrai, on peut s’en assurer aisément ici] […]

Tous les chapitres datant de 1851 et de 1852 ont la même origine d’inspiration vibrante et haletante […]. 44 chapitres datent de cette époque, et ils forment bien en réalité l’histoire entière des événements. Ils auraient pu être publiés ainsi.

Victor Hugo a cependant voulu parachever son œuvre, et a écrit 23 chapitres en 1877 ; mais il nous présente surtout les à-côtés ; les hors d’œuvre du coup d’Etat […] les chapitres les Affiches, la Commission consultative, Commissions militaires et  Commission mixtes, sont simplement documentaires ; les chapitres : Louis Bonaparte de profil, Ceux qui dorment et celui qui ne dort pas, le Dedans de l’Elysée, les Familiers, un Auxiliaire indécis ne renferment que des portraits et des anecdotes. […]

En réalité, l’Histoire du Deux-Décembre était bien écrite en 1852, et tout le manuscrit de 1877 n’est qu’un complément qui, sans changer la physionomie du livre, en relevait la partie anecdotique et pittoresque ou en fortifiait la partie documentaire. 

A trop prouver on s’expose ; voici que Hugo aurait aussi bien fait, voire mieux, de publier son ancien manuscrit en l’état : que viennent faire l’anecdotique et le pittoresque dans une matière aussi sérieuse et douloureuse ? Pour faire bon poids et rééquilibrer l’ensemble, l’IN ajoute le Cahier complémentaire tout entier de 1852, écrit d’une main fiévreuse (d’autant plus qu’il s’agit de notes prises au fil de récits de vive voix), illisible et d’autant plus authentique.

Hugo et ses exécuteurs testamentaires ont eu gain de cause : Histoire d’un crime est réputé dater, sauf ajouts mineurs et corrections insignifiantes, des lendemains du coup d’Etat et rien de ce qui a été fait pour discerner Les Misères sous Les Misérables n’a été entrepris pour Histoire d’un crime quoique le fait dominant de leurs genèses – deux campagnes d’écriture très éloignées dans le temps – soit le même.

Mais pas avec des conséquences de la même envergure, ni de même nature : c’est ce qu’il nous faut montrer.

 

 

… OU DEUX

 

Reconstitué selon les mêmes méthodes que celui des Misères, mais plus aisément parce que les papiers employés et les graphies se distinguent mieux, le manuscrit de 1852 compte, si on lui applique le découpage en chapitre qui date de 1877-1878, 25 (et non 23) chapitres de moins que le livre imprimé, toute la « Conclusion » mise à part. A quoi s’ajoutent – voir le tableau descriptif du manuscrit – l’augmentation, par folios entiers,  de plusieurs chapitres, soit à leur début (III, 14 ; IV, 2 ; IV, 18) soit à leur fin (III, 8 ; IV, 12) soit aux deux (III, 7 ; IV, 5), des corrections si étendues qu’elles valent réfection (I, 12 ; III, 11) et passim de rares retranchements (sauf en I, 14) mais quantité d’ajouts atteignant souvent la taille d’un paragraphe. Au total la seconde campagne d’écriture d’Histoire d’un crime l’accroît, en nombre de signes, de 53%[12] ; accroissement inégal d’ailleurs : très faible pour la « Deuxième journée » (un seul chapitre ajouté sur 11), modéré pour la première (5 sur 20), considérable pour la troisième et la quatrième (10 sur 19 et 8 sur 25), total pour la « Conclusion »[13]. Mais en cela les chiffres sous-estiment la réalité : ceux qui écrivent, ou réécrivent, savent bien que la portée d’une correction dépasse de beaucoup son extension physique et qu’il suffit de peu pour qu’un texte change complètement d’aspect.

Le texte de 1852 – cette édition permet de le constater aux lecteurs curieux de ces choses, s’il s’en trouve – est une narration simple d’objet comme de ton, rapide, monophonique – voix narrative unique, très peu d’interventions d’auteur, dialogues relativement peu nombreux et toujours brefs –,  et, réserve faite des nécessités de l’attestation du récit, impersonnelle. En un mot un témoignage. En cela, comme en disant sa rédaction entreprise sous le coup des événements, la NOTE initiale et la correspondance disent vrai. Confirmation s’en trouve – voir le tableau descriptif du manuscrit – dans la chronologie de l’écriture permise par les dates inscrites en marge du manuscrit complétées de celles, conjecturelles, qu’on peut établir à partir du petit trait tracé en marge à la fin de chaque journée de travail. Hugo va, comme il est naturel à la rétrospection émotive, du plus récent et du directement vécu – les entrées dans l’exil – au plus lointain dans le temps et au rapporté – les délibérations du matin du 2 décembre à la Haute-Cour et à la mairie du X° arrondissement. La mise en forme du récit redresse plus tard l’ordre de la rédaction ; elle en modifie aussi in extremis le rythme : le découpage des chapitres et les ajouts brisent la distribution initiale du texte en grands épisodes, multiplient les discontinuités, analepses et prolepses, mettent « du chaos dans le pinceau » d’une narration qui était plus continue et, paradoxalement, plus paisible.

Moins « artiste » donc, Le Crime du Deux-Décembre, pour reprendre l’un des titres que Hugo donne à l’œuvre en cours de rédaction, n’en était pas moins, fin mai 1852, un livre « terminé » – en cela aussi la NOTE dit vrai. Si l’impatience des nouvelles informations obligeant à la révision de parties déjà faites a contribué à son abandon, quoique  le manuscrit n’en porte pas beaucoup de traces, elle ne l’explique pas : il n’était pas fini, mais il était achevé ; ne restait qu à corriger ou ajouter quelques détails. Car sa structure est complète, formée des trois ensembles rédigés dans l’ordre inverse : la résistance légale (l’envahissement de l’assemblée et ses suites : réunion Daru, réunion de la mairie du X° arrondissement, arrestations et incarcérations, passivité de la Haute-Cour) ; la résistance insurrectionnelle (les réunions du comité, les barricades) ; les lendemains du 4 (exécutions sommaires, réunions manquées du comité, fuites et exils). Ne manque qu’un « détail  » : la fusillade des boulevards. C’est peu de dire que son absence surprend, mais elle se comprend : outre que, on le verra, Hugo n’y avait pas assisté, elle était logiquement exclue d’un livre qui répond à deux objectifs enchâssés : la mise en lumière de la conduite des représentants – la résistance de la droite confortant la légitimité légale par sa seule existence et, par ses insuffisances, la justesse politique du combat de la gauche  – et le témoignage de l’un de ses principaux animateurs. Il ne s’agissait pas de répondre à des critiques de leur action ou à des dissensions internes de la gauche, mais, pour Hugo comme pour d’autres, Schoelcher par exemple, de faire pièce à la campagne de propagande qui, proscriptions et presse complice aidant, justifiait le coup d’Etat par le consensus omnium :  le silence fait ou le discrédit jeté sur la résistance au coup d’Etat.

 

Reste que le massacre du 4 avait été le fait décisif, la marque de fabrique, du putsch, désormais associé pour toujours à l’invention du « terrorisme d’Etat ». Son absence dans le manuscrit de 1852 où il n’est évoqué qu’indirectement par son effet de sidération sur le peuple parisien ou, ce n’eût été guère mieux, son traitement anecdotique, comme chez Schoelcher, suffisait à signaler l’impasse politique et littéraire du « témoignage ».  Comment en était-on arrivé là ? Y resterait-on ? L’événement, sauf à le dire accidentel pour la plus grande satisfaction de ses auteurs, demandait l’examen du régime, de ses antécédents et de son avenir. Il fallait prendre du champ et de la hauteur, et que la politique passe par l’Histoire. Napoléon le Petit rature Histoire d’un crime.

Non sans une profonde révision politique, conséquence, et peut-être aussi cause, de la mise en perspective historique du coup d’Etat.  Dans le souvenir obsédant de Juin 48 où le narrateur du Crime du Deux-Décembre comme tous ses interlocuteurs de la classe populaire voient la cause de la passivité des faubourgs au 2 décembre, les gens du peuple n’incriminaient-ils vraiment que le refus de l’amnistie[14] ? Qui sont-ils et que veulent-ils ces républicains, du reste courageux et prêts à tous les sacrifices, objectant à l’ « amélioration populaire » que serait l’abolition des taxes sur les boissons proposée par Hugo : « Pas de caresse au peuple! après la victoire, nous verrons. En attendant, qu’il combatte! S’il ne combat pas […] c’est qu’il n’est pas digne de la liberté! » – et mérite sa misère. Exemplaire et irréprochable au 2 décembre, la « conduite de la gauche », dont Hugo ne cache d’ailleurs pas les dissentiments même s’il se refuse à les souligner, l’avait-elle toujours été ?  Au lendemain de Juin, la même gauche avait décrété avec la droite, dans une déplorable unanimité[15], que le sanglant général Cavaignac avait bien mérité de la patrie ; elle n’avait pas pris part au vote sur la mise en accusation du Président à propos de l’affaire de Rome ; puis, à l’occasion du mouvement de juin 1849, elle avait laissé la droite accabler et exiler Ledru-Rollin, Félix Pyat, tous les dirigeants de ce qu’il restait de la gauche radicale. Encorsetée dans le légalisme républicain qui masquait ses divergences en matière sociale, elle n’avait réussi qu’à souder contre elle toute la droite, y compris sa frange démocrate et libérale – orléanistes, catholiques progressistes et républicains conservateurs dont elle aurait pu rechercher l’alliance –, et à s’isoler des socialistes, des révolutionnaires, du mouvement ouvrier[16]. Le Crime du Deux-Décembre reste dans cet entre-deux fatal ; Napoléon-le-Petit bascule vers la gauche radicale dont le programme s’identifie au « progrès inclus dans le coup d’Etat » ; Histoire d’un crime, la Commune étant donnée, qui menaçait d’être à Mac-Mahon ce que Juin 48 avait été à Louis Bonaparte, recherche la neutralité, voire l’alliance, des démocrates et libéraux.

Il s’agit d’une part de raviver la mémoire du coup d’Etat, de son illégalité et de sa violence, pour l’opprobre sur l’initiative de Mac-Mahon en la lestant de sa réalité historique originelle. En cela le texte ne pouvait que rejoindre Châtiments et Napoléon le Petit, perspective programmatique en moins. C’est la raison pour laquelle les corrections directement politiques sont rares et ne portent que sur des détails – des noms en particulier. Sans qu’il soit besoin d’y rien changer et par sa seule existence, Histoire d’un crime faisait oublier les positions radicales de Napoléon le Petit.  Car la conversion républicaine de Hugo ne se fait pas d’un coup et en bloc. Le discours Sur la misère date le début de son ralliement comme parlementaire ; la résistance au coup d’Etat son entrée dans l’action ; Napoléon le Petit fixe son credo politique. De l’un à l’autre la pente révolutionnaire est constante. 

Il s’agit d’autre part d’enfoncer un coin dans la droite, entre sa majorité royaliste ou bonapartiste, et sa minorité modérée, orléaniste en particulier[17] : de casser le centre, à défaut de le rallier tout entier. Or ces deux inflexions du texte, la première vers le tableau historique, la seconde vers l’analyse politique, affaiblissaient son aspect initial dominant de témoignage. Il demandait d’être relevé. Et corrigé aussi. La stature du héros des vingt ans d’un prophétique exil, du patriote fidèle au poste sur les remparts assiégés, du juste qui n’avait ni rallié l’insurrection ni hurlé avec les loups vainqueurs mais avait exposé sa gloire à l’infamie en demandant l’amnistie des vaincus, cette stature s’accommodait mal du statut effacé que s’était donné le témoin du Crime du Deux-Décembre. Il était exact en 1852, où Hugo est bien l’orateur de la gauche mais pas son chef ni même l’un de ses principaux dirigeants ; il était devenu incompréhensible et invraisemblable en 1877[18] et ne convenait pas au rôle que Hugo avait à jouer dans la crise du 16 Mai. Du moins peut-on justifier de la sorte l’accentuation de la présence du Je – et sa réévaluation – qui est, avec l’extension du récit à la représentation de l’adversaire et son invasion par le commentaire, l’un des trois grands axes du travail de la seconde campagne d’écriture.

Avant de les examiner en détail, signalons quelques modifications qui, quoiqu’elles n’affectent pas le sens du texte, contribuent à changer sa physionomie et ne sont d’ailleurs pas étrangères aux transformations décisives.

 

 

ÉLÉVATION STYLISTIQUE

 

Mentionnons pour mémoire parce qu’elles n’ont rien de particulier à ce livre, les améliorations purement stylistiques : l’effacement systématique de vocables trop fréquemment employés – « indigné », « effaré », « immense », « terrible » – ou qui le sont à tort : Hugo ne parvient pas à se défaire de l’habitude d’écrire au premier jet « moment » au lieu d’ « instant », mais se corrige. Il trouve le mot juste : « on mit/coucha/étendit les cadavres sur ces planches » (II, 7), évite une ambiguïté : « [les généraux emprisonnés] En entendant leurs noms / les noms des prisonniers, les gardiens brutaux jusque là, devinrent respectueux », remédie à d’évidentes maladresses qui surprennent de sa part : « l’on dépava entre les trottoirs / la chaussée ». (III, 11) ; « C’est par la rue Aumaire […] que les chefs militaires résolurent de faire commencer le premier des épisodes du combat / commencer l’action. » (III, 14). Mais parfois l’amendement semble tourner à la recherche du beau langage et le témoignage de 1852 y perd de sa simplicité et de sa franchise. La substitution  de   « Il y avait peu de déploiement militaire » à « Il y avait peu de troupes »  n’était pas indispensable ; superflu aussi de remplacer « prendre la parole » par « opiner », « arriver » par « survenir », « fatigue » par « lassitude ».  « Eh bien, qu’y a-t-il de nouveau ? » dégrade l’oralité de « Eh bien, quoi de nouveau ? » La tournure « lui vint à l’esprit » a quelque chose de commun mais « se présenta à son souvenir » quelque chose de plat. La spontanéité et la vivacité de l’approbation disparaissent quand « c’était la vraie politique » corrige « c’était bon » ; « nous cherchions le numéro 82 » fait regretter « nous cherchions le 82 »

Hugo n’oublie pas non plus de remédier à l’éloignement temporel et à l’oubli, complétant régulièrement  les noms par les qualités : « notre collègue » Grévy ; Marie « l’ancien ministre de la justice ».  Mais l’ajout systématique des titres de politesse – « M. »  ou « MM. » – relève d’une autre préoccupation et a un autre effet, surtout quand il s’assortit de la restitution de tous les titres de noblesse – jusque dans la liste des représentants réunis à la mairie du X° arrondissement – et de la multiplication des qualifications élogieuses : Arnauld de l’Ariège, « jeune, beau, éloquent, enthousiaste, doux et ferme » ; Emmanuel Arago : « fils vaillant d’un père illustre » ; Dupont-White, « Un homme élevé par le caractère et par le talent ». Il n’est pas jusqu’au rustique Durand-Savoyat qui ne devienne « un membre notable de l’assemblée, un homme d’un rare esprit et d’un rare courage ». Le « témoin », on ne l’aurait pas cru, « a du monde ». Assez même pour que le criminel en bénéficie : presque partout la désignation injurieuse « le » Bonaparte est barrée, au point de rendre polie la foule qui criait « A bas le Bonaparte » et dit maintenant :  « A bas Louis Bonaparte ».

Passé une certaine limite, l’élévation stylistique verse dans le bon ton et le respect des bienséances. Mme de la Roellerie :

…une jeune et ravissante femme blanche et blonde sortant du lit, en robe de chambre, l'épaule à demi nue et dans ce fameux « simple appareil » esquissé par Racine »

reste aussi attirante, mais moins sexy :

… une ravissante femme blanche et blonde, en robe de chambre, les cheveux dénoués, belle, fraîche, stupéfaite, douce pourtant, et me considérant avec cet effarement qui dans un jeune regard est une grâce de plus. »

 Le « bas », le corporel, le trivial, voire le familier, sont censurés. En II, 3, lorsque les soldats franchissent à la bayonnette le rang des représentants face à eux,  « Schœlcher seul eut une égratignure au bras » devient « Schœlcher seul eut sa redingotte percée en deux endroits ». Le même Schoelcher, pour aller parler aux soldats, ne « saute » plus de la barricade, il en « descend ». Le capitaine, face à lui,  ne dit plus : « retirez-vous ou je vous fais tirer dessus » mais « retirez-vous ou je fais tirer ». La charrette de la barricade, qui était une charrette « de fumier », se désodorise en charrette « de paysan » et Baudin n’y est plus tué mais sur un « omnibus ». Sa mort se conclut classiquement sur le transfert du cadavre à l’hôpital et non plus sur cette bizarre notation flaubertienne : « On trouva sur lui onze francs. » Les représentant arrivant rue du Mont-Thabor, en III, 17, ne « jettent » plus « pêle-mêle dans les coins de ce salon paisible leurs parapluies et leurs vêtements ruisselants d’eau », ils les « déposent ». Cette civilité gagne les soldats ; 1852 :  « Dans le coin opposé un soldat ivre accablait une servante de cantine d'injures et d'ordures. » 1877 : « Dans le coin opposé, des soldats ivres dialoguaient avec des servantes de caserne. »

 

 

EXTENSION DU DOMAINE DU DIALOGUE

 

Si les convenances ne l’avaient interdit, ces paroles avinées auraient peut-être été reproduites car la seconde campagne d’écriture nourrit le récit de dialogues, soit pour orner le texte en l’animant, soit que cela résulte de son basculement général de l’action vers le discours – l’un d’ailleurs n’exclut pas l’autre ni non plus leur convergence avec la présence accrue du Je. L’un des chapitres ajoutés, IV, 10 – « Le devoir peut avoir deux aspects », est fait tout entier d’un dialogue entre Jérôme-Napoléon et Victor Hugo ; il se met en scène dans d’autres échanges mémorables avec des personnalités : Proudhon, Mérimée[19] ;  les interventions des orateurs dans les réunions de la gauche sont augmentées, les siennes surtout mais pas seulement ; des « bons mots » sont inventés et charitablement distribués :

Cependant l’estomac criait, les heures passaient, on ramassait le pain et l’on finissait par manger. Un prisonnier même alla jusqu’à ramasser l’écuelle et jusqu’à essayer d’en essuyer le fond avec son pain qu’il mangea ensuite ainsi assaisonné. [addition :  Plus tard, proscrit, il nous racontait cette nourriture et me disait : Ventre affamé n’a pas de nez.]

Générosité plus grande encore, ils sont transférés du narrateur aux personnages. Un mot initialement emprunté  à l’argot est rendu à l’un de ceux qui le parlent, non sans conséquences dramatiques : « On jaspinait. / Un des deux voleurs lui cria: laissez-nous jaspiner bigorne » et une note précise que cette exclamation valut le cachot à son auteur. A l’autre bout de l’échelle sociale, un prince est substitué au narrateur :  

En lui le hollandais calmait le corse, si corse il y avait. 

devient :  

Celui qui écrit ces lignes, causant un jour de Louis Bonaparte avec l’ancien roi de Westphalie, disait : En lui le hollandais calme le corse. – Si corse il y a, répondit Jérôme. 

Les deux commissaires de police envoyés dissoudre l’Assemblée sont d’abord ainsi qualifiés :  

L’un était vieux, l’autre était jeune. Le premier […] L’autre, comparé à celui-ci, semblait modéré et passif. Le vieux faisait son métier, le jeune faisait son avancement. »

En 1877, la comparaison est mise dans la bouche d’un tiers :  

Emile Péan cria : Le vieux fait son métier, le jeune fait son avancement. »

De même pour les agapes troupières :  

Vers quatre heures un bataillon de chasseurs de Vincennes arriva dans la cour avec ses gamelles et se mit à manger en chantant et avec de grands éclats de rire. [ addition : M. de Broglie les regardait et disait à M. Piscatory :] Chose étrange de voir les marmites des janissaires, disparues de Constantinople, reparaître à Paris! 

En 1852 le portrait d’Arnaud de l’Ariège se concluait, non sans une césarienne désignation de soi à la troisième personne, par :

 Il donnait la main à Victor Hugo, et il ne la donnait pas à Montalembert. 

En 1877, l’intéressé se charge de dire qui il salue :

Il me disait un jour: je donne la main à Victor Hugo, et je ne la donne pas à Montalembert. 

On sait Hugo économe de sa plume ; il arrive que deux mots et une lettre barrée suffisent :

« – Honnête commissaire, grommela Changarnier, vous av(i)ez raison. »

 

 

NOUVEAUX OBJETS

L’HISTOIRE

 

Il en faut beaucoup plus pour que l’Histoire vienne élargir le champ de vision du témoin, réduit en 1852 à son expérience ou à celle de ses camarades de combat, et actualiser sa portée politique, jusque-là bornée non pas même à défendre et illustrer la résistance au coup d’Etat mais à en faire connaître l’existence. C’est l’objet de la quasi-totalité des chapitres ajoutés. Quelques-uns montrent le dispositif du coup d’Etat lui-même et  les mesures prises au-delà de ce qu’en avaient pu percevoir sur le champ les insurgés : I, 6 – « Les affiches », étrangement mais significativement  oubliées en 1852 ; II,11 – « Fin de la deuxième journée » : tableau de l’occupation militaire de Paris ; III, 10 – « Ma visite au barricades » : tableau répondant au précédent. Un plus grand nombre déportent le regard du côté de l’ennemi, caractérisent son environnement et sa conduite politiques, fixent sa physionomie morale et lui assignent son destin historique :  I, 1 – « Sécurité » où la tranquillité de Charras au soir du 1er décembre est le prétexte d’un retour en arrière sur les menées du prince-président ; I, 13 – « Louis Bonaparte de profil » qui définit l’état d’esprit des légitimistes et dresse un premier portrait moral de Louis Bonaparte ; I, 20 – « Enterrement d’un grand anniversaire » et III, 18 « Constatation des lois morales » qui mettent en évidence le retournement en son contraire, la perversion,  non seulement d’Austerlitz en opération de police mais aussi des valeurs et des idéaux au nom desquels la France avait porté l’Histoire en avant ;  les quatre chapitres initiaux de la « Troisième journée » aux titres suffisamment explicites : « Ceux qui dorment et celui qui ne dort pas », « Le dedans de l’Elysée », « Les familiers » et « Un auxiliaire indécis » ; III, 16 « Le massacre » et sa préparation en III, 15 – « La question se pose » ; IV, 6 et 7 – « La Commission consultative » et « L’autre liste », galeries de tableaux réduits à leur légende assez explicite pour qualifier les hommes du régime et ceux qu’ils avaient trouvés en face d’eux ; IV, 13, IV, 14 et IV, 18  – « Commissions militaires et commission mixtes »  «  Détail religieux » et « Bénédiction infaillible » qui disent ce que sont devenues la Justice et l’Eglise. Par le parallèle constant de Sedan et du 4 décembre – implicitement redoublé dans celui de Waterloo et du 18 Brumaire – les dix chapitres de la « Conclusion » ne montrent pas seulement que le crime comporte en lui-même son châtiment mais aussi que toute dictature militaire court à la défaite.

Ces chapitres, et les rappels à l’Histoire ajoutés dans d’autres – le portrait de Morny en I, 3 par exemple –, pèsent-ils d’un poids suffisant ? Sans doute pas. Faute de sortir de la grande Révolution et d’aller jusqu’à son accomplissement futur, l’Histoire a le souffle court dans ces pages, comparées à celles de Napoléon le Petit. Tout se passe comme si la perspective initiale, celle du témoin du 2 décembre, contrecarrait la seconde, plaquée sur elle, et l’empêchait d’aboutir, pire, comme si elle la corrompait. Restreinte, volontairement peut-être et pour ne pas rouvrir les fractures politiques profondes, à l’actualité vécue – de juin 1848 à Sedan –, la vision historique s’effrite en récits de péripéties, voire en anecdotes : « familiers » insignifiants, officier sanglant rétrogradé en « auxiliaire indécis », « escadron volant ». Le crime historique est réduit à son auteur : ce qui s’appelait « le coup d’état » est presque systématiquement corrigé, en 1877-18778, par « Bonaparte » ou « Louis Bonaparte ». Cette rétrogradation vers les accidents de la petite histoire tient, il est vrai, à la nature d’un régime tenu à bon droit hors de la grande et Les Châtiments avaient déjà rencontré cette difficulté. Mais ils l’avaient résolue. Qu’elle ne le soit pas, ou imparfaitement, dans Histoire d’un crime, le signe s’en trouve dans l’inflation du discours – analyse, explication, appréciation, glose – qui répare localement le défaut ou la faiblesse de la vision d’ensemble.

 

 

COMMENTAIRE

 

Ces commentaires ne sont pas toujours indispensables. Après avoir raconté comment Gindriez avait rapporté à Paris le cœur du représentant proscrit James Demontry et que Louis Bonaparte, président de la République, avait alors refusé qu’on lui fît des funérailles solennelles, Hugo ajoute en 1877-1878 : « L’enterrement des hommes vaillants et fidèles déplaisait à Louis Bonaparte ; leur mort, non. » Et, après la mort de Denis Dussoubs :

Ainsi mourut Denis Dussoubs.

Ce n’était pas en vain qu’il avait dit à son frère : Ton écharpe y sera.

Il voulut que cette écharpe fît son devoir. Il décréta au fond de sa grande âme que cette écharpe triompherait, soit par la loi, soit par la mort.

C’est-à-dire que dans le premier cas, elle sauverait le droit, et dans le second cas, l’honneur.

Il put en expirant se dire : J’ai réussi.

Des deux triomphes possibles qu’il avait rêvés, le triomphe sombre n’est pas le moins beau.

Ils sont également souvent redondants et leur répétition, remarquée mais non corrigée, entraîne la multiplication des « comme nous l’avons dit », « répétons-le », « insistons-y », observée par J.-M. Hovasse. Ayant considérablement adouci, en I, 12, les sarcasmes de son récit de la séance tenue par la droite à la mairie du X° arrondissement, au point de donner le beau rôle à Berryer  initialement couvert de ridicule, Hugo corrige le récit par le commentaire. Soit ce premier ajout :

Disons-le ici, car on reverra plus d’une fois dans la suite de ce récit ces regards de quelques membres de la droite tournés vers le peuple, et il ne faut pas qu’on s’y méprenne, ces hommes monarchiques qui parlaient d’insurrection populaire et qui invoquaient les faubourgs étaient une minorité dans la majorité, une minorité imperceptible. Antony Thouret proposa à ceux qui étaient là les chefs, de parcourir en corps les quartiers populaires, le décret de déchéance à la main. Mis au pied du mur, ils refusèrent. Ils déclarèrent ne vouloir se défendre que par la force organisée, point par le peuple. Chose bizarre à dire, mais qu’il faut constater, avec leurs habitudes de myopie politique, la résistance populaire armée, même au nom de la loi, leur semblait sédition. Tout ce qu’ils pouvaient supporter d’apparence révolutionnaire, c’était une légion de garde nationale tambours en tête ; ils reculaient devant la barricade. Le droit en blouse n’était plus le droit, la vérité armée d’une pique n’était plus la vérité, la loi dépavant une rue leur faisait l’effet d’une euménide. Au fond, du reste, et en les prenant pour ce qu’ils étaient et pour ce qu’ils signifiaient comme hommes politiques, ces membres de la droite avaient raison. Qu’eussent-ils fait du peuple? Et qu’eût fait le peuple d’eux? Comment s’y fussent-ils pris pour mettre le feu aux masses? Se figure-t-on Falloux tribun soufflant sur le faubourg-Antoine?

Hélas! au milieu de ces obscurités accumulées, dans ces fatales complications de circonstances dont le coup d'état profitait si odieusement et si perfidement, dans cet immense malentendu qui était toute la situation, allumer l’étincelle révolutionnaire au cœur du peuple! Danton lui-même n’y eût pas suffi!

Puis ce second :

Les réflexions sérieuses abondent en présence de tous les détails du grand crime que ce livre est destiné à raconter. Tout homme honnête qui se met en face du coup d'état de Louis Bonaparte, n’entend au dedans de sa conscience qu’une rumeur de pensées indignées. Quiconque nous lira jusqu’au bout ne nous supposera assurément pas l’idée d’atténuer ce fait monstrueux. Cependant, comme la profonde logique des faits doit toujours être soulignée par l’historien, il est nécessaire de rappeler ici et de répéter, fût-ce à satiété, que, à part les membres de la gauche présents en petit nombre et que nous avons nommés, les trois cents représentants qui défilaient de la sorte sous les yeux de la foule constituaient la vieille majorité royaliste et réactionnaire de l’assemblée. S’il était possible d’oublier que, quelles que fussent leurs erreurs, quelles que fussent leurs fautes, et nous y insistons, quelles qu’eussent été leurs illusions, ces personnages ainsi traités étaient des représentants de la première nation civilisée, des législateurs souverains, des sénateurs du peuple, des mandataires inviolables et sacrés du grand droit démocratique, et que, de même que chaque homme porte en soi quelque chose de l’esprit de Dieu, chacun de ces élus du suffrage universel portait quelque chose de l’âme de la France, s’il était possible d’oublier cela un moment, ce serait, certes, un spectacle plus risible peut-être que triste et, à coup sûr, plus philosophique que lamentable, de voir, dans cette matinée de décembre, après tant de lois de compression, après tant de mesures d’exception, après tant de votes de censure et d’état de siège, après tant de refus d’amnistie, après tant d’affronts à l’équité, à la justice, à la conscience humaine, à la bonne foi publique, au droit, après tant de complaisances pour la police, après tant de sourires à l’arbitraire, le parti de l’ordre tout entier, appréhendé en masse et mené au poste par les sergents de ville!

Un jour, ou pour mieux dire une nuit, le moment étant venu de sauver la société, le coup d'état empoigne brusquement les démagogues, et il se trouve qu’il tient au collet, qui? les royalistes.

Il arrive d’ailleurs qu’en tentant de les masquer, ces commentaires révèlent une contradiction voire un recul dans la conduite politique du comité d’insurrection – souvent rebaptisé « de résistance ». Le décret de déchéance voté le 3, reprise de celui adopté par la réunion de la mairie du X° arrondissement, était au mieux un doublon du décret de mise hors la loi et d’appel aux armes prononcé par la gauche  la veille[20] ; au pire, c’était un recul. Hugo tente de le justifier en ajoutant d’abord : « Dans notre appel aux armes, nous avions mis Louis Bonaparte hors la loi. Le décret de déchéance, repris et contresigné par nous, s’ajoutait utilement à cette mise hors la loi, et complétait l’acte révolutionnaire par l’acte légal. » Mais, un peu plus loin, il corrige « nous avions rédigé le décret de déchéance » par cette sorte d’aveu : « nous avions rédigé le décret final qui devait combiner la déchéance votée par la droite avec la mise hors la loi votée par nous »[21].

 

 

JE

 

De là une présence accrue de l’auteur à laquelle, passant du « nous » au « je », contribue aussi, et bien davantage, sa mise en scène. Un témoin peut-il témoigner en sa propre faveur ? J.-M. Hovasse le rappelle, Hugo s’était posé la question en 1852 :

Au lieu de me nommer ou de dire Je dans l’Histoire du 2 décembre, voir s’il ne vaudrait pas mieux employer cette forme : … Un représentant…Le représentant dont il a été parlé ailleurs… ou plus haut…

En 1877, plus guère trace de ce scrupule et la comparaison des deux versions offre l’intérêt de voir émerger un ego Hugo qui, certes, comme dans l’ajout de la première moitié du chapitre final « Page écrite à Bruxelles » « s’emplit de la conscience du droit face à l’agression de la loi bafouée », mais pas seulement.

Parfois, rarement, la notation d’une  impression corrige la sécheresse et l’impersonnalité du récit initial :

 Ne pouvant dormir, je m’étais levé. J’avais un peu écarté les rideaux de mousseline d’une fenêtre, et je cherchais à voir dehors. L’obscurité était complète. Pas d’étoiles. Les nuages passaient avec la violence diffuse d’une nuit d’hiver. Un vent sinistre soufflait. Ce vent des nuées ressemblait au vent des événements.

Je regardais l’enfant endormi.

J’attendais le petit jour. Il vint[22]

Mais le tropisme du récit vers la surcharge autobiographique procède le plus souvent par greffe de faits personnels sur les événements rapportés, tendance générale que confirme l’enrichissement progressif de leurs circonstances. Juliette Drouet ne figurait, en 1852, que comme « la personne courageuse » qui avait caché Auguste et ses camarades en Juin 48 ; elle est maintenant présente aux côtés de Hugo au matin du 3 à la Bastille[23] ; et, lorsqu’elle le cherche jusque sur le boulevard du massacre[24], puis l’attend et assure sa sécurité dans l’après-midi du 7[25], son nom fait sa tardive entrée dans l’œuvre, quoiqu’encore réduit à l’initiale. Dans le chapitre IV, 9, tout entier ajouté en 1877-1878, Hugo note d’abord :

 Je rentrai dans mon asile de la rue Richelieu. J’y soupai d’un morceau de pain, et j’y dormis. 

 puis il amplifie :

J’étais errant dans la rue. Où coucher? telle était la question. Je pensais que le n° 19 de la rue Richelieu était probablement espionné comme le n° 15. Mais la nuit était froide ; je me décidai à rentrer, à tout hasard, dans cet asile, peut-être dangereux. J’eus raison de m’y confier. J’y soupai d’un morceau de pain, et j’y passai une très bonne nuit. 

Ces données factuelles ne le concernent parfois qu’indirectement comme ce sarcasme lancé par son domestique au commissaire perquisitionnant chez lui :

Il ouvrit un tiroir, et dit : Regardez donc s’il ne serait pas là! Le commissaire de police eut dans l’œil un éclair furieux, et cria : – Valet, prenez garde à vous.

Le valet, c’était lui. 

ou encore le prêt, par le même Isidore, de ses pistolets à Pierre Dupont venu chercher armement au domicile de V. Hugo. Anecdotes éloquentes : comment Isidore n’aurait-il pas appris l’insubordination auprès de l’auteur futur des Châtiments, de Napoléon le Petit et d’Actes et Paroles, maintenant cités en notes, chez qui l’on va tout naturellement comme à un arsenal ?

 

D’autres ajouts, plus sérieux, infléchissent plus lourdement l’image de Hugo et le récit de ses actes : son dialogue avec Proudhon[26] ; l’épisode des invectives jetées aux officiers place de la Bastille[27]  qui redouble « l’incident du Boulevard Saint-Martin » et se complète de l’approche intrépide jusqu’au plus près de la barricade Saint-Antoine de sorte qu’il peut voir emporter le cadavre de Baudin alors que, dans le texte de 1852, Alexandre Rey et Cassal l’arrêtent à l’entrée du faubourg et lui font le récit de tout ce qui s’était passé ; la dépêche de Morny à Maupas –« Si vous prenez Victor Hugo, faites-en ce que vous voudrez » – et la descente de police au domicile de son beau-frère[28] ; tout le chapitre « Ma visite aux barricades »[29] ; le service rendu en juin 1848 à l’imprimeur Boulé [30] ; sa connaissance du sulfureux Delahodde qui l’espionnait depuis toujours[31] ; sa rencontre de J. Simon et X. Durrieu sur le boulevard de la fusillade ; sa présence rue Tiquetonne au chevet de l’enfant tué. Partout ici le témoin qu’on voyait assidu à toutes les réunions de la gauche mais disposant de peu d’informateurs, isolé entre les deux groupes composant le comité – Carnot, Michel de Bourges et Jules Favre d’une part, de Flotte et Madier de Montjau de l’autre –, et absent des actions décisives (la barricade Saint-Antoine, le massacre des boulevards, la construction des barricades au matin du 3 et les premiers combats) tend à se placer au cœur des événements. Ce qu’on voudrait pouvoir appeler le « rendement historique » du personnage s’accroît ; sa valeur aussi.

 

            Elle est l’objet unique d’autres corrections et ajouts, mineurs, insidieux et nombreux. Hugo avait été en Juin 48  un des soixante représentants envoyés au barricades « avec mission de suivre partout les colonnes d’attaque » ? non, de les « précéder ». En II, 1, il partait de chez Mme Landrin en emportant un morceau de chocolat ; pour la postérité, ce sera du pain. Il quittait d’ailleurs ses amis du comité sans leur laisser la possibilité de le retenir au prix d’une petite ruse :

Je ne fis pas d’objections, je laissai mon chapeau sur la table, afin de leur faire penser que je restais dans la maison, et je sortis du cabinet sous un prétexte quelconque.

elle est escamotée, avec le chapeau, en même temps que l’allusion malséante :

Je ne fis pas d’objections, et je sortis du cabinet sous un prétexte quelconque. Mon chapeau était dans l’antichambre, mon fiacre m’attendait…

De même, à la fin du chapitre IV, 2, celui, le plus beau du livre, de la désolante déambulation au milieu des barricades abandonnées sous la conduite du « formier », Hugo regrettait une petite indélicatesse  :

 Ici je dois confesser un tort, l'avortement de la soirée m'avait rendu soupçonneux. Le formier voulait me conduire jusqu'à ma porte, je refusai sous un prétexte quelconque et je le quittai au coin de la rue de l'Arbre-sec. 

on regrette qu’il se rétracte :

Au coin de la rue de l’Arbre-Sec, nous nous séparâmes, le formier et moi ; – car en effet, me dit-il, deux courent plus de danger qu’un. – Et je regagnai mon numéro 19 de la rue Richelieu.

Et qu’il accapare les préoccupations. Il s’en est fallu de peu que Hugo ne conclue le chapitre ajouté IV, 7, la liste des proscrits, par : « Ainsi la victoire du coup d'Etat se solda par ces chiffres : quatrevingt-huit représentants proscrits, un tué. » ; il s’est heureusement repris aux épreuves :  « Ainsi, en dehors des massacres, la victoire… ». C’est l’exception. Lui annonçant les arrestations au matin du 2, Carini attend 1877 pour ajouter : « Dieu merci, vous êtes libre. » Plus tard, devant les premiers signes de résistance, ce ne sont plus « les représentants qui nous entouraient » qui disent « – Le flot monte! le flot monte! », mais «  Edgar Quinet, qui était venu me serrer la main. »

            Hugo est un écrivain habile. Il suffit d’un mot pour être reconnu :

– Citoyen représentant / Victor Hugo, me dit-il, vous n’avez pas d’imprimerie. Voici un moyen de vous en passer.

d’une lettre pour être environné de périls sans pareils : 

Au tournant de la rue Saint Roch et de la rue Saint Honoré, nous  entendîmes derrière nous des voix qui disaient : Victor Hugo est tué. – Pas encore, dit Jules Favre en continuant de sourire, et en me serrant le bras. On avait dit la même chose la veille d’Esquiros et de Madier-Montjau. / [correction VH sur la copie :] à Esquiros et à Madier-Montjau.

 

Il arrive que ces rectifications aient quelque chose de pénible. Passe encore que Hugo se fasse dire par l’ancien ministre Bastide, « cet homme vaillant » :

– Vous allez quitter Paris, moi, j’y reste. Prenez-moi pour lieutenant. Faites-moi mouvoir du fond de votre exil. Servez-vous de moi comme d’un bras que vous avez en France[32].

mais mieux valait éviter l’ajout qui le répète :

Le comité tint encore séance le samedi 6, à onze heures du soir. […] Bastide y vint, et me dit : – Vous allez, si vous n’êtes pas tué ici, entrer dans l’exil. Moi, je resterai à Paris. Prenez-moi pour lieutenant. – J’ai dit ce fait[33].

Pourquoi rendre « l’auteur de ce livre » destinataire de la lettre de Lamennais[34] d’abord adressée à « l’un de nous » ? On peut aussi ne goûter au chapitre « Notre dernière réunion »[35], tout entier ajouté en 1877-1878, ni l’assaut d’héroïsme entre Charamaule et Hugo, ni que le lendemain, au plus fort du péril, la sérénité de la conscience satisfaite se surcharge de mièvrerie :

J’y soupai d’un morceau de pain, et j’y passai une très bonne nuit. Le lendemain au point du jour, en m’éveillant, je pensai aux devoirs qui m’attendaient, je songeai que j’allais sortir, et que probablement je ne rentrerais plus dans cette chambre, et je pris un peu du pain qui me restait, et je l’émiettai sur le bord de la fenêtre pour les oiseaux.

Au soir du 4, « le formier » qui conduit Hugo, le quitte pour aller à la recherche d’une arme : « Attendez-moi ici un instant. Je reviens tout à l’heure. Je vais voir dans le quartier s’il n’y aurait pas moyen d’avoir un fusil. » Il ajoute, en 1877-1878 : « – En voulez-vous aussi un pour vous ? » Occasion d’un refus majestueux de l’intéressé en souvenir de Jean Valjean et de ses propres déclarations lors du siège de Paris, « – Non, lui dis-je. Je resterai ici, sans fusil. Je n’entre qu’à moitié dans la guerre civile. Je veux bien y mourir, je ne veux pas y tuer[36]. » Occasion aussi de s’approprier  le mot donné, dès 1852, à Denis Dussoubs : « Ah! quant à moi, dans cet affreux champ de bataille de la guerre civile, j’aime mieux mourir que tuer[37]. »

 

 

 

FICTIONS

 

Edmond Biré consacra toute sa stupidité et un livre entier à rectifier les « erreurs » du chapitre des Misérables, « L’année 1817 », et d’autres ouvrages à dénoncer les exagérations, forfanteries et vantardises de Hugo. On redoute de passer pour son émule. Je ne méconnais pas l’effet grossissant des comparaisons auxquelles je me livre ; ni non plus que l’enquête provoque le soupçon. Reste que dans une œuvre dont l’auteur, d’ailleurs très discret sur lui-même sinon par allusions, nombreuses mais inintelligibles aux contemporains, ne se donne jamais le beau rôle, même quand il l’a[38], Histoire d’un crime fait une exception qu’on doit signaler. Elle s’explique et se justifie par les raisons qu’on a dites, redoublées de l’excessive modestie dont, très probablement, Hugo, avait fait preuve dans la première rédaction et qui lui aurait été reprochée comme fausse et orgueilleuse. Qu’on me permette aussi d’invoquer l’âge, non parce qu’il affaiblit le jugement mais parce que la proximité du moment où l’on ne sera plus obsède la conscience de la préoccupation de ce qu’on a été. Rien ne rassure ; c’est un fantasme qu’aucune gloire n’apaise, bien au contraire peut-être : l’humilité n’est facile qu’aux humiliés. Quoi qu’il en soit, on ne peut guère contester l’inflexion d’Histoire d’un crime, dans sa seconde campagne d’écriture, vers l’autobiographie, ni non plus qu’elle ne tourne guère à l’autocritique. Va-t-elle jusqu’à la falsification ? c’est probable, à condition du moins de retrancher de ce mot la violente péjoration qui lui est maintenant attachée. La pensée commune au 19° siècle, son épistémologie spontanée, distingue mieux que la nôtre exactitude et vérité : leurs espaces tendent à se recouvrir aujourd’hui, ils n’avaient alors qu’une petite intersection : ce qui était exact n’était pas nécessairement vrai – et réciproquement.

Inexact donc en ce sens, très probablement, tout le chapitre III, 13 ajouté en 1877-1878 – « La barricade de la rue Thévenot », du moins pour la présence de Georges Biscarrat puisque, dans la rédaction initiale de la « huée de la rue de l’Echelle », son nom surcharge celui de Joanny. Cette substitution entraîne le reste : l’ancienne amitié, le service rendu,  le rôle avantageux, quoique sans doute réel, de l’auteur dans la réforme de la conduite de Biscarrat, le respect que vaut à ce dernier le privilège de connaître l’écriture du poète-combattant… Soit. Mais Hugo commence par dire « J’avais eu l’occasion de ne pas lui être inutile » et lorsque le lecteur apprend, ensuite, que cette utilité est d’avoir arraché Biscarrat au peloton d’exécution en juin 48, il regrette que la formule, littérale et inquiète, de la Préface des Misérables se dégrade en coquetterie litotique.

Probablement inexacte aussi la mise à  prix de la tête de l’auteur évoquée à trois reprises. Elle est indiquée d’abord par la reproduction, en III, 8, d’un billet d’Alexandre Dumas à Bocage l’invitant à en avertir Hugo, billet d’authenticité discutable et qui vraisemblablement concrétise le récit fait par Dumas de son envoi lorsqu’il retrouva Hugo à Bruxelles en décembre 1851[39]. En IV, 5, c’est le docteur Yvan qui, lui-même informé par le docteur Conneau, confirme « le détail précisé dans le billet d’Alexandre Dumas à Bocage » et donne les noms des titulaires du « contrat » et son montant, informations douteuses peut-être données par Yvan à Bruxelles. En IV, 9 Hugo rappelle et atténue, pour la forme, l’exception faite en sa faveur :  

Nous errions dans Paris, nous retrouvant çà et là, et échangeant quelques mots à voix basse, ne sachant pas où nous coucherions et si nous mangerions, et parmi ces têtes qui ignoraient quel oreiller elles auraient le soir, il y en avait au moins une qui était mise à prix.

Rien de tout cela, que Hugo pourtant savait déjà, ne figurait dans le texte de 1852. Retenue de bon sens : tout prouvait que le régime, peu soucieux de réassassiner le duc d’Enghien, avait eu et gardait pour politique de discréditer, de compromettre, d’exiler, en un mot de faire taire les opposants les plus en vue, pas de les tuer, ni même de s’en encombrer dans les prisons et les bagnes[40].

Le même défaut d’authenticité affecte trois autres documents, sans mettre en cause cette fois leur véracité. Les pages de notes des chapitres II, 11 et surtout III, 10 – « Ma visite aux barricades », censées avoir été prises sur le vif, sont écrites, au manuscrit, sans solution de continuité avec le reste, sur le même papier et de la même encre. D’ailleurs, si les événements qu’elles consignent sont attestés par d’autres sources – en particulier par les notes prises à Bruxelles des récits des proscrits, dont la forme matérielle a dû suggérer la transposition –, certains sont ultérieurs au moment où ils sont censés avoir été enregistrés. Plus inquiétant : le nom du représentant qui, avec Bancel, aurait escorté Hugo dans sa visite aux barricades est modifié, sur les épreuves, à trois reprises : c’est d’abord Xavier Durrieu, puis Labrousse, puis Théodore Bac, enfin de Flotte. Quant au billet par lequel le général Lamoricière dès son arrivée à Ham informe Hugo des noms du commissaire de police et du commandant du fort[41], on jurerait, malgré le luxe de détails donnés sur son acheminement, qu’il a bel et bien été envoyé à Hugo par le général, mais à Bruxelles, en complément du récit oral de ses tribulations. Le texte anticipe le soupçon d’invraisemblance – « Je pensai, quand la communication me parvint, que le commandant Baudot, “le geôlier”, se prêtait à la transmission si rapide de cet avis. » Mais si la complaisance du geôlier demeure invérifiable, la durée des transports s’oppose absolument à cette transmission, même « rapide » : les prisonniers arrivent à Ham le 3 au soir après 13 heures de train spécial et de voiture ; il aurait fallu que Baudot n’ait rien eu de plus pressé que de se mettre à la disposition de son détenu et de faire partir un émissaire séance tenante pour que le billet parvienne à Mme de Courbonne puis à Hugo –et comment le trouver ?– le 4 au matin. On ne voit d’ailleurs pas pourquoi Lamoricière aurait pris la peine d’actionner si vite tant d’intermédiaires pour faire connaître à Hugo des informations oiseuses.

Le chapitre IV, 10 – « Le devoir peut avoir deux aspects » ne se contente pas de convertir en document des témoignages recueillis à Bruxelles. L’excès même de ses mérites romanesques et sa consanguinité avec ces dialogues où Hugo s’en donne à cœur joie – Mgr Myriel et le Conventionnel G, Gauvain et Lantenac – dénonce la fiction de cette rencontre entre le représentant du peuple Victor Hugo et le prince Jérôme-Napoléon, bien vainement couvert, aux épreuves, d’un anonymat transparent. Son inexactitude historique flagrante y aurait suffi : ni le caractère du prince ni son consentement au coup d’Etat n’autorise à imaginer qu’il ait jamais pu songer à faire déposer son cousin ; Hugo n’avait nullement, en novembre 1851, l’autorité qu’il se donne ; la gauche, largement minoritaire à l’Assemblée et depuis longtemps évincée de tout  l’appareil d’Etat, n’avait aucun des moyens institutionnels nécessaires ; son crédit auprès de la rue, qu’elle ne parvient pas à soulever un mois plus tard, était très faible et, de toute manière, son credo légaliste lui interdisait d’imaginer seulement une telle aventure. Sans doute pouvait-elle, au lendemain du coup d’Etat, s’interroger sur sa conduite, ses alliances, son programme – le livre de Schoelcher comporte quelques réflexions en ce sens. La question n’était pas vaine non plus en 1877. Ce chapitre rocambolesque la masque au lieu de la poser, comme il ne dément la légende du portefeuille ministériel demandé qu’au prix de la légende du portefeuille refusé.

Plus réjouissantes sont les trois balles venues perforer le manteau de Hugo, sans faire la moindre trace ailleurs dans ses écrits ni ses propos, ni dans aucun de ceux des contemporains. Leur ajout aux épreuves, en 1877, vaut d’ailleurs au représentant Bourzat la gratification comique de balles supplémentaires – comment se donner des balles sans léser personne ? Hugo dût là bien s’amuser. Manuscrit de1852 :

Doutre reçut sur la tête un coup de sabre qui fendit son chapeau ; Bourzat eut deux balles dans son paletot ; Baudin fut tué. Gaston Dussoubs était malade et ne put venir ; son frère, Denis Dussoubs, le remplaça et fut tué.

Baudin tomba sur la première barricade, Denis Dussoubs sur la dernière.

Après la bataille perdue, il n’y eut pas de sauve-qui-peut.

Publication :

Doutre reçut sur la tête un coup de sabre qui fendit son chapeau ; Bourzat eut quatre balles dans son paletot ; Baudin fut tué. Gaston Dussoubs était malade et ne put venir ; son frère, Denis Dussoubs, le remplaça. Où? Dans le sépulcre.

Baudin tomba sur la première barricade, Denis Dussoubs sur la dernière.

Je fus moins favorisé que Bourzat ; je n’eus dans mon paletot que trois balles, et il m’est impossible de dire d’où elles me vinrent. Probablement du boulevard[42].

  Du boulevard ? Hugo y alla-t-il seulement ? Il s’y transporte en deux additions de 1877 qui n’admettent pas les mêmes circonstances. La première interrompt le récit proprement dit du massacre, explicitement bâti jusque-là sur pièces et témoignages[43] :

Je voulus savoir à quoi m’en tenir. De certains forfaits, pour être affirmés, doivent être constatés. J’allai au lieu du meurtre.

Dans une telle angoisse, à force de sentir, on ne pense plus. Ou, si l’on pense, c’est éperdument. On ne souhaite plus qu’une fin quelconque. La mort des autres vous fait tant d’horreur que votre propre mort vous fait envie. Si du moins, en mourant, on pouvait servir à quelque chose! On se souvient des morts qui ont déterminé des indignations et des soulèvements. On n’a plus que cette ambition : être un cadavre utile.

Je marchais, affreusement pensif.

Je me dirigeais vers le boulevard ; j’y voyais une fournaise, j’y entendais un tonnerre.

Je vis venir à moi Jules Simon, qui dans ces jours funestes, risquait vaillamment une vie précieuse. Il m’arrêta. – Où allez-vous? me dit-il. Vous allez vous faire tuer. Qu’est-ce que vous voulez?

– Cela, lui dis-je.

Nous nous serrâmes la main.

Je continuai d’avancer.

J’arrivai sur le boulevard ; il était indescriptible. J’ai vu ce crime, cette tuerie, cette tragédie. J’ai vu cette pluie de la mort aveugle, j’ai vu tomber autour de moi en foule les massacrés éperdus. C’est pour cela que je signe ce livre un témoin.

La destinée a ses intentions. Elle veille mystérieusement sur l’historien futur. Elle le laisse se mêler aux exterminations et aux carnages ; mais elle ne permet pas qu’il y meure, voulant qu’il les raconte.

Or le récit, au chapitre suivant, de la réunion du comité, rue de Richelieu, qui d’abord entend le bruit de détonations, puis apprenant de Versigny ce qui se passe sur le boulevard et que la troupe approche, décide de se transporter plus loin, rue du Mont-Thabor – plus au sud et à l’ouest –, s’y rend en passant par la rue Saint-Honoré, voit les passants terrorisés refluer du boulevard, s’installe chez Dupont-White, entend le rapport du représentant des associations ouvrières, discute de la conduite à adopter et de la réponse à donner aux associations ouvrières, ce récit exclut absolument que Hugo, constamment aux côtés de ses amis du Comité, ait pu assister à la fusillade. Il aurait fallu qu’elle dure au moins une grande heure et non la vingtaine de minutes attestée – ou que Hugo eût eu le don d’ubiquité. Il suffit d’ailleurs de lire sa description des rues, de la foule et des bruits entendus sur tout le trajet de la rue de Richelieu à la rue du Mont-Thabor pour imaginer ce qu’il aurait écrit s’il avait assisté, même très brièvement, au massacre lui-même. C’eût été bien loin des formules générales et abstraites employées : « fournaise », « tonnerre », « pluie de la mort aveugle » et  « tomber autour de moi en foule les massacrés éperdus ». Dans Histoire d’un crime, la fusillade des boulevards est une chose vue, mais pas par Hugo. Il n’est pas loin de l’avouer : l’angoisse, l’envie de la mort et la méditation ne viennent pas sous les balles.

La seconde[44] addition achève de démentir la première en poursuivant le récit de la fin de la réunion du comité – nouveaux témoignages reçus sur l’événement du boulevard, discussions sur la sécurité du lieu – jusqu’à sa séparation :

Nous nous séparâmes. On s’en alla isolément et chacun de son côté. On ne savait plus où l’on se reverrait ni si l’on se reverrait. Qu’allait-il arriver et qu’allait-on devenir? on ne savait. On respirait de l’épouvante.

Je montai vers les boulevards, voulant voir ce qui se passait.

Ce qui se passait, je viens de le dire.

Bancel et Versigny m’avaient rejoint.

Comme je quittais le boulevard, mêlé à un tourbillon de foule terrifiée, ne sachant où j’allais, redescendant vers le centre de Paris […].

Hugo n’a donc pas quitté les autres membres du comité depuis le début de sa délibération, chez Grévy, rue Richelieu et s’il est allé au boulevard, c’est après la fin de la fusillade. Pourquoi en ce cas n’en décrit-il l’épouvantable spectacle qu’à travers le récit qu’en font d’autres témoins ? N’a-t-il donc pas vu, comme les autres, les tas de cadavres, les ruisseaux de sang, et compté les mort ? Tenons-le pour acquis, Hugo n’a rien vu du massacre, ni son exécution ni son « résultat ». Raison pour laquelle, en 1852, il s’abstient, en témoin insuffisant mais consciencieux.

 

 

MYSTÈRES

 

Au-delà subsistent quelques mystères. Le plus fréquent, mais le moins intéressant, tient au changement d’attributaire des actions héroïques et des propos mémorables. On se l’explique lorsque l’initiative de la « huée de la rue de l’Echelle » passe de Joanny à Georges Biscarrat ou lorsque, caserne d’Orsay, un mot spirituel passe de Sainte-Beuve à M. Camus de la Guibourgère (qu’est-ce donc qu’une guibourgère ?) ; on ne pénètre pas les raisons de faire presque disparaître Pascal Duprat[45]  et l’on s’étonne que Hugo oublie le nom de son domestique : d’abord Etienne puis Isidore. L’une de ces substitutions épaissit l’obscurité, beaucoup plus regrettable, des événements de la soirée du 4 décembre[46].

A la fin de la réunion de la rue du Mont-Thabor, il est convenu que le délégué des associations ouvrières, King, enverra auprès de Hugo, dans l’heure qui vient, quelqu’un qui le conduira auprès de l’un ou l’autre des groupes de combattants une fois fixés  les points de ralliements. Dans la version initiale du récit cet émissaire rejoint Hugo presque immédiatement ; c’est « le formier », qui le conduit au quartier des Halles. Un ajout de 1852 complique légèrement les circonstances : au lieu de l’emmener tout de suite, « le formier » donne à Hugo un rendez-vous : arcade Colbert à neuf heures. Après un épisode qui n’a pas été rédigé mais auquel devaient participer Mathieu de la Drôme et Carnot, le récit reprend ainsi: « En revenant, quand nous passâmes devant de cadran de la Bourse, l'aiguille était près d'atteindre neuf heures. C'était l'heure de mon rendez-vous avec le formier. Mathieu (de la Drôme) nous quitta au coin de la rue Neuve St Eustache et je quittai Carnot place Louvois; puis, revenant en arrière de quelques pas, j'entrai sous l'arcade Colbert. » Le formier y est ; ils vont aux Halles. Toute une série de corrections et d’ajouts aboutit, dans le texte publié, à un récit beaucoup plus long d’événements différents : Hugo monte vers le boulevard et y reste pendant une durée indéterminée ; il y est rejoint par Bancel et Versigny ; comme il s’en éloigne en redescendant vers le centre, un voix, celle d’É. P. l’invite : « Il y a là une chose qu’il faut que vous voyiez. » ; ils sont conduits à la maison de l’aïeule et de l’enfant tué, rue Tiquetonne ;  Bancel et Versigny le quittent lorsqu’ils en sortent. Hugo revient à son gîte, rue Richelieu, rencontre à sa porte « le formier » qui lui donne rendez-vous à neuf heures, arcade Colbert. Il monte chez lui, mange un peu, s’endort, a un rêve sinistre, et, à son réveil, a tout juste le temps d’être ponctuel à son rendez-vous. Le formier y est ; ils vont aux Halles.

Un épisode manque donc au récit de 1852 et deux, si l’on tient pour ornements le dîner et le rêve rue Richelieu, s’ajoutent en 1877-1878 : le passage au boulevard, la visite rue Tiquetonne. Les compagnons de Hugo ne sont pas non plus les mêmes : ici Mathieu de la Drôme et Carnot, là Bancel et Versigny puis É. P. que l’IN identifie comme étant Edouard Plouvier.

Il faudrait en rester là sans une note de régie inscrite au haut du f° 423 – celui de la rencontre du formier à l’arcade Colbert. Elle indique pour cette même soirée d’autres événements et d’autres compagnons :

Raconter les marches et contremarches avec Jules Favre, de Flotte, Madier Montjau, etc. – (la visite Liouville, r[rue] Thérèse)

La proposition de Hetzel offrant son magasin pour passer la nuit. La compagnie barrant la rue Richelieu.

Quiconque, même de nos jours, a parcouru, ne serait-ce que pour rentrer chez lui, un quartier investi par les forces de l’ordre a pu faire l’expérience, toutes proportions gardées, d’une telle errance. Est-ce là l’épisode manquant au récit de 1852 entre la première et la seconde rencontre avec le formier ? On est conduit à le penser par un passage du manuscrit de 1852, non retenu pour la publication, au début du récit de la prise de la barricade de la rue Pagevin:

Vers sept heures du soir, quand j'y revins, il était impossible d'y pénétrer. Tout ce pâté de maisons avec son labyrinthe de rues était cerné. L'attaque commençait.

Car, depuis la rue du Mont-Thabor qu’il quitte en direction du centre les rues mentionnées s’étagent d’ouest en est dans l’ordre : rue Thérèse, rue Richelieu, rue Vivienne et arcade Colbert, rue Pagevin, rue Montmarte, rues Tiquetonne et Montorgueil. Si dans ses « marches et contremarches », Hugo voit la rue Richelieu barrée par une compagnie et ne parvient pas à atteindre la rue Pagevin bloquée par les troupes qui attaquent les barricades, il devait lui être à plus forte raison impossible d’arriver rue Tiquetonne, de l’autre côté de la rue du faubourg Montmartre au-delà de laquelle se concentrent les barricades (rues Montorgueil, rue Thévenot, rue du Petit-Carreau). Plus tard, il n’atteint les Halles que sous la conduite du « formier » qu’il quitte au coin de la rue Saint-Honoré et de l’Arbre-Sec, au sud de la pointe Saint-Eustache où bivouaquent les troupes, sensiblement plus bas et à l’ouest de la rue Tiquetonne. Et puis, en 1877, Bancel et Versigny sont morts (1871 et 1872) ; Edouard Plouvier, dramaturge particulièrement imaginatif paraît-il, est mort aussi, fin novembre 1876. Ils ne démentiront rien. Les compagnons du récit de 1852, eux, sont vivants : Favre, Madier Montjau, Liouville et Hetzel. Seulement, ce qu'ils ont fait ce soir-là n'avait aucun intérêt et ne pouvait rien dire d'autre que leur angoisse et leur impuissance. Hugo avait renoncé à l'écrire dès 1852. Mieux valait évoquer le massacre du boulevard et réécrire le « souvenir de la nuit du 4 ».

 

Souvenir que je crois faux et vrai, vrai comme réalité, faux comme souvenir. Du moins comme souvenir de Hugo. Le poème ne dit pas explicitement que c’en soit un ; cette ambiguïté est interdite à la prose qui, sauf fiction, doit rendre compte des circonstances de l’expérience qu’elle rapporte. Elle le fait aussi brièvement que possible – « Il y a là une chose qu’il faut que vous voyiez » – sans masquer tout à fait l’indécence de l’invitation et que Hugo, membre du comité d’insurrection et non correspondant de guerre, avait mieux à faire – rejoindre les combattants des barricades et les encourager – que du tourisme macabre.

Quelques lignes du manuscrit de  l’épisode, ajouté in extremis par Hugo en même temps qu’il corrige les épreuves, accroissent le doute. Elles sont écrites au verso du premier folio du récit et barrées du trait vertical habituellement tracé en travers des fragments ayant trouvé leur emploi :

Ne lui faites pas de mal, dit-elle.

Tout à coup elle éclata en pleurs terribles.

– Je veux qu’on me le rende, cria-t-elle.

C’est l’ébauche du moment central de la scène, où la douleur de la grand-mère s’égare en soupçon et en colère et que le récit en prose substitue, non sans génie, à la déploration politisée du poème. On peut, si l’on y tient absolument, se persuader que Hugo, se remémorant la scène, rectifie la défaillance de mémoire qui, en 1852, lui avait fait oublier ce qu’il avait entendu et mettre dans la bouche de la grand-mère des paroles qu’elle n’avait pas dites, et qu’il le consigne avant d’écrire pour ne pas l’oublier à nouveau. On préfère penser qu’il prend note, comme il arrive souvent, d’une idée décisive qui lui est venue en cours de rédaction pour la suite du texte. Il en est une autre, moins géniale, qui modifie le récit du poème : le baiser au front de l’enfant, dont « une femme qui était là », sainte Véronique populaire d’un autre messie,  essuie la trace sanglante sur les lèvres du poète avant qu’il sorte. Hugo aurait-il oublié aussi ce geste-là en 1852 pour s’en ressouvenir en 1878? l’aurait-il retranché du poème par modestie et bon goût ? Mieux vaut décidément se résoudre à ne pas trouver dans le souvenir de la nuit du 4 une chose vue mais entendue – d’Edouard Plouvier peut-être ou de tout autre, soit à Paris dès avant l’exil, soit à Bruxelles. Ou, je le crois plus volontiers, une chose imaginée mais réelle, un quasi-souvenir éveillé par une ligne de la liste officielle des « personnes n’appartenant pas à l’armée, tuées dans les journées des 3, 4, 5 et 6 décembre 1851 ou décédées par suite de leur blessures ». Entre « Beaufond, tailleur. Trouvé à la Morgue » et «Belval, ébéniste, rue de la Lune, n.10. Tué rue Tiquetonne » on y voit :

Boursier (enfant de 7 ans 1/2), fils d'un conducteur aux Messageries. Tué rue Tiquetonne.

Cette liste, publiée au nombre des « pièces justificatives » (à tous les sens) données en annexe du livre de P. Mayer[47] avait été dressée par le « chef du bureau de la salubrité à la Préfecture de police ». Le nom de ce fonctionnaire, fort loué par Mayer pour son exactitude, dut étonner Hugo : Adolphe Trébuchet, son cousin, qui avait partagé avec lui en 1822 l’appartement du 30 rue du Dragon. Hugo, souvent, révèle ses sources et les cache en même temps ; cette liste est reproduite, sans le nom de son auteur mais peu modifiée, dans Napoléon le Petit comme dans Histoire d’un crime. L’enfant y figure les deux fois sous son nom : « – Boursier, enfant de sept ans et demi, tué rue Tiquetonne », « Rue Tiquetonne, un enfant de sept ans, nommé Boursier, passe ; on le tue. » Le souvenir de la nuit du 4 est une fiction, mais réaliste ; mieux que sur la mémoire, sa véracité est gagée sur une archive.

 

 

CONCLUSION

 

Le Crime du Deux-Décembre était un livre simple à tous les sens : ayant une visée unique, chargé de peu d’artifices, un peu monocorde et presque dénué d’ambition littéraire. L’ajout en 1877 de nouveaux  objets  et de nouvelles fins – tout l’empire, son personnel aussi pittoresque qu’odieux et sa fin calamiteuse, une intervention politique immédiate et subtile, une portée historique plus large, la biographie de son auteur – enrichit la voix du témoin d’autres timbres : le mémorialiste voire le « diariste »,  l’historien, l’essayiste, le politicien, le romancier et plus encore le dramaturge y prennent la parole – J.-M Hovasse a très bien rendu compte de cette orchestration. Le travail d’achèvement et de réfection des Misérables, dont on trouve beaucoup d’échos dans ce livre alors qu’on s’attendrait à l’inverse, avait mis Hugo sur cette voie et Histoire d’un crime en hérite sa polyphonie narrative. Mais ce que la fiction autorise, voire demande, la représentation directe de la réalité événementielle le permet-elle ? La diversification n’y devient-elle pas hybridation ? A cette question le goût, qui se croit volontiers tous les droits, est tenté de répondre en préférant la franchise un peu terne du texte écrit par Hugo 1852 à l’éclat parfois suspect de celui qu’il publie en 1877-1878 – ou l’inverse.

Au lieu de la trancher, on peut expliquer cette divergence de l’appréciation esthétique et morale. Le Crime du Deux-Décembre n’eut, jusqu’aujourd'hui, qu’un seul lecteur : son auteur. Il l’abandonna sans le renier. Il l’avait jugé nécessaire, sans quoi il ne l’eût pas entrepris, tel que le lui inspirait sa propre fierté du bon combat,  tel aussi que le lui dictaient les proscrits autour de lui qui demandaient à parler par sa grande voix à leurs proches, à leurs frères, et à l’avenir. Et il n’avait pas tort. Même imparfaitement « fini », ce livre était de loin supérieur à tous ceux qui partageaient sa source et sa visée ; il était à la hauteur d’un crime d’Etat qui passait alors pour une aventure individuelle éphémère, à la hauteur aussi de la résistance que lui avaient opposée presque toute la classe politique, bientôt relayée, tous en étaient persuadés, par le refus de la France et de toute l’Europe. Brève illusion : de là Napoléon le Petit et Châtiments[48]. En 1877 à plus forte raison, Le Crime du Deux-Décembre n’était plus à la hauteur des vingt années de l’empire conclues en catastrophe nationale. Il n’était plus, non plus, à la hauteur de Victor Hugo, ni comme écrivain ni comme personnage historique : qu’il n’ait pas encouragé de sa présence les combattants des barricades, qu’il n’ait pas vu le massacre du boulevard, qu’il n’ait pas enseveli l’enfant de la rue Tiquetonne ; qu’il n’ait pas à témoigner d’autre chose que de palabres, de marches et de contremarches était irrecevable à ses lecteurs ; c’était déjà beaucoup de leur faire accepter son absence à la barricade Saint-Antoine où Baudin avait été tué. Les Châtiments s’étaient préoccupés de ne pas faire entrer Louis-Napoléon dans l’Histoire ; Histoire d’un crime y fait entrer Victor Hugo à bon droit : il y était déjà. Le livre fut-il à la hauteur du piètre Mac-Mahon ? Apparemment[49].

De là son étrange destin : celui d’une œuvre, la seule sans doute de Hugo, où il n’avait écrit en 1852, et en 1877 publié, que ce qui lui était demandé. L’énormité de son succès en 1877 a les mêmes causes que son abandon en 1852 ; ce sont aussi celles de sa mutation.

Puis de sa rapide désaffection et des préférences qu’on peut avoir pour sa première ou sa seconde rédaction maintenant que ses enjeux nous sont inaccessibles, et pire, indifférents.

Bien à tort d’ailleurs. Car le Second Empire fut le moment où, la France ayant apparemment renié sa grande Révolution, les peuples d’Europe ne firent pas non plus la leur et entrèrent dans la modernité (la grande industrie, les communications rapides, le reversement immédiat de la science dans la production des biens matériels, l’émergence des classes moyennes, la déchristianisation) à reculons : non comme républiques démocratiques sœurs mais comme nations hostiles entre elles. Lorsque la France renoua avec son histoire républicaine et démocratique, il était trop tard pour qu’elle retrouvât son ambition universaliste – européenne d’abord. Trois guerres plus tard, dont Hugo avait clairement annoncé les deux premières, notre Europe des nations méfiantes offre la caricature de l’Europe fusionnelle qu’avaient voulue et célébrée dans toutes langues les républicains de 48, les proscrits de 1852 et avec eux, mais d’une voix plus forte, Victor Hugo.

 

Guy ROSA

 

 

 

 



[1] Volume II de la section « Histoire » des Œuvres complètes, Imprimerie Nationale et Editions Ollendorf, 1907.

[2] Depuis leur mort, il succède aux quatre exécuteurs testamentaires désignés par Hugo : Auguste Vacquerie (1895), Jules Simon(1896), Paul Meurice (1905) et Ernest Lefèvre (1889).

[3] Œuvres complètes, vol. « Histoire », Laffont, « Bouquins », 1987, p. 1392-1394.

[4] Nafr 24759, 730 f° dont 611 pour le texte proprement dit, dont on trouvera ici le tableau des folios, cotes et dates et la transcription

[5] Voir le détail des cotes dans le tableau susdit.

[6] Conservé à la BNF sous le matricule 24761 (730 f°) et ici reproduit et transcrit.

[7] Ce dont elle n’est d’ailleurs pas très contente – voir l’édition en ligne de ses lettres à Hugo, dirigée par Florence Naugrette : Juliette Drouet – Lettres à Victor Hugo, édition en ligne du Cérédi de  l’Université de Rouen.

[8] Juliette s’en dit surprise dans sa lettre à Hugo du 15 septembre 1877 : « En attendant, je m’étonne que, pouvant faire copier madame Chenay et Lesclide, tu préfères donner ton manuscrit original à l’imprimerie en me supprimant du même coup la collation à laquelle j’ai droit. »  (ibid.)

[9] Bibliothèque de la Pléiade, 1975.

[10] Hugo s’emploie d’abord à tenter de rallier les sénateurs du centre au vote contre la dissolution de l’Assemblée et intervient deux fois, l’une en Bureau le 18 juin, l’autre en séance le 21, à la veille du vote. Le Sénat ayant, comme prévu mais d’assez peu, accepté la dissolution,  Hugo participe à toutes les circonstances de la campagne électorale décisive, par exemple en prenant la parole au dernier meeting électoral du « comité Grévy » qu’il préside, la veille du scrutin du 14 octobre. Mais la victoire des républicains, on le sait, ne dénoue pas la crise avant que le premier ministre de centre-gauche, Dufaure, ne soit désigné en décembre 1877 par Mac-Mahon. Juliette, le 18 octobre : « J’espérais que les élections finies à l’honneur de la République nous donneraient tout de suite une grande joie et un grand calme mais, d’après ce que je vois, la situation politique de s’est guère améliorée et il va falloir trimer à nouveau à la Chambre et au Sénat à vos risques et périls tous tant que vous êtes, la France comprise. » (Juliette Drouet – Lettres à Victor Hugo, édition en ligne du Cérédi de  l’Université de Rouen, dirigée par Florence Naugrette.) Et Juliette continue de s’inquiéter de la sûreté du lieu où Hugo a mis ses manuscrits à l’abri.

[11] La première date portée sur le manuscrit est le 1er janvier 1852. Elle est peut-être plus symbolique qu’exacte mais, de toute manière, arrivé le 12 décembre à Bruxelles, Hugo n’avait pas le temps d’écrire grand-chose en 1851.

[12] Texte de 1852 :447 700 signes ; texte publié : 685 700 signes. Si l’on préfère : 37% du texte publié provient de la seconde campagne d’écriture.

[13] Ce qui explique et excuse l’inexactitude de la note de Hugo, presque véridique pour le premier volume auquel elle est destinée.

[14] Il est explicitement mentionné en I, 12 et II, 4, les deux fois en ajout de 1877-1878. Hugo, à la Législative, avait été de la petite minorité (184/417) en faveur d’une telle amnistie, qui ne sera jamais votée. On comprend qu’il mette l’accent sur ce refus. Mais Schœlcher le met sur le désarmement, auquel Hugo avait participé : « En montant à pied le faubourg Saint-Antoine, nous avions vu les ouvriers rassemblés par groupes sur les portes de leurs maisons. Ils étaient mornes, mais tranquilles, et quand nous leur disions : “Ne faites-vous rien ? Est-ce l’empire que vous attendez ?”, tout en répondant, “Non, non, jamais !”, ils ajoutaient “que voulez-vous que nous fassions ? Nous n’avons pas d’armes ; on nous a désarmés après juin 1848 !” Ces derniers mots nous ont été répétés dix fois dans des groupes différents. Oh! ceux qui désarmèrent le peuple alors furent bien coupables ! Ce souvenir est resté cuisant dans son esprit, et il nous le rappelait avec un accent qui semblait dire : “C’est vous qui nous avez désarmés !” Comme si la Montagne n’avait pas publiquement protesté contre une mesure si opposée à l’esprit démocratique, si funeste pour la république, et dont il n’était que trop facile de prévoir les fatales conséquences ! Le désarmement du peuple en 1848 est bien certainement une des causes de son inaction en 1851. » Encore Schoelcher reste-t-il pudique : les militants reprochaient bien pire à la gauche parlementaire : de les avoir écrasés en Juin, puis dépeuplé leurs rangs par les déportations massives en Algérie.

[15] N’y manquait, sur 600, qu’une trentaine de voix, dont celle de Hugo.

[16] Ses voisins ouvriers le saluent avec sympathie mais Hugo, pas plus que les autres membres du comité de résistance, ne connaît aucun des « meneurs » du faubourg et, voulant s’enquérir de l’opinion populaire, il doit puiser dans sa mémoire le souvenir d’un combattant de Juin, « Auguste », à qui il avait alors sauvé la vie et qu’il n’avait plus revu.

[17] On sait qu’il fallut toute l’insistance de ses amis politique pour que Hugo consente à assister aux funérailles de Thiers le 8 septembre 1877 et à signer la déclaration d’hommage de la gauche sénatoriale.

[18] C’est le temps où Hugo ne peut pas marcher sur un trottoir parisien sans être l’objet d’une petite ovation spontanée. Juliette en prend note « […] il me semble que nous pourrions faire un petit change en allant dîner autre part que chez Maire cette fois-ci. A moins que tu ne penses qu’il n’y a aucun danger dans ce moment-ci à recevoir les ovations délirantes de la foule. » (Lettre du 5 octobre 1877, Juliette Drouet – Lettres à Victor Hugo, édition en ligne du Cérédi de  l’Université de Rouen, dirigée par Florence Naugrette.) Les inspecteurs des RG le signalent aussi (dossier « Menées radicales » à la Préfecture de police de Paris analysé dans une communication orale de J. Seebacher).

[19] I, 18, III, 7.

[20] I, 16.

[21] II, 6.

[22] II, 1.

[23] I, 2.

[24] III, 16.

[25] IV, 11. Elle l’accompagne aussi, ou l’escorte de loin, dans bien d’autres circonstances (la visite chez Auguste, la réunion du quai de Jemmapes, l’affrontement avec la troupe à la Bastille, etc.) que Hugo ne mentionne pas mais qui sont attestées par le journal de ces jours-là que Hugo demanda à Juliette d’écrire dès leur arrivée à Bruxelles.

[26] I, 18.

[27] II, 2.

[28] II, 11.

[29] III, 10.

[30] III, 8.

[31] II, 14.

[32] IV, 11.

[33] IV, 17.

[34] IV, 17. Lettre d’ailleurs d’authenticité douteuse et de rédaction changeante selon les versions d’Histoire d’un crime.

[35] IV, 9.

[36] IV, 2.

[37] IV, 3.

[38] Le beau geste du témoignage de Hugo en faveur d’une prostituée injustement arrêtée n’est connu que par un texte de Mme Hugo, demeuré inédit jusqu’à sa publication dans Choses vues par P. Meurice et A. Vacquerie sous le titre « Origine de Fantine ». Il en va de même de son intervention dans les réunions de proscrits en 1853, à laquelle l’agent double Hubert dut la vie.

[39] Curieusement, ce billet justifie le détour par Bocage, républicain militant : « Vous savez où il est. Que sous aucun prétexte il ne sorte », et précise l’heure à laquelle cette mise à prix a été décidée : « 6 heures », mais ni son auteur ni l’origine de l’information. On aurait attendu que les exécuteurs testamentaires le joignent au manuscrit d’Histoire d’un crime ou de son reliquat ; il n’y figure pas. Se trouve-t-il dans un autre manuscrit à la BNF ? Ce n’est pas exclu mais sa référence n’est pas donnée par l’IN et ne se trouve, à notre connaissance, nulle part ailleurs. Qu’il soit ou non parvenu à Hugo, peut-être se trouve-t-il dans une collection privée. Jean-Marc Hovasse ajoute que Dumas ne se serait pas prêté à ce jeu sans le raconter dix fois dans ses mémoires et autres.

[40] Les représentants Marc Dufraisse, Greppo, Richardet et Mathé, d’abord destinés à Cayenne sont exilés ; Miot y échappe aussi et est déporté en Algérie. Diverses interventions obtiennent les grâces de Démostènes Ollivier, de Pauline Roland, d’autres encore.

[41] III, 7.

[42] IV, 17.

[43] Elle s’atteste de la rencontre de Jules Simon et de Xavier Durrieu. Ils ne démentiraient pas Hugo : le second est mort en 1868 ; le premier, Jules Simon, est ami proche de Hugo, son collègue au Sénat et son futur exécuteur testamentaire. Il risque là une vie d’autant plus « précieuse » qu’il est le président du Conseil dont le renvoi date la crise du 16 Mai.

Pour le paragraphe qui suit et les mésaventures de Juliette, voir l’annotation de l’édition « savante ».

[44] IV, 1.

[45] On croit parfois deviner des raisons d’opportunité ou d’équilibre. Juliette note, non sans une petite amertume pour ce qui la concerne elle-même, l’expression du dépit d’Alexandre Rey : « […]  je crois que Rey est un peu jaloux de la grande, grande, grande place que tu fais à Schoelcher dans ton livre Histoire d’un crime. Il est vrai que si tu faisais une part égale d’honneur à tous ceux qui étaient à la peine, tes deux livres n’y suffiraient pas. Je le sais par moi-même et je m’y résigne modestement comme c’est mon devoir en ne gardant que le droit de t’aimer […] » (Lettre du 2 octobre 1877,  Juliette Drouet – Lettres à Victor Hugo, édition en ligne du Cérédi de  l’Université de Rouen, dirigée par Florence Naugrette.)

[46] II, 17 et IV, 1 et 2.

[47] Publié chez Ledoyen en 1852 et utilisé par  Hugo.

[48] Hugo en a conscience qui, n’ayant pas renoncé à finir le livre abandonné, écrit à Hetzel, le 21 novembre 1852, en plein succès de Napoléon le Petit : « Quant à l’Histoire du 2 décembre, je crois utile et bon de ne pas la précipiter. Il est, je pense, évident pour vous comme pour moi que le volume de vers à présent est ce qu’il faut ; il s’insère à merveille entre les deux livres en prose. Et puis, un peu plus d’événements écoulés ne gâtera rien à la physionomie historique de mon livre spécial sur le 2 décembre, le sacre, le mariage, la guerre peut-être, etc., etc. – tout cela entrera dans l’œuvre et la servira.

[49] Entre 1870 et 1885, Les Misérables cumulent un tirage légèrement supérieur à 437 000 volumes (le titre est publié en plusieurs volumes), Notre-Dame de Paris 152 000 et Histoire d’un crime 305 000 : 240 000 exemplaires chez le seul Calmann-Lévy pour les deux volumes en 1877 et 1878. Mais le livre n’est pratiquement plus réédité après 1880. Ces tirages énormes acquis en deux ou trois ans donnent au succès d’Histoire d’un crime le profil éditorial type du best-seller –cas unique dans l’œuvre entière de Hugo. (G. Rosa, « Quot libras in duce ?- L’édition des œuvres de Hugo 1870-1885 », Mesure(s) du livre, Actes du colloque  des 25-26 mai 1989, A. Vaillant dir., Bibliothèque nationale, [1989].)